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Topos – Lieu Commun

À la différence de type d’argument, le mot topos et l’expression lieu commun, sont ambigus entre une interprétation formelle et une interprétation substantielle.

1. Topos

1.1 Topos inférentiel

Pour désigner les types d’argumentations, Aristote utilise le mot grec topos (sg. τόπος, pl. τόποι, topoï). Le topos des contraires, le premier de la liste des topoï de la Rhétorique est introduit comme suit :

Un lieu (topos) des enthymèmes démonstratifs se tire des contraires (Rhét., II, 23, 231397a7 ; Dufour, p. 115)

Un topos inférentiel est un schème argumentatif ou type d’argumentation, c’est-à-dire un schème discursif général associant de façon plausible un énoncé argument à un énoncé conclusion.
L’actualisation d’un topos, d’une forme argumentative, produit une argumentation concrète ou enthymème.

Le terme topos n’est jamais péjoratif lorsqu’il désigne un type d’argument.

Une topique est un ensemble plus ou moins systématique de topoï inférentiels fonctionnant dans sur domaine argumentatif particulier, V. Topique juridique ; Topique politique.

À la différence de type d’argument, le mot topos est ambigu entre une interprétation formelle et une interprétation substantielle.

Le concept de topos a été redéfini dans la théorie de l’argumentation dans la langue, V. Topos en sémantique.

1.2 Topos en analyse littéraire

En analyse littéraire, le concept de topos a été introduit par Curtius, pour désigner une donnée substantielle, thème, matière, permanente, amplifiable et adaptable ; « un archétype, une représentation du subconscient collectif au sens où l’entendait C. G. Jung » (Curtius [1948], I, p. 180). Par exemple, l’association “le vieillard et l’enfant” constitue en ce sens un topos, toujours exploité dans les publicités pour les sociétés de gestion de patrimoine.

Le topos substantiel permet de remplir une case discursive obligée. Ainsi, l’évocation d’éventuels contre-exemples ou même d’une réfutation auxquels on déclare se soumettre docilement par avance est un topos de clôture des exposés scientifiques. Les propositions de Curtius ont été à l’origine d’un important courant de recherche sur les topoï, notamment en Allemagne (Bornscheuer 1976 ; Breuer et Schanze 1981). L’expression lieu commun est également utilisée avec ce même sens.

2. Lieu commun

Comme topos, lieu commun, souvent réduit à lieu, peut désigner une formule inférentielle ou un lieu commun substantiel, V. Invention.

2.1 Lieu commun inférentiel

Cicéron traduit topos (inférentiel) par locus “lieu” (pl. loci), locus communis, “lieu commun” (pl. loci communes, “lieux communs”).

La définition du lieu [locus] pourrait donc être : magasin des arguments, et celle de l’argument : moyen servant à convaincre d’une chose douteuse (Top., II, 16, 8 ; p. 69-70)

L’expression lieu commun correspond au latin locus communis, qui traduit le mot grec topos. En ce sens, un lieu commun est une forme inférentielle, un schème argumentatif.
Dans cet emploi, lieu commun peut être réduit à lieu ; on parle ainsi du lieu de la personne, du lieu des contraires, etc.

2.2 Lieu commun substantiel : le cliché

Un lieu commun substantiel, ou lieu commun tout court, correspond à l‘expression formulaire d’une pensée courante. C’est le sens courant de l’expression, qui est synonyme de “cliché”, dont elle partage l’orientation dépréciative : “pensée commune, non critiquée donc probablement fausse, sans originalité ni valeur esthétique ou conceptuelle”.
Comme dans le cas de fallacie, la frontière est floue entre le formel et le substantiel.

Le terme topos peut avoir le même sens dépréciatif lorsqu’il désigne un lieu commun substantiel.

3. Lieux communs inférentiels et prémisses propres à chaque genre

La Rhétorique distingue topoï universels et prémisses propres à un domaine de la réalité :

Par “espèces” j’entends les prémisses propres à chaque genre et par “lieux” j’entends les lieux qui sont communs de façon indifférenciée à tous les domaines de réalité.
Aristote, I, 2, 1358a1, 30 ; Chiron. p.138

Les topoï (modes de raisonnement) sont universels :

Les lieux (topoi) « sont ce qui s’applique en commