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Vertige

  • Lat. arg. ad vertiginem, du lat. vertigo “mouvement de rotation, vertige”.

L’argument du vertige ou de la régression infinie est défini par Leibniz en relation avec sa discussion de l’argument sur l’ignorance (ad ignorantiam) de Locke :

On pourrait encore apporter d’autres arguments dont on se sert, par exemple celui qu’on pourrait appeler ad vertiginem, lorsqu’on raisonne ainsi : “Si cette preuve n’est point reçue, nous n’avons aucun moyen de parvenir à la certitude sur le point dont il s’agit”, et qu’on prend pour une absurdité. Cet argument est bon en certains cas, comme si quelqu’un voulait nier les vérités primitives et immédiates, par exemple que rien ne peut être et n’être pas en même temps, ou que nous existons nous-mêmes, car s’il avait raison, il n’y aurait aucun moyen de connaître quoi que ce soit. (Leibniz [1765], Livre IV, p. 511)

L’argumentation a la forme d’une argumentation par les conséquences dites absurdes parce que dramatiques, V.  Pathétique ; Ignorance. Il s’agit des premiers principes de la connaissance, comme le principe de contradiction, que toute personne doit admettre sous peine de ne pouvoir rien dire. On a donc affaire à une forme d’argument sur les limites mêmes de notre possibilité de savoir. À la différence de l’argument par l’ignorance, l’argument ad vertiginem serait donc valide dans la mesure où l’impossibilité sur laquelle il se fonde n’est pas une impossibilité subjective, liée à telle ou telle personne ou groupe, mais une impossibilité objective et rationnelle concernant l’humanité en tant que telle.

Leibniz ajoute à cela un développement intéressant les preuves convenant « à nos doctrines reçues et à nos pratiques » :

Mais quand on s’est fait certains principes et quand on les veut soutenir, parce qu’autrement tout le système de quelque doctrine reçue tomberait, l’argument n’est point décisif ; car il faut distinguer entre ce qui est nécessaire pour soutenir nos connaissances, et entre ce qui sert de fondement à nos doctrines reçues et à nos pratiques. On s’est servi quelquefois chez les jurisconsultes d’un raisonnement approchant pour justifier la condamnation ou la torture des prétendus sorciers sur la déposition d’autres accusés du même crime ; car on disait : si cet argument tombe, comment les convaincrons-nous ? Et quelquefois en matière criminelle certains auteurs prétendent que dans les faits ou la conviction est plus difficile, des preuves plus légères peuvent passer pour suffisantes. Mais ce n’est pas une raison. Cela prouve seulement qu’il faut employer plus de soin, et non pas qu’on doit croire plus légèrement, excepté dans les crimes extrêmement dangereux, comme, par exemple, en matière de haute trahison où cette considération est de poids, non pas pour condamner un homme, mais pour l’empêcher de nuire ; de sorte qu’il peut y avoir un milieu, non pas entre coupable et non coupable, mais entre la condamnation et le renvoi dans les jugements où la loi et la coutume l’admettent. (Ibid. p. 511-512).

Leibniz distingue entre les situations épistémiques où notre pouvoir de connaître est en jeu, « ce qui est nécessaire pour maintenir nos connaissances », et les situations sociales traitant des affaires humaines et de l’idéologie, qui « [servent] de fondement à nos doctrines reçues et à nos pratiques ». Le raisonnement démonstratif ne pouvant s’appliquer dans ce dernier cas, le « raisonnement probable » doit y être réhabilité faute de mieux. Mais devoir se contenter de preuves plus faible (comme le témoignage) dans le domaine pénal implique qu’une personne peut être condamnée sur la base de preuves insuffisantes, ce que Leibniz juge indésirable. Ainsi, dans une manœuvre intéressante, il propose de rééquilibrer la faiblesse des preuves motivant la condamnation en adoucissant la condamnation elle-même.

Verbiage

La Logique de Port-Royal stigmatise la technique de l’invention comme stimulant la « mauvaise fertilité des pensées communes » (Arnauld et Nicole [1662], p. 235), V. Rhétorique. La même critique est adressée aux techniques de l’elocutio qui, en stimulant et vantant l’abondance des mots produisent un discours verbeux et redondant, V. Inutilité.

Parmi les causes qui nous conduisent à l’erreur par un faux éclat nous empêchant de la reconnaître, il faut mentionner une certaine éloquence grandiose et pompeuse. […] Car il est merveilleux de voir avec quelle douceur un faux raisonnement s’insinue par période qui flatte notre oreille, ou par une figure surprenante dont la contemplation nous charme. (Ibid., p. 279)

On reconnaît le discours “contre le langage orné”, V. Ornement et argument. Selon Cicéron, l’abondance de mot, copia verborum, définit l’éloquence. Le rejet de l’éloquence renommée verbiage, est un point clé de l’opposition de la logique à la rhétorique.

La fallacie de verbiage est une sorte de méta-fallacie, la mère de toutes les fallacies car elle fait passer toutes les autres. D’après Whately :

Une très longue discussion est l’un des masques les plus efficaces des fallacies ; […] une fallacie, qui, affirmée sans voile […] ne tromperait pas un enfant peut tromper la moitié du monde si elle est délayée dans un gros in-quarto (Elements of Logic [1844], p. 171). (Cité par Mackie (1967, p. 179).

Le verbiage n’a rien à voir avec la nécessaire accumulation des faits dans l’induction, comme dans toute vision empirique et positive de la science.


 

Valeur

Le terme valeur renvoie à :

— La valeur de vérité d’une proposition, v. Présupposition.
— La valeur d’une argumentation ou d’un argument, v. Évaluation ; Normes ; Force.
— La question des valeurs et des jugements de valeur, qui fait l’objet de cette entrée.

1. Les valeurs comme domaine spécifique

La tradition philosophique considère que les questions « sur le bien, les fins, le juste, le nécessaire, le vertueux, le vrai, le jugement moral, le jugement esthétique, le beau, le vrai, le valide » (Frankena 1967 : Value and Valuation) relèvent de domaines séparés (morale, droit, esthétique, logique, économie, politique, épistémologie).
Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle qu’elles ont été repensées dans le cadre d’une théorie générale des valeurs, de lointaine ascendance platonicienne. De là, « cette ample discussion sur la valeur, les valeurs, les jugements de valeur s’est ensuite répandue jusqu’en psychologie, dans les sciences sociales, les humanités et même dans le discours ordinaire » (ibid.).

La notion de valeur a été introduite dans le domaine de l’argumentation par la Nouvelle Rhétorique de Perelman & Olbrechts-Tyteca [1958], dans la filiation philosophique de Dupréel (1939) (Dominicy s. d.).
Elle est également au centre des travaux de Carl Wellman (1971) sur le raisonnement conductif.

2. La découverte de la problématique des valeurs par la Nouvelle Rhétorique

La question des valeurs est non seulement à l’origine du développement de la nouvelle rhétorique, mais elle en constitue le fondement permanent, comme le montre le chapitre introductif de la Logique juridique (1979) intitulé « La nouvelle rhétorique et les valeurs ».

Perelman présente sa découverte de la théorie de l’argumentation comme le dépassement d’un programme de recherche sur une « logique des jugements de valeur » (1979, § 50, p. 101 ; 1980, p. 457). Cette recherche l’a conduit aux constats suivants :

— « Il n’y a pas de logique des jugements de valeur » (ibid.) qui permettrait leur organisation rationnelle, conclusion qui est dite « inattendue » (ibid.).
— Contrairement au projet de la philosophie classique, il est impossible de construire une ontologie qui permettrait un calcul des valeurs réglant leur hiérarchisation.
— Le traitement des valeurs par le positivisme logique  aboutit à une impasse. Il maintient une coupure entre les valeurs et les faits dont elles ne peuvent être dérivées. Cette coupure  a pour conséquence de rejeter dans l’irrationnel tout recours aux valeurs ; or les valeurs sont au fondement du raisonnement pratique, aboutissant à la prise de décision. En particulier, selon la vision positiviste, le droit devrait être considéré comme irrationnel puisqu’il repose sur des affirmations de valeurs. Cette conclusion est unanimement considérée comme absurde et inacceptable.

À la recherche d’autres méthodes capables de rendre compte de l’aspect rationnel du recours aux valeurs, Perelman les découvre dans la Rhétorique et les Topiques d’Aristote, qui lui fournissent les instruments permettant une étude empirique de la manière dont les individus justifient leurs choix raisonnables. Il a ainsi été amené à redéfinir son objectif théorique non plus comme une logique mais comme une (nouvelle) rhétorique (ibid.).

3. Les valeurs dans la Nouvelle Rhétorique

La NR s’articule autour de deux questions concernant les valeurs.
— La première est d’origine logique. Elle concerne les jugements de valeur, portés sur un être ou d’une situation concrète.
— La deuxième est d’origine philosophique. Elle concerne les valeurs substantielles telles que le vrai, le beau et le bien, qui sont les plus générales de toutes les valeurs.

La NR définit les valeurs par les distinctions suivantes.

3.1 L’opposition valeur / fait, jugement de valeur / jugement de réalité

3.1.1 Les bases de l’opposition selon le TA

—  Les faits sont nécessaires et contraignent l’esprit, alors que les valeurs demandent une adhésion de l’esprit.
Mais en pratique, les jugements de valeurs et les jugements de réalité sont difficiles à distinguer. Des considérations contextuelles peuvent être nécessaires pour caractériser un jugement comme un jugement de valeur : “c’est une voiture” peut être un jugement de fait ou un jugement de valeur ; “c’est une vraie voiture” est seulement un jugement de valeur (voir Dominicy, n. d., p. 14-17).

Les jugements de valeur ne peuvent être ni dérivés de, ni opposés aux jugements de réalité. Valeurs et faits vivent dans des mondes distincts.

— En science, si deux jugements de vérité sur une même réalité sont contradictoires, l’un d’eux est nécessairement faux (principe du tiers exclu). Mais deux jugements de valeur contradictoires sur un même objet “ceci est beau ! vs ceci est laid !”, peuvent tous deux être justifiés (mais pas d’une même voix), indépendamment de tout appel à la réalité.

— Les contradictions légitimes entre jugements de valeur ne peuvent être résolues  en éliminant une des valeurs en conflit, comme on élimine une proposition fausse. On peut seulement, hiérarchiser les valeurs (ibid., p. 107).

Le Traité conclut en maintenant « à titre précaire », et pour des auditoires particuliers, l’opposition entre jugement de fait et jugement de valeur (p. 680)

La dichotomie fait / valeur est au fondement de la de la construction argumentative perelmanienne. Elle absolutise l’écart entre  le raisonnable des pratiques courantes et du droit, et le rationnel  de la logique et des sciences, consacrant ainsi  le fossé entre “les deux cultures”, celle des faits (sciences) et celle des valeurs (humanités), V. Démonstration ; Preuve.

3.1.2 Faits et valeurs : Deux types « d’objets d’accord » de l’argumentation ?

Les accords dans le Traité

Pour Perelman, le fonctionnement comme argument des affirmations de valeur comme des affirmations de réalité et de vérité présuppose laccord des participants. L’ensemble de ces « accords préalables » à l’argumentation proprement dite crée une atmosphère de « communion » (p. 74) permettant le développement de la situation argumentative-rhétorique proprement dite.

Toujours selon le Traité, l’argumentation peut se fonder sur deux classes d‘objets, un objet étant défini comme tout ce sur quoi on peut être ou non d’accord:

Nous nous demanderons quels sont les objets d’accord qui jouent un rôle différent dans le processus argumentatif. Nous croyons qu’il sera utile, à ce point de vue, de grouper ces objets en deux catégories, l’une relative au réel, qui comporterait les faits, les vérités et les présomptions, l’autre relative au préférable, qui contiendrait les valeurs, les hiérarchies et les lieux du préférable (Id., p. 88 ; souligné dans le texte).

