Argumentation 1 : Un corpus de définitions

Argumentation 1 : UN CORPUS DE DÉFINITIONS

Nous proposons une vingtaine de définitions ou de points de vue définitionnels sur l’argumentation occidentale.

L’étude de l’argumentation en Occident est née en Grèce avec les Sophistes, Socrate et Platon, puis Aristote, V. Logique ; Dialectique ; Rhétorique. Elle fait l’objet de recherches approfondies dans le cadre d’un courant de recherche spécifique, depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale.

— La logique traditionnelle est une théorie de l’argumentation en langue naturelle. Depuis la rupture intervenue à fin du XIXe siècle avec Frege, la logique se définit comme une branche des mathématiques, et non plus comme l’art de penser en langage naturel.

L’étude du raisonnement naturel comme activité langagière et cognitive a été repensée depuis le milieu du XXe siècle dans le cadre de nouvelles “logiques” : Logique substantielle (Toulmin 1958), Logique informelle (Blair & Johnson 1980 ; Johnson 1996) ; Logique naturelle (Grize, 1974, 1982, 1990, 1996).
Ces nouvelles approches prennent acte de la formalisation de la logique et réaffirment la nécessité de reprendre les recherches sur la logique comme “art de penser”, capables de rendre compte du raisonnement ordinaire. Toulmin approche l’argumentation comme raisonnement par défaut. La Logique informelle insiste sur l’échec pédagogique d’un enseignement de la pensée critique fondé sur la logique formelle (Kahane 1971) ; sur la diversité des modes d’inférences ordinaires (ou types d’argumentations), qu’il n’est pas possible de ramener à l’induction et à la déduction ; sur la nécessité de mettre au point de nouvelles méthodes d’étude des fallacies.

— La rhétorique classique est une théorie de l’argumentation adaptée aux exigences de la parole publique. Elle a été redéfinie par Ramus de façon à en exclure la théorie de l’inventio, c’est-à-dire l’argumentation, pour en faire une discipline consacrée au polissage de l’expression langagière, particulièrement aux Belles-Lettres.
Face à la rationalité scientifique, l’existence d’une rationalité spécifique des discours sociaux a été réaffirmée par la Nouvelle rhétorique, et explorée sur la base des acquis de la rhétorique et de la dialectique ancienne (Perelman et Olbrechts-Tyteca ([1958]).

— La dialectique aristotélicienne est une théorie du dialogue argumentatif adaptée à la recherche de la définition essentialiste des termes qui seront mis en œuvre dans le syllogisme.
Elle a été redéfinie par l’intégration des théories de la pragmatique et des actes de langage, et élargie pour devenir un puissant instrument critique dans le cadre de la Pragma-dialectique et de la Logique informelle.

— Une nouvelle vision de l’argumentation en tant qu’orientation des énoncés vers une certaine conclusion été développée par la théorie sémantique de l’Argumentation dans la langue (Anscombre 1995b ; Anscombre & Ducrot 1983, 1986 ; Ducrot 1972, 1973, 1988, 1995 ; Ducrot et al. 1980).

— La Logique naturelle de Grize définit l’argumentation par l’étude des processus cognitifs à l’œuvre dans la parole ordinaire. Elle généralise l’argumentativité à toute activité de parole définie comme une schématisation de la réalité (Grize, op. cit. ; Borel Grize Miéville et al., 1983 ; Vignaux, 1976).

Il en résulte que les perspectives logiques, rhétoriques et dialectiques sont maintenant omniprésentes dans les études et les programmes d’enseignement contemporains sur l’argumentation (van Eemeren & Houtlosser 2002 ; Boyer & Vignaux 1995). Les liens entre rhétorique, linguistique du texte et analyse du discours ont été reconnus et réarticulés.
Les résultats spectaculaires obtenus dans l’analyse des interactions ont ouvert à l’argumentation l’immense domaine des interactions conversationnelles quotidiennes, interactions de travail, interactions de service, en tant que domaine d’investigation spécifique, où les participants ont à cogérer leurs visions du monde et leurs relations à autrui.

Ce foisonnement des études d’argumentation s’incarne dans différentes visions et définitions de ce que sont les concepts clés, les objets prototypiques, les méthodes et les objectifs de l’étude de l’argumentation. Compte tenu de cette diversité et des divergences, apparentes ou réelles, entre ces perspectives, il pourrait être tentant de rechercher une définition synthétique, qui, sans être anodine, rétablirait l’ordre, l’unité, la simplicité et le consensus. L’expérience montre toutefois que les nouvelles définitions s’ajoutent aux anciennes sans les remplacer, aggravant ainsi le problème qu’elles auraient voulu résoudre.

