A fortiori

Argument A FORTIORI

1. Formes de l’argument a fortiori

Lat. a fortiori ratione, “à plus forte raison”. Ratio, “raison”  — Fortis, “fort” (“vaillant…”) au comparatif de supériorité, fortior, “plus fort”.

L’argument a fortiori a deux formes :

(i) “D’autant plus”, du plus grand au plus petit” (a maiori ad minus), qui correspond à l’adage “qui peut le plus peut le moins”. Cette formule permet les inférences “du plus au moins”:

Si quelqu’un peut porter un fardeau de 30 kg, alors il peut (a fortiori, d’autant plus, à plus forte raison) porter un fardeau de 10 kg.
S’il est capable de tuer, il est, à plus forte raison, capable de frapper quelqu’un.

(ii) “D’autant moins”, “du plus petit au plus grand” (a minori ad maius) ; “qui ne peut pas le moins ne peut certainement pas le plus”. Cette forme permet les inférences “du moins au plus”:

Si quelqu’un ne peut pas porter un fardeau de 30 kg, il peut d’autant moins porter un fardeau de 100 kg.
Si l’on n’a pas le droit de frapper, on n’a pas le droit de tuer.

Ce schéma peut être spécifié dans un thème ou dans un domaine discursif. Au topos formel “à plus forte raison”, spécifié dans le genre “discours de consolation”, correspond la forme semi-abstraite :

L’idée selon laquelle la mort devrait épargner les jeunes gens est plus acceptable (plus normale…) que l’idée que la mort devrait épargner les gens âgés ; or vous savez qu’autour de vous bien des jeunes gens sont morts ; acceptez donc la mort.

Cette forme est sous-jacente à l’énoncé “d’autres sont morts bien plus jeunes”, supposé inciter les mourants âgés à la résignation et consoler les vivants de la perte d’un proche âgé.

2. Nature de la gradation

L’application du topos a fortiori présuppose que les faits mis en relation relèvent d’une même catégorie et qu’ils sont positionnés selon une certaine hiérarchie dans cette catégorie : telle forme d’irrespect est plus grave que telle autre, tel sacrifice plus important, etc. La gradation peut s’effectuer en raison de principes très différents.

— Gradation objective : “Il peut à peine aller de son lit à la fenêtre, et tu voudrais qu’il aille se promener dans le parc ?
— Gradation socio-sémantique : “Même les grands-parents font parfois de grosses bêtises, alors les petits enfants …
— Gradation culturelle : se mettre en colère contre ses parents est plus grave que feindre de ne pas les écouter.
— Gradation fondée sur l’autorité de la Bible : le sacrifice Pessah est plus important que le sacrifice Tamid.

La règle a fortiori est un opérateur de raisonnement sur une échelle graduée (ici l’échelle du poids, des violences physique)s. Une  telle catégorie est représentée sous la forme d’une échelle dans la théorie de l’argumentation dans la langue (Ducrot 1973).

Lorsque la gradation fait l’objet d’un consensus, ratifié par le dictionnaire, la déduction argumentative / interprétative est purement sémantique, V. Définition 3).

3. A fortiori dans les échelles à parangon

Certaines de ces échelles sont orientées par un modèle absolu, dit parangon, représentant « ce qu’il y a de plus excellent » (Littré, Parangon) dans la catégorie. Le degré absolu dans la catégorie est établi par l’égalité avec le parangon :

Avare comme Harpagon
Fauché comme les blés

Ces échelles à parangon sont commodes pour rejeter une plainte : “Tu dis que tu as été condamné à tort (que ce qui t’arrive est injuste…), c’est vrai, je te crois. Mais le Christ est l’Innocent par excellence. Or le Christ a accepté une mort injuste. Tu dois donc accepter cette injustice, et la mort qui t’attend.
Le passage suivant contient une argumentation correspondant à ce topos dérivé de a fortiori :

Un épisode de la guerre civile espagnole (1936-1939). Paco, un villageois un peu turbulent, s’est rendu aux « étrangers aux gros pistolets » à la demande de Mosén Millán, un prêtre. Mosén Millán lui a dit qu’il passerait en jugement, mais lui a garanti qu’il aurait la vie sauve. Il s’est rendu, et il va être fusillé avec ses compagnons.

