ARGUMENT – CONCLUSION
1. Le mot argument
Le mot argument est utilisé, avec des acceptions différentes, en logique, en grammaire, en littérature et en théorie de l’argumentation.
Logique et mathématiques
Les arguments d’une fonction f sont les variables, x, y, z…, associées à cette fonction, notée
f (x, y, z, …).
Grammaire
La fonction correspond au prédicat. Par exemple, le verbe donner correspond à un prédicat à trois arguments “x donne y à z”. Le nombre d’arguments essentiels définit la valence du verbe. Lorsque des expressions nominales convenablement choisies (respectant les contraintes imposées par le verbe) sont substituées à chacune des variables, on obtient une phrase, exprimant une proposition (vraie ou fausse) : “Pierre donne une pomme à Jean”.
Ce sens d’argument n’a rien à voir avec le sens utilisé en argumentation, où argument est lié à conclusion.
Littérature, Discours
L’argument d’une pièce de théâtre ou d’un roman correspond au schéma, au résumé ou au fil directeur de l’intrigue.
Ces différents sens du mot argument sont morphologiquement isolés, c’est-à-dire que les mots argumenter, argumentation, morphologiquement dérivés d’argument, n’ont pas d’acceptions correspondantes. Dans ces emplois, argument ne s’oppose pas à conclusion, V. Argument : les mots. On a bien affaire à des homonymes.
1. Argument en théorie de l’argumentation
Par synecdoque de la partie pour le tout, argument est souvent pris au sens de “argumentation” : “il faut que le meilleur argument l’emporte”. Le Dictionnaire de l’Académie de 1762 définit argument comme un « raisonnement », c’est-à-dire comme une argumentation, et, secondairement, argumentation comme la « manière de faire des arguments ». Il donne en exemple le syntagme prémonitoire « Traité de l’argumentation » (DAF, Argument ; Argumentation, 20-09-2013) ; un tel titre ne renvoie donc pas à un ouvrage théorique sur l’argumentation, mais à un ouvrage pratique sur l’art d’argumenter.
1.1 Donnée, prémisse
Les termes de prémisse et de donnée sont parfois utilisés au sens de “argument”.
Donnée
Les données sont constituées par un ensemble de faits considérés comme indiscutables (banque de données). Les données ainsi réunies peuvent avoir ou non une orientation argumentative en elles-mêmes ; elles prennent valeur d’argument quand elles sont utilisées dans le cadre d’une question argumentative, où elles sont liées à une conclusion par un schème argumentatif.
Dans les termes de Toulmin, la donnée, “data”, constitue la tête de l’argumentation. Elle devient un argument dans la mesure où elle se combine avec un système “warrant – backing”, parfois implicite. Le terme argument est couramment utilisé pour désigner le “data”.
Prémisse
En logique, on oppose les prémisses du syllogisme à sa conclusion. Les prémisses sont des propositions exprimant des jugements susceptibles d’être vrais ou faux. La conclusion est une proposition distincte des prémisses et dérivée par combinaison des prémisses, sans introduction subreptice d’informations (de jugements) laissés implicites dans le raisonnement, V. Syllogisme.
Certaines conclusions peuvent être tirées par inférence immédiate d’une prémisse isolée. Le syllogisme classique est construit sur deux prémisses. Chacune de ces prémisses ne constitue pas un argument à elle seule, mais une composante d’un argument, construit par la combinaison de deux prémisses, V. Modèle de Toulmin
1.2 Argument – conclusion
Argument et conclusion sont des termes corrélatifs. Le tableau suivant schématise les oppositions couramment utilisées pour exprimer leurs relations.
Lecture du tableau : le tiret doit être remplacé par le mot ou l’expression contenu dans chaque case de la colonne correspondante. Par exemple, la ligne 1 se lit “l’argument est un énoncé consensuel (ou présenté comme tel par l’argumentateur)”, “la conclusion est un énoncé dissensuel, contesté, disputé (ou présenté comme tel par l’argumentateur)”.