Le champ des études sur l’argumentation ne se développe pas dans le style hypothético-déductif, en partant d’une maîtresse définition dont il suffirait de tirer les conséquences. Les études d’argumentation se développent à partir d’un corpus de définitions du concept d’argumentation, qui présentent des traits communs et des différences caractéristiques. Ce corpus est regroupé autour de pôles constitués par des définitions remarquables.

Ce qui suit propose un ensemble de définitions fondamentales de l’argumentation. L’entrée Argumentation 2 : Carrefours et positions tente une sorte de cartographie des options théoriques ouvertes dans le domaine des études d’argumentation.

1. L’argumentation rhétorique et la persuasion

La rhétorique argumentative ancienne est définie par sa visée persuasive.

Socrate, “l’art de guider les âmes

Socrate définit la rhétorique comme une entreprise de persuasion sociale par le discours ; il partage cette définition avec ses adversaires, notamment Gorgias :

Gorgias — Je parle du pouvoir de convaincre grâce aux discours, les juges au tribunal, les membres du Conseil au Conseil de la Cité, et l’ensemble des citoyens à l’assemblée, bref du pouvoir de convaincre dans n’importe quelle réunion de citoyens.
Platon, Gorgias, 452d ; p. 135

Socrate — L’art de la rhétorique n’est-il pas “l’art d’avoir de l’influence sur les âmes” par le moyen de discours prononcés non seulement dans les tribunaux et dans toutes les autres assemblées publiques, mais aussi dans les réunions privées ?
Platon, Phèdre, 261a ; p. 143-144

Socrate condamne le discours rhétorique de persuasion, comme mensonge, illusion, manipulation. Il lui oppose le discours philosophique de recherche de la vérité. La rhétorique n’est qu’une « contrefaçon d’une partie de la politique » (Gorgias, 463d ; p. 159), la politique étant pour Socrate « l’art qui s’occupe de l’âme » (id., 464b ; p. 161). V. Vrai vs. Probable – Vraisemblable

Aristote, “discerner le potentiellement persuasif

Aristote voit dans la rhétorique argumentative « le pendant de la dialectique » (Rhét., i, 1, 1354a1 ; Chiron, p. 113), et la définit comme une science empirique, orientée vers l’étude du particulier :

Posons que le rhétorique est la capacité de discerner dans chaque cas ce qui est potentiellement persuasif. (Rhét., I, 2, 1355b26 ; trad. Chiron, p. 124)

Dans la grande architecture aristotélicienne, la rhétorique s’articule à la dialectique et à la syllogistique.

Cicéron, “persuader

Cicéron reprend cette orientation vers la persuasion (V. aussi infra §2) :

Cicéron fils : — Qu’est-ce qu’un argument ?
Cicéron père : — Une raison plausible inventée pour convaincre.
Cicéron, Div., ii, 5 ; p. 3

Crassus : — J’ai appris que le premier devoir de l’orateur est de s’appliquer à persuader. (Cicéron, De l’or., I, XXXI, 138 ; p. 51)

Perelman et Olbrechts-Tyteca, “provoquer ou accroître l’adhésion des esprits

L’objet de [la théorie de l’argumentation] est l’étude des techniques discursives permettant de provoquer ou d’accroître l’adhésion des esprits aux thèses qu’on présente à leur assentiment. (Perelman & Olbrechts-Tyteca [1958], p. 5).

— En mettant au premier plan les « techniques discursives » et « l’adhésion des esprits », la définition de Perelman & Olbrechts-Tyteca donne à la théorie de l’argumentation les mêmes fondements que ceux de la rhétorique argumentative aristotélicienne, les topoï et la persuasion. Cette théorie réinjecte ainsi le trésor des réflexions classiques dans la réflexion contemporaine sur l’argumentation.
— L’argumentation a pour objet l’étude d’une certaine classe de techniques discursives, mais le Traité ne donne pas d’analyse linguistique ou textuelle de ces techniques.
Thèse, esprit, présentation, adhésion, assentiment, techniques discursives : cette définition articule les concepts de base de ce qui constitue la conception argumentative de la vie politique dans les sociétés démocratiques modernes.

2. Toulmin, la « logique substantielle »

Toulmin définit le passage argumentatif par sa structure : un locuteur avance une thèse ou conclusion (Claim) en l’appuyant sur une donnée (Data) et sur des règles garantissant l’inférence (Backing, Warrant). La conclusion est réfutable sous certaines conditions (Modal, Rebuttal).
Toulmin ne fait aucune référence à la rhétorique argumentative. Mais, comme l’a immédiatement souligné Bird (1961), son schéma repose sur la notion de topos, fondamentale pour la théorie ancienne de l’argumentation.