— Pourquoi voulez-vous me tuer ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Nous n’avons tué personne. Dites-leur que je n’ai rien fait. Vous savez bien que je suis innocent, que nous sommes innocents tous les trois.
— Oui, mon fils. Vous êtes tous innocents. Mais qu’est-ce que je peux faire ?
— S’ils veulent me tuer parce que je me suis défendu à Pardinas, bon. Mais les deux autres n’ont rien fait. »
Pedro s’accrochait à la soutane de Mosén Millán, et répétait : « Ils n’ont rien fait, et on va les tuer. Ils n’ont rien fait. » Ému jusqu’aux larmes, Mosén Millán lui dit :
— Parfois, mon fils, Dieu permet la mort d’un innocent. Il l’a permis pour son propre fils, qui était plus innocent que vous trois.
En entendant ces mots, Paco resta paralysé et muet. Le curé ne disait rien non plus.
Ramón J. Sender, Requiém por un campesino español 1960.[3]

2. A fortiori, un topos transculturel

Le topos “à plus forte raison” fournit un exemple particulièrement clair de schème argumentatif-interprétatif transculturel.

2.1 Tradition gréco-latine

On trouve des formulations et des illustrations équivalentes de ce topos tout au long de l’histoire de l’argumentation occidentale. Aucune liste ne l’omet, V. Typologies. Il correspond au topos « du plus et du moins » d’Aristote, qui l’illustre notamment par les exemples suivants :

Si les dieux eux-mêmes ne savent pas tout, a fortiori les hommes.
Qui frappe son père frappe ses voisins, […] parce que les hommes frappent moins leurs pères que leurs voisins. (Rhét., II, 23, 1397b15 ; Chiron, p. 381)

Ce topos “puisqu’il frappe son père, il est bien capable de frapper ses voisins ” est utilisé dans la situation suivante, V. Invention. Quelqu’un a été agressé. Qui est le coupable ? On sait que, dans le voisinage de la victime, quelqu’un a commis des violences sur son père. Le topos fait peser sur lui le soupçon d’être également coupable de violences sur son voisin. Non seulement il a des antécédents violents, mais d’une violence plus grave. Conclusion : il doit être interrogé par la police.

2.2 Tradition musulmane

Dans la tradition légale musulmane, l’argumentation “bi-l-awla” correspond exactement à l’argumentation “à plus forte raison”. Le problème est discuté à partir du verset 24 de la sourate 17 du Coran, traitant du respect que l’enfant doit à ses parents :

Ne leur dis pas “pfff !” (Trad. J. Dichy)

L’interdiction porte sur une forme de réplique minimale, qui permet à l’enfant de rejeter d’un haussement d’épaule les observations de ses parents, c’est-à-dire de “faire fi” de leurs paroles, ou bien de leur obéir à contrecœur, en poussant un soupir d’exaspération. Par le principe a fortiori, l’interdiction est étendue à tous les comportements irrévérencieux : “puisqu’il est interdit même de dire ‘pff !’ à ses parents, il est à plus forte raison interdit de leur répondre impoliment, de se mettre en colère contre eux, de les frapper… ”. Le point d’appui du raisonnement est le point le plus bas dans l’échelle, l’epsilon de l’irrespect. Il n’a pas échappé aux commentateurs que la déduction a fortiori est parfois un cas de déduction sémantique (Khallâf [1942], p. 216).

Dans Le Livre du discours décisif, le philosophe Averroès (Ibn Rushd) s’interroge sur  « la connexion existant entre la Révélation et la philosophie » (A. de Libera, Introduction, p. 10) (1126-1198). Il établit d’abord que dans de nombreux passages « la Révélation nous appelle d’abord à réfléchir sur les étants en faisant usage de la raison » (p. 105, arg. d’autorité), que réfléchir c’est inférer, en faisant usage de l’espèce de syllogisme la plus parfaite que l’on appelle “démonstration” (p. 107). Il conclut (id.) que :

si de l’énoncé divin : « Réfléchissez donc, ô vous qui êtes doués de clairvoyance », le docteur de la Loi peut inférer l’obligation de connaître le syllogisme juridique, il est d’autant plus justiifé que celui qui connaît vraiment Dieu en infère l’obligation de connaître le syllogisme rationnel. (id.)