L’ARGUMENT EST UN ÉNONCÉ* ——— OU PRÉSENTÉ COMME TEL PAR LE LOCUTEUR (*) ou un passage de longueur indéfinie, à structure complexe |
LA CONCLUSION EST UN ÉNONCÉ* ——— OU PRÉSENTÉ COMME TEL PAR LE LOCUTEUR (*) ou un passage généralement bref, à structure simple |
consensuel | dissensuel, contesté, disputé |
plus plausible que la conclusion | moins plausible que l’argument |
point de départ (de l’argumentation délibérative) point d’arrivée (de l’argumentation justificative) |
point d’arrivée (de l’argumentation délibérative) point de départ (de l’argumentation justificative) |
relevant de la doxa | exprimant un point de vue spécifique |
exprimant une bonne raison | en quête de raison |
sur lequel ne pèse pas de charge de la preuve | supporte la charge de la preuve |
orienté (vers la conclusion) | projection (de l’argument) |
(du point de vue fonctionnel) : qui détermine, légitime la conclusion |
(—) : déterminé, légitimé par l’argument |
(du point de vue dialogal) : qui accompagne la réponse à la question argumentative | (—) : constitue la réponse proprement dite à la question argumentative |
1.3 Argument vrai, vraisemblable, admis
Un énoncé est considéré comme hors de doute, faisant l’objet d’un accord, et susceptible de fonctionner comme argument sur des bases extrêmement diverses.
— Un fait donné pour évident, une généralité factuelle, intellectuelle:
La cire chaude dilate les pores (ce qui rend l’épilation plus facile)
Deux et deux font quatre.
— Une croyance partagée : La divinité a telle structure
— Une norme légale ayant cours dans une communauté : Tu ne tueras pas.
— Une convention, un accord local : soit l’énoncé argument fait l’objet d’un accord explicite, entre les partenaires ; soit on constate qu’il n’est, de fait, pas mis en cause dans l’interaction
(Nous sommes d’accord pour considérer que) la Syldavie ne sortira jamais de la zone euro.
— Une hypothèse, V. Syllogisme hypothétique, Syllogisme § 3.2 ; Expérience de pensée.
D’une façon générale, le locuteur peut utiliser n’importe quel énoncé comme argument, à charge pour lui de le connecter correctement à sa conclusion, et à ses risques et périls de le voir rejeté par l’autre partie.
Dans une interaction fortement argumentative, est argument effectif ce que le Tiers retient comme tel.
1.4 Contestation de l’argument
L’accord des interlocuteurs sur tel énoncé susceptible de servir de support à une conclusion, n’est pas forcément assuré, celui de l’adversaire encore moins. Le choix de ce qui sera retenu pour argument est donc une affaire de stratégie de discours, adoptée en fonction des circonstances.
Si l’argument est contesté, il doit alors être lui-même légitimé. Au cours de cette nouvelle opération, il prend le statut de conclusion devant être soutenue par une série d’arguments, qui sont des sous-arguments par rapport à la conclusion primitive. Sous la pression de l’opposant, l’argumentation simple “argument – conclusion” se voit transformée en argumentation en série (sorite) ; l’épichérème est une argumentation renforcée.
Si l’accord ne se réalise sur aucun énoncé, la régression peut être infinie et la dispute éternelle (Doury, 1997). Les risques associés à de telles situations de désaccord profond ne mettent pas en cause l’utilité de l’argumentation comme instrument permettant de traiter les contradictions individuelles ou sociales, dans la mesure où peuvent intervenir des tiers, ayant autorité et pouvoir de décision. La présence d’un tiers permet de se passer de l’accord entre proposant et opposant.
3. Thèse, conclusion, point de vue, proposition
2.1 Thèse
Dans le Traité de l’argumentation, la conclusion d’une argumentation est appelée thèse (« qu’on présente à [l’]assentiment [des] esprits », Perelman & Olbrechts-Tyteca 1958 p.5), ce qui rapproche de la dialectique. Thèse est un terme philosophique ; les questions traitées par l’argumentation sont « les plus rationnelles qui soient » (id., p.7). Le Traité se maintient à distance de l’argumentation quotidienne ; il ne s’adresse pas aux ignorants, ni à d’autres : « il existe des êtres avec lesquels tout contact peut sembler superflu ou indésirable » (id. p. 15).
2.2 Point de vue
Dans le domaine socio-politique, point de vue a le sens de “opinion”, justifiée éventuellement par des arguments. Les locuteurs peuvent se fixer pour but d’éliminer les différences d’opinions : les expressions “éliminer les différences de *conclusions, de *thèses… » ne sont pas utilisées.
Le concept de point de vue utilisé en argumentation est métaphorique. Le système de référence perceptuel du locuteur est organisé en fonction de son point de vue, c’est-à-dire de sa position spatiale :
De l’autre côté de la haie, j’aperçus un jardinier (le locuteur est sur la route)
De l’autre côté de la haie, on apercevait une route (le locuteur est dans le jardin)
Le concept de point de vue structure l’univers de l’argumentateur face à la réalité selon la métaphore visuelle du spectateur face à un paysage. Cette métaphore n’est pas consistante avec un programme d’élimination des différences de points de vue au profit d’un seul ; un sujet concret a toujours un point de vue, et on peut construire une bonne carte du paysage en multipliant les points de vue.
