ORNEMENT vs ARGUMENT
On oppose à un discours argumentatif idéalement sans sujet ni figure, le discours orné, figuré, ou rhétorique dont les Belles-Lettres sont l’expression par excellence ; Locke (1690) prononce contre la rhétorique, « puissant instrument d’erreur et de fourberie », un jugement sans appel, mais qui équivaut à un rejet du langage naturel.
L’opposition entre une rhétorique des arguments et une rhétorique des figures est une survivance et une exacerbation de la distinction entre les deux moments fondamentaux de la rhétorique ancienne, l’invention, la mise au point des arguments et leur expression. Cette rupture entre inventio et elocutio est généralement attribuée à Ramus (1515-1572 ; voir Ong, 1958), pour qui seules l’elocutio et l’actio relèveraient du langage rhétorique ; l’inventio, la dispositio et la memoria devraient être réaffectées, en toute indépendance, à la pensée, nous dirions à la cognition. Cette opposition, devenue populaire, entre, d’un côté, un discours orné, figuré, ou rhétorique dont les Belles-Lettres sont par excellence l’expression, et, d’un autre côté, un discours argumentatif qui serait idéalement sans sujet ni figure, a été fortement réaffirmée par Locke, dans la perspective moderne d’un discours visant à la préservation et au développement de la vérité et du savoir. Le discours patient de la raison rejette le discours agent du plaisir.
1. La rhétorique massivement fallacieuse
Socrate, principalement dans le Gorgias et le Phèdre de Platon, rejette, au nom de la vérité de l’être, l’entreprise de la rhétorique, comme art de construire du vraisemblable persuasif, V. Probable. À l’époque moderne, cette critique multiséculaire a été renforcée par une nouvelle vague de critiques condamnant le discours rhétorique fallacieux au nom de la vérité scientifique. La rhétorique est reconstruite comme un discours dont l’ornementation dissimule la fausseté et la tromperie, un discours de passion, un peu pervers, un peu magique.
Les figures et les tropes sont définis dans le cadre de l’ornatus, puis, par synecdoque, l’elocutio est assimilée à l’ornatus, et finalement la rhétorique elle-même à l’elocutio. C’est cette vision ornementale d’une rhétorique du fard qu’on a opposée au discours sain et naturel de l’argumentation. Le texte suivant de Locke est une référence du discours “contre le langage orné”.
Les termes figurés doivent être comptés pour un abus de langage.
Comme ce qu’on appelle esprit et imagination est mieux reçu dans le monde que la connaissance réelle et la vérité toute sèche, on aura de la peine à regarder les termes figurés et les allusions comme une imperfection et un véritable abus du langage. J’avoue que dans des discours où nous cherchons plutôt à plaire et à divertir qu’à instruire et à perfectionner le jugement, on ne peut guère faire passer pour une faute ces sortes d’ornements qu’on emprunte des figures. Mais si nous voulons représenter les choses comme elles sont, il faut reconnaître qu’excepté l’ordre et la netteté, tout l’art de la rhétorique, toutes ces applications artificielles et figurées qu’on fait des mots, suivant les règles que l’éloquence a inventées, ne servent à autre chose qu’à insinuer de fausses idées dans l’esprit, qu’à émouvoir les passions et à séduire par là le jugement ; de sorte que ce sont en effet de parfaites supercheries. Et par conséquent, l’art oratoire a beau faire recevoir ou même admirer tous ces différents traits, il est hors de doute qu’il faut les éviter absolument dans tous les discours qui sont destinés à l’instruction, et l’on ne peut les regarder que comme de grands défauts dans le langage ou la personne qui s’en sert, partout où la vérité est intéressée. Il serait inutile de dire ici quels sont ces tours d’éloquence, et de combien d’espèces différentes il y en a ; les livres de rhétorique dont le monde est abondamment pourvu, en informeront ceux qui l’ignorent. Une seule chose que je ne puis m’empêcher de remarquer, c’est combien les hommes prennent peu d’intérêt à la conservation et à l’avancement de la vérité, puisque c’est à ces arts fallacieux qu’on donne le premier rang et les récompenses. Il est, dis-je, bien visible que les hommes aiment beaucoup à tromper et à être trompés, puisque la rhétorique, ce puissant instrument d’erreur et de fourberie, a ses professeurs gagés, qu’elle est enseignée publiquement, et qu’elle a toujours été en grande réputation dans le monde. Cela est si vrai, que je ne doute pas que ce que je viens de dire contre cet art, ne soit regardé comme l’effet d’une extrême audace, pour ne pas dire d’une brutalité sans exemple. Car l’éloquence, semblable au beau sexe, a des charmes trop puissants pour qu’on puisse être admis à parler contre elle ; et c’est en vain qu’on découvrirait les défauts de certains arts décevants par lesquels les hommes prennent plaisir à être trompés. (Locke [1690], p. 413)
