PREUVES PATHÉMIQUES ET FALLACIES AD PASSIONES
––––––––––––––
1. TRIOMPHE DU PATHOS ET MANIPULATION ÉMOTIONNELLE
1.1 Force relative des arguments « logo-iques”, pathémiques et éthotiques
Aristote: Primauté de l’éthos; ses dangers
Les preuves “logo-iques”, tirées du logos sont, comme leur nom l’indique, des preuves à la fois cognitives et langagière. Les prétendues “preuves” pathémiques (par le pathos) ou éthotiques (tirées de l’éthos) sont plutôt des moyens de pression sur le public. En pratique, pour les auteurs classiques, les secondes, (preuves dites « subjectives ») l’emportent en efficacité sur les premières (preuves dites « objectives »).
Aristote affirme le primat du caractère (ethos):
Le caractère constitue, pourrait-on presque dire, un moyen de persuasion tout à fait décisif (Rhét. 1356a10; trad. Chiron, p. 126)
Et il met en garde contre le recours, trop efficace, au pathos:
Car il ne faut pas dévoyer le juré en l’amenant à éprouver de la colère, de l’envie, ou de la pitié. Cela revient à tordre la règle dont on va se servir.
Rhét. 1354a 20-25; trad. Chiron, p. 116
Le juge est «la règle». Le rejet du pathos manipulatoire est fondé non pas sur des considérations morales, mais sur un impératif cognitif: fausser la règle, c’est faire tort non seulement aux autres,mais d’abord à soi-même. L’erreur précède la tromperie, elle est le vrai danger.
1.2 Triomphe du pathos et manipulation émotionnelle
Alors qu’Aristote , Cicéron et Quintilien rapprochent éthos et pathos, pour conclure à la suprématie pratique du pathos. Une affirmation éclatante de cette supériorité se trouve chez Cicéron, dans la bouche de l’orateur Antoine:
[Antoine:] J’étais pressé d’en venir à un objet plus essentiel: Rien n’est en effet plus important pour l’orateur, Catulus, que de gagner la faveur de celui qui écoute, surtout d’exciter en lui de telles émotions qu’au lieu de suivre le jugement et la raison, il cède à l’entraînement de la passion et au trouble de son âme.
Les hommes dans leurs décisions, obéissent à la haine ou à l’amour, au désir ou à la colère, à l’espérance ou à la crainte, à l’erreur, bref, à l’ébranlement de leurs nerfs, bien plus souvent qu’à la vérité, à la jurisprudence, aux règles du droit, aux formes établies, au texte des lois
Cicéron, De Or., II, 178; trad. Courbaud, p. 78
4 Sur ce mot, voir Chapitre 3.
De même, Quintilien:
de fait, les arguments naissent, la plupart du temps, de la cause et la meilleure cause en fournit toujours un plus grand nombre, de sorte que si l’on gagne grâce à eux, on doit savoir que l’avocat a seulement fait ce qu’il devait. Mais faire violence à l’esprit des juges et le détourner précisément de la contemplation de la vérité, tel est le propre rôle de l’orateur. Cela le client ne l’enseigne pas, cela n’est pas contenu dans les dossiers du procès. […] le juge, pris par le sentiment, cesse totalement de chercher la vérité»
Quintilien, Inst. Or., VI, 2, 4-6; trad. Cousin, p. 23-24.
On se scandalisera du caractère cynique, immoral et manipulatoire ainsi ouvertement
reconnu à l’entreprise rhétorique; mais l’affaire n’est pas forcément si tragique. On peut tout d’abord lire aussi ces proclamations comme des slogans auto-publicitaires destinés à
magnifier les pouvoirs du rhéteur, et éventuellement à faire monter les enchères auprès
d’élèves désirant acquérir à tout prix d’aussi merveilleux pouvoirs. D’autre part, comme le fait remarquer Romilly à propos de Gorgias, on transfère volontiers à la parole rhétorique
pathémique les vertus prêtées à la parole magique:
Qu’est-ce à dire, sinon que, par des moyens qui semblent irrationnels, les mots lient l’auditeur, et l’affectent malgré lui? (Romilly 1988, p. 102).