Une affirmation constitue un point de vue si elle est ramenée à une source ; la vérité absolue a une source universelle, en d’autres termes, elle est indépendante de toute source, V. Subjectivité.
Les points de vue sont comparables ; on peut adopter un meilleur point de vue, on peut changer de point de vue, multiplier les points de vue, on ne peut pas être sans point de vue. Les points de vue sont critiquables, car ils peuvent fonctionner comme des œillères ; ou louables, car ils protègent de l’illusion objectiviste produite par le consensus, ainsi que de la paranoïa du savoir absolu.
Pour éliminer les différences de points de vue, il faudrait éliminer la subjectivité, la pluralité des voix, des valeurs et des intérêts, décontextualiser le discours et ressusciter le sujet absolu hégélien ou le locuteur narrateur omniscient des romans du XIXe siècle. C’est ce que fait le discours scientifique, mais dans la mesure où le discours argumentatif veut traiter des affaires humaines, on ne peut pas lui donner ce langage pour modèle.
2.3 Conclusion, proposition
(i) Les volumes de paroles exprimant respectivement l’argument et la conclusion sont indéterminés. L’argumentation peut être longuement développée, la conclusion peut être exprimée en une phrase. La thèse et les points de vue sont beaucoup plus développés. L’ensemble des conclusions tirées de données peut constituer une théorie complexe, V. Abduction.
(ii) La conclusion argumentative est distincte de la conclusion comme clôture matérielle de l’intervention ou de l’échange. La conclusion argumentative peut être annoncée ou rappelée en divers points du discours, dans son introduction comme dans sa clôture.
(iii) La conclusion argumentative est définie par opposition à l’argument (voir tableau supra). Dans un texte argumentatif monologal, la conclusion est l’affirmation en fonction de laquelle s’organise le discours ; vers laquelle il converge ; dans laquelle se matérialise son orientation, l’intention qui donne son sens au discours. La conclusion est l’ultime résidu que l’on obtient par la condensation de texte.
(iv) La conclusion est plus ou moins détachable des arguments qui la soutiennent. Une fois qu’on a conclu que “Harry est probablement un sujet britannique”, on peut, par défaut, agir en fonction de cette croyance. Mais, dans la mesure où l’affirmation est lestée d’un modal, les conclusions qui en sont dérivées restent toujours révisables.
Le principe “on tire et on oublie” [fire and forget] ne vaut pas en argumentation, c’est-à-dire que la conclusion n’est jamais totalement détachable des bonnes raisons qui la soutiennent.
(v) Un énoncé ou un bref passage D devient une proposition-conclusion dans la configuration dialogale structurée par une question :
(1) L1 dit, ou présuppose que D. D peut exprimer quelque chose d’essentiel ou d’anecdotique pour L1, pour son propos ou pour la conversation en cours.
(2) D il n’est pas ratifié ; l’interlocuteur L2, produit un second tour non préféré.
(3) D est maintenu, réasserté ou reformulé par L1.
(4) D ou sa reformulation est encore rejeté par L2, le désaccord est ratifié.
(5) Apparition des arguments et des contre-arguments.
Le désaccord est manifeste au stade (3). Au stade (4), ce désaccord est ratifié en tant que tel, une stase se forme ; D est maintenant une position, une conclusion tenue par L1. Au stade (5), la stase commence à se développer.
Le stade (1) n’est pas un stade d’ouverture dialectique. L’orateur n’a pas nécessairement l’intention d’ouvrir une discussion sur D. La non-ratification peut avoir lieu à tout moment dans une interaction et peut concerner tout énoncé de premier plan ou de fond, V. Négation ; Désaccord. En d’autres termes, le fait d’être une conclusion n’est pas la propriété d’un énoncé, mais est lié au traitement d’un énoncé dans une configuration interactionnelle.
C’est la réaction du destinataire qui produit une proposition-conclusion à partir d’un texte ou d’un tour de parole. “Être une conclusion” est une propriété relative à un état du dialogue ou de l’interaction. L’énoncé devient pleinement une conclusion lorsqu’il est soutenu par des arguments.
[1] Dans la Rhétorique, Aristote emploie le terme pistis, traduit par “preuve” ou “argument”. Le latin utilise le mot argumentum, “argument, preuve”. En français, le mot argument n’est devenu courant qu’au XXe siècle « avec des applications particulières à la publicité et à la vente » (Rey [1992], Argument).