SILENCE
On peut distinguer deux statuts du silence en argumentation, selon qu’il est intentionnel ou non intentionnel.
— Silence non intentionnel : absence d’information
Cette absence d’information peut être exploitée par un argument classique du silence (§1). Dans un texte juridique, le silence de la loi constitue une lacune (§2)
— Silence stratégique : choix du silence
“Silence” a ici son sens de base, “ne rien dire”; ce silence est audible, qu’il s’agisse du silence de l’accusé (§4) ou du silence du participant ratifié à une discussion (§5)
Les médias n’étant pas supposé inventer des faits, ils font normalement silence sur les faits qui n’existent pas ; leur silence sur un fait notoire attesté relève du silence stratégique (intentionnel) (§3).
1. Argument du silence du texte
L’argument du silence [1] est invoqué dans le cadre d’une recherche d’une personne ou d’un événement à travers un texte (ou un corpus de textes).
— On montre que le texte interrogé est cohérent et pertinent pour la recherche
— On montre que l’être / l’événement recherchés devrait logiquement y être mentionnés.
— Or le textes ne mentionnent pas cet être / cet événement.
— On conclut que l’événement lui-même n’a jamais eu lieu.
L’argument du silence dit que si les chroniqueurs ne mentionnent pas tel fait qui aurait dû attirer leur attention, c’est que ce fait ne s’est pas produit. Y a-t-il eu une tempête dévastatrice dans la région au cours d’une période donnée ? Les chroniqueurs, relèvent en principe tous les faits marquants de leur époque. Si un tel fait s’était produit, ils l’auraient mentionné (a fortiori, s’ils mentionnent des faits d’importance moindre). Or ils ne disent rien à ce sujet. Donc il n’y a pas eu de tempête dévastatrice pendant la période considérée
La valeur de l’argument dépend de la quantité, de la qualité et de la pertinence de la documentation consultée dont on dispose pour l’époque concernée. L’argument se renforce considérablement si on sait que les chroniqueurs notent régulièrement les événements atmosphériques.
Dans l’exemple suivant, l’argument du silence des historiographes a tout son poids :
Metz est peut-être la seule ville où les croisés n’aient pas trempé leurs mains dans le sang des Juifs. Louis le Jeune, partant pour la Palestine, y assembla son armée, et cependant, il n’est pas dit qu’ils y aient reçu aucun outrage. Le silence de l’Histoire à cet égard vaut une preuve positive, si l’on considère que Metz avait alors des historiographes.
Abbé Grégoire, Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs, 1789. [2]
L’argument du silence est explicitement invoqué. La prolepse « si l’on considère que Metz avait alors des historiographes » répond à l’objection possible “Mais y avait-il des historiographes à Metz à l’époque ?”.
Dans ce cas, c’est la lecture de l’interprète qui produit le silence dont il tire argument. Ce silence n’est pas « audible”, le texte n’a pas choisi de rester silencieux.
L’argument sur l’ignorance affirme que puisqu’on ne peut pas prouver P, alors je dois admettre que non P.
L’argument du silence affirme que si le texte ne parle pas de P, alors non P. Dans le premier cas, il s’agit de savoir, dans le second, d’information.
1.1 Objection à l’argument du silence
On objecte à l’argument du silence que si tel fait n’est pas mentionné, c’est peut-être parce qu’il est courant et sans intérêt pour le texte considéré.
On répond ainsi à l’argument du silence par l’argument du chameau : on ne parle pas de chameau dans le Coran. Donc il n’y avait pas de chameaux dans l’Arabie du VIIe siècle, ce qui est absurde. La réfutation est belle, mais on parle de chameaux dans le Coran.
Les chameaux et le Coran: Gagnier, Gibbon, Borges et les autres
Dans son principe, l’objection est valide, et elle serait sans doute mieux illustrée par l’exemple suivant :
Le livre L’histoire de Belgique pour les nuls ne parle pas de frites.
Donc, les Belges n’ont jamais connu les frites. [3]
L’argument du silence est un argument indirect, qui ne peut être utilisé que par défaut, en l’absence de preuves ou d’informations directes.
1.2 Argument du silence et datation des événements
Les historiens utilisent l’argument du silence pour établir la datation relative des événements historiques, par exemple la date de publication d’un texte.
Pour être mentionné dans un document, le texte a dû être publié : la date de la mention la plus ancienne de ce texte fixe la limite supérieure (terminus ad quem) de la période où il a été publié.
On peut parfois utiliser l’argument du silence. Marie de France a écrit les Lais (poèmes dont le thème est l’amour courtois) vers la fin du XIIe siècle. Peut-on préciser la date ? L’éditeur des Lais raisonne comme suit (d’après Rychner, 1978 [4) :
1) « Pour dater plus précisément les Lais, on les situe par rapport aux autres œuvres de l’époque ».
2) Pour ce faire, Rychner s’appuie sur « un argument ex silentio, que l’on invoquera avec prudence, mais qu’il serait faux de négliger. »
3) « On ne relève chez Marie aucune trace certaine de la lecture de Chrétien de Troyes », auteur du roman courtois Eneas, publié en 1178.
4) « Or, j’ai peine à imaginer, pour ma part, que, l’ayant lu, elle eût pu rester si complètement elle-même et tellement différente de lui, dans son “écriture” comme dans son inspiration générale. »
5) Conclusion : les Lais doivent avoir été écrits avant 1178.