Cette approche est parfaitement conciliable avec les définitions classiques de l’argumentation comme instrument permettant de réduire l’incertitude :

Cicéron père : — L’argumentation est la manière de développer les arguments ; […] elle part de propositions non douteuses ou vraisemblables, et en tire ce qui, considéré seul, paraît douteux ou moins vraisemblable. (Cicéron, Div., XIII, 46 ; p. 19)

3. Grize, la « logique naturelle »

Telle que je l’entends, l’argumentation considère l’interlocuteur, non comme un objet à manipuler, mais comme un alter ego auquel il s’agira de faire partager sa vision. Agir sur lui, c’est chercher à modifier les diverses représentations qu’on lui prête, en mettant en évidence certains aspects des choses, en en occultant d’autres, en en proposant de nouvelles, et tout cela à l’aide d’une schématisation appropriée.
Grize 1990, p. 40

Cette généralisation de l’argumentation comme schématisation d’objets de discours rend la notion coextensive à celle d’énonciation :

Argumenter cela revient à énoncer certaines propositions qu’on choisit de composer entre elles. Réciproquement, énoncer, cela revient à argumenter, du simple fait qu’on choisit de dire et d’avancer certains sens plutôt que d’autres. (Vignaux 1981, p. 91)

4. Quintilien, bien dire et dire le bien

Cette vision du dire comme essentiellement argumentatif peut également être rapprochée de celle que Quintilien donne du bien dire, comme essence de la rhétorique :

La définition qui conviendra parfaitement à la substance de la rhétorique, c’est “la science de bien dire”.

Cette formule célèbre est souvent citée en latin « Rhetoricem esse bene dicendi scientiam » (Quintilien, I. O., ii, 15, 34 ; p. 84). La définition généralise potentiellement la rhétorique à toutes les formes de dire ; elle est complémentaire de la définition de l’orateur “homme de bien habile à parler”. La rhétorique devient une technique normative d’une parole, garantie par la qualité de la personne qui l’utilise, V. Éthos.

5. Rhétorique à Herennius : la stase argumentative

La contradiction portée par une partie à une autre partie, devant un tribunal, produit une stase, ou état de cause, ouvrant une situation argumentative :

L’état de cause est défini à la fois par le point essentiel de la riposte du défenseur et par l’accusation portée par l’adversaire. (À Her., i, 18 ; p. 17)

La stase définit ce sur quoi doit porter la discussion ; l’argumentation est l’instrument discursif grâce auquel la stase est traitée, avant d’être tranchée par le juge.

6. Anscombre & Ducrot, « l’argumentation dans la langue »

Un locuteur fait une argumentation quand il présente un énoncé E1 (ou un ensemble d’énoncés) comme destinés à en faire admettre un autre (ou un ensemble d’autres) E2. Notre thèse est qu’il y a dans la langue des contraintes régissant cette présentation. Pour qu’un énoncé E1 puisse être donné comme argument en faveur d’un énoncé E2, il ne suffit pas en effet que E1 donne des raisons d’acquiescer à E2. La structure linguistique de E1 doit de plus satisfaire à certaines conditions pour qu’il soit apte à constituer, dans un discours, un argument pour E2. (Anscombre & Ducrot 1983, p. 8 ; je souligne)

Cette approche amène à une redéfinition de la notion de topos, comme lien sémantique entre deux prédicats. En situant l’argumentation au niveau des contraintes caractérisant la sémantique de l’énoncé, Anscombre et Ducrot procèdent à une généralisation de la notion d’argumentation non plus sur la base de l’activité de discours, comme le fait Grize, mais comme un fait de langue, V. Morphème argumentatif; Orientation ; Échelle argumentative ; Connecteur argumentatif.

7. Schiffrin, l’argumentation “entre monologue et dialogue”

L’argumentation est un mode de discours ni purement monologique ni purement dialogique [neither purely monologic nor dialogic]. (Schiffrin 1987, p. 17)

Je définis l’argumentation comme un discours par lequel les locuteurs défendent des positions discutables [disputable positions] (Schiffrin 1987, p. 17 ; p. 18).

L’œuvre de Schiffrin n’est pas fondamentalement consacrée à l’argumentation, mais cette définition rapide exprime parfaitement le caractère mixte, énonciatif et interactionnel, de l’activité argumentative.

8. van Eemeren, « la nouvelle dialectique »

L’argumentation est une activité verbale et sociale, ayant pour but de renforcer ou d’affaiblir l’acceptabilité d’un point de vue controversé auprès d’un auditeur ou d’un lecteur, en avançant une constellation de propositions destinées à justifier (ou à réfuter) ce point de vue devant un juge rationnel. (van Eemeren et al. 1996, p. 5)

Cette définition très complète synthétise les positions rhétoriques et dialectiques. Elle déplace la position du juge de l’institutionnel empirique au rationnel normatif, V. Normes ; Évaluation du syllogisme Évaluation de l’argumentation. Elle fonde un ensemble d’études qui portent sur tous les aspects de la théorie de l’argumentation (van Eemeren & Grootendorst 1984, 1992, 2004).