Le Traité dit encore que

La notion de “fait” et caractérisée uniquement par l’idée que l’on a d’un certain genre d’accords au sujet de certaines données, celles qui se réfèrent à une réalité objective. (Id. p. 89)

Les faits se définiraient par un accord sur les données objectives, et les valeurs se définiraient par un accord sur quelque chose qui ne relève pas de la réalité objective : on a le sentiment que la notion d’accord efface la distinction fait / valeur.
On retient que, pour les nécessités de l’argumentation et de la communication, l’accord peut se réaliser sur les faits comme sur les valeurs, ce qui leur permet d’être utilisés comme arguments.

L’accord est-il un prérequis de l’argumentation ?

L’argumentation fonctionne aussi bien en régime de désaccord qu’en régime d’accord.
Les participants peuvent être en désaccord sur les faits comme sur les valeurs. Comme les valeurs, les faits ne s’imposent pas à l’esprit, mais doivent faire l’objet d’une adhésion.

Dans une situation argumentative concrète, l’accord des participants n’est pas plus acquis ou requis qu’il s’agisse de faits ou de valeurs, et l’absence d’accord ne fait nullement obstacle à leur utilisation argumentative. A fortiori, dans une situation argumentative où se développe un désaccord profond, les discours des uns et des autres prennent appui sur des valeurs radicalement incompatibles et des faits contestés par l’autre partie. Faits et valeurs doivent alors être négociés par les parties et composées par le médiateur. C’est dans ces processus d’ajustement que l’argumentation prend toute sa raison d’être.

Le rôle des tiers (juge, électeur, médiateur, votant) devient alors essentiel pour trancher les conflits de valeurs et de réalité, toujours en référence à un cas particulier.

3.1.3 Statut de l’épidictique

Selon Perelman, le processus d’acquisition des valeurs est différent du processus d’acquisition de la vérité. Les valeurs sont acquises en particulier à travers l’éducation et le langage, et elles font l’objet de renforcement spécifique à travers le genre épidictique.
Les genres délibératif et judiciaire sont des genres argumentatifs, visant à la prise de décision collective en situation de conflits de positions. Selon Perelman, le genre épidictique a un statut tout différent, il n’admet pas la contradiction ; son objet est le renforcement de l’adhésion aux valeurs du groupe afin de déclencher l’action, V. Émotion :

sans lesquelles les discours visant à l’action ne pourraient trouver de levier pour émouvoir et mouvoir leurs auditeurs (1977, p. 33).

Alors qu’il insiste sur les contradictions irréductibles qui règnent dans le domaine des valeurs, Perelman soustrait ainsi les valeurs à la contradiction sociale effective en faisant de l’épidictique un genre par nature unanimiste.
Le genre épidictique peut exclure le blâme et se restreindre à l’éloge, par des conventions littéraires et sociales alignant l’hommage rendus aux femmes et aux hommes vivants et morts sur l’hagiographie des saints. Ces conventions ne sont pas différentes de celles qui veulent qu’un groupe dresse des statues à ses héros et ses saints et pas à canailles et à ses démons.
C’est le cadre social des discours d’hommage et de vénération qui, le cas échéant, exclut le blâme, et non pas la nature des choses. L’avocat du diable a toujours un rôle  à jouer, même dans les dossiers de canonisation. Si l’éloge des défunts est unanime, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas d’opposant ou que les opposants n’ont rien à dire, mais parce que, par convention de deuil, ils se taisent. L’éloge épidictique de la vertu cesse d’être unanime dès qu’on lui donne un contenu précis.

Pris hors de cette pratique conventionnelle, l’épidictique se définit pas deux actes de langages symétriques, l’éloge et le blâme. Ces actes définissent moins un genre qu’une position (footing) qui peut être prise aussi bien dans le discours politique que dans le discours judiciaire.

3.2 Schèmes argumentatifs et « lieux des valeurs » : Deux types de règles ?

3.2.1 Valeur et lieux  vs Faits et schèmes ?

Selon le Traité, à l’opposition des valeurs et des faits correspond l’opposition des principes argumentatifs qui les régissent. Les valeurs sont régies par les lieux (loci, topoi)

Quand il s’agit de fonder des valeurs ou des hiérarchies ou renforcer l’intensité de l’adhésion qu’elles suscitent, on peut les rattacher à d’autres valeurs ou à d’autres hiérarchies pour les consolider, mais on peut aussi avoir recours à des prémisses d’ordre très général, que nous qualifierons du nom de lieux, les [tópoi] d’où dérivent les Topiques, ou traités consacrés au raisonnement dialectique. (p. 112)

Le Traité est formel sur ce point :

Nous n’appellerons lieux que des prémisses d’ordre général permettant de fonder des valeurs et des hiérarchies, et qu’Aristote étudie parmi les lieux de l’accident (p. 113)

A contrario, on comprend que les principes qui fondent, c’est-à-dire qui justifient, les conclusions factuelles ne seront pas appelées lieux (loci, tópoi), et c’est bien ce que l’on constate dans la 3e partie du Traité. Cette partie, qui forme l’essentiel de l’ouvrage, est intitulée « Techniques argumentatives », techniques qui sont également nommées « schèmes argumentatifs » (p. 251).
Mais on constate évidemment que les schèmes, les techniques d’association correspondent étroitement à ce que la tradition appelle « lieux communs argumentatifs”, ce que le Traité ratifie dans une incidente : ces schèmes

[peuvent être aussi être considérés] comme des lieux de l’argumentation (p. 255).

On renonce donc à réserver l’appellation lieu aux seules règles des valeurs. Il resterait à apprécier les conséquences de ce réalignement terminologique sur l’opposition conceptuelle fait / valeur.

3.3.2 Lieux des valeurs

Sont considérés comme les loci « les plus courants » les suivants (id., p. 95/) :

— La quantité : Quelque chose vaut mieux qu’autre chose pour des raisons quantitatives. (id., 115)
— La qualité, utilisée « quand l’on conteste la vertu du nombre ». (id., p. 119)
— L’ordre : Les lieux de l’ordre affirment la supériorité l’ antérieur sur le postérieur. (id., p. 125)
— L’existence : Les lieux de l’existant affirment la supériorité de ce qui existe, de ce qui est actuel, de ce qui est réel, sur le possible, l’éventuel, ou l’impossible. (id., p. 126).
— L’essence : on « [accorde] une valeur supérieure aux individus en tant que représentants bien caractérisés de [l’]essence » (id., p. 126).

Ces lieux dits des valeurs correspondent aux lieux de l’accident des Topiques d’Aristote (id., p. 113), V. Topique du préférable.  L’accident est une prédication sur un objet. Les lieux de l’accident sont, par définition, opératoires sur le champ des objets aussi bien que celui des valeurs

De telles liaisons graduelles peuvent être représentés sur des échelles argumentatives corrélées, V. Échelle ; Topos en sémantique.

Le processus de valorisation se comprend par la justification qu’on en donne :

X est (+) parce que il y en a beaucoup, peu
c’est rond, c’est lourd, ça n’a pas de forme, c’est couleur moutarde
j’aime
il y en a peu, ça vient de sortir
il l’a fait avant, c’est un classique
c’est là, c’est disponible, c’est facile, c’est difficile, c’est possible

La justification est satisfaisante dès que l’interlocuteur est satisfait.

Du point de vue argumentatif, la structure justificative n’est pas différente de :

C’est inflammable, c’est très sec, et ils ont mis des produits dedans.

La préférence correspond aux mêmes structures au comparatif, qu’on peut représenter sur une échelle :

X est (+) que Y parce qu’encore plus (+) (moderne, etc.

————/————————/————————> (+) MODERNE
             Y                               X

Les valeurs ne se distinguent ni par leur nature ni par leur règle d’usage dans l’argumentation. Elles peuvent plus ou moins se classer selon leur degré de généralité. Les plus abstraites ne sont privilégiées et retenues pour fondamentales que par une valorisation réglée sans doute par le lieu de l’essence.
Elles ne sont pas régies par des schèmes argumentatifs spécifiques, mais par les schèmes communs.

C’est ce qu’on constate également lorsqu’on passe aux opérations permettant de justifier des valeurs et aux opérations de valorisation (infra, §4).

4. Valeur, émotion et orientation

Le passage suivant est peut-être clé pour la compréhension du rôle des valeurs dans la philosophie de Perelman. Par une habile dissociation, la Nouvelle rhétorique met hors champ les « passions » au profit des valeurs :

Notons que les passions, en tant qu’obstacles, ne doivent pas être confondues avec les passions qui servent d’appui à une argumentation positive, et qui seront d’habitude qualifiées à l’aide d’un terme moins péjoratif, tel que valeur par exemple. (Ibid., p. 630 ; je souligne)

Voir également la citation supra (§3.1.B) : le rôle des valeurs est « [d’]émouvoir et mouvoir » l’assistance.

La notion de valeur renvoie aux questions de la subjectivité, de l’émotion, et, sur le plan sémantique, de l’orientation  et des biais constitutifs du parler ordinaire. Les mots exprimant des valeurs sont des mots porteurs d’orientations argumentatives, constitués en couples antonymiques. Ce lexique organisé par l’antonymie peut être considéré comme un gigantesque réservoir de “couples antagonistes”, générateurs de situations argumentative :

“plaisir / déplaisir”, “savoir / ignorance”, “beauté / laideur”, “vérité / mensonge” ; “vertu / vice ; “harmonie / chaos, discorde” ; “amour / haine ; “justice / injustice”, “liberté / oppression”…

L’antonymie s’exprime également par des syntagmes plus ou moins figés (“expression de soi / refoulement”, “vie au grand air / vie dans les bureaux”). Le discours peut enfin construire de longues séquences antiorientées, sous la figure de l’antithèse.
Le rapport de valorisation/dévalorisation peut être inversé : esthétique de la laideur/(beauté), éloge classique de la cohérence et de la constance, éloge baroque de l’inconstance, etc. 

La pomme et les trois libidos
La tendance à l’atomisation et à la multiplication des valeurs  ne met pas en cause le fait que le discours rhétorique a toujours tablé sur certaines valeurs substantielles, peut-être plus prosaïques que “le Vrai, le Bien, le Beau, l’Absolu” (voir supra), mais solidement attachées à la condition humaine, et ayant un contenu relativement spécifiable, à savoir honos, uoluptas, pecunia, la gloire, c’est- à-dire le désir de reconnaissance ; le plaisir sous toutes ses formes ; l’argent et les biens matériels. C’est la valorisation du réel par les trois libidos qui a mis fin à l’état d’innocence:

La femme vit que l’arbre était bon à manger et agréable à la vue, et qu’il était précieux pour ouvrir l’intelligence. (Genèse 3, 6)

« Bon à manger » : le bon, comme plaisir des sens ; « agréable à la vue » : le beau, plaisir des yeux ; « précieux pour ouvrir l’intelligence » ; le vrai, plaisir du savoir, qui ne figurait pas dans la précédente trinité des valeurs. Ces trois valeurs sont disponibles pour une valorisation immédiate dans l’argumentation pragmatique, qui est en fait le schème d’argument utilisé par le Diable ; conjugués, ces trois plaisirs définissent le divin : « le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. » (id. 3, 5).

4. Fonder et exploiter les jugements de valeur

Les jugements de valeur entrent dans des argumentations qui fonctionnent selon les schèmes ordinaires.

4.1 Argumentation justifiant un jugement de valeur

En français, le terme “valorisation” a une orientation positive ; le mot suppose l’apport d’un surcroît de valeur : il s’agit toujours d’une « hausse de la valeur marchande » ; de « donner plus de valeur » ; de « passer à une utilisation plus noble » (Larousse, Valorisation [1]). Il est impossible de parler de “valorisation” au sens d’évaluation négative. On parlera donc d’évaluation (positive ou négative) pour désigner l’opération argumentative situant un fait, une proposition d’action par rapport à une valeur.
La prédication d’une valeur sur un fait ou un objet s’effectue selon une procédure argumentative standard. Par exemple, la souveraineté nationale est une valeur, comme en témoignent les usages des syntagmes “la souveraineté est une valeur”. Sa racine se trouve dans l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 :

Art. 3. Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément.[2]

La souveraineté est au principe de l’autorité légitime. Le fait de figurer dans cette “Déclaration” lui confère un statut d’axiome. Une question concrète d’évaluation se pose si, par exemple, telle disposition d’un traité demande à être évaluée par rapport à cette valeur. Pour cela, on recourt aux précédents, c’est-à-dire aux éléments de définition de référence, enrichis de leurs corollaires légaux et des expériences tirées des situations passées, le tout avec les marges de négociation habituelles.  L’opération d’évaluation a la forme suivante :

— La souveraineté nationale se définit par les conditions Ci, Cj, Ck…
(souveraineté financière, militaire…) telles qu’elles ont été invoquées pour motiver les décisions Da, Db, …
— Dans des circonstances analogues telle assemblée de référence a décidé que tel traité respectait / ne respectait pas ces conditions. Donc le présent traité se situe / ne se situe pas dans la ligne de telle et telle décision passée.
— Donc nous pouvons / ne pouvons pas signer ce traité (sans renoncer à notre souveraineté nationale).