La science juridique  dépend de la science de Dieu, la seconde est donc d’un ordre plus élevé que la première; donc, s’il y  obligation de connaître la validité du syllogisme juridique, il y a a fortiori (« il est d’autant plus nécessaire)  de connaître la validité du syllogisme rationnel pour ce qui relève de la science divine. ; et pour cela, « le chercheur à venir doit s’appuyer sur le chercheur passé », car,

il serait difficile qu’un seul homme découvrît tout ce qu’il y a besoin de savoir des espèces du syllogisme juridique, Et cela est vrai a fortiori de la connaissance du syllogisme rationnel. (P. 109)  [2]

2.3 Exégèse talmudique

Les règles de l’exégèse talmudique ont été fixées par différents auteurs, depuis Hillel au 1er siècle. La première des treize règles exégétiques de Rabbi Ishmaël est la règle qal va-homer “à plus forte raison” (de la “mineure” (qal) à la “majeure” (homer) (E. C., Hermeneutics). Elle intervient dans le calcul du licite et de l’illicite. Cette règle permet de répondre à des problèmes comme les conditions de célébration du sacrifice de Pâques (Pessah). Il semble que la situation soit la suivante. La Bible demande que Pessah soit offert à Pâques. Par ailleurs, certaines actions sont interdites le jour du Shabbat. Que faut-il faire lorsque Pâques tombe le jour du Shabbat ? Le calcul “à plus forte raison” apporte la réponse : le sacrifice Tamid est offert tous les jours ; il est offert durant le Shabbat. Or Pessah est plus important que Tamid (preuve : si on ne respecte pas Tamid, on n’encourt pas de sanctions ; si on ne respecte pas Pessah, la sanction est grave et explicite). Puisque ne pas célébrer Pessah est plus grave que ne pas célébrer Tamid, puisque Tamid est licite lorsque Pâques tombe le jour du Shabbat, il est donc à plus forte raison licite de procéder au sacrifice Pessah lorsque Pâques tombe le jour du Shabbat.

Le raisonnement peut être exprimé comme un syllogisme rhétorique :

Problème : le sacrifice de Pessah doit être offert à Pâques.
Or certaines actions sont interdites le jour du Shabbat.
Question
: Que devons-nous faire lorsque Pâques coïncide avec Shabbat ?

Données : On sait que 1) Tamid doit être célébré le jour du Shabbat ;
2) “Ne pas célébrer Pessah est plus grave que ne pas célébrer Tamid”.

Argumentation : En vertu du topos des contraires sur (2), on déduit que “célébrer Pessah est plus important que célébrer Tamid”.
Ce qui, combiné avec (1) permet de conclure :

Conclusion : Pessah peut être célébré lorsque Pâques coïncide avec Shabbat.

2.4 Tradition Chinoise

Confucius (551–479), Entretiens [2] :

Zilu demanda comment servir les esprits et les dieux. Le Maître dit : “Vous ne savez pas encore servir les hommes, comment voudriez-vous servir les esprits ? ” L’autre demanda : “Puis-je vous interroger sur la mort ?” Le Maître dit : “Vous ne comprenez pas encore la vie, comment voudriez-vous comprendre la mort ?

Han Fei Tse (280-233), “Les précautions contre les siens” [3] :

« En 655 av. J.-C, à l’instigation d’un bouffon appelé Che, Pouliche-noire, la favorite du duc Hsien de Tsin, réussit, par ses insinuations et ses calomnies, à faire exécuter le prince Chen-cheng » ; Han Fei Tse en tire la conclusion suivante :

Le bouffon Che incita Pouliche-Noire à tuer le prince Chen-cheng pour placer sur le trône Hsi-t’si. Si donc on ne peut faire confiance à des êtres aussi proches et aussi chers qu’un fils ou une épouse, à plus forte raison à des étrangers.

L’argument a fortiori semble donc être un bon candidat à l’universalité, ce qui n’a d’ailleurs rien de surprenant, puisqu’il exprime une règle de fonctionnement des échelles graduées, cf. §1.


[1] [Requiem pour un paysan espagnol] [1953], Barcelone, Destinolibro, 7e éd., 1981, p. 100-101.
[2] [Confucius] Les entretiens de Confucius. Trad. du chinois, présenté et annoté par P. Ryckmans. Préface d’Étiemble. Paris, Gallimard, 1987, XI, 12.
[3] Han Fei Tse ou le Tao du Prince, Présenté et trad. du chinois par J. Levi. Paris, Le Seuil. 1999, p. 164.
[4] Averroes [Ibn Rushd] (1126-1198).  Le Livre du discours décisif [Kitab fasl al-maqal] (vers1179). Introd. par A. de Libera, trad., notes et dossier par M. Geoffroy. Paris, Garnier-Flammarion,1996.