RIRE et SÉRIEUX
Le rire et la plaisanterie sont considérés comme des coup bas fallacieux par l’argumentation sérieuse. Cependant, dans une situation d’oppression, le rire ironique est peut-être la dernière ressource de ceux qui n’ont pas d’autre moyen de faire valoir leur parole. |
Le rire et le sérieux sont l’expression de deux états psychiques antagonistes. Le rire, comme la joie, exprime, en principe, une émotion positive. Il s’oppose aux larmes, mais aussi au sérieux, du côté du calme, V. Émotion, Éthos.
Le rire est du côté de la rhétorique et le sérieux du côté de l’argumentation. Dans une situation argumentative dialogale, rire et sérieux correspondent à des stratégies de positionnement de la parole : si l’autre rit et plaisante, on répond par un discours sérieux et objectif ; à un discours austère et technique, on répond par un sourire et une plaisanterie que tout le monde peut comprendre.
1. Amuser le public, ridiculiser l’opposant
La liste que donne Hamblin des fallacies standard en ad contient deux formes qui font allusion au rire, les fallacies ad ludicrum et ad captandum vulgus (1970, p. 41).
— Ad ludicrum : le substantif latin ludicrum signifie “ jeu ; spectacle” ; Hamblin traduit par “dramatics”.
— Ad captandum vulgus (latin vulgus, “le public, la populace” ; de captare “chercher à saisir, tâcher de gagner par insinuation”). Hamblin traduit par “playing to the gallery” ou “playing to the crowd”, qui se disent d’un acteur dont le jeu démagogique fait appel aux goûts populaires ; il “joue le public” et non pas la pièce. La désignation de l’argument étend analogiquement cette façon de faire de l’acteur à l’orateur qui amuse la galerie.
Le locuteur tente de mettre les rieurs de son côté et son opposant rejette avec indignation l’histrionisme discursif. La critique touche toutes les formes de théâtralisation du discours, qui n’épargnent aucune forme d’adresse à un public, même scientifique, lorsque l’exposé est transformé en spectacle et cherche avant tout à accrocher le public.
Dans l’Euthydème, Platon met en scène des sophistes donnant de tels spectacles, V. Sophisme.
Dans le même esprit, la septième règle de Hedge interdit de faire rire aux dépens de l’adversaire,
Toute tentative pour […] affaiblir la force [du raisonnement d’un adversaire] par l’humour, la chicane ou en le tournant en ridicule [by wit, caviling, or ridicule] est une violation des règles de la controverse honorable. (1838, p. 162)
Hamblin (ibid.) mentionne l’argument ad ridiculum (lat. ridiculum, “ridicule”). Au sens strict, c’est un type de réfutation par l’absurde, qui réfute la proposition avancée en montrant qu’elle a des conséquences inacceptables, contre-intuitives, amorales… en bref, “ridicules” et le ridicule de la proposition se transfère à celui qui propose.
Le ridicule n’est pas forcément comique et le rire accompagnant la réfutation par le ridicule est sarcastique, et non pas joyeux comme celui que s’efforce de stimuler l’amuseur public.
2. Humour et destruction des arguments
Au-delà de la réfutation, le rire et l’humour permettent, de désorienter et de détruire un discours. L’ironie permet de réfuter un énoncé en le répétant dans une situation qui le rend de toute évidence insoutenable.
Certains moyens de pression discursifs ou para-discursifs comme la répétition, le slogan, le logo, ne s’expriment pas dans une forme propositionnelle “argument conclusion” ni dans un format communicationnel ouvert à l’échange, donc à la réfutation. L’humour, les jeux de mots comme ceux que permet la paronymie, permettent de réorienter voire de détruire ce genre de discours en feignant de rester dans leur cadre et de simplement développer leurs suggestions.
On retrouve de telles manœuvres lorsqu’il s’agit de réfuter une métaphore. La métaphore amenée à une analogie, la métaphore est accessible à la réfutation ; elle peut également être contrée ironiquement dans son propre cadre, V. Métaphore §4.1.
L’ouvrage de Lucie Olbrechts-Tyteca Le comique du discours (1974) est consacré à l’exploitation comique des mécanismes argumentatifs.