3.2 Argumentation exploitant des évaluations

L’argumentation par l’absurde, l’argumentation pragmatique supposent des opérations de valorisation :

Question : Faut-il faire F ?
Argumentation : F aura pour conséquence C1
Évaluation positive de C1 :

C1 est (+) du point de vue de la valeur Vi: C’est bénéfique pour la santé publique)
Conclusion : Faisons F.

La réfutation peut emprunter deux chemins :

(i) Contre-évaluation de C1 :

C1 est (–) du point de vue de la valeur Vj : “C’est une atteinte aux libertés”.

Cette intervention ouvre une stase d’évaluation, Vi(+) vs. Vj(-). Le dilemme est tranché par une hiérarchisation des valeurs Vi et Vj en fonction des circonstances de la discussion.

(ii) Introduction d’une autre conséquence :

F aura pour conséquence C2
Évaluation de C2 : C2 est (–) du point de vue de la valeur Vm.

Vm peut être identique à Vi, ce qui donne à la réfutation une teinte ad hominem :
La légalisation du cannabis réduira certes l’activité des petits trafiquants, mais elle développera celle des gros.

Dans les deux cas, la conclusion reste : Ne faisons surtout pas A.

On peut sortir de l’impasse par une hiérarchisation adaptée aux circonstances du moment : “Mais là, Vi est moins importante que Vm”.

En période de pandémie, les impératifs de santé publique permettent de restreindre les libertés.
La liberté est proclamée dans la devise républicaine, pas la santé publique.

On peut également invalider une valeur par ses conséquences pratiques ; ce schème d’argument semble privilégié pour toutes les formes de traitement des valeurs :

Au nom de la liberté, on dit et on fait n’importe quoi
Liberté, que de crimes on commet en ton nom ! (Manon Roland, Girondine, guillotinée pendant la Révolution française).


[1] [http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/valorisation/81001], (20-09-2013).
[2] Cité d’après https://www.legifrance.gouv.fr/contenu/menu/droit-national-en-vigueur/constitution/declaration-des-droits-de-l-homme-et-du-citoyen-de-1789 ( 20-01-2022).

Typologies Contemporaines

— Perelman & Olbrecht-Tyteca
— Toulmin Rieke & Janik

— Walton, Reed & Macagno

1. Perelman & Olbrechts-Tyteca, Traité de l’Argumentation, 1958

Perelman & Olbrecht-Tyteca proposent une première typologie des arguments, dans le Traité de l’argumentation (1958). Perelman la reprend en 1977 avec quelques simplifications significatives dans L’Empire rhétorique ; la Logique juridique (1979), présente l’ensemble des arguments juridiques.

1.1 Typologie du Traité

D’après Conley, le Traité contient « plus de quatre-vingt formes différentes d’argumentation, et des remarques éclairantes sur plus de soixante-cinq figures » (1984, p. 180-181), richesse qu’il oppose à la « logique honteuse » [renegade logic] de Toulmin.
Ces formes d’argumentations sont présentées dans la troisième partie du Traité « Les structures argumentatives », qui est composée de cinq chapitres :

Chap. 1. Les arguments quasi-logiques
Chap. 2. Les arguments basés sur la structure du réel
Chap. 3. Les liaisons qui fondent la structure du réel
Chap. 4. La dissociation des notions
Chap. 5. L’interaction des arguments

Le chapitre 5 correspond à la structure argumentative textuelle; y sont discutée des questions de dispositio. Les autres chapitres sont consacrés aux techniques argumentatives ; ils opposent les techniques d’association (chap. 1 à 3) à la technique de dissociation (chap. 4).
Les techniques d’association correspondent aux classiques topos, ou schèmes d’argumentation. Elles sont décrites dans les trois premiers chapitres.
La technique de dissociation est une stratégie spécifique qui repose sur une redéfinition des termes. V. Dissociation, Distinguo ; Définition persuasive.

1.1 « Les techniques d’association »

Perelman souligne les liens entre les trois grands types d’arguments permettant « d’associer » un argument à une conclusion.

 « Arguments quasi-logiques » (§46-59)

Cette catégorie couvre les schémas d’argumentation suivants :

    • 46-49. Contradiction et incompatibilité ; le ridicule
    • 50-51. Identité et définition ; analyticité, analyse et tautologie
    • 52. Règle de justice
    • 53. Réciprocité
    • 54. Transitivité
    • 55-56. Partie/tout
    • 57. Comparaison
    • 58. L’argumentation par le sacrifice
    • 59. Probabilités

Les arguments quasi-logiques « prétendent à une certaine force de conviction, dans la mesure où ils se présentent comme comparables à des raisonnements formels logiques ou mathématiques » (p. 258).
Cette définition peut être rapprochée de la définition d’un argument fallacieux comme étant « un argument qui semble valable mais qui ne l’est pas ». (Hamblin 1970, p. 12).

« Arguments basés sur la structure du réel » (§60-77)

L’étiquette générale « argument fondé sur la structure du réel » recouvre les arguments « censés être en accord avec la nature même des choses » (p. 191), qui « utilisent [la structure de la réalité] pour établir une solidarité entre les jugements acceptés et d’autres que l’on souhaite promouvoir » (p. 261). Les liaisons de succession et de causalité structurent cet ensemble d’argumentations. Figurent d’abord parmi les arguments de cette catégorie :

— Le lien causal, l’argument pragmatique, §61-63
Les §63-73 présentent les arguments où la causalité est liée à l’action humaine :
— Les fins et les moyens : l’argument du gaspillage ; l’argument de la direction (§64-68)
— La personne et ses actes, L’argument d’autorité ; le groupe et ses membres (§68-73)
— La notion de “relation de coexistence” est étendue à “l’acte et l’essence” et à “la relation symbolique” (§74-75).
— Les §76-77 présentent des arguments « plus complexes », de second niveau :

L’argument de double hiérarchie (§74)
Arguments concernant les différences de degré et d’ordre. (§75)

Le Chapitre VIII de L’Empire rhétorique reprend l’intitulé « Arguments basés sur la structure du réel », et regroupe les mêmes schèmes sous trois intitulés :

— Les relations de succession
— Les relations de coexistence
— La liaison symbolique, les doubles hiérarchies, les différences d’ordre.

« Liaisons qui fondent la structure du réel »  §78-88

Cette étiquette correspond à des arguments exploitant des liaison paradigmatiques ou métaphoriques. La catégorie correspondante est divisée en deux sous-catégories :
— « Le fondement par le cas particulier » : argumentation par l’exemple ; illustration ; Modèle et antimodèle (§78-81).
— « Le raisonnement par analogie » et la métaphore (§82-88).

L’intitulé « … qui fondent la structure de du réel » n’est pas retenu dans L’Empire rhétorique. Les contenus correspondants sont regroupés sous deux chapitres distincts :

Chap. IX, L’arguments par l’exemple, l’illustration et le modèle
Chap. X, Analogie et métaphore

On ne retrouve donc pas la distinction opérée par le Traité entre les arguments “fondant” la structure du réel, et ceux “basés sur” la structure du réel.

La distinction faite dans le présent ouvrage entre argumentation établissant / exploitant une relation de causalité, un lien d’analogie, une définition, une autorité est d’une autre nature. L’utilisation réussie d’un argument fondé sur l’autorité, etc. présuppose que l’autorité exploitée a été préalablement établie.

1.2 Les techniques de dissociation

La différence fondamentale entre les techniques d’association et de dissociation est que les premières opèrent sur des jugements ; elles « établissent une solidarité entre les jugements acceptés et les autres que l’on souhaite promouvoir » (p. 261) ; elles correspondent aux schémas argumentatifs proprement dits.

En revanche, les techniques de dissociation opèrent sur des « concepts » (p. 411 ; je souligne) : « [elles] se caractérisent principalement par les modifications qu’elles introduisent dans les notions, puisqu’elles visent moins à utiliser le langage accepté qu’à s’orienter vers une nouvelle formulation » (p. 191-192). Les deux termes de l’opposition association / dissociation sont donc de nature très différente.

2. Toulmin, Rieke, Janik, An introduction to reasoning [Introduction au raisonnement], 1984

Toulmin, Rieke, Janik distinguent neuf formes argumentatives «most frequently to be met with in practical situations «   (1984, p. 147-155 ; p. 155)

— Quatre formes fondamentales

reasoning from  raisonnement par :
analogy analogie
generalization généralisation
sign signe
cause cause

— Cinq autres formes :

dilemma dilemme
authority autorité
classification classification
opposites les contraires
degree degré

Dans l’argumentation fondée sur le degré « the different properties of a given thing are presumed to vary in step with one another » (id., p. 155)

Ce groupe restreint a un air de famille avec les listes classiques dérivées de Cicéron, V. Typologies anciennes, §2

4. Douglas Walton, Chris Reed, Fabrizio Macagno, Argumentation schemes [“Schèmes argumentatifs”], 2008.

L’ouvrage propose un aide-mémoire des types d’arguments [A user’s compendium of schemes] (2008, p. 308-346). Les différents schémas ou schèmes (schemes) sont désignés par le mot argument, à l’exception de (19), (20), (21), respectivement Argumentation from values, from sacrifice, from the group and its members. Chacune de ces formes admet des sous-types.

4.1 Autorités : position, expertise, témoignage, plus grand nombre (p. 309-314)

1. argument from position to know : a. fondée sur le fait qu’on est bien placé pour savoir
2. a. from expert opinion a. fondée sur l’expertise
3. a. from witness testimony a. fondée sur un témoignage
4. a. from popular opinion,
ad populum
a. invoquant l’opinion courante, ad populum
5. a. from popular practice a. invoquant la pratique courante

Les arguments (4) sont tirés de ce que les gens croient généralement, tandis que les arguments (5) se réfèrent à ce que les gens font généralement.

4.2 Exemple, analogie (p. 315-316)

6. a. from example a. fondée sur un exemple
7. a. from analogy a. fondée sur une analogie
8. Practical reasoning from analogy Raisonnement pratique par analogie

Les arguments (7) concernent les croyances ; les arguments (8) justifient une façon de faire par le fait qu’elle est conforme à la façon de faire courante.

4.3 Composition et division (p. 316-317)

9. a. from composition a. fondée sur la composition
10. a. from division a. fondée sur la division

4.4 Négation, opposition (p. 317-318)

11. a. from opposition (contradictory, contrary, converse, incompatible) a. fondée sur une opposition (contraire, contradictoire, converse, incompatible)
12. Rhetorical argument from opposition Argumentation rhétorique par opposition

(topos des contraires)

Les schémas d’argumentation basés sur la négation peuvent être logiquement valables ou non ; leur définition est toujours délicate.

4.5 Alternative (p. 318-319)

13. argument from alternatives Argumentation fondée sur l’existence d’une alternative (connecteur ou, disjonction)

(13) exprime le raisonnement sur la disjonction exclusive ; le rejet d’un terme entraîne l’acceptation de l’autre.

4.6 Classification (p. 319-320)

14. a. from verbal classification A. de la classification verbale

« a a la propriété F, et pour tout x, si x a la propriété F, alors x a la propriété G, donc a a la propriété G » (ibid., p. 319).
L’ensemble des F est inclus dans celui des G. »

15. a. from definition to verbal classification A. de la définition à la classification

« a est défini (catégorisé) comme un D, et pour tout x, si x tombe sous la définition D, alors x a la propriété G, donc a a la propriété G » (ibid., p. 319).