La parole non seulement permet le mensonge et la tromperie, mais serait capable d’altérer la perception même des choses. Quoi qu’il en soit, il convient de garder un certain sens de
l’humour (Romilly 1988, p. 119) :
Plutarque cite le mot d’un adversaire de Périclès à qui l’on demandait qui, de lui
ou de Périclès, était le plus fort à la lutte; sa réponse fut: Quand je l’ai terrassé à la lutte, il soutient qu’il n’est pas tombé, et il l’emporte en persuadant tous les assistants (Périclès, 8)
On notera que Périclès vaincu adresse son discours persuasif au public, et non pas à son vainqueur, qui le maintient solidement au sol. La situation argumentative est bien tripolaire.
Cette discussion est évidemment fascinante, mais elle ne doit pas faire négliger le fait que la rhétorique ancienne comporte, outre cette philosophie incertaine de la mécanique humaine, une orientation vers l’observation du fonctionnement discursif des émotions.
La question de l’impact de l’émotion sur le jugement n’est autre que celle des relations entre preuves objectales et pressions du pathos et de l’éthos. Alors que les arguments logiques agissent sur la représentation, le pathos emporte la volonté (à la limite contre les
représentations, voir plus loin), c’est ce qui en fait au fond quelque chose de sacré, un peu
surhumain, un peu démoniaque.
On voit que cette architecture des “preuves” et de leur action est totalement dépendante d’une théorie classique du fonctionnement de l’esprit humain, qui oppose raison et émotion, entendement et volonté, contemplation et action (et, en conséquence, persuader et convaincre). (voir Chapitre 4 et Transition).
1.3 Choc émotionnel appelé à suppléer la faiblesse de l’argumentation
Phryné devant l’aréopage.
Tableau de Jean-Léon Gérôme exposé au Salon de 1861. Hambourg, Kunsthalle. la peinture est conservée à la Kunsthalle de Hambourg en Allemagne. (Wikipedia)
***
Oscar Pistorius removes prosthetic legs to walk at sentence hearing
Lawyer says he wants to show athlete is vulnerable and not a ‘strong ambitious man winning gole medals”
Oskar Pistorius, the South African Paralympic and Olympic athlete, removed the prostheses he uses for walking and running in court on Wednesday in an effort to avoid a heavy jail sentence for killing his girlfriend with four shots from a 9mm fired through a closed door [The Guardian]
––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
2. FALLACIES AD PASSIONES
L’étiquette ad passiones n’appartient pas à la théorie rhétorique de l’argumentation, qui considère les émotions comme un moyen de preuve ou de pression particulièrement efficace pour produire la persuasion. Cette étiquette relève de la théorie standard des fallacies, qui considère les affects comme les polluants majeurs du discours rationnel.
Pour être valide, le discours argumentatif doit se purger des passions, qui composent une famille de fallacies, les sophismes ad passiones (ang. affective fallacies). Ces sophismes doivent être identifiés et éliminés. Tout recours au pathos, composante essentielle de l’argumentation rhétorique, est, en conséquence, banni: la preuve rhétorique devient fallacie argumentative.
La théorie des fallacies est la réponse du berger logique à la bergère rhétorique, qui affirmait la priorité des émotions dans les discours socio-politique et judicaire. C’est un point d’articulation et d’opposition essentiel de l’argumentation rhétorique à l’argumentation logico-épistémique.
1. Arguments ad passiones
Il y a argumentum ad passiones, appel aux émotions, aussi bien à des émotions négatives comme la peur, la haine qu’à des émotions positives comme l’enthousiasme, toutes les fois que l’analyste considère que “l’émotion se substitue au raisonnement”. Cette classe de sophismes passionnels est une création moderne, elle ne figure pas dans la liste aristotélicienne, V. Fallacieux 3. La Logick de Watts (1725) la mentionne:
Pour conclure, j’ajoute que lorsqu’un argument est tiré d’un thème [topic] susceptible de rallier à l’orateur les inclinations et les passions des auditeurs plutôt que de convaincre leur jugement, c’est un argumentum ad passiones, un appel aux passions [address to the passions] ; et, si cela se passe en public, c’est un appel au peuple [an appeal to the people] » (Watts, Logick, 1725 ; cité in Hamblin 1970, p. 164).
Il s’ensuit que, dans une situation argumentative, l’émotion, qui est une fallacie, sera toujours l’émotion de l’autre : “Moi, je raisonne ; vous, vous vous énervez”. C’est une stratégie extrêmement fréquente, particulièrement dans la polémique sur des thèmes scientifiques et politiques (Doury 2000) ; l’accusation d’émotion sert à un participant à réfuter-récuser son adversaire. C’est un cas exemplaire d’argument ad fallaciam, V. Fallacieux (2) ; Évaluation.