De Man a montré que l’enjeu est ici le statut de la langue naturelle en science et en philosophie: « il semble parfois que Locke aurait souhaité par-dessus tout pouvoir se passer [forget about] complètement du langage, aussi difficile que cela puisse paraître dans un essai consacré à l’entendement » (1972, p. 12). Cette remarque n’invalide cependant pas directement la thèse de Locke, car il est possible de considérer que cette thèse porte sur le langage ordinaire et sur sa capacité à porter les nouvelles formes mathématiques de la connaissance scientifique. De fait, depuis l’époque moderne, le langage naturel n’est pas, ou n’est plus, le langage dans lequel on préserve et développe la vérité et le savoir, la science se développant dans les langages du calcul. Néanmoins, de Man souligne à juste titre le caractère contradictoire d’une entreprise qui se proposerait d’analyser le raisonnement en langue naturelle en condamnant le langage naturel.
2. Contre le discours orné
On peut schématiser comme suit le discours contre les figures, qui les assimile à des ornements pour conclure à leur caractère fallacieux.
Fallacie de pertinence et de contradiction
Dans le discours argumentatif, toute décoration est un divertissement, c’est-à-dire un distracteur. Elle fait du locuteur un histrion (ad ludicrum), qui, pour amuser l’auditoire (ad populum), sacrifie la réflexion au plaisir.
En conséquence, les figures manifestent un défaut de pertinence, elles sont fallacieuses par ignorance de la question, elles mettent l’auditeur sur une fausse piste.
Les figures violent sciemment trois principes de coopération (Grice), elles pèchent contre les maximes de qualité, de quantité et de pertinence ; pour reprendre le mot de Klinkenberg, elles sont impertinentes. Qui plus est, elles jouent avec la contradiction : la métaphore est à la fois vraie et fausse, coupable d’ambiguïté et d’erreur catégorielle (Klinkenberg 1970, p. 129-130). Le plaisir qu’on y prend est malin.
Fallacies de verbiage et d’émotion
Le concept classique de discours figuré est fondé sur l’idée de choix possible entre deux chaînes de signifiants pour exprimer la même chose : même être, même contenu sémantique ou même état du monde. Ceci présuppose une surabondance des mots par rapport aux strictes exigences de l’exposé et du développement de la vérité. L’existence de plusieurs chaînes de formes expressives équivalentes est à la source de la fallacie de verbiage, une sorte de méta-fallacie qui ouvre la voie à toutes les autres.
En outre, la forme figurée favorise systématiquement le compliqué (le rare, le recherché…) par rapport à la façon de parler ordinaire, simple et directe ; et si c’est la forme simple qui est choisie, elle n’est telle que par une double subtilité : le locuteur simple attend du simple ; le locuteur sophistiqué sait que cette attente sera déçue et attend du figuré ; et, finalement, son attente de second niveau est elle-même frustrée : on lui donne du simple. Les attentes de l’auditeur ou du lecteur sont perpétuellement dépassées. La figure ornementale est décalée, elle introduit une différence et une surprise ; or, par définition, la surprise suppose une perte de contrôle, elle est le prodrome d’une émotion. Elle ouvre ainsi la porte au vaste ensemble des fallacies ad passiones, qui condamne les émotions esthétiques comme les autres ; ce lien est explicite dans la citation précédente de Locke.
3. Le sophisme de la transparence du langage
Le langage scientifique est ad judicium, (Locke [1690]) il doit garantir un accès direct aux objets et à leurs connexions naturelles. Si on souhaite en faire le modèle du langage argumentatif ordinaire, ce dernier doit être régulé, sans ambiguïté, sans défaut ni excès, exactement proportionné à la nature des choses en d’autres termes, il doit être rendu transparent et pour cela, privé de son pouvoir figuratif. La vérité doit sortir nue du puits; les figures qui prétendent l’orner, en fait la voilent. Les ornements sont pires que les fallacies, ils en sont la source et le masque.