16. a. from vagueness of a verbal classification a. du vague d’une classification verbale
17. a. from arbitrariness of a verbal classification a. de l’arbitraire d’une classification verbale

Si, dans un dialogue donné, un segment n’atteint pas le degré de précision requis par ce dialogue, (est « too vague »), ou s’il est “arbitrairement défini”, alors ce segment doit être rejeté (ibid., p. 319-320). Ces cas relèvent des maximes conversationnelles prévues par le principe de coopération de Grice.

4.7 Personnes, valeurs, actions et sacrifice (p. 321-327)

18. Argument from interaction of act and person  Arg. de l’acte à la personne et de la personne à l’acte
19. Argumentation from values  Arg. fondé sur des valeurs
20. Argumentation from sacrifice  Arg. fondée sur le sacrifice

Le schème 20 exprime le fait que la valeur d’un objet est proportionnelle à celle des sacrifices qu’on consent pour l’obtenir. Ce schème n’a rien à voir avec 24. Argument from waste ni 25. Argument from sunken costs, (voir infra).

21. a. from the group and its members  Arg. généralisant au groupe une qualité de ses membre

« Si un membre m d’un groupe G possède telle propriété Q (« m has […] Q »), alors tous les membres du groupe la possèdent également (« G has […] Q »). Le schème 21 exprime le topos proverbial “Qui se ressemble s’assemble” : si une personne est raciste, on suppose que les gens qu’elle fréquente le sont également. La propriété est généralisée aux autres membres du groupes, puis au groupe lui-même. Si un individu est grand, le groupe auquel il appartient n’est pas forcément grand.

22. Practical reasoning Raisonnement pratique
23. Two-person practical reasoning Raisonnement pratique impliquant deux personnes

Selon (21) on poursuit une fin, alors on doit accepter les moyens et étapes nécessaires pour l’atteindre. 22. précise que l’on doit accepter les moyens suggérés par quelqu’un d’autre.

24. argument from waste a. du gaspillage
25. a. from sunk costs a. des coûts irrécupérables(i)

Les pages 10-11 (ibid.) donnent pour synonymes argument from waste, référé à Perelman et Olbrechts-Tyteca, et argument from sunk costs. Ils figurent cependant ici sous deux entrées.

4.8 Ignorance (p. 327-328)

26. a. from ignorance a. fondée sur l’ignorance
27. epistemic argument from ignorance a. épistémique fondée sur l’ignorance

Le schème 27. couvre le cas “si c’était vrai, les journaux en auraient certainement parlé”.

4.9 Cause, effet ; abduction ; conséquence (p. 328-333)

28. argument from cause to effect a. fondée sur la cause et concluant à l’effet
29. a. from correlation to cause a. concluant d’une corrélation à une causalité
30. a. from sign a. fondée sur le signe
31. abductive argumentation scheme Schème pour l’argumentation abductive
32. argument from evidence to a hypothesis a. justifiant ou rejetant une hypothèse à partir des faits
33. a. from consequences a. pragmatique, par les conséquences positives ou négatives
34. Pragmatic argument from alternatives a. pragmatique dans le cas d’une alternative

Le schème 34. est un cas particulier de (33), le choix est entre faire/ne pas faire quelque chose et souffrir/ne pas subir de conséquences négatives.

4.10 Les émotions : peur et pitié (p. 333-335)

35. argument from threat menacer (arg.) pour faire agir
36. a. from fear (appeal to f.)) faire peur (arg.) pour faire agir
37. a. from danger dissuader de faire en arguant d’un risque encouru

Les schèmes (35), (36), (37) correspondent à différentes stratégies utilisant la peur.

38. a. from need for help une action est justifiée par l’aide qu’elle apporte à quelqu’un
39. a. from distress une action est justifiée par l’aide qu’elle apporte à -quelqu’un qui est dans la détresse

Les deux émotions envisagées sont la peur (35, 36, 37) et la pitié (38, 39). La colère, la honte, sont également des émotions a grand potentiel argumentatif. V. Émotion ; Menace.

4.11 Engagement, ethos, ad hominem (p. 335-339)

40. a. from commitment  Arg. fondée sur les engagements

Comme pour les formes (16) et (17), l’univers de discours de référence est ici un jeu dialectique ou un dialogue tendant à se dialectiser. L’argumentation sur l’engagement (prise en charge, committment) soutient que, ayant pris en charge P, le locuteur doit aussi prendre en charge Q (is committed to) Q, car Q est une conséquence (est déductible ?) de P.

41. ethotic argument  a. éthotique
42. generic ad hominem  a. ad personam
43. Pragmatic inconsistency  a. ad hominem opposant les croyances et les actes
44. argument from inconsistent commitment  a. ad hominem
45. Circumstantial ad hominem  Arg. ad hominem contextuel

Le schème 44. porte sur la fluctuation et l’incohérence des principes et croyances du locuteur.

Les schèmes (43) et (45) expriment des formes de contradictions entre les engagements personnels et les actions.

Les formes (43), Pragmatic inconsistency, et (45), Circumstantial ad hominem, semblent très proches.

46. argument from bias  Arg. du parti pris
47. bias ad hominem  Arg. de la personnalité biaisée

Les formes (46) et (47) sont très proches : (46), A. from bias : “L est de parti-pris ; ses conclusions sont suspectes” ; (47), Bias ad hominem : “L est de parti-pris ; je ne lui fais pas confiance”. Le parti-pris est relatif à un domaine, mais il est commode de considérer que toute la personnalité est biaisée (ce qu’on appelait naguère un “esprit faux”).

4.12 Gradation ; pente glissante (p. 339-341)

48. argument from gradualism  Arg. fondé sur la progression, l’itération

D’après les commentaires pages 114-115 (ibid.), la forme (48) relève de la pente glissante, slippery slope, formes (49) à (53). Elle exprime le paradoxe du sorite, également mentionné en (52).

49. Slippery slope argument  Arg. de la pente glissante
50. Precedent slippery slope argument  Arg. combinant pente glissante et précédent

Le schème 50. exprime le cas de la pente glissante utilisée pour rejeter un traitement exceptionnel, car cette exception fonderait une ligne de précédents aboutissant à l’inacceptable.

51. sorite slippery slope argument  Arg. du sorite comme pente glissante
52. Verbal slippery slope argument  Arg. de la pente glissante verbale (p) (r)
  1. envisage le cas de la pente glissante utilisée pour rejeter l’attribution d’une propriété à un objet, car cette propriété se transmet de proche en proche jusqu’à un objet qui ne la possède manifestement pas. Voir aussi (48).
53. Full slippery slope argument  Arg. de la pente glissante radicale (s)

L’argument de la pente glissante est invoqué pour ne pas s’engager dans une série sans fin.

4.13 Règles, exceptions, précédent (p. 342-345)

54. Argument for constitutive-rule claim  Arg. justifiant une règle constitutive d’un jeu de langage

Le schéma (54) concerne les règles de la langue (synonymie) et les principes de codification dans les langues institutionnellement codifiées (“D compte comme W”).

55. a. from rules  Arg. fondée sur une règle
56. a. for an exceptional case  Arg. visant à suspendre la règle en invoquant :
une exception
57. a. from precedent — un précédent
58. a. from plea for excuse une excuse

Les schèmes 56. et 58. permettent de suspendre à la règle habituelle en invoquant respectivement une exception, ou une excuse ; ou alors de la changer, en invoquant un précédent, 57.

4.14 Perception, mémoire (345-346)

59. a. from perception on affirme P en invoquant la perception de P
60. a. from memory le souvenir de P

Les schèmes 59. et 60. expriment le fait qu’on peut raisonnablement croire en un fait donné sur la base de la perception ou du souvenir dudit fait.


 

Typologies Modernes

1. Scipion Dupleix, Logique, 1607
Jacques-Bénigne Bossuet, Logique du Dauphin, 1677

Les deux typologies modernes présentées ci-dessous sont tirées de La logique, ou art de discourir et raisonner de Scipion Dupleix ([1607]), et de la Logique du Dauphin, de Bossuet ([1677]). Ces ouvrages n’ont peut-être pas d’importance historique particulière, mais elles donnent une idée de l’état de la terminologie au XVIIe siècle, clairement apparentée au système cicéronien, V. Typologies (I).
Comme le dit son titre, la Logique de Bossuet est un manuel d’éducation des princes ; Le Dauphin est l’héritier présomptif du royaume.

Pour faciliter la lecture, les types d’arguments identiques ont été mis en regard. L’ordre des lignes est celui de Bossuet, l’ordre de Dupleix a été modifié (les numéros correspondent à l’ordre dans le texte).
Tableau :
– Première colonne, Dupleix ([1607]).
– Deuxième colonne, Bossuet ([1677]).
– Troisième colonne, entrée(s) correspondante(s).

Dupleix [1607] Bossuet [1677], p. 139 sqq. Entrées
3. Étymologie 1. Étymologie
notatio nominis
V. Sens vrai
du mot
4. Conjugués 2. Conjugata V. Dérivation
1. Définition 3. Définition V. Catégorisation ; Définition
2. Dénombrement des parties 4. Division V. Composition ; Cas par cas
5. Genre et espèce 5. Genre
6. Espèce
7. Propre
8. Accident
V. Genre; Classification; Catégorisation; Définition; A pari ; Analogie
6. Similitude
7 Dissimilitude
9. Ressemblance, a simili
10. Dissemblance, a dissimili
V. Analogie ; Comparaison
13. Cause 11. Cause V. Causalité
14. Effets 12. Effets V. Conséquence
10. Antecedens
9. Adjoincts ou conjoincts
11. Consequens
13. Ce qui précède
14. Ce qui accompagne
15. Ce qui suit
V. Circonstances
8. Contraires 16. Contraires V. Contraires
17. A repugnantibus (1) V. A repugnantibus ; Ad hominem
12. Repugnans (1) V. Contraires
18. Tout et partie (2) V. Composition et division
Cas par cas
15. Comparaison des choses plus grandes, égales, et moindres 19. Comparaison
a minori, a majori, a pari
V. Analogie ; Comparaison
20. Exemple, ou induction V. Exemple; Généralisation; Induction

Les deux typologies donnent la priorité aux arguments exploitant les ressources qui contribuent à la définition d’un mot ou d’un concept, en vue de leur exploitation dans le raisonnement syllogistique. Cette énumération de l’ensemble des arguments de base est suivie par l’énumération habituelle des schémas d’arguments s’appuyant sur la causalité, l’analogie, la comparaison, les circonstances périphériques, les oppositions et l’induction.

(1) Pour le topos 17 de Bossuet, l’étiquette a repugnantibus fait référence à une variété d’ad hominem.
Le topos 12 de Dupleix fait référence aux prédicats ne convenant pas (repugnans) à un sujet ; par exemple, pierre et homme sont incompatibles parce que “être une pierre” ne peut pas être dit de homme.

(2) Le topos 2 de Dupleix, tout et partie, se rapporte davantage à la composition et à la division.
Le topos 18 de Bossuet, par énumération des parties, est apparenté au topos de la définition. Par exemple, “être un bon capitaine” est défini par l’énumération des qualités pertinentes : “être courageux, sage, etc.”

2.  John Locke, Essais sur l’entendement humain, 1690 ;
Gottfried Wilhelm Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, 1765

Dans l’Essai sur l’entendement humain, John Locke mentionne

quatre sortes d’arguments dont les hommes ont accoutumé de se servir en raisonnant avec les autres hommes, pour les entraîner dans leurs propres sentiments, ou du moins pour les tenir dans une espèce de respect qui les empêche de contredire. ([1690], L. IV, chap. 17, De la raison, § 19-22) :

Il s’agit des arguments :

— Ad verecundiam, argument d’autorité ou de modestie, fondé sur la difficulté de contredire une autorité. Il correspond à la preuve éthotique :V. Modestie ; Autorité ; Éthos.
Ad ignorantiam, ou argument sur l’ignorance
Ad hominem, sur la cohérence et la révision des croyances de la personne
Ad judicium, ensemble d’arguments sur les choses, appliquant la méthode scientifique,
V. Fond.