La forme d’étiquette “argument ad + nom latin d’une émotion” est largement utilisée à l’époque moderne pour désigner des “fallacies d’émotion”, et on retrouve encore des traces de cet usage. On le constate sur la liste d’arguments fallacieux en ad proposée par Hamblin, où la majorité des termes font clairement référence aux affects. Nous avons laissé le terme anglais traduisant le latin :
L’argumentum ad hominem, l’arg. ad verecundiam, l’arg. ad misericordiam, et les argumenta ad ignorantiam, populum, baculum, passiones, superstitionem, imaginationem, invidiam (envie [envy]), crumenam (porte-monnaie [purse]), quietem (tranquillité, conservatisme [repose, conservatism]), metum (peur [fear]), fidem (foi [ faith]), socordiam (stupidité [weak-mindedess]), superbiam (fierté [pride]), odium (haine [hatred]), amicitiam (amitié [friendship]), ludicrum (théâtralisme [dramatics]), captandum vulgus (jouer pour la galerie [playing to the gallery]), fulmen (tonnerre [thunderbolt]), vertiginem (vertige [dizziness]) and a carcere (prison [from prison]). On a envie d’ajouter ad nauseam — mais cela aussi a déjà été dit. (Hamblin, 1970, p. 41).
Cette liste ne contient pas uniquement des arguments émotionnels : par exemple, l’appel à l’ignorance (ad ignorantiam) est un argument de nature épistémique, non pas émotionnelle ; d’autres désignent des formes diverses d’appel à la subjectivité. Mais la plupart des formes mentionnées qui font intervenir des intérêts ou mettent en jeu la personne ont un contenu émotionnel évident, même si les manœuvres argumentatives désignées par ces différentes étiquettes sont parfois peu claires et les définitions proposées rares et elliptiques ; en outre, le sens de l’expression en contexte semble parfois très éloigné du sens de l’expression latine.
On parle de “argument ad + (nom d’émotion)”, mais pour inspirer la confiance ou émouvoir, la meilleure stratégie n’est pas forcément de se borner à dire qu’on est une personne de confiance ou qu’on est ému, il est bien préférable de structurer émotionnellement son dire et d’agir simultanément sur d’autres registres sémiotiques non verbaux. La notion d’argument évoque sinon une forme propositionnelle, du moins un segment de discours bien délimité ; étant donné que l’émotion a tendance à diffuser sur tout le discours, il sera souvent plus clair de parler d’appel à telle ou telle émotion, plutôt que “d’argument + (nom d’émotion)”, par exemple d’appel à la pitié plutôt que d’argument de la pitié
Globalement, on trouve dans la littérature une douzaine de fallacies faisant appel aux émotions, principalement des fallacies en ad :
— La peur, désignée soit directement, ad metum, soit métonymiquement par l’instrument de la menace, ad baculum, a carcere, ad fulmen, ad crumenam
— La crainte, la crainte respectueuse, ad reverentiam
— L’affection, l’amour, l’amitié, ad amicitiam
— La joie, la gaîté, le rire, ad captandum vulgus, ad ludicrum, ad ridiculum
— La fierté, la vanité, l’orgueil, ad superbiam
— Le calme, la paresse, la tranquillité, ad quietem
— L’envie, ad invidiam)
— Le “sentiment populaire”, ad populum
— L’indignation, la colère, la haine, ad odium ; ad personam
— La modestie, ad verecundiam
— La pitié, ad misericordiam.
Comme l’autorise l’étiquette générique ad passiones, la liste de fallacies d’émotion doit être élargie à toutes les émotions, confiance (/crainte), mépris, honte, chagrin, l’enthousiasme…
On remarquera que cette liste mêle aux émotions de base des vices (orgueil, envie, haine, paresse) et des vertus (pitié, modestie, amitié), c’est-à-dire des états émotionnels évalués négativement / positivement.
Si on rapproche la liste d’émotions énumérées comme composantes du pathos et la liste d’émotions stigmatisées comme fallacies, on constate qu’elles se recoupent largement : Les preuves passionnelles de la rhétorique sont devenues sophismes ad passiones de la théorie critique moderne de l’argumentation.
On peut ainsi opposer rhétorique et argumentation sur la base de leur relation aux affects. S’il existe un concept d’argument défini dans la rhétorique (inventio), il existe également un concept d’argument défini contre la rhétorique. La rhétorique est orientée vers la production du discours, tandis que l’argumentation est orientée vers sa réception critique. Confrontée à une action rhétorique par nature agressive, l’argumentation critique est défensive.
