SUBJECTIVITÉ
Dans le langage ordinaire, subjectif est synonyme de « arbitraire, tendancieux”. On oppose à l’objectivité de la démonstration la subjectivité de l’argumentation. La subjectivité affective, est liée au fait que le locuteur y défend sa position, c’est-à-dire ses intérêts et ses valeurs et y exprime ses émotions (subjectivité affective). La subjectivité épistémique se manifeste de façon particulièrement claire dans la définition de ce que sont les « conséquences négatives”, ou dans les stratégies de détermination d’une cause qui est, de fait, celle sur laquelle on a prise.
Le discours naturel est structuré par la subjectivité des interlocuteurs. Le substantif subjectivité vient de l’adjectif subjectif, qui a une forte orientation négative ; est subjectif ce qui
ne correspond pas à une réalité, à un objet extérieur, mais à une disposition particulière du sujet qui perçoit. Synon. apparent, illusoire. […] Péj. Qui se fonde sur un parti-pris. (TLFi)
Dans cette acception, le mot subjectivité renvoie à une position arbitraire, prétendant se dérober au contrôle qu’exercent les autres et la réalité. En argumentation, on dit “tout cela reste très subjectif” pour rejeter un discours, en le ramenant à l’expression d’un “je”, d’une position strictement individuelle, dénuée de substance et de généralité.
Émile Benveniste a défini la subjectivité linguistique en soulignant que le je est inséparable du tu, et la relation intersubjective, l’échange je – tu fonde l’être humain comme être de langage et de dialogue :
C’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet. […] La subjectivité dont nous traitons ici est la capacité du locuteur à se poser comme « sujet ». Elle se définit […] comme l’unité psychique qui transcende la totalité des expériences vécues qu’elle assemble, et qui assure la permanence de la conscience. Or nous tenons que cette « subjectivité » […] n’est que l’émergence dans l’être d’une propriété fondamentale du langage. Est « ego » qui dit « ego ». Nous trouvons là le fondement de la « subjectivité » qui se définit par le statut linguistique de la « personne ».
La conscience de soi n’est possible que si elle s’éprouve par contraste. Je n’emploie je qu’en m’adressant à quelqu’un, qui sera dans mon allocution un tu. C’est cette condition de dialogue qui est constitutive de la personne, car elle implique en réciprocité que je deviens tu dans l’allocution de celui qui à son tour se désigne par je.
Benveniste, [1958]/1963, p. 259-250
Si « la condition de dialogue est constitutive de la personne », c’est la réduction de la subjectivité à une condition individuelle qui est fallacieuse, puisqu’elle suppose un je qui ne deviendrait jamais un tu.
Cette subjectivité se manifeste dans le fonctionnement corrélatif des pronoms je et tu, qui fixent les repères de la parole sur le moment son énonciation. Le discours s’oriente selon les coordonnées de la deixis, personne – lieu – temps : Est je celui qui dit “je – ici – maintenant”.
On rencontre des phénomènes relevant de la subjectivité à chaque pas de l’étude de l’argumentation naturelle (Polo 2020) ; leur étude générale croise celle de l’anthropologie de l’argumentation, V. Fallacieux 2
On peut distinguer deux formes de subjectivité dans l’argumentation, deux formes qui sont l’avers et le revers d’une même médaille : la subjectivité affective, et la subjectivité épistémique.
1. Subjectivité affective et relationnelle
La relation argumentative étant tripolaire, le locuteur doit d’abord gérer trois types de relations je – tu, selon qu’il s’adresse directement ou indirectement à un allié, à un opposant ou à un tiers. Il lui faut maintenir trois types de faces et de positions, trois modalités de politesse.
La relation avec l’opposant est la plus étudiée : attaque personnelle, jeu sur l’autorité de l’un et la modestie de l’autre, etc., mais les relations aux tiers et aux alliés sont tout aussi complexes.
Toute situation argumentative sérieuse met en jeu la subjectivité affective des participants.
— Les affects et les émotions corrélés aux points de vue ; V. Pathos ; Émotion ; Ornement.
— L’effort de valorisation de soi, la capacité à porter et défendre un point de vue, V. Éthos.
2. Subjectivité épistémique
Lorsqu’on parle de subjectivité, on pense d’abord aux affects, elle n’est pas moins présente dans les opérations cognitives, qui caractérisent l’argumentation : il y a subjectivité dès qu’il y a contextualisation du raisonnement.
Par exemple, l’effet de subjectivité est particulièrement évident dans une forme d’argumentation qu’on pourrait croire des plus “objectives”, l’argumentation faisant intervenir la cause. La détermination d’une cause repose en effet sur la construction de “chaînes causales” et d’une sélection d’un point de cette chaîne qui sera dit être la cause, V. Causalité (2).
