Logiques du dialogue

Dans la seconde moitié du XXe siècle, ont été construits différents systèmes visant à donner une représentation formelle du dialogue argumentatif.

— Else Barth et Jan L. Martens ont développé une dialectique formelle (formal dialectic) pour l’analyse de l’argumentation (Barth & Martens, 1977).

— Jaakko Hinttika s’est intéressé à la sémantique des questions et à la construction d’un type de dialogue spécifique, le dialogue de recherche de l’information (information-seeking dialogs) [1].

— Outre l’exposé et la critique de ce qu’il a appelé le «traitement standard des fallacies», Charles L. Hamblin (1970) a proposé une dialectique formelle (formal dialectics).

— À partir des travaux de Hamblin, Douglas Walton et John Woods ont développé une approche logique des fallacies (Woods & Walton 1989) et des dialogues argumentatifs (dialog games) (Walton 1989).

— La Logique dialogique (Dialogische Logik, dialog logic) de Lorenzen & Lorenz (1978) est une référence fondamentale pour le courant pragma-dialectique. Deux aspects de ces travaux peuvent être distingués, d’une part une contribution à la logique formelle, d’autre part l’extension de ce modèle à la définition du dialogue rationnel.

1. Une contribution à la logique

Cette contribution consiste en une méthode de définition des connecteurs logiques non plus par la méthode traditionnelle des tables de vérité mais au moyen de mouvements permis ou défendus dans un “ jeu dialogique”. Considérons par exemple le connecteur “ &”, “et”.
Il peut être défini par la méthode des tables de vérité.

P Q P  &  Q ligne 0
V V V ligne 1
V F F ligne 2
F V F ligne 3
F F F ligne 4

La méthode des jeux dialogiques le définit par la partie suivante :

(a) Premier round, l’opposant attaque P.

Proposant : P & Q
Opposant : Attaque P
Proposant : Défend P

Si le proposant défend P avec succès, il gagne cette première manche. Sinon, la partie est finie, et il a perdu. Si le proposant a gagné ce premier round, le jeu peut continuer.
Dans le langage des tables de vérité, ce round correspond aux lignes 3 et 4 du tableau :
si P est fausse (est réfutable), alors la conjonction “P & Q” est fausse.

(a) Second round, l’opposant attaque Q (correspond à la ligne 3 du tableau).

Proposant :      P&Q
Opposant :      Attaque Q
Proposant :      Défend Q

Si le proposant défend Q avec succès, il gagne cette seconde manche et la partie ; autrement dit, “P & Q” est vraie. Sinon, le jeu est fini, il a perdu la partie, “P&Q” est fausse.
Dans le langage des tables de vérité, ce round correspond à la lignes 2 du tableau :
si Q est fausse (est réfutable), alors la conjonction “P & Q” est fausse.

2. De la logique dialogique à la pragma-dialectique

La logique dialogique utilise trois formes de règles (van Eemeren et al. 1996, p. 258) :

— Règle d’ouverture (Starting rule) : le proposant commence par affirmer une thèse.
— Règles sur les coups permis et défendus dans le dialogue (voir supra).
— Règle de clôture, déterminant qui a gagné (Winning rule).

La pragmadialectique applique des règles similaires à l’analyse de l’argumentation :

— Règle d’ouverture (Starting rule) :

Règle 1. Liberté — les parties ne doivent pas faire obstacle à la libre expression des points de vue ou à leur mise en doute.
Eemeren, Grootendorst, Snoeck Henkemans 2002, p. 182-183

— Règle de clôture, déterminant qui a gagné (Winning rule) :

Règle 9. Clôture – si un point de vue n’a pas été défendu de façon concluante, celui qui l’a avancé doit le retirer. Si un point de vue a été défendu de façon concluante, l’autre partie doit retirer les doutes qu’il avait émis vis-à-vis de ce point de vue. (ibid.).

Les autres règles visent à assurer le bon déroulement d’un dialogue argumentatif en langue ordinaire visant à éliminer les différences d’opinion.

3. Une contribution à la théorie de la rationalité

Dans leur ouvrage intitulé Logische Propädeutik ; Vorschule des vernunftigen Redens (Propédeutique logique : Préliminaire au discours rationnel, 1967), Kamlah et Lorenzen se fixent pour but de fournir « les éléments et les règles de tout discours rationnel » ([the building blocks and rules for all rational discourse], cité dans van Eemeren et al. 1996, p. 248). Dans la même perspective, « si l’on veut éviter que les participants à une discussion ou à une conversation ne se lancent dans d’interminable dialogues de sourds [speaking at cross purposes in interminable monologues], leurs pratiques langagières doivent observer certaines normes et règles ». L’objectif de l’entreprise est donc la construction d’un «  ortho-langage » (ibid., p. 253), définissant le comportement dialogal rationnel capable de résoudre les différends interindividuels.
Il y a évidemment une très grande différence entre cette approche de l’argumentation comme dialogue logique, et les approches interactionnelles de l’argumentation, fondées sur le dialogue naturel, qui commencent à se développer à la même époque.


[1] Hintikka, J., Saarinen, E. 1979. Information-seeking dialogues: Some of their logical properties. Studia Logica 38, 355–363 (1979). https://doi.org/10.1007/BF00370473.