Argumentation AD HOMINEM
L’argumentation ad hominem attaque l’opposant en mettant en évidence ses contradictions.
Dans son acception première, la réfutation ad hominem (lat. homo, “être humain”) repose sur la mise en évidence d’un défaut de cohérence de la part d’une personne, entre ses dires, entre ses dires et ses croyances ou ses comportements.
L’argumentation ad hominem permet au locuteur d’intervenir sur le mode du tiers, sans s’engager sur le fond, en se présentant non pas comme un opposant, mais comme un interlocuteur de bonne volonté qui cherche à comprendre.
L’étiquette ad hominem est couramment utilisée au sens d’attaque personnelle, ad personam, pour désigner différentes formes de dénigrement cherchant à disqualifier l’adversaire sans traiter ses arguments et sans lien avec la question débattue.
1. Ad hominem comme auto-contradiction et inconsistance
Dans la Rhétorique, Aristote définit un lieu réfutatif fondé sur les « incohérences » que l’on peut « extraire des lieux, des dates, des actions ou des discours » (1400a15 ; Chiron p. 397) ; V. Cohérence. La mise en contradiction ad hominem s’applique non seulement aux dires et aux croyances, mais aussi aux comportements et actions de la personne qu’elle vise.
L’argumentation ad hominem est définie, sous ce nom, par Locke ; elle consiste à
presser un homme par les conséquences qui découlent de ses propres principes, ou de ce qu’il accorde lui-même. C’est un argument déjà connu sous le titre d’argument ad hominem.
([1690], p. 573)
Selon cette définition, l’argumentation ad hominem met l’opposant en contradiction. Elle rejoint la réfutation ex concessis.
Locke rejette cette forme d’argumentation comme fallacieuse, dans la mesure où elle se limite à prendre en compte les croyances d’un individu particulier et ne dit rien de la vérité absolue de la thèse en débat. Elle ne produit aucune connaissance substantielle sur le monde, V. Typologies (I).
III. Dès-là qu’un homme m’a fait voir que j’ai tort, il ne s’ensuit pas qu’il ait raison lui-même. (Id. p. 574).
Son effet immédiat est de mettre la personne visée sur la défensive, comme le montre l’usage du verbe “presser” (to press). Cet embarras est un état émotionnel et cognitif typiquement attribué à celui qui se voit opposer une réfutation, V. Doute. Ces sentiments n’ont rien à voir avec les émotions violentes associées à l’attaque personnelle, ad personam, dite en anglais “abusive ad hominem”, (ang. abusive, “grossier, injurieux”).
Leibniz note à propos de cette définition que « l’argument ad hominem a cet effet qu’il montre que l’une ou l’autre assertion est fausse, et que l’adversaire s’est trompé, de quelque manière qu’on le prenne » (Leibniz [1765], p. 437) ; il reconnaît ainsi l’intérêt épistémique de cette forme d’argumentation dans le cadre d’une discussion tendant à clarifier les positions et les connaissances.
2. Mise en contradiction directe des dires
On a une réplique ad hominem dans le cas suivant :
Proposant : — P / Je propose de P
Opposant : — Avant, vous avez dit “ non-P” / vous vous êtes opposé à P
Question : La durée du mandat présidentiel, actuellement de sept ans, doit-elle être ramenée à cinq ans ?
Proposant (ancien président) : Je suis pour une réduction à cinq ans.
Opposant : Mais dans une déclaration antérieure, alors que vous étiez président vous-même, vous avez soutenu que la durée actuelle était nécessaire au bon fonctionnement de nos institutions. Vous devriez clarifier vos positions.
En monologue, la structure de l’argument est celle de l’affichage de la contradiction “Il dit à la fois A et Z, qui ne sont pas compatibles”. Dans les deux cas, le nerf de l’argument repose sur la citation. Le proposant n’a pas forcément dit non P mais plutôt Q que l’opposant paraphrase, reformule ou réinterprète comme non P. Dans le langage ordinaire, la notion de contraire est floue, et la mise en contradiction procède toujours d’un montage par l’opposant des paroles de l’interlocuteur.