9. Blair, Johnson, Walton, Woods et la logique informelle

La logique informelle, développée depuis le début des années 1970, part du constat de l’échec de la logique formelle à rendre compte des processus d’argumentation quotidiens, en langue ordinaire.  (Kahane 1971). La définition suivante (que nous avons mise en italiques) est souvent citée; elle est accompagnée d’une réserve remarquable sur le fait que, loin d’être un préalable indispensable, une définition peut être une véritable entrave à la réflexion et au développement d’une discipline :

Dans le passé, nous avons résisté aux demandes de définition de la logique informelle. Nous n’avions aucune définition à offrir et, en essayant de sortir de l’emprise puissante de la conception dominante de la logique, nous avons ressenti le besoin d’essayer de forger de nouvelles façons de penser sans être entravés par un engagement prématuré aux restrictions d’une définition [without being fettered by a premature commitment to the strictures of a definition]. Nous sommes maintenant plus confiants sur nos orientations théoriques, et, même si nous hésitons à appeler ce qui suit une définition, c’est néanmoins une caractérisation plus précise que celles que nous avons pu avancer précédemment.
La logique informelle désigne cette branche de la logique dont la tâche est de développer des normes non formelles, des critères, des procédures pour l’analyse, l’interprétation, l’évaluation, la critique et la construction de l’argumentation dans le discours quotidien.
Johnson, Blair, 1987, p. 148.

10. Autres définitions

Amossy ([2000]) « [reformule en l’élargissant] la définition de Perelman ». L’argumentation est constituée par :

Les moyens verbaux qu’une instance de locution met en œuvre pour agir sur son allocutaire en tentant de le faire adhérer à une thèse, de modifier ou de renforcer les représentations et les opinions qu’elle leur prête, ou simplement d’orienter leurs façons de voir ou de susciter un questionnement sur un problème donné. (P. 37)

Doury (2003) définit l’argumentation comme

Un mode de construction du discours visant à le rendre plus résistant à la contestation. (P. 13)

Plantin (2005) définit la situation argumentative par :

Le développement et la confrontation de points de vue en contradiction en réponse à une même question. Dans une telle situation, ont valeur argumentative tous les éléments sémiotiques articulés autour de cette question. (P. 53)

Pour Danblon (2005),

Argumenter consiste à avancer une raison en vue de conduire un auditoire à adopter une conclusion à laquelle il n’adhère pas au départ. (P. 13)

Pour Angenot (2008),

Les humains argumentent et débattent, ils échangent des raisons pour deux motifs immédiats, logiquement antérieurs à l’espoir raisonnable, mince ou nul, de persuader leur interlocuteur : ils argumentent pour se justifier, pour se procurer face au monde une justification […] inséparable d’un avoir-raison, et ils argumentent pour se situer par rapport aux raisons des autres en testant la cohérence et la force qu’ils imputent à leurs positions, pour se positionner […], pour soutenir ces positions et se mettre en position de résister. (P. 441).

Pour Breton (1996), le champ de l’argumentation est circonscrit par « trois éléments essentiels»:

Argumenter, c’est d’abord communiquer […] ; argumenter n’est pas convaincre à tout prix […] ; argumenter, c’est raisonner, proposer une opinion à d’autres en leur donnant de bonnes raisons d’y adhérer. (P. 15-16).

Dufour (2008) définit l’argumentation comme

Un ensemble de propositions dont certaines sont censées être justifiées par les autres. (P. 23)

11. Orientations générales suivies par ce Dictionnaire

Dans le but de présenter de façon synthétique le champ de l’argumentation, ce dictionnaire se conforme, autant que possible, aux orientations suivantes autours desquelles on peut articuler les traits définitionnels mis en évidence dans les définitions majeures précédentes.

L’argumentation est l’ensemble des activités sémiotiques, verbales et non verbales, produites dans une situation argumentative.

Une situation argumentative est une situation discursive organisée par une question argumentative.

Une question argumentative est une question à laquelle des locuteurs (les argumentateurs) donnent des réponses sensées, raisonnables, mais incompatibles.

Ces réponses expriment les conclusions (les points de vue) des argumentateurs sur la question.

Les éléments du discours et du contre-discours étayant ces réponses-conclusions ont le statut d’argument pour leurs conclusions respectives, V. Stase ; Question argumentative.

Trois rôles spécifiques s’articulent dans une telle situation, les rôles de Proposant, d’Opposant et de Tiers

Les situations argumentatives connaissent différents degrés et types d’argumentativité, selon les modes de relation établis entre discours au contre-discours et les paramètres interactionnels et institutionnels cadrant la situation de discours.