Le problème est que les figures sont la chair et l’os de l’expression quotidienne ; pour s’en débarrasser, il faudrait renoncer à l’expression justement dite naturelle. Cette orientation est en tout cas difficilement compatible avec l’intention affichée par les théories de l’argumentation, de dire quelque chose de substantiel sur le discours ordinaire, où l’argumentation est nécessairement figurée et subjective.
4. Un argument étymologique contre la conception décorative de l’ornatus
Les figures sont-elles des ornements ? Le mot ornement, qu’on attache aux figures, est une copie du substantif latin ornamentum (adjectif ornatus, verbe ornare). Le sens premier de ornamentum est :
appareil, attirail, équipement […] harnais, collier […] armure (Gaffiot [1934], Ornamentum)
Ce sens fondamental est se retrouve dans le participe passé adjectif ornatus. L’expression
Naves omni genere armorum ornatissimae (Jules César, De bello gallico 3, 14, 2)
se traduit donc par :
navires abondamment pourvus de tout l’équipement nécessaire [armes et agrès] (Gaffiot [1934], Ornatus).
Ainsi, un discours bien orné (ornatus) est un discours bien équipé pour remplir sa fonction. S’il s’agit d’un discours produit dans le cadre d’une esthétique de la décoration, on pourra parler d’un discours bien décoré – cet adjectif ne sous-entend aucune critique du discours orné, ni une aversion de principe pour la recherche du vrai par le beau. Mais, si l’on a affaire à une intervention faite dans le cadre d’un choix à opérer dans les affaires publiques, le discours bien équipé sera un discours bien argumenté ; les arguments font partie des ornamenta du discours, c’est-à-dire de son équipement.
Cette perspective évite d’avoir à regrouper les figures sous un même “niveau” décoratif-communicationnel antagoniste des contenus cognitifs. Les définir comme l’équipement du discours permettrait de rejoindre la perspective de la logique naturelle, qui peut sans difficulté les intégrer au titre d’instruments de la construction des objets de discours et des schématisations ; la rhétorique est une sémantique du discours.
5. Un argument décisif : La médiocrité des hommes et des institutions rend nécessaires les arts du langage (Aristote)
Dans la Poétique, Aristote définit la métaphore comme « l’application à une chose d’un nom qui lui est étranger par un glissement du genre à l’espèce, de l’espèce au genre, de l’espèce à l’espèce, ou bien selon un rapport d’analogie » (1457b5 ; Magnien, p. 139). Cette définition couvre largement le domaine des figures des mots, dont la métaphore est un cas particulier. Les exemples de métaphore, au sens contemporain du terme, cités par Aristote sont des métaphores proportionnelles, a / b :: c / d, soit : “bouclier / Dyonysos :: coupe / Arès”
Une coupe entretient avec Dionysos le même rapport qu’un bouclier avec Arès. On dira donc que la coupe est “le bouclier de Dionysos” et que le bouclier est “la coupe d’Arès” ; ou encore, la vieillesse entretient avec la vie le même rapport que le soir avec la journée, on dira donc que le soir est “la vieillesse du jour” et la vieillesse “le soir de la vie”.
1457b20 ; Magnien, p. 140
La Rhétorique traite de la recherche des moyens de persuasion disponibles dans une affaire donnée. Ces moyens sont tirés du pathos, de l’éthos et du logos :
La persuasion résulte toujours ou bien des sentiments qu’éprouvent les juges eux-mêmes, ou bien de l’image qu’ils se font de l’orateur, ou bien d’une démonstration. (1403b10 ; Chiron, p. 425)
La persuasion par le logos est tirée de « ce qui donne aux faits eux-mêmes la capacité de persuader » (1403b15 ; id., p. 426). Idéalement, « ce qui est juste, c’est de débattre à l’aide des faits eux-mêmes » (1404a, id. p. 427), la persuasion éthotique et pathémique est alors superflue. Mais cela n’est pas possible « à cause de la médiocrité de la vie politique […] [et] « des auditeurs » (1403a30 ; id. p. 427); (1404a5 ; ibid.). Il s’ensuit que les arts du langage, de l’action et du style « ont quand même un petit quelque chose de nécessaire dans tout enseignement » (1404a5 ; ibid.) — mais pas dans la science : « personne n’en tient compte pour enseigner la géométrie » (1404b10 ; ibid.).
