PÉCHÉS DE LANGUE et fallacies
Dans Les Péchés de la langue au Moyen Âge, Casagrande et Vecchio (1991) montrent le lien de la parole au péché ; la norme n’est plus fondée sur un impératif logique (fallacies) mais sur un impératif religieux de contrôle de sa langue. De la même manière, dans la tradition musulmane, les paralogismes deviennent “les règles du Diable”.
À l’époque contemporaine, la théorie des fallacies se réclame d’une exigence de vérité et de rationalité et affiche une défiance de principe vis-à-vis de la parole spontanée, vectrice d’erreur et de tromperie, V. Fallacies ; Critique ; Évaluation ; Norme. D’autres cultures donnaient d’autres fondements à la critique de la parole ; dans un ouvrage riche d’enseignements où elles font l’histoire des Péchés de la langue au Moyen Âge, Casagrande et Vecchio (1991) montrent le lien de la parole au péché. Il ne s’agissait pas alors d’établir les normes d’un discours rationnel, mais d’un discours sans péché, impeccable, sinon “saint”. La faute s’est déplacée : l’acte de langage qui était déclaré peccamineux au nom de la religion est considéré comme fallacieux, sophistique ou paralogique au nom de la rationalité. Qu’il s’agisse de péché ou de fallacie, de faire son salut ou de se comporter rationnellement, il s’agit toujours de normer les comportements verbaux, d’inciter au contrôle de sa langue.
Rapprocher la théorie des fallacies de celle des péchés de la langue n’est pas commettre le péché de derisio, ni envers l’une ni envers l’autre. Ce rapprochement permet au contraire de montrer l’enracinement anthropologique de l’idée de critique du discours.
Casagrande et Vecchio synthétisent les données des différents traités médiévaux en une liste de quatorze péchés, qui peuvent être interprétés en termes de comportements argumentatifs interactionnels fallacieux. Cette stigmatisation des péchés-fallacies a pour fonction de réguler l’interaction, dans un contexte religieux où la dissymétrie des places et la valorisation de l’autorité jouent un rôle central, V. Politesse.
Les catégories et les noms des péchés proviennent de Casagrande et Vecchio ; nous proposons les rubriques et leurs titres.
(1) Péchés contre la vérité
Mensonge (mendacium) – Le mensonge, en tant que parole disant le faux à quelqu’un qui n’a pas les moyens d’accéder à la vérité, correspond à une violation du principe de coopération au plan interindividuel, considéré comme un péché dans le système de normes religieuses.
Parjure et faux témoignage – En rhétorique, le serment et le témoignage, instruments majeurs de manifestation de la vérité, sont considérés comme des preuves non techniques.
Leur correspondent les péchés de parjure (perjurium), et de faux témoignage (falsum testimonium). Ce sont des formes socialement aggravées de refus de coopération alors que l’institution l’exige solennellement.
(2) Péchés de dispute
La rivalité, le conflit (contentio), la supputation, la discussion (disputatio) sont les noms désignant l’activité même de “disputer”, d’argumenter, qui est ainsi considérée comme pécheresse par son essence. C’est le péché sans doute le péché d’Abélard (1079-1142), le premier des intellectuels.
Le passage du peccamineux au fallacieux est explicite dans la Logique de Port-Royal où est condamné l’amour excessif de la dispute, « l’esprit de contradiction », comme sophisme d’amour-propre (n° 6 et 7), trait fondamental du caractère des « contredisan[t]s » (Arnauld et Nicole [1662], p. 270, V. Fallacieux: Les Modernes). L’exercice du débat est soumis à un impératif moral : la contradiction doit être l’expression d’un sentiment authentique, et non pas « maligne et envieuse. » (Ibid.)
Cette addiction à la dispute lorsqu’elle se manifeste dans le domaine judiciaire, est considérée comme une pathologie, la quérulence, « tendance pathologique à la revendication, […] revêtant parfois une forme processive ».
On voit que si la mise en discussion des opinions et des autorités est fondamentalement légitime, V. Règles §2, il est tout aussi légitime de refuser la discussion lorsque l’interlocuteur est motivé par la recherche paranoïaque du débat pour le débat.