Cette typologie distingue entre arguments valides et fallacieux : seul le quatrième, l’argument ad judicium, apporte « une véritable instruction, et nous avance dans le chemin de la connaissance. » Cette brève typologie n’a rien à voir avec les listes précédentes, inspirées de Cicéron : c’est que sous l’intitulé ad judicium sont introduites toutes les formes de raisonnement utilisées en mathématique et dans les sciences expérimentales.
Contrairement aux typologies classiques, les arguments ne sont plus rapportés à une logique liée à une ontologie naturelle, mais aux exigences de la méthode scientifique, V. Fallacieux. On entre dans un nouvel univers.

Dans les Nouveaux essais sur l’entendement humain [1765], Leibniz tempère le verdict de fallacie frappant tous les arguments qui ne sont pas ad judicium, en prenant en considération le contexte de l’argumentation. Il ajoute l’argument du vertige (ad vertiginem), qui porte sur la négation du principe de contradiction (ibid., p. 437).

3. Jeremy Bentham, Le livre des fallacies [The Book of fallacies], 1824.

V. Topiques politiques

 

Typologies Anciennes

1. Aristote, Rhétorique, entre 329 et 323 av. J.-C.

1.1 Système des preuves et catalogue d’arguments rhétoriques

Le catalogue de la Rhétorique doit être rapporté au cadre de la typologie aristotélienne des différents types de raisonnements portés par les différents types de discours. Dans cette typologie des preuves, le discours rhétorique s’oppose au dialogue dialectique et au discours scientifique (syllogistique).
Tricot souligne que « le syllogisme est le genre, le scientifique (producteur de science) [est] la différence spécifique qui sépare la démonstration scientifique des syllogismes dialectiques et rhétoriques » (S. A., I, 2, 15-25 ; p. 8, note 3).
Le concept rhétorique de persuasion doit être situé dans ce contexte : le discours scientifique produit une connaissance apodictique (certaine), l’interaction dialectique produit une vérité probable et le syllogisme rhétorique ou l’enthymème est un élément du discours persuasif. Ainsi, par sa définition même, le discours rhétorique ne peut être probant ; en bref, l’expression “les preuves rhétoriques persuadent” est un pléonasme.

1.2 Des distinctions hésitantes

Aristote établit les distinctions suivantes entre les différents types de preuves rhétoriques (preuve = pistis, « moyen de pression ») :

Les preuves attachées au logos sont l’enthymème, qui correspond à la déduction ; l’exemple, qui correspond à l’induction ; et, par ailleurs, sont introduits les arguments fondés sur les indices, probables ou certains. L’enthymème et l’exemple sont dits communs aux trois genres rhétoriques.
Mais l’articulation de ces différents types de preuves et la cohérence du texte de la Rhétorique tel qu’il nous est parvenu est problématique (McAdon 2003, 2004). La classification des preuves rattachées au logos connaît des variantes :

(a) « J’appelle enthymème le syllogisme rhétorique et exemple l’induction rhétorique […] Il n’y a rien d’autre en dehors de cela » (Rhét., I, 2, 1356b4 ; trad. Chiron, p.128).

(b) « Les enthymèmes se tirant des vraisemblances et des signes, […] » (Rhét., I, 2, 1357a30 ; trad. Chiron, p. 133).

(c) « On énonce les enthymèmes à partir de quatre sources : […] le vraisemblable, l’exemple, la preuve et le signe » (Rhét., II, 25, 1402b1 ; trad. Chiron, p. 415).

L’exemple est mis sur le même plan que l’enthymème en (a), mais considéré comme une forme d’enthymème en (c); les enthymèmes ont quatre sources en (c), et deux en (b). Il est difficile de trouver un système rigoureux à travers ces exposés des preuves rhétoriques, V. Enthymème, Type d’argumentation, Exemple, Indice, Vrai. Vraisemblable.

À ces trois formes, s’ajoutent les lieux des Topiques, qui correspondent aux diverses formes de déduction syllogistique, V. Syllogisme.

1.3 Les topoï de la Rhétorique

La Rhétorique énumère vingt-huit « topoï des enthymèmes démonstratifs » (Rhét., II, 23 ; trad. Chiron, p. 377 et sv.). Dans le tableau qui suit, ces 28 topoï sont énumérés dans l’ordre de la Rhétorique ; ils sont désignés soit par l’étiquette qui leur est donnée dans la traduction de P. Chiron, soit par une expression proche ; ils sont suivis de renvois aux entrées correspondantes

    1. « Les contraires » — V.  Contraires
    2. « Les flexions semblables » — V. Dérivation
    3. « Les termes corrélés » — V. Corrélatifs
    4. « Le plus et le moins » — V. A fortiori
    5. « L’examen du temps » — V.  Cohérence
    6. « Retourner [les critiques] contre leur auteur » ; le caractère : “toi tu ne le ferais pas, et moi je le ferais ?” — V. Éthos ; Échelle; A fortiori
    7. « La définition »— V. Définition
    8. « Les différentes manières dont un mot peut s’entendre »
      — V. Définition ; Ambiguïté; Distinguo; Dissociation
    9. « La division » — V. Cas par cas
    10. « L’induction » — V. Généralisation; Induction ; Exemple
    11. « Le jugement déjà prononcé sur la même question » par des personnes d’autorité
      — V. Précédent ; Autorité
    12. « Les parties » — V. Cas par cas ; Composition et division
    13. Les conséquences positives et négatives — V. Pragmatique
    14. L’antithèse entre les contraires (cas particulier du topos13) — V. Pragmatique ; Dilemme
    15. « Au grand jour et en secret » — V. Mobile
    16. Des rapports proportionnels — V. Comparaison; A fortiori
    17. Même effet, même cause — V. Causalité; Conséquence
    18. Les choix inconséquents — V.  Cohérence
    19. « Le motif » — V. Mobile ; Interprétation
    20. « Ce qui persuade et ce qui dissuade d’agir » — V. Pragmatique
    21. « Les faits qui passent pour avérés alors qu’ils sont incroyables » — V. Vrai ; Vraisemblable
    22. « Pointer les incohérences  » des affirmations adverses — V. Contradiction ; Cohérence
    23. « Donner la raison de la fausse opinion » — V. Mobile ; Interprétation
    24. « La cause » — V. Causalité
    25. « S’il aurait été possible de faire mieux » — V. Cohérence ; Force des choses
    26. « Quand des actions successives amènent une contradiction » — V. Contradiction ; Cohérence
    27. Des erreurs commises par l’accusation — V. Cohérence
    28. Du nom — V. Nom propre

La Rhétorique ne propose pas de typologie articulée en plusieurs niveaux, mais une simple liste. On peut suggérer certains regroupements qui ne font que retrouver des éléments des typologies ultérieures ; en résumé :

— Centralité des questions de la définition, de la relation causale, de la déduction et de la consécution, de l’analogie.

— Famille de topoï qui exploitent des structures logico-linguistiques.

— Famille de topoï reposant sur des stéréotypes comportementaux, sur le caractère des humains et la motivation de leurs actions. Ces topoï transposent ou adaptent à l’action humaine des principes logiques ou causaux, par exemple voir topoï 6, 14, 15, etc.

2. Cicéron, Topiques, 44 av. J.-C.

Cicéron propose une typologie des arguments dans une œuvre de jeunesse, De l’invention, et dans son dernier ouvrage consacré à l’argumentation, les Topiques. À la différence de la Topique d’Aristote qui expose une méthode pour trouver des arguments dans le cadre d’un échange dialectique, la Topique de Cicéron est orientée vers la pratique judiciaire, où il prend ses exemples. À la différence également de la typologie-catalogue d’Aristote dans la Rhétorique, la typologie de Cicéron est une typologie systématique, qui efface la distinction entre une argumentation scientifique (syllogistique-ontologique) et une argumentation rhétorique exploitant en vrac des procédés sans principe unificateur.
Dans ce cadre, Cicéron propose la typologie suivante.

(i) Arguments intrinsèques, « inhérents au sujet même » ou ayant « quelque rapport au point en question » (Top., II, 8; p. 69 ; p. 70).

(ii) Arguments pris en dehors du point en question, correspondent aux preuves dites non-techniques, qui « reposent sur le témoignage » porté par des personnes jouissant d’une autorité (Top., XIX, 72; p. 91).

Les objets et les faits sont construits et discutés sur la base d’arguments tirés de cinq sources principales. La terminologie latine utilisée par Cicéron et ses continuateurs a été prolongée par la terminologie néo-latine développée à l’époque moderne.

Définition

Arguments sur le genre et les espèces (a genere; a forma generis) :
— par énumération des parties (partium enumeratio)
— sur “l’étymologies” (ex notatione)
— des mots de la même famille (a conjugata)
— sur la différence (de genre) (a differentia).

V. Catégorisation ; Définition ; Cas par cas ; Sens vrai ; Dérivation

Relation causale

Arguments sur la cause (ab efficientibus causis)
— from effects (ab effectis).
V. Causalité ; Conséquence

Analogie (a similitudine)

V. Analogie 

Opposés (ex contrario)

V. A contrario ; Contraires

Circonstances

— sur ce qui précède, ab antecedentibus
— sur ce qui suit, a consequentibus
V. Circonstances

Cette liste brève et articulée d’arguments est d’une importance capitale dans la tradition occidentale des études d’argumentation. Elle a été transmise au Moyen-Âge par Boèce (vers 480-524 ; Top., vers 522), et a été reprise par la logique, la dialectique et la philosophie médiévales. Elle n’est pas si éloignée de celle que proposent Toulmin, Rieke & Janik, V. Typologies Contemporaines, §2

3. Quintilien, Institution oratoire, autour de 95

Au § 10 du Livre V de l’Institution oratoire, intitulé Des arguments, Quintilien récapitule une liste de 24 formes argumentatives (I. O., V, 10, 94 ; p. 153-154). Une première série de topoï se rattache à la topique substantielle, V. Invention. Une seconde série est du type catalogue de types d’arguments. Le traducteur, J. Cousin, note que :

Cette liste-résumé, qui paraît être un emprunt, rappelle néanmoins des classifications antérieures, dont les éléments sont rangés dans un ordre différent : […] ; quant aux rhéteurs postérieurs, ils renchérissent ou condensent sans raison apparente. (Note au Livre X, p. 240)

4. Boèce, Des différences topiques (autour de 522)

L’ouvrage de Boèce (vers 480-524), De topicis differentiis sur les Différences topiques contient ce qui a été transmis au Moyen Âge des théories anciennes de l’argumentation. Il fixe un vocabulaire technique qui sera repris par la dialectique, la logique et la philosophie médiévales. Ce vocabulaire sera encore en usage à l’époque moderne, avec Dupleix et Bossuet, V. Typologie (II).
Le tableau suivant correspond au texte de Boèce. Il a été établi à partir de la traduction de E. Stump (Boethius [1978], p. 74), et du texte latin.

Première colonne : terme de Cicéron cité par Boèce.
Deuxième colonne : terme de Thémistius cité par Boèce. Si les deux colonnes sont fusionnées, c’est que Cicéron et Thémistius emploient le même terme.
Troisième colonne : traduction Stump de la première colonne (du terme de Cicéron cité par Boèce).
Quatrième colonne : traduction Stump de la deuxième colonne (du terme de Thémistius cité par Boèce).

L’équivalence entre le terme de Cicéron et le terme de Thémistius est affirmée par Boèce.

Cicéron Thémistius Trad. Stump Cicéron Trad. Stump Themistius  

Entrées

A toto a substantia from the whole f. substance Définition
A partium
enumeratione
a diuisione f. the enumeration of parts f. division Division
Tout / parties
A notatione a nominis interpretatione f. a sign,
f. designation
f. explanation of the name Définition
Sens vrai du mot
A coniugatis f. conjugates Dérivation
A genere a toto f. genus f. the whole Catégorisation
Classification
Genre
A forma a parte OU a specie f. kind f. species Catégorisation
Classification
Genre
A similitudine a simili f. similarity Analogie
A differentia a toto OU a parte f. differentia Genre
Composition
A contrario ab oppositis f. a contrary Contraires
A contrario
Contradictoire
Ab adiunctis f. associated things Circonstances
Ab antecedentibus f. antecedents Circonstances
A consequentibus f. consequents Circonstances
Conséquence
A repugnantibus ab oppositis f. incompatibles Contraires
Contradictoire
Ab efficientibus a causis f. causes Cause
A comparatione — maiorum
— minorum
– parium
f. comparison, of a
— greater thing, — lesser thing
— equal thing
Comparaison
A fortiori

Le tableau est complété par l’argument tiré de l’autorité (ab auctoritate).