La source des dires mis en opposition est variée. La proposition qui est opposée aux dires actuels peut avoir pour source non seulement le discours de l’opposant, ce qu’il a plus ou moins réellement dit avant, mais aussi ce qu’ont dit tous les gens qu’il ne peut pas désavouer, sa famille de co-énonciateurs ou la communauté discursive partie prenante de ce discours : gens de son parti, de sa religion, de son école, etc. Dans ce cas, L’argumentation ad hominem met en cause la cohérence globale du camp de l’adversaire.
Réactions à la réfutation ad hominem sur les dires
La cible de l’argument ad hominem peut choisir d’assumer la contradiction ou de la réfuter ; cette réfutation peut elle-même porter sur le fond ou sur la lettre.
(i) La contradiction est assumée : L’argumentation ad hominem demande une personne sans contradiction. Par une manœuvre classique en théorie des stases, le destinataire peut choisir de revendiquer ce qu’on lui reproche, et faire de la contradiction un système de pensée :
Moi, j’assume mes contradictions. J’aime la pluie et le beau temps.
(ii) La contradiction est résolue par le sacrifice de la première position :
J’ai développé mon système
Les circonstances ont changé, il faut suivre son temps
J’ai changé, l’homme sot est celui qui ne change jamais, vous préférez les psychorigides ?
(iii) La contradiction est résolue par le rejet de la formule rapportée et du montage discursif sur lequel repose la mise en contradiction, V. Reprise.
Vous me faites dire ce que je n’ai jamais dit, vous déformez mes propos.
Le locuteur conteste la nature et le degré de l’incohérence qui lui est attribuée.
3. Mise en contradiction des paroles et des croyances
Dans le cas précédent, l’opposition est directe entre une affirmation présente et une affirmation antérieure. Soit la question d’un retrait de troupes d’intervention envoyées en Syldavie :
L1 : — Devons-nous poursuivre notre intervention en Syldavie ?
L2 : — Non !
Supposons en outre que ce partisan du retrait admette les données A, B, et C :
L1, Objection : — Mais vous admettez que (A) les troupes Syldaves sont mal formées, et (B) que les troubles en Syldavie risquent de s’étendre à toute la région. Vous conviendrez que cette extension menace notre sécurité (C) ; et personne ne nie que nous devions intervenir si notre sécurité est menacée. Donc, vous devez admettre que nous devons rester en Syldavie.
Schématiquement, L1 argumente ex datis à partir de discours tenus par L2, qui affirme que non P, ici “Nous devons mettre fin à notre intervention en Syldavie”. Par ailleurs, d’après L1, il admet également que sont vraies les propositions {A, B, C}, qui, toujours d’après L1, sont plutôt orientées vers P. De ces propositions et de principes de déduction également admis par L2, L1 conclut qu’en fait, L2 devrait plutôt militer pour la poursuite de l’intervention en Syldavie, soit non-(non-P). Toutefois, strictement parlant, il a simplement montré que L2 ne pouvait pas soutenir à la fois {A, B, C} et non-P.
Réactions à la réfutation ad hominem sur les croyances
Ces réactions sont les mêmes que celles qu’on peut opposer à ad hominem sur les dires. Dans la ligne de cet argument, L2 peut renoncer à sa première position, ou bien choisir de rejeter l’objection ad hominem en arguant que les croyances A, B, C ne correspondent pas à sa position réelle ; que A, B, C n’incitent pas nécessairement à l’intervention ; et qu’en tout cas, son analyse de la situation ne se résume pas à ces trois affirmations caricaturales.
Ad hominem fait progresser la discussion: c’est le sens de la remarque de Leibniz citée au §1.
4. Mise en contradiction des paroles avec les prescriptions et les pratiques
La contradiction peut également être relevée entre, d’une part, ce que j’exige des autres, ce que je leur prescris ou ce que je leur interdis, et, d’autre part, ce que je fais moi-même, ce vers quoi tendent mes actes. Il y a contradiction à demander aux autres de ne pas fumer, alors que je fume moi-même. Les actes sont supposés parler plus fort que les mots, et l’injonction faite aux autres est systématiquement invalidée si le locuteur ne s’y plie pas lui-même. Pour être crédible, le conseilleur doit commencer par appliquer ses recettes et recommandations dans sa propre conduite, V. Réflexivité :
le locuteur ne s’y plie pas lui-même. Pour être crédible, le conseilleur doit commencer par appliquer ses recettes et recommandations dans sa propre conduite :
Parmi les gens déguenillés, il en est qui portent de longues robes,
Et qui se vantent d’enseigner, en maîtres, l’art de transmuer les métaux. Pourquoi donc ces gens-là ne font-ils pas un peu d’or pour eux- mêmes ?