2. Ad passiones revisité : quatre arguments fondés sur l’émotion
Ad hominem, ad baculum, ad populum, ad ignorantiam (Walton)
Toutes les émotions peuvent intervenir dans la parole argumentative ordinaire, mais toutes n’ont pas reçu la même attention. Les réflexions principales tournent autour des quatre fallacies en ad, le rôle de l’affect n’étant pas le même dans ces différentes formes (voir ces entrées), le cas le plus clairement émotionnel étant celui de la pitié.
Les arguments sur la personne, ad hominem et attaque personnelle
— La mise en contradiction ad hominem montre l’inconsistance d’une position, et jette ainsi l’adversaire dans l’embarras.
—Par une attaque personnelle le locuteur structure l’échange argumentatif autour d’émotions de l’ordre du mépris de la colère ou même de haine.
L’argumentation dite par la force (ad baculum) joue sur la peur, la crainte, éventuellement respectueuse. Les émotions négatives provoquées par les menaces s’opposent aux émotions positives comme l’espoir produit par la promesse de récompense.
L’appel aux sentiments populaires ad populumporte sur une gamme complexe de mouvements émotionnels positifs ou négatifs que, dans un mouvement de distanciation, on attribue aux autres, au peuple / aux gens / à la populace : amuse le publicle public, on l’enthousiasme, lui fait plaisir, honte, on fait appel à sa fierté, à sa vanité, on l’incite à la haine, etc.,
L’appel à la pitié (ad misericordiam) peut servir d’exemple fondamental de construction argumentative de l’émotion. Ce discours donne en effet à sa cible des bonnes raisons qui doivent précisément produire en lui un mouvement de pitié, un authentique épisode émotionnel se terminant par une action en sa faveur.
––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
3. RATIONALITÉ ALEXITHYMIQUE ?
La “théorie standard” des fallacies considère que les émotions disloquent le discours et font obstacle à l’acquisition de la vérité et à l’action rationnelle qui en découle (voir supra). Mais la psychologie contemporaine des émotions voit les choses de façon plus complexe. Les psychologues ont défini l’alexithymie ou anémotivité (Cosnier 1994, p. 139) comme un trouble du discours. Le mot est composé de a-lexis-thymos, “manque de mots pour l’émotion”, et s’applique à un langage d’où est bannie toute expression des sentiments :
Alexithymie : terme proposé par Sifneos pour désigner des patients prédisposés à des atteintes psychosomatiques et caractérisés par : 1) l’incapacité à exprimer verbalement ses affects ; 2) la pauvreté de la vie imaginaire ; 3) la tendance à recourir à l’action ; 4) la tendance à s’attacher à l’aspect matériel et objectif des événements, des situations et des relations. (Cosnier 1994, p. 160)
Le discours sans émotion est réduit à l’expression de la pensée opératoire qui est un « mode de fonctionnement mental organisé sur les aspects purement factuels de la vie quotidienne. Les discours qui permettent de la repérer sont empreints d’objectivité et ignorent toute fantaisie, expression émotionnelle ou évaluation subjective » (ibid., p. 141). Par d’autres voies, le refoulement du névrosé peut conduire au même résultat.
Dans une perspective neurobiologique, Damasio s’oppose à ceux qui pensent qu’il est possible de représenter le traitement « [des problèmes auxquels] chacun de nous est confronté presque tous les jours » par une théorie du « raisonnement pur », en laissant de côté les émotions. Le problème est que cette théorie du pur calcul rationnel excluant l’émotion ressemble plus à la façon dont les personnes atteintes de lésions préfrontales procèdent pour prendre une décision qu’à celle des individus normaux » (1994/2001, p. 236 ; p. 238).
L’exclusion de la subjectivité et de l’émotion transformerait l’argumentation en une pratique opératoire alexithymique. Si l’argumentation veut réellement dire quelque chose sur le traitement langagier des problèmes quotidiens, elle ne peut prendre pour idéal un discours en tout point semblable à celui du névrosé ou du grand traumatisé frontal. Le traitement de la question du destin des émotions à travers leur contrôle individuel, interactionnel, social, institutionnel nécessite la mise en place de problématiques autrement complexes que celle d’une simple censure a priori.