Il est difficile de faire la guerre aux Carthaginois, Scipion l’Africain l’a dit, et il les connaissait bien (Bk III, 1199C ; trad. p. 70).


 

Typologie des argumentations

En argumentation, le mot typologie est utilisé dans deux contextes.
(i) On parle parfois de typologie des modes de structuration des passages argumentatifs où une série de prémisses viennent soutenir une conclusion, V. Convergence ; Liaison ; Série ; Épichérème ; Sorite

(ii) On parle généralement  typologie des argumentations pour désigner des ensembles de schèmes liant l’argument à la conclusion selon un certain rapport sémantique. Les typologies classiques comptent d’une à plusieurs dizaines schèmes, V. Typologies anciennes; Typologies modernes; Typologies contemporaines

1. Typologie

Une typologie est une classification, c’est-à-dire système de catégories emboîtées, où on peut distinguer un niveau de base (niveau 1) ; des catégories super-ordonnées (niveau +1, etc.), de plus grande généralité que le niveau de base ; des catégories subordonnées, plus détaillées (niveau -1, etc.).Un catalogue ou une collection de formes constitue une typologie à un seul niveau. Catégoriser c’est identifier un être comme membre d’une catégorie, en reconnaissant dans cet être les traits qui définissent la catégorie, et l’intégrer dans la classification où figure cette catégorie, cf. infra, §5.

Topique

Le mot topique est formé sur le mot topos au sens de “type d’argument, schème argumentatif” pour désigner une collection de types d’arguments.
La topique juridique rassemble les types d’arguments particulièrement utilisés dans le domaine du droit.
La collection d’arguments réunie par Bentham constitue une topique politique du discours conservateur, telle que la voient leurs adversaires.

On utilise aussi le mot topique pour désigner des ensembles récurrents d’arguments. Dans ce sens, le script d’une question argumentative, rassemblant les argumentations et contre-argumentations attachées à une question, constitue la topique attachée à cette question.

2. « Réviser la tradition »

Les collections de schèmes argumentatifs, semblent engagées dans un perpétuel mouvement de renouvellement et de redéfinition, motivées par une série de d’interrogations récurrentes.

— Sur leur nombre, Voir infra.

— Sur leur nature : Les schèmes argumentatifs correspondent-ils à des formes de raisonnements ? Si oui, comme certaines listes de schèmes sont assez longues, chaque schème illustre-t-il une forme de raisonnement bien spécifique ? Quelle relation ces éventuels raisonnements ont-ils avec les raisonnements déductifs et inductifs ?

— Sur leur caractère systématique : Qu’est-ce qui, à travers la diversité des schèmes, fait système dans une typologie qui les regroupe (Blair 2012, Chap. 12 and 13) ?

— Sur leur nature et leur origine :
D’où viennent les types d’argument ? S’agit-il de structures linguistiques saillantes et stables qu’on peut empiriquement repérer sur des discours argumentatifs de divers types ?
Correspondent-ils à des êtres logiques, des catégories a priori de l’esprit humain ?
Ou à des structures anthropologiques générales de l’expérience humaine ?
Quel est leur lien aux cultures où ils fonctionnent ?
Comment se pose la question des schèmes universel ?

— Sur leurs variations culturelles et historiques : Comment ces schèmes sont-ils affectés par l’histoire, s’ils le sont ? La question se pose particulièrement quand on compare les 19 “formes de raisonnement” de Toulmin, Rieke & Janik (Typologies contemporaines) avec les listes de topoï cicéronienne et post-cicéroniennes (Typologies anciennes)

Alors que la tradition intellectuelle générale change, changent également les nœuds associant activement les idées [the active associative nodes for ideas] ainsi que leur classification. Réviser la tradition a été un phénomène courant dans l’Antiquité ; Aristote propose une liste des topoï différente de celle des sophistes, Cicéron une liste différente de celle d’Aristote, Quintilien propose autre chose que Cicéron, Thémistius ne s’accorde pas avec ses prédécesseurs, non plus que Boèce qui, par-dessus le marché, n’est pas non plus d’accord avec Thémistius.
Cette révision continue de nos jours, avec les “Grandes idées” [Great Ideas] du Professeur Mortimer Adler (augmentées au-delà de la centaine d’origine), et avec des articles comme l’étude très utile du Père Gardeil sur les lieux communs dans le Dictionnaire de théologie catholique ; après avoir reproduit la description ainsi que l’organisation des lieux de Melchior Cano (dont il note qu’ils sont parfois repris d’Agricola mot pour mot), Gardeil propose, dans la grande tradition topique, une classification encore meilleure, la sienne.

Walter J. Ong, Ramus. Method and the decay of dialogue, 1958, p. 122[1]

On retient de ce passage d’abord la définition générale des topoï comme des « active associative nodes for ideas », théorisés depuis la naissance de la rhétorique dans le cadre d’une théorie de l’argumentation dans le discours. Mais son intérêt tout particulier vient de ce qu’il décrit clairement le piège taxinomique : pour en finir avec la prolifération des typologies des arguments, on se propose de construire la typologie qui mettra tout le monde d’accord. Mais au bout du compte, on constate qu’on n’a fait qu’ajouter une typologie supplémentaire à une liste déjà trop longue, c’est-à-dire qu’on a aggravé le mal auquel on prétendait porter remède.
Cette observation peut être lue comme un contrepoint historique ironique, aux travaux qui, en cette même année, 1958, allaient relancer la réflexion sur l’argumentation et les topiques.

3. Place de la typologie des arguments dans les théories de l’argumentation

La question des types d’arguments joue un rôle majeur dans certaines théories de l’argumentation, d’autres redéfinissent la notion, d’autres encore ne lui accordent qu’un rôle secondaire.

(i) L’exemple illustrant le schéma de Toulmin correspond à une forme très productive, le processus de catégorisation.
Dans la terminologie de Toulmin, un type de loi de passage (warrant) correspond à un type d’argument, comme l’ont montré Ehninger et Brockriede ([1960]).
Toulmin, Rieke et Janik (1984) ont proposé une typologie des arguments, V. Typologies contemporaines.

(ii) La notion de type d’argument est centrale pour la Nouvelle Rhétorique de Perelman et Olbrechts-Tyteca comme pour la Pragma-Dialectique et la Logique Informelle.

(iii) La théorie de l’Argumentation dans la langue d’Anscombre et Ducrot ne rencontre pas la question des types d’arguments. La notion de topos sémantique est définie comme un lien  entre prédicats, et correspond assez bien, sur le plan cognitif à la définition des “lieux” comme des « active, associative nodes for ideas » (Ong, cf. supra) . Les grandes différences entre topoï sémantiques et topoï argumentatifs classiques sont que :
— Le nombre des topoï sémantiques est très grand, alors que le nombre des topoï argumentatifs plafonne à moins d’une centaine.
— Les topoï sémantiques ne sont pas des types de raisonnement mais des paires linguistiques

(iv) La logique naturelle de Grize est fondée sur l’analyse des schématisations. Les opérations de configuration et d’étayage renvoient à la notion classique de soutien d’une conclusion par un argument. Les types d’arguments correspondent en principe aux “types d’étayage”, mais cette ligne n’est pas développée dans le sens d’une théorie des types d’arguments, mais elle pourrait l’être. Concrètement, la recherche de Grize se concentre sur trois types d’étayage, l’inférence logique, la causalité et l’explication.

4. Nombre de schèmes d’argumentation

Les collections classiques de types d’arguments en énumèrent d’une dizaine à une petite centaine.
La Rhétorique d’Aristote propose un ensemble de vingt-huit topoï, plus quelques “lieux des enthymèmes apparents”, les Topiques de Cicéron une douzaine, vingt-cinq pour l’Institution oratoire de Quintilien. Boèce transmet au Moyen Âge quinze formes, V. Typologies anciennes. La Logique de Dupleix (1607) celle de Bossuet (1677), qui peuvent sans doute être considérées comme des représentants, à l’époque moderne de cette tradition, énumèrent respectivement quatorze et vingt formes.

D’autres typologies modernes sont très divergentes : Locke propose une typologie à quatre éléments, augmentée d’un par Leibniz (Locke [1690] ; Leibniz [1765]), mais dans un monde scientifique totalement différent du monde classique.
Bentham relève trente et une formules argumentatives pour le seul champ de l’argumentation politique, V. Typologies modernes.

À l’époque contemporaine, Conley compte dans le TA « plus de quatre-vingt types d’argument » (Conley 1984, p. 180-181), V. Typologies contemporaines.

5. Formes des typologies

On pourrait opposer les typologies à la Aristote et les typologies à la Perelman & Olbrechts-Tyteca. Alors qu’Aristote énumère une série de topoï dans une succession qui paraît arbitraire, V. Typologie (I). Perelman & Olbrechts-Tyteca ont construit une typologie des différentes “techniques d’association” clairement organisée en quatre niveaux.

— Catégoriser un segment de discours comme un “argument pragmatique”, c’est identifier dans ce segment les traits caractéristiques qui définissent l’argument pragmatique (niveau 1).
— La catégorie 1 “argument pragmatique” peut elle-même entrer dans la catégorie 2, “argument exploitant une relation causale”. Elle constitue une espèce de cette seconde catégorie.
— Dans la typologie perelmanienne, cette catégorie 2 serait rangée dans la catégorie 3 des « argumentation[s] basée[s] sur la structure du réel ».
— Toujours dans la typologie perelmanienne, cette catégorie 3 serait rangée dans la catégorie 4, regroupant les “techniques d’association” avec les techniques de dissociation.
— Cet ultime niveau est coiffé du sommet “techniques d’argumentation”, qui correspondrait en quelque sorte à un des principaux “règnes discursifs” regroupant, à côté de l’argumentation, d’autres êtres discursifs dont Perelman ne parle pas : Techniques de narration, techniques de description ?

5. Fondements des typologies

Les typologies des formes d’arguments peuvent être envisagées de différents points de vue.

1) Du point de vue de leur contribution à l’accroissement des connaissances, on opposera les arguments non probants et les arguments probants, depuis l’époque moderne généralement assimilés aux moyens de preuves scientifiques. Dans les termes de Locke, seuls les seconds sont « accompagné[s] d’une véritable instruction, et [nous avancent] dans le chemin de la connaissance » (Locke [1690], p. 573), V. Typologies modernes. Dans ce cadre, les argumentations les plus intéressantes sont les argumentations analytiques liées à la définition conceptuelle, les argumentations inductives, les argumentations mettant en jeu des relations causales, etc. Dans ce cadre, l’argumentation par analogie peut avoir une valeur heuristique ou pédagogique, alors que les argumentations rusant avec le langage naturel et manipulant la relation interpersonnelle sont sans pertinence.

2) Du point de vue de leur fonctionnement linguistique. On peut opposer les arguments reposant sur une relation de contiguïté, de type métonymie, et les arguments reposant sur une relation de ressemblance, de type analogie catégorielle ou structurelle, ou sur l’exploitation d’une métaphore.
Cette opposition correspond en gros à celle que Perelman et Olbrechts-Tyteca établissent entre les arguments qui reposent sur la structure du réel (type causal) et ceux qui fondent la structure du réel (type analogique),V. Typologies contemporaines

 3) Du point de vue de leur productivité. La productivité d’un topos est plus ou moins grande selon le nombre d’argumentations concrètes (enthymèmes) qui en dérivent.
On peut opposer les topoï très productifs comme l’argumentation exploitant le binôme catégorisation –  définition ou le topos des contraires, à des topoï relativement peu productifs, comme l’argumentation par le gaspillage.