C’est que tout leur art consiste à vendre un peu d’eau claire aux hommes crédules.
Les Alchimistes. Six Nouvelles chinoises. [1885]1
Médecin, guéris-toi toi-même !
Vous prétendez apprendre aux autres à argumenter, mais vous êtes incapable d’argumenter vous-même !
Tu milites pour la libération de la femme et à la maison tu ne fais jamais la vaisselle.
Il se prétend conseiller conjugal, et (= mais) il se dispute avec sa femme !
Dans ces deux derniers exemples,, et est oppositif; il a la valeur de mais, V. Connecteurs argumentatifs.
Cette forme d’ad hominem correspond à ce que Bossuet appelle argument a repugnantibus : «Votre conduite ne convient pas avec vos discours » ([1677], p. 140).
Walton parle de circumstantial ad hominem pour décrire ces cas où sont mis en contradiction ce pour quoi milite la personne et ses personal circumstances, c’est-à-dire son comportement, sa situation, sa position personnelle, V. Circonstances. L’argument “Toi aussi !” utilise cette forme d’ad hominem.
La partie d’ad hominem peut se dérouler sur plusieurs coups :
Question : Doit-on interdire la chasse ?
Proposant : — Oui. Les chasseurs tuent des animaux par plaisir !
Opposant : — Et vous, vous mangez bien de la viande ?
On peut prêter au proposant l’argumentation : “On doit interdire, supprimer la chasse. Les chasseurs tuent par plaisir. C’est nul”. L’opposant construit une argumentation ad hominem :
Vous dites que tuer les animaux est mal. Or vous mangez de la viande, ce qui suppose que l’on tue les animaux. Vous condamnez chez les chasseurs ce que vous permettez au boucher. Il y a là une contradiction.
Le proposant peut rétorquer qu’il y a une différence décisive : le chasseur tue par plaisir, le boucher par nécessité ; l’opposant réfute cette réfutation en arguant qu’il n’y a pas nécessité de manger de la viande, alors qu’il y a nécessité à se faire plaisir.
Réactions à la mise en contradiction des paroles avec les prescriptions et les pratiques
Le prêcheur de vertu à qui on fait observer que ses pratiques ne respectent pas ses conseils peut répondre qu’il a une personnalité divisée, que son exemple est en fait une preuve de la nécessité de ses conseils :
Je suis pécheur, il est vrai ;mais c’est du fond de la noirceur qu’on sent le mieux la nécessité de la lumière.
C’est normal, c’est toujours le cordonnier qui est le plus mal chaussé, n’empêche qu’il fait de bonnes chaussures.
Néanmoins, cette forme d’argumentation reste redoutée des prêcheurs, qui doivent d’abord “prêcher d’exemples”. Son interlocuteur répliquera : “Ce que tu dis est sans doute juste et vrai, mais je ne veux pas l’entendre de ta bouche”, V. Exemple.
5. Mise en contradiction des paroles avec les faits
V. Réfutation par les faits. La mise en contradiction des paroles avec les faits actuels peut faire appel au mécanisme de l’ironie.
6. Mise en contradiction des engagements avec les actes
Une forme particulière d’ad hominem met en contradiction ce qui avait été non seulement affirmé, mais promis avec ce qui a été réellement fait, V. Superstition ; Serment.
7. Ad hominem et argumentation sur les croyances des interlocuteurs
Alors que l’argument ad hominem traque les incohérences dans le discours de l’opposant, l’argument sur les croyances du partenaire (ex datis ou ex concessis) exploite positivement le système de croyances de l’interlocuteur ou de l’auditoir
[1] Traduites par le Marquis d’Hervey-Saint-Denis. Bleu de Chine, 1999.