On discerne ensuite deux familles de péchés de positionnement interactionnel, d’une part, les péchés “envers l’autre”, le partenaire avec qui on dispute, et, d’autre part, les péchés commis “envers soi-même”, en tant que locuteur. Dans les deux cas, il s’agit de bannir des traitements illégitimes des partenaires de l’interaction.
(3) Trois sortes de péchés envers le partenaire
Traitement négatif indu
Propos blessants (contumelia) ou médisance (detractio). Ces deux péchés correspondent globalement à la fallacie d’attaque personnelle, ad personam. On peut également rattacher à cette fallacie la derisio, en tant que moquerie méprisante.
Traitement négatif sous couvert du positif
C’est le mécanisme de la réfutation par l’évidence à l’œuvre dans l’ironie (ironia). Ce traitement blessant de l’autre n’est mentionné que latéralement dans les théories contemporaines de l’ironie.
Traitement positif indu
Courtisanerie, flatterie (adulatio), et même de simple éloge (laudatio). Ces deux péchés mettent en jeu des mécanismes interactionnels que l’on retrouve dans la fallacie de modestie (ad verecundiam). Par l’adulatio et la laudatio, le locuteur s’humilie indûment devant son interlocuteur, l’élève et le pousse à l’orgueil. La logique, la religion, la politesse disent la même chose.
(4) Deux sortes de péchés envers soi-même
Traitement positif indu
Le péché de vantardise (iactantia) stigmatise un traitement survalorisé de l’image de soi projetée dans la discussion. Dans la théorie de la politesse, la iactantia pèche contre la modestie. Dans la théorie de l’argumentation, c’est une fallacie d’éthos surdimensionné.
Traitement négatif indu
Le péché de celui qui se tait (taciturnitas) se rattache à la famille des fallacies de modestie (verecundia), dans laquelle le “respect humain” inhibe la parole vraie.
Le défaut de parole se manifeste aussi bien lorsqu’il faudrait parler pour exprimer une vérité profane, pour proclamer la vérité religieuse, ou simplement pour assurer la circulation routinière de la parole qui soude la communauté.
Ce silence transgressant l’obligation de parole est différent des silences dont on tire argument.
(5) Un péché d’insoumission, le murmure
Celui qui se plaint toujours, qui grommelle contre l’autorité commet le péché de murmure (murmur). Parallèlement, celui qui refuse de se plier à la force du meilleur argument alors qu’il n’a pas grand-chose à lui opposer sauf son intime conviction ou son intime sentiment de la justice se rend coupable de fallacie, V. Dissensus ; Règles. L’insoumission est considérée comme irrationnelle-illégale-peccamineuse.
(6) Le péché d’éloquence
L’éloquence, vue comme abondance de mots, amplification, redite, grossissement, est la mère de toutes les fallacies, V. Verbiage.
La même évaluation doit s’appliquer à la parole oiseuse (vaniloquium), comme au bavardage (multiloquium).
(7) Blasphèmes et malédictions, péchés liés à la colère
Un dernier groupe de péchés sanctionne la violation de l’interdit sur les paroles obscènes (turpiloquium), le péché d’irrespect qui blesse la pudeur (ad reverentiam), la blasphémie (blasphemia) et la malédiction (maledictum), qui sont des péchés de colère.
On peut rapprocher ce groupe des fallacies ad passiones faisant appel au désir ou à la colère.
En résumé, la théorie des péchés de la langue est une théorie critique du discours qui condamne le refus de coopération, le goût de la dispute pour elle-même, les positionnements interactionnels inadaptés, l’insoumission à l’autorité du vrai et à ses représentants, la perte du contrôle de soi et de ses paroles.
Chacun des comportements visés est également stigmatisé, mutatis mutandis, par les règles du dialogue poli et rationnel.
Les paralogismes comme « règles du diable » dans la tradition musulmane
La liste des fallacies-péchés ne mentionne pas les violations de règles logiques, comme l’affirmation du conséquent (confusion des conditions nécessaires et des conditions suffisantes) V. Déduction. On pourrait penser que le domaine logique échappe par nature à la norme religieuse. On trouve cependant dans la tradition musulmane des réflexions du même ordre appliquées aux paralogismes, qu’Al-Ghazali considère comme des « règles du diable », c’est-à-dire des péchés (Bal. p. 171 ; Dég.). Un exemplum médiéval met aussi en enfer le logicien, assimilé au sophiste.