4) Du point de vue de leur force relative (de leur pouvoir de légitimation). Un bel exemple d’organisation des formes topiques selon leur force est donné par la hiérarchie des arguments juridico-théologiques dans le domaine arabo-musulman, telle que l’établit Khallâf ([1942]). Il distingue dix sources, ordonnées selon leur degré de légitimité.
Les formes les plus légitimes sont celles qui s’appuient sur le Coran ou la Tradition des Hadiths.
Celles qui ont le degré de légitimité le plus bas sont, dans l’ordre, les lois des peuples monothéistes suivies des avis des compagnons du prophète ; les arguments mettant en avant les pratiques de l’Islam originel sont considérés comme les plus faibles. Telle était la situation en 1942 ; elle a connu de grands changements avec la montée du Salafisme.

6. Quelques typologies

Quatre typologies anciennes

Quatre typologies modernes

Trois typologies contemporaines

 


[1] Cambridge, Harvard University Press, 1958, p. 122.


 

Type d’argumentation

1. Type d’argumentation

Un type d’argument(ation) ou schème argumentatif est une formule discursive associative (inférentielle) récurrente, utilisée pour représenter une catégorie de liens argument-conclusion. Si l’on ne souhaite pas préjuger de la forme logique de cette association, on peut définir le type d’argument comme une formule récurrente qui associe de façon stable un type d’argument à un type de conclusion.
L’expression type d’argument doit être considérée comme une abréviation métonymique de type d’argumentation.

Le schème peut être implicitement contenu dans le texte, en continu ou dispersé dans un passage (exemple, V. Gaspillage) ou encore y figurer explicitement sous la forme d’un énoncé générique, V. Tranquillité, §2.

La tradition nous a légué des inventaires plus ou moins systématisés des types d’argumentation, et la recherche continue à les enrichir et à les préciser, V. Typologies : AnciennesModernes – Contemporaines

Les expressions type d’argumentation, schème (schéma) d’argumentation, schème argumentatif désignent d’une façon non ambiguë une classe d’inférences argumentatives. Le mot topos et l’expression lieu commun sont ambigus entre un sens formel inférentiel et un sens substantiel. En français, l’expression “lieu commun” désigne par défaut un lieu commun substantiel ; il faut donc préciser, le cas échéant, qu’on parle bien d’un lieu commun inférentiel.
Le mot topos a la même ambiguïté, mais comme depuis la Rhétorique d’Aristote, il est associé à une forme argumentative et qu’il a le grand avantage de la brièveté ; on utilise par défaut topos au sens de type d’argumentation lorsque le contexte le permet.
L’ambivalence de topos et lieu commun entre croyance substantielle vraisemblable et inférence acceptable se retrouve dans fallacie, mauvais raisonnement et croyance fausse.

L’expression ligne argumentative est ambiguë et peut renvoyer à un type d’argument ou à une stratégie argumentative, éventuellement partagée par plusieurs participants.

2. Topos et enthymème

Un type d’argumentation engendre un nombre indéterminé d’occurrences d’argumentations concrètes. Cette relation type / occurrence d’une argumentation correspond à la relation topos / enthymème.
Dans la formulation d’Aristote :

un lieu [topos] est une tête de chapitre sous laquelle se rangent un grand nombre d’enthymèmes. (Rhét., II, 26, 1403a17 ; trad. Chiron, p. 420).

Par une métaphore célèbre, Cicéron définit les lieux (loci, sg. locus) comme

« Les magasins où l’on cherche les arguments », c’est-à-dire les enthymèmes,
« la formule » de l’enthymème (Top., I, 8 ; p. 69 ; I, 9 ; p. 70).

Notation du topos

Certains schèmes sont exprimés sous forme de proverbes ou de maximes, par exemple le proverbe “qui peut le plus peut le moins” correspond à la variante “du plus au moins” du schème “à plus forte raison”, a fortiori.
On peut aussi les exprimer sous la forme de formules typiques, comme celles que propose Bentham “attendons un peu, le moment n’est pas favorable”, pour rejeter une mesure sans avoir à se prononcer sur son intérêt. En contexte, lorsque son application est immédiate, l’énoncé du proverbe ou de la formule générale peut tenir lieu d’argumentation.

Le topos peut être exprimé dans une notation inspirée de la logique, en remplaçant les composantes indéfinies par des variables. Soit le topos a fortiori, “à plus forte raison” (d’après Ryan 1984) :

Schème (topos) :

siP est O” est plus vraisemblable (recommandable…) que “E est O”
et siP est O” est faux (n’est pas vraisemblable, pas recommandable),

alors < E est O > est faux (pas vraisemblable, pas recommandable)

Enthymème (argumentation) fondée sur ce topos :

Si les professeurs ne savent pas tout, à plus forte raison les élèves.

Soit le topos des contraires :

topos : si “A est B”, alors “non-A est non-B”

Enthymème correspondant :

Si je ne t’ai servi à rien pendant ma vie, au moins que ma mort te soit utile.

Cette notation n’exprime rien de plus que la formule discursive générique qu’elle abrège et clarifie. Elle ne doit pas être prise pour une forme exprimant le contenu “logique” de celle-ci. Elle exprime la structure profonde de l’enthymème qui la réalise, ni plus ni moins que ne le fait une formulation générique. Son incontestable intérêt est de permettre une présentation plus claire des liens coréférentiels entre les termes généraux et de la structure de la liaison “argument-conclusion”.

3. Exemple : Schème et argumentations sur le gaspillage

Détecter un schéma dans un texte est un moment clé de l’analyse argumentative, mais cette identification n’est pas toujours facile ; elle nécessite une reconstruction méthodique, qui peut s’effectuer selon les lignes suivantes.

— Délimiter le passage dont on pense qu’il correspond à une argumentation structurée par ce topos (un enthymème correspondant à ce topos).
— Prendre une définition explicite du topos concerné.
— Montrer comment le topos se projette sur le passage ; pour cela, il faut établir une correspondance point par point entre le schéma et le passage analysé. Ces liens consistent essentiellement en des opérations linguistiques de reformulation plus ou moins strictes.

L’application de la méthode topique à l’analyse d’argumentations concrètes peut être illustrée par le topos du gaspillage et les deux exemples (enthymèmes) qui en sont les manifestations concrètes, dans Perelman & Olbrechts-Tyteca ([1958], p. 375) :

L’argument du gaspillage consiste à dire que, puisque l’on a déjà commencé une œuvre, accepté des sacrifices qui seraient perdus en cas de renoncement à l’entreprise, il faut poursuivre dans la même direction. C’est la justification fournie par le banquier qui continue à prêter à son débiteur insolvable espérant, en fin de compte, le renflouer. C’est l’une des raisons qui, selon sainte Thérèse, incitent à faire oraison, même en période de “sécheresse”. On abandonnerait tout, écrit-elle, si ce n’était “que l’on se souvient que cela donne agrément et plaisir au seigneur du jardin, que l’on prend garde à ne pas perdre tout le service accompli et aussi au bénéfice que l’on espère du grand effort de lancer souvent le seau dans le puits et de le retirer sans eau”. ([1958], p. 375).

3.1 Premier enthymème

C’est la justification fournie par le banquier qui continue à prêter à son débiteur insolvable espérant, en fin de compte, le renflouer.

Topos

Le topos est exprimé dans le passage suivant ; nous avons ajouté deux implicites mis en italiques.

Puisque l’on a déjà commencé une œuvre, [dont on espère tirer bénéfice], accepté des sacrifices qui seraient perdus en cas de renoncement à l’entreprise, il faut poursuivre dans la même direction, [en espérant toujours en tirer un bénéfice]

Ce qui permet de dire que tel passage “contient” une occurrence de tel topos, c’est qu’il est possible de mettre en relation terme à terme le topos avec ce passage.

Tableau :
Opérations linguistiques associant l’argumentation au topos qui la structure.

ARGUMENTATION
Italiques:
formulation de l’arg.

OPERATION LANGAGIÈRE
Italiques: formulation de l’arg.
Gras: formulation du topos

TOPOS
Gras: formulation du topos

thème :
prêter de l’argent
prêter de l’argent c’est une opération, une œuvre (Passé) on a déjà commencé une œuvre
 

 

 

débiteur insolvable

— peut représenter un sacrifice
[sous-entendu possible : on a déjà consenti à aider le débiteur]
accepté des sacrifices
 
débiteur insolvable
1) l’opération n’a pas apporté le bénéfice escompté
(Présent) qui n’ont servi à rien —
  2) [argent] perdu seraient perdus
en cas de renoncement
    implicite : on espère toujours tirer un bénéfice de l’opération
continuer à prêter continuer à (prêter) = poursuivre dans la même direction (Futur) poursuivre dans la même direction
espérant, en fin de compte, le renflouer  

 

implicite : espérant
1) récupérer l’argent
2) voire tirer bénéfice

3.2 Second enthymème

Le second exemple est une citation plus complexe :

C’est l’une des raisons qui, selon sainte Thérèse, incite à faire oraison, même en période de “sécheresse”. On abandonnerait tout, écrit-elle, “si ce n’était que l’on se souvient que cela donne agrément et plaisir au seigneur du jardin, que l’on prend garde à ne pas perdre tout le service accompli et aussi au bénéfice que l’on espère du grand effort de lancer souvent le seau dans le puits et de le retirer sans eau”.

Tableau des opérations linguistiques associant l’argumentation au topos qui la structure (mêmes conventions).

ARGUMENTATION OPÉRATION LANGAGIÈRE TOPOS
le service accompli “accompli” présuppose commencé
un “service” est une œuvre
on a déjà commencé une œuvre
le grand effort de lancer souvent
le seau dans le puits
“grands efforts” => sacrifice accepté des sacrifices
en période de sécheresse
et de le retirer sans eau
sécheresse, métaphore mystique traditionnelle pour “pas d’accroissement de la foi” qui n’ont servi à rien
perdre tout le service accompli

on abandonnerait tout

perdre, perdu

abandonner, renoncement

seraient perdus en cas de renoncement
bénéfice que l’on espère exprime un élément implicite du topos  
faire oraison même en période de sécheresse [continuer à prier] poursuivre dans la même direction

Le topos peut être disséminé dans le texte dont il organise la cohérence, V. Gaspillage §3.

Identifier un topos dans un texte (ou lui appliquer un topos), c’est enrichir ce texte et en fournir une interprétation.

4. Noms des schèmes argumentatifs

Les types d’argument sont nommés selon leur forme ou leur contenu.
Sur l’usage de termes latins, et le type de relations exprimées par les diverses prépositions “argument par, sur, de…”, V. Ab —, ad —, ex .

4.1 Étiquettes spécifiques à une question argumentative

Certains arguments célèbres ont été nommés en référence à leur contenu spécifique, par exemple :
— L’argument du troisième homme est une objection faite par Aristote à la théorie platonicienne des formes intelligibles opposées aux individus. Selon cette objection, cette théorie implique une régression à l’infini. Il s’agit d’une variante de l’argument du vertige.

— L’argument contre les miracles : entre la probabilité que le mort ait été ressuscité et la probabilité que le témoin se trompe, la seconde est la plus forte (Hume, 1748, §86 “Of Miracles”). C’est un raisonnement au cas par cas où un cas est éliminé sur la base de probabilités.

— L’argument ontologique prétend démontrer l’existence de Dieu à partir de la notion d’être parfait. C’est une forme d’argument a priori, par la définition : l’idée de perfection implique(rait) l’idée d’existence.

4.2 Étiquettes couvrant des regroupements d’argumentations de différents types

Certaines étiquettes désignent non pas des types mais des regroupements de types d’arguments, en fonction de leur contribution au traitement de la question.

— Argumentation répondant à la lettre du discours, ad litteram, V. Sens strict.
— Argument sur le fond vs. sur la forme ; argument ad rem ; sur le discours, ad orationem.
— Argument central vs. périphérique.

Ces étiquettes désignent des arguments ou des discours argumentatifs de différents types, et les positionnent selon leurs degrés et leur type de pertinence pour la discussion de cette question.

