Arg. “TOI AUSSI !”
L’argument « toi aussi !” est nommé d’après la réplique qui typiquement le réalise : L1 fait quelque chose, L2 le lui reproche, et L1 lui rétorque “Toi aussi (tu le fais, tu fais la même chose !)”. L2 se justifie par l’exemple donné précisément par L2, et lui retourne le reproche. |
Action quelconque
Lorsque L2 demande à L1 d’expliquer ou de justifier son action α, ou plus largement, pourquoi il agit de telle manière, L1 peut répondre :
— qu’il a toujours fait comme ça, et qu’ainsi il obtient de bons résultats,
— ou que d’autres font la même chose, mon voisin fait (aussi) comme ça, et on s’en trouve bien tous les deux.
D’une façon générale, la réplique “je fais α parce que X le fait” est une stratégie banale de légitimation par l’imitation lorsque α est une action quelconque, non évaluée :
X fait une action quelconque α.
Le fait que X fasse α crée un précédent susceptible de légitimer les actions de ce type.
X peut en outre être considéré comme un modèle, ce qui donne à α une seconde forme de légitimité, V. Précédent, Modèle. Si L2 demande à L1 de justifier son action, L1 répond : X le fait, et moi, je suis son exemple. Il légitime, explique, rend compte de son action en attribuant la même action à l’acteur de référence X.
Action prohibée
Dans le scénario de l’argumentation “Toi aussi !”, L2 reproche à L1 une action non plus quelconque, mais prohibée :
L1 fait telle action défendue, α(-).
L2 le lui reproche.
Face à ce reproche, L1 a différentes stratégies à sa disposition.
1) Il peut d’abord ne pas souscrire à l’évaluation négative implicite ou explicite de L2, en considérant qu’il n’y a rien à justifier :
Et pourquoi je ne le ferais pas ? Je fais ce qui me plaît
2) S’il rentre dans le jeu de la justification, il peut répondre à L2 que d’autres en font bien autant :
Landru assassinait bien ses maîtresses, pourquoi pas moi ?
La force d’une telle légitimation dépend de la gravité de la transgression et du nombre de transgresseurs. Si on ne respecte pas les feux en pleine campagne, quand la circulation est nulle et la visibilité parfaite, on se justifie en disant “c’est interdit, mais tout le monde le fait”, “le type devant est passé, j’ai suivi”. L’expression anglaise “two wrongs make a right” (voir infra) pourrait ainsi être amplifiée “many wrongs make a right” : la fréquence et la régularité des transgressions crée une légitimité par application de l’argument du nombre, ou de l’usage contre la loi, V. Consensus.
Dans le cas où L2 lui-même fait α, deux possibilités pour L1.
— Il peut simplement légitimer son action par le (mauvais) exemple donné par L2 : on a bien raison de faire comme ça !
— Il peut également répliquer par une contre-accusation “Toi aussi !” qui cherche à met L2 face à la contradiction entre ce qu’il prêche et ce qu’il fait, V. Ad hominem :
— Mais toi aussi tu le fais ! Tu fais bien la même chose !
L1 reconnaît qu’il n’a pas le droit d’agir ainsi, mais il met L2 hors d’état de lui en faire le reproche. En termes de stase, la réplique porte sur la légitimité du juge :,
L1 : — Ça te va bien de me reprocher ça ! Je t’en prie, pas toi ! Je n’ai pas de leçons de morale à recevoir de toi.
Pour L1, L2 n’est pas un locuteur véridique.
“Two wrongs (don’t) make a right”
En anglais, la maxime “two wrongs don’t make a right”, est citée en relation avec l’argument “you too !”, “Toi aussi”. Elle s’applique au vrai /faux comme au moralement juste / injuste : Deux erreurs ne font pas une vérité, deux transgressions ne créent pas un droit, on ne répare pas un mal par un mal.
Dans le domaine moral
Dans le domaine moral, la maxime peut être prise en deux sens différents.
— Un délit, un mauvais comportement ne devient pas légitime parce qu’il est répandu.
— On ne doit pas rendre le mal pour le mal, comme pousse à le faire l’argument de réciprocité.
On ne peut justifier un mauvais traitement fait à quelqu’un en arguant, par une sorte de loi du talion par anticipation, qu’à notre place, c’est ce que lui nous aurait fait [1].
— On ne combat pas le mal par le mal, on ne corrige pas une injustice par une autre injustice. On ne peut combattre le mal que par des moyens légaux et moraux, même si on est tenté d’ajouter : dans la mesure du possible. En d’autres termes, un but, même louable, ne peut être poursuivi par des moyens répréhensibles. Par exemple, on ne peut en finir avec la torture en torturant le dernier tortionnaire, ce serait un cas d’auto-réfutation pragmatique.
Quand deux erreurs font une vérité
La maxime “two wrongs (don’t) make a right” semble défier la règle “moins par moins égale plus”. Mais, non plus dans la vie morale, mais dans la vie pratique, il arrive parfois que deux erreurs ou deux malentendus se corrigent. C’est semble-t-il ainsi que Kepler a découvert sa seconde loi, ou “loi des aires” : « le rayon-vecteur reliant une planète au Soleil balaie des aires égales en des temps égaux. »
Il convient de souligner l’étrange situation épistémologique de cette découverte. De la combinaison de deux lois fausses (force inversement proportionnelle à la distance, force proportionnelle à la vitesse) Képler déduit un résultat exact.
Russo, La genèse des lois de Képler, 1973)[2]
[1] Le nom de l’argument en latin “tu quoque !”, reprend le célèbre mot de César à Brutus qu’il découvre parmi ses assassins.
[2] D’après [fallacyfiles.org/twowrong. html], ( 20-09-2013] [3] L’Astronomie – Société Astronomique de France. Vol. 87, p.13. http://articles.adsabs.harvard.edu/cgi-bin/nph-iarticle_query?1973LAstr..87….1R&defaultprint=YES&filetype=.pdf