Cette opposition radicale raison / émotion fonde dans une série d’oppositions qui constitue un mécanisme réflexe de la pensée et de la parole:
––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
4. RÉCEPTION ET COMMUNICATION DE L’ÉMOTION
PRÉNERON – LAMBERT-KUGLER (*)
Troubles du langage et compréhension-production d’un récit d’émotion
Christiane Préneron et Marie Lambert-Kugler, 2010. Illustrations d’une approche linguistique des troubles du langage oral et de la communication chez l’enfant. Enfances & Psy, 2010, 47, p. 95-106
––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
5. ANNEXE — LA NOUVELLE RHÉTORIQUE: L’ÉMOTION,
SUPPLÉMENT PERMETTANT DE PASSER DE LA PAROLE À L’ACTION?
Le domaine de l’argumentation comme critique des fallacies se construit sur le rejet des preuves que la rhétorique considère comme les plus fortes, les preuves éthotiques et pathémiques. Cette argumentation sans émotion et sans sujet correspond à une théorie classique et populaire du fonctionnement de l’esprit humain, qui oppose la raison à l’émotion, l’entendement à la volonté, la contemplation et l’action, dont le passage suivant est une synthèse :
Jusqu’ici nous avons traité des preuves de la vérité, qui contraint l’entendement qui les connaît ; et pour cela, elles sont efficaces pour persuader les hommes habitués à suivre la raison ; mais elles sont incapables d’obliger la volonté à les suivre, puisque, comme Médée, selon Ovide, “ je voyais et j’approuvais le meilleur, mais je faisais le pire”. Cela provient du mauvais usage des passions de l’âme, et c’est pour cela que nous devons en traiter, en tant qu’elles produisent la persuasion, et cela à la manière populaire [popularmente], et non pas avec toute cette subtilité possible si on en traitait philosophiquement.
Mayans y Siscar 1786, p. 144
La question de l’action est un souci pour les théories de l’argumentation. Elle trouve une solution simple en répercutant la dissociation “raison / passion” sur la paire “conviction / action”. Au milieu du XXe siècle, les psychologues Fraisse & Piaget considéraient que l’émotion correspond à un trouble de comportement entraînant une « diminution du niveau de performance » (1968, p. 98) :
On se met en colère quand on substitue paroles et gestes violents aux efforts pour trouver une solution aux difficultés qui se présentent (résoudre un conflit, tourner un obstacle). Mais une réaction émotive comme la colère a une organisation et des traits communs que l’on retrouve de colère en colère. Elle est aussi une réponse adaptée à la situation (frapper sur un objet ou une personne qui vous résiste), mais le niveau de cette réponse est inférieur à ce qu’il devrait être, compte tenu des normes d’une culture donnée. (Ibid.)
L’émotion déclenche des comportements de mauvaise qualité, donc des raisonnements de mauvaise qualité. Dans l’interaction l’émotion serait forcément manipulatrice : le candidat ou la candidate pleurent pour faire oublier leurs lacunes, reformatant ainsi magiquement la situation d’examen en une situation plus humaine.
On est ainsi conduit à un paradoxe. D’une part, conformément au sens étymologique du mot : émouvoir, c’est ex-movere, mettre “hors de soi”, “en mouvement”, l’émotion détermine la volonté et permet le passage à l’action, V. Pathos 1 ; Persuasion §3. Mais d’autre part, elle détériore l’action qu’elle provoque.
Perelman & Olbrechts-Tyteca partagent cette vision des émotions comme obstacles à la raison, incompatibles avec une argumentation solide. Pourtant, ils conservent la fonction motivationnelle de l’émotion afin de lier le discours argumentatif à l’action. La solution proposée par la Nouvelle rhétorique est de mettre hors champ les émotions en leur substituant les valeurs :
Notons que les passions, en tant qu’obstacles, ne doivent pas être confondues avec les passions qui servent d’appui à une argumentation positive, et qui seront d’habitude qualifiées à l’aide d’un terme moins péjoratif, tel que valeur par exemple. (Perelman [1958], Olbrechts-Tyteca, p. 630 ; nous soulignons)
Cette habile dissociation, permet de se débarrasse des émotions en tant que telles, qui restent péjorativement marquées comme des obstacles à la lumière de la raison ou de la foi, tout en conservant leur potentiel dynamique, transféré aux valeurs. Dès lors, par définition, on argumente sans s’émouvoir, et l’effet de l’argumentation se développe au-delà de la persuasion mentale pour devenir un déterminant de l’action (id., p. 45).