En situation oratoire, pathos et ethos sont des outils de persuasion efficaces. À l’oral, la persuasion par l’émotion et l’image de soi est produite par l’action oratoire, en particulier par la voix, et à l’écrit, par le style, « car les discours écrits tirent leur force davantage du style que de la pensée » (1404a15 ; Chiron, p. 428). Et dans tous les discours, en poésie comme en prose, c’est la métaphore (c’est-à-dire la figure) qui a « le plus grand pouvoir » (1405a1; Chiron, p. 433); elle donne au langage « clarté, agrément et étrangeté » (1405a1; p. 405). La conclusion générale est claire : la métaphore est l’arme ultime d’une persuasion efficace.
Néanmoins, selon la Rhétorique, pour être efficaces, le travail de l’expression « [doit] passer inaperçu » ; l’orateur doit « faire l’effet de parler de façon non pas fabriquée mais naturelle » (1404b15 ; p. 431), car seul le naturel est persuasif — la métaphore doit concilier étrangeté et naturel.
Quoi qu’il en soit, la figure est dite convaincante dans la mesure où elle est astucieusement enfouie dans le discours, ce qui est tout à fait opposé au concept baroque moderne de métaphore surprenante et brillante, qui soumet les auditeurs par le plaisir qu’elle leur procure.
5. Figures et arguments sont solidaires
Les dictionnaires de rhétorique littéraire incluent des entrées relevant du champ de l’argumentation. Dans Gradus. Les procédés littéraires – Dictionnaire de Dupriez (1984), on trouve par exemple, les entrées argumentation, argument, déduction, enthymème, épichérème, exemple, induction, réfutation, paralogisme, prémisse, raisonnement, sophisme… ainsi que divers types d’arguments. Ces concepts de base du champ de l’argumentation ne relèvent pas spécifiquement du domaine littéraire.
Les figures de rhétorique sont des variations dans la manière de signifier « qui donnent au discours plus de grâce et de vivacité, d’éclat et d’énergie » (Littré, Figure). La rhétorique des figures distingue d’une part, les figures de mots ou tropes, comme la métaphore, et, d’autre part, les figures de discours, comme le parallélisme ou l’ellipse.
Toute forme d’organisation discursive saillante et récurrente peut être considérée comme une figure de discours, à commencer par l’argumentation ou la description en général. L’enthymème peut être considéré comme une figure de discours (enthymémisme), ainsi que la réfutation, la prolepse, ou encore l’antanaclase qui renverse les orientations argumentatives, l’analogie, ainsi que tous les schèmes argumentatifs, par exemple les figures dites d’annomination jouant sur les noms propres et l’interprétation.
Les figures d’opposition sont toutes directement interprétables comme argumentatives, dans la mesure où elles correspondent à divers formats de la confrontation Discours / Contre-discours. D’autres types de figures jouent un rôle dans la construction des schèmes argumentatifs. Par exemple, une figure de disposition syntaxique, comme le parallélisme, peut jouer le rôle de marqueur d’analogie ou d’antithèse ; elle caractérise l’argumentation par le cas parallèle.
Métaphore, métonymie, synecdoque et ironie sont considérées par Burke comme les quatre principaux tropes (« four master tropes »).
La métaphore comme modèle tendant vers l’identification des domaines a une fonction argumentative bien spécifique.
D’autre part, il y a une correspondance entre les mécanismes de la métonymie et de la synecdoque et ceux qui légitiment le passage d’un argument à une conclusion.
L’ironie est un cas très particulier d’argumentation, où le locuteur réfute une assertion en la répétant dans une situation où elle est clairement intenable.
Sans prétendre ramener toutes les figures à la situation argumentative, on peut ajouter que la définition rationaliste classique de l’argumentation repose sur l’idée qu’argumenter c’est tenter de faire admettre un discours (la conclusion) sur la base de bonnes raisons (arguments). Or faire admettre, c’est d’abord faire paraphraser et faire répéter ; pour faire répéter il faut faciliter la mémorisation, et on peut employer pour cela des figures de sons, des parallélismes ou n’importe quel autre format d’expression.
On en revient à la colombe kantienne; les figures semblent faire obstacles à l’argumentation ; mais si on élimine les figures, on perd l’argumentation.