4.3 Étiquettes neutres et orientées

Dans le cas général, l’étiquette désignant une argumentation réfère à la nature du lien entre argument et conclusion : l’argument fait référence aux conséquences (ad consequentiam), à l’autorité (ab auctoritate), à la cohérence de la personne (ad hominem), à l’émotion (ad passionem) ou à telle émotion particulière (ad odium). L’argumentateur peut reconnaître, sans se désavouer, qu’il argumente par les conséquences, ad hominem, ex datis, sur des croyances religieuses (ad fidem) ou à la rigueur sur le nombre, ad numerum. Ces arguments peuvent être évalués, dans une seconde étape, normative.

Certains arguments mettant en jeu la personne sont désignés par des étiquettes orientées. On ne peut pas désigner un argument comme un appel à la stupidité ou à la paresse intellectuelle (ad socordiam), à la superstition (ad superstitionem), voire à l’imagination (ad imaginationem), sans l’invalider et s’en prendre à la personne (ad personam). L’appel à la foi sera jugé comme fallacieux ou non selon que l’analyste partage ou non les croyances du locuteur.
Il s’ensuit que l’intervention normative est partisane. Le métalangage est biaisé, les étiquettes simultanément nomment et évaluent, description et évaluation se confondent.

5. Les schèmes dans les textes argumentatifs

La notion de type d’argument ancre l’étude de l’argumentation dans le concret de la parole argumentative. La capacité à identifier un argument d’autorité, un argument pragmatique, un argument hypothético-déductif fait partie des compétences indispensables à la fois à la production, à l’interprétation et à la critique du discours argumentatif, V. Balisage.

Certains ouvrages, comme la Somme théologique de Thomas d’Aquin ou le texte de Montesquieu « De l’esclavage des nègres », sont entièrement descriptibles comme une succession dense et sèche d’arguments. D’autres textes donnent une impression de fluidité difficilement réductible à des formes argumentatives. Les schémas argumentatifs étant relativement sous-déterminés par les contenus langagiers, il existe parfois plusieurs possibilités d’analyse d’un même segment textuel, certaines invalidantes, d’autres non. Les considérations contextuelles, la reconstruction des implicites jouent alors un rôle crucial.
Cette indétermination ne doit pas systématiquement être retenue comme une mauvaise qualité de l’argumentation. On doit toujours se demander si on a affaire à un mauvais argumentateur ou à un virtuose de la pragmatique.

On peut comparer le texte argumentatif à une prairie naturelle, dont les plus belles fleurs correspondraient aux types d’arguments canoniques. Mais il faut aussi se demander de quoi est fait le tissu végétal de la prairie où vivent ces fleurs, s’intéresser, comme dirait Francis Ponge, à “La fabrique du pré”, c’est-à-dire prendre en compte le fait qu’il y a de l’argumentation avant les arguments, non seulement dans les énoncés mais aussi dans toutes les opérations produisant l’énoncé, dans les prises de position qui engendrent la question, et, d’une façon générale, dans tous les actes et phénomènes sémiotiques dans lesquels s’insèrent les énoncés argumentatifs, V. Schématisations.
L’analyse de l’argumentation suppose l’usage d’une bonne grammaire et un bon dictionnaire ; elle ne peut que tirer profit des acquis de l’analyse des interactions, de l’analyse du discours et de la linguistique des textes.

6. Schème argumentatif et type de liaison entre phrases

La notion de type d’argumentation se propose de capter la spécificité des enchaînements argumentatifs ; elle s’inscrit à ce titre dans la problématique de la cohérence textuelle. Dans le discours, les transitions entre énoncés successifs s’effectuent selon des principes hétérogènes : un contenu qui en implique un autre, un champ sémantique qui développe son isotopie, une idée reçue qui en convoque une autre, des constructions syntaxiques qui, en parallèle ou en opposition, se complètent, des sonorités et des rythmes qui s’appellent et s’organisent en formes globales, etc. ; tous les plans linguistiques et encyclopédiques peuvent donner du liant aux suites d’énoncés.
Le progrès du discours n’est pas réductible à une série de connexions entre idées, réglées par une sorte de mathématique. Il reste soumis à la pression de la réalité et aux surgissement d’événements que le locuteur ne contrôle pas ; s’il se tord le pied, si un événement imprévu survient dans son voisinage, le fil de son discours s’en trouve forcément brisé pour repartir sur des formes totalement nouvelles.

Dans tout discours, les idées se nouent parfois de façon étrange, comme le montrent les connecteurs au fait, ou à propos, qui marquent une rupture thématique. Lorsque les liaisons combinent syntagmes figés, calembours et coq à l’âne, l’enchaînement est dit sémantiquement incohérent, sans liaison, a pu être reçu comme un symptôme de l’égarement mental :

Une femme atteinte à soixante-huit ans, de folie maniaque pour la sixième fois, manifeste une grande activité d’esprit. […] Un jour elle s’exprime en ces termes : on dit que la vierge est folle ; on parle de la lier ; ce qui ne fait pas l’affaire des gens du département de l’Allier.
J.-B. M. Parchappe, Symptomatologie de la folie [1851][1]

En outre, même si l’on traite un discours où on peut s’attendre à trouver des liaisons Argument – Conclusion c’est-à-dire dans une situation argumentative, les connexions aux frontières de ce discours échappent aux topoï et sont gérées au moyen d’organisateurs (ou planificateurs) méta-discursifs, comme, par exemple, l’annonce “je proposerai quatre arguments”. Un argument tiré de l’observation peut coexister avec un argument tiré du livre saint, un calcul arithmétique et un argument par les contraires. Ce genre de succession suppose des sauts thématiques aux frontières des passages développant chacun de ces arguments, ainsi que de divers effets de liste ou phénomènes de coordination qui s’organisent sur un plan totalement différent de celui des schèmes argumentatifs.
Dans la rhétorique argumentative classique, ces problèmes d’organisation textuelle étaient rattachés à l’elocutio et à la dispositio.


 [1] Cité par Jean Rigoli, Lire  le délire. Aliénation, rhétorique et littérature en France au 19e siècle, Paris, Fayard, p. 230.


 

Transitivité

En mathématiques, un prédicat R est dit transitif si, lorsqu’il lie a à b et b à c, il lie aussi a à c; autrement dit :

SI “aRb” ET “bRc” ALORS “aRc”.

En langue naturelle, le prédicat manger n’est pas transitif : si a mange b et b mange c, alors a ne mange pas forcément c. Le carnivore mange l’herbivore, l’herbivore mange de l’herbe, mais le carnivore ne mange pas forcément l’herbe, sauf en cas d’urgence.

SI a aime b, ET SI b aime c, ALORS a N’AIME PAS FORCÉMENT c : la relation aimer n’est pas transitive.

La relation être le père de n’est pas transitive, mais être un ancêtre de est transitive dans une même lignée :

SI a est un ancêtre de b, ET si b est un ancêtre de c, ALORS a est un ancêtre de c.

Les inférences fondées sur la transitivité d’un prédicat font partie des automatismes argumentatifs exploités par l’argumentation quotidienne. Leur possibilité ou impossibilité est inscrite dans le sens des mots aimer, père de, ancêtre de.

Elles sont mobilisables toutes les fois qu’on positionne au moins trois objets sur une échelle graduée :

Si a est plus grand, plus vieux, plus riche… que b,
et si b plus grand, plus vieux, plus riche… que c,

alors a est plus grand, plus vieux, plus riche… que c.

La transitivité est à la base du fonctionnement des échelles argumentatives.


 

Tranquillité

Lat. ad quietem, lat. quies, « repos ; vie calme en politique, neutralité » (Gaffiot [1934], Quies). Ang. appeal to repose, conservatism.

1. Le calme et l’argumentation des émotions

Le calme peut être défini négativement comme l’absence d’excitation, l’état psychique et physique d’une personne vivant selon ses routines, n’ayant aucune préoccupation urgente.

Dans la typologie aristotélicienne des émotions rhétoriques, le calme s’oppose à la colère, V. Émotion. Le calme est donc considéré comme un état émotionnel parmi d’autres.

En théorie des émotions, le calme correspond au niveau de base (humeur de base) de la vie psychique. Par opposition à l’excitation émotionnelle initiale, le retour au calme est le moment où toute émotion, positive ou négative se résorbe. On peut ramener au calme un groupe d’enthousiastes qui s’excite joyeusement à l’idée de partir à la guerre, ou quelqu’un qui fait une crise de honte.

Du point de vue de l’argumentation des émotions, à tout discours argumentant une émotion forte négative (appels à la haine, à l’indignation, à la colère, la honte, la peur…), comme une émotion forte positive (discours de l’enthousiasme, de la joie, de l’exaltation, de la ferveur…), on peut opposer un contre-discours déconstruisant l’émotion et appelant au calme.

2. Contre le changement : L’appel à la tranquillité

L’argument de la tranquillité “ad quietem” a été défini et nommé par Bentham (1824), V. Topiques politiques §2. Il s’agit d’une tentative pour repousser la discussion d’un problème dans l’espoir qu’il ne sera jamais abordé. On substitue à la discussion d’un problème une méta-discussion sur l’urgence de sa discussion.
Bentham considère cette manœuvre comme fallacieuse, et la classe dans la catégorie des fallacies de temporisation [fallacies of delay], dirigées contre la liberté de proposition et l’innovation politique : “tout ça n’est pas très important, en pratique c’est déjà réglé, on a d’autres priorités, tu es bien le seul à voir là un problème…

Attachée au consensus, la tranquillité est construite comme une valeur qui serait menacée par l’ouverture d’une situation argumentative.
Le désir de ne pas être dérangé peut être invoquée comme argument pour ne pas participer à la vie politique et sociale:

Le vote ne regarde que les hommes, puisque les femmes, – heureusement pour leur tranquillité, – n’ont pas de droits politiques.
Clarisse Juranville, Manuel d’éducation morale et d’instruction civique, [s. d.].[1]

« Le gourvernement a actuellement d’autres priorités »

L’intervention suivante est extraite d’un débat entre étudiants sur l’immigration et la nationalité. Tout d’abord, l’étudiante Am donne une description soigneusement formulée et légèrement orientée des deux parties et de leurs positions, V. Orientation. Ensuite, elle prend une position implicite mais claire en faveur du parti soutenant « que le gouvernement actuellement a d’autres priorités qui sont plus importantes et que ce n’était pas nécessaire de revenir sur ça”, sur la base d’un typique argument “laissez-nous tranquilles” :

Prof      alors vous restez muets silencieux rien vous avez rien retenu là-dedans rien ne vous a frappés quels sont les points on va commencer à les lister donc pouvez les donner oui
Am      déjà ya deux points de vue en fait fin
Prof      y a deux points de vue vous avez vu qu’il y avait oui
Am      deux partis qui s’opposent ya ceux qui veulent heu
comme la pétition de tous les artistes cinéastes etcétéra qui veulent que: la que l’imfin le que le code de nationalité soit illimité soit
pour tout le monde et que que tous les sans tous les sans-papiers soient régularisés donc euh sans limite
Prof      hum hum hm hm
Am      et le deuxième point de vue c’est ceux qui disent que y faut pour qu’y ait un droit des personnes y faut qu’y ait: un droit d’état donc y faut qu’y ait justement des limites et que: et aussi fin généralement ces personnes sont celles qui disent que le gouvernement actuellement a d’autres priorités qui sont plus importantes et que ce n’était pas nécessaire de revenir sur ça
Prof      d’accord
Débat sur l’immigration[2]

L’appel au calme valorise la tranquillité en tant qu’état politique conservateur compatible avec l’apathie, l’inertie et la paresse. Un tel état est menacé par des proposants insatisfaits, prêts à exiger des changements et à entamer des discussions, c’est-à-dire à ouvrir une situation argumentative, qui provoquera une poussée d’adrénaline, se traduisant par de la colère, de l’enthousiasme ou de l’anxiété au sein du groupe. C’est parce qu’il trouble le calme, dérange le consensus, que le proposant paie le prix de la charge de la preuve.


[1] Paris, Vve P. Larousse, 5e édition, “conforme au programme de 1882” [1re partie Éducation morale, chap. Le vote. § Les femmes et la politique].

[2] Corpus Débat sur l’immigration – TP étudiants, http://clapi.univ-lyon2.fr/V3_Feuilleter.php ?num_corpus=35 (30-09-2013)