L’argumentation pragmatique fait intervenir une évaluation des conséquences en fonction des intérêts des personnes. Dans les affaires humaines, une argumentation est dite par l’absurde si, d’une façon générale, ses conséquences contrarient des intérêts humains partagés.
Une fallacie est une erreur, intentionnelle ou non. Or, si la vérité est universelle, l’erreur est toujours l’erreur de quelqu’un ou de quelques-uns, donc une manifestation de subjectivité. Si l’erreur est subjective, on conclut, par affirmation du conséquent, que toute manifestation de la subjectivité est trace d’erreur, et on engage le combat contre la subjectivité.
Commentant Whately sur les arguments ad hominem, ad verecundiam, ad populum, et ad ignorantiam, auxquels il ajoute ad baculum et ad misericordiam, considérés comme fallacieux, Walton note qu’ils s’opposent aux arguments ad rem et ad judicium, arguments visant la chose elle-même, et considérés comme valides, V. Ad judicium ; Fond. Ces arguments sont jugés fallacieux parce qu’ils contiennent
un élément “personnel”, c’est-à-dire qu’ils sont dépendants de leur source [source-based], ils sont relatifs à (aimed at) une source ou une personne (un participant à l’argumentation) et non pas à la chose même. Ils ont un caractère subjectif, qui s’oppose à la preuve objective [objective evidence] traditionnellement invoquée en argumentation (Walton 1992, p. 6).
La connaissance absolue n’admettant de prémisses qu’apodictiquement vraies, tout raisonnement local est rejeté, ce qui amène à se priver des ressources du raisonnement par défaut, et à considérer toute théorie effective comme fausse, V. Vrai.
Personnes et groupes raisonnent non seulement sur des stocks de connaissances forcément limités, mais leurs conclusions sont orientées par leurs intérêts et leurs affects. Les argumentations qui développent ces systèmes locaux sont polluées par ces péchés originels.
Le localisme du raisonnement est manifeste dans toutes les argumentations concluant à partir des croyances admises par l’interlocuteur. Il en va de même pour les argumentations fondées sur le défaut de savoir qu’il soit lié à une personne particulière ou à une lacune de l’information ; ou sur les capacités limitées de l’humanité (ad vertiginem), V. Silence ; Ignorance ; Vertige.
Les fallacies désignées comme des appels à la superstition (ad superstitionem), à l’imagination (ad imaginationem), à la bêtise ou à la paresse intellectuelle (ad socordiam); ou encore, appels à la foi (ad fidem), sont ainsi deux fois invalidées : non seulement par les limitations épistémiques inhérentes à toute argumentation, mais aussi parce que leurs arguments sont viciés dans leurs contenus mêmes, V. Type d’argument(ation.
La condamnation du raisonnement local conduirait à rejeter le raisonnement par défaut, et à considérer toute théorie effective comme fausse, V. Vrai.
3. Position subjective et preuve scientifique
Dans un passage célèbre, Gaston Bachelard oppose radicalement la science à l’opinion et aux besoins.
La science, dans son besoin d’achèvement comme dans son principe, s’oppose absolument à l’opinion. S’il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l’opinion, c’est pour d’autres raisons que celles qui fondent l’opinion ; de sorte que l’opinion a, en droit, toujours tort’.
L’opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s’interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. Il ne suffirait pas, par exemple, de la rectifier sur des points particuliers, en maintenant, comme une sorte de morale provisoire, une connaissance vulgaire provisoire. L’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. (1938, p. 14)
En parlant d’utilité et de besoin, Bachelard retrouve des éléments fondamentaux de la subjectivité ; les besoins sont la manifestation organique et psychique de l’existence subjective, avec le développement concomitant des valeurs et des émotions. Les choses étant ce qu’elles sont, la recherche de la satisfaction de ces besoins n’est pas dissociable de la condition humaine. Il n’y a pas de question à ce sujet ; la recherche scientifique est elle-même, un prodigieux outil au service des intérêts de l’humanité ou de groupes particuliers. Le refus de cette subjectivité constitutive conduit au vertige dont parle Leibniz.
4. Jusqu’où peut-on aller avec le langage ordinaire ?
Nous considérons ici la question de la subjectivité dans l’exercice du langage ordinaire. Dans son aboutissement, le langage scientifique exclut le langage ordinaire, ou n’en fait qu’un usage résiduel, dans les interstices du raisonnement parlé. Dans son développement, comme le dit Quine, il s’appuie sur le langage ordinaire, « jusqu’au moment où il y a un gain décisif à l’abandonner » (1972, p. 20-21), V. Démonstration.