Le point 4. répond à l’objection “Mais Christine de Pisan n’était pas intéressée par Chrétien de Troyes”.
2. Argument du silence de la loi
Alors que le texte du commentateur évoqué au §1 était impeccable, le texte de la loi est dit lacunaire. L’argument du silence de la loi est avancé par un juge pour motiver un refus de juger tel acte, en arguant que le Code des lois ne contient aucun article qui lui soit applicable.
L’argument du silence est récusé par un méta-principe qui impose au tribunal l’obligation de juger, sous peine de commettre un déni de justice :
Le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice.
Dalloz, Prohibition du déni de justice.[6]
L’institution répond donc à l’argument du silence de la loi par l’argument de la nécessité de l’interprétation, c’est-à-dire par l’obligation faite au juge de trouver dans le corpus de lois existant un article applicable au cas qui lui est soumis.
3. Silence des médias
Un texte informationnel est dit “silencieux” à propos d’un événement s’il ne le mentionne pas alors qu’il pourrait intéresser son lectorat. Ce silence peut être intentionnel ou stratégique.
À propos d’une information reçue provenant d’une source quelconque :
— Tiens ! Je n’ai rien vu sur X / Le journal n’en parle pas.
3.1 Silence non intentionnel
L’argument du silence des médias dit que telle chose — ce dont on parle, ce dont parle la rumeur —, n’a pas dû se produire puisque les médias n’en parlent pas.
C’est une variante de l’argument du silence classique. Les médias n’étant pas supposés inventer des faits, ils font normalement silence sur les faits qui n’existent pas.
L’argument du silence fonctionne de façon routinière si l’événement est un fait divers ; les médias ne disent rien de l’agression qui a tant ému le voisinage parce qu’il n’y a jamais eu d’agression.
Mais pour savoir que les médias n’en parlent pas, il faut bien en avoir entendu parler. L’information sur la fausse agression apparaît lorsque la rumeur est démentie.
Dans le cas précédent, le silence de la loi correspond à une lacune de la loi. Ici, le silence des médias ne constitue pas une lacune de l’information.
3.2 Silence intentionnel
Mais si le fait est attesté et socialement ou politiquement exploitable, alors on déduit plutôt qu’il constitue une lacune suspecte dans l’information et que ce silence est une manipulation stratégique de l’information.
Les médias sont silencieux sur tel point
— Parce qu’ils sont censurés par leur actionnaire principal ; par le pouvoir en place
— Parce qu’ils sont des partenaires actifs du Système qui ne veut pas qu’on parle de ça ; ils entrent dans le vaste complot qui nous manipule et Satan conduit le bal.
Ce silence relève de la dissimulation, du mensonge par omission. Le silence est alors considéré comme un silence “assourdissant”, l’adjectif soulignant le fait que l’omission est intentionnelle. On entre alors dans le processus des dénégations et des démentis, et de leurs paradoxes.
4. Argument du silence de l’accusé et droit au silence
Appliqué au cas du prévenu interrogé qui refuse de répondre, l’adage courant “qui ne dit mot consent” pousse à interpréter le silence de l’accusé comme un aveu de culpabilité (V. Ignorance).
Cette inférence est bloquée par un principe légal, le droit de se taire, qui « découle du principe de présomption d’innocence », selon lequel c’est l’accusation qui doit prouver la culpabilité. [5]
Il s’ensuit que l’accusé n’a pas à collaborer à la recherche de la vérité, qu’il a le droit de se taire et de ne pas contribuer à sa propre incrimination (Dalloz, Droit de se taire [6])
5. Silence d’un participant ratifié
Dans une interaction argumentative où tous les participants ratifiés ont les mêmes droits à la parole, un participant peut néanmoins persister à garder le silence.
Ce silence pleinement audible par les autres participants peut être sans lien avec la discussion : (J’ai un énorme mal de tête) ou être un acte sémiotique intentionnel
— de rejet de la discussion : J’en ai marre de ces débats
— de réfutation visant la question discutée, V. Tranquillité :
Je n’interviens pas parce que :
— Nous n’avons pas à / je ne veux pas discuter de cela ici, maintenant, avec toi…
— Tout cela est résolu de façon satisfaisante depuis longtemps.
— Mon opinion est faite, et je n’ai pas l’intention de revenir sur ce sujet.
[1] Lat. argument a silentio ou ex silentio, du latin silentio, “silence”. Ang. from silence.
[2] Abbé [Henri Jean-Baptiste] Grégoire, Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs. Préface de R. Badinter. Paris, Stock, 1989, note p. 179.
[3] Je dois cet exemple à Michel Goldberg, qui m’a signalé que le Dictionnaire (2016) reproduisait l’erreur traditionnelle des chameaux et du Coran.
[4] Jean Rychner, Introduction aux Lais de Marie de France, Paris, Champion, 1978, p. X-XI
[5] https://actu.dalloz-etudiant.fr/focus-sur/article/le-droit-de-se-taire-en-droit-penal/h/1bc5e68a0f69dab55c8216f26a7de43d.html (15-10-21).
[6] https://actu.dalloz-etudiant.fr/a-la-une/article/prohibition-du-deni-de-justice-le-juge-ne-peut-echapper-a-levaluation-du-dommage/h/aade02cd02164fc021451a46b67f768b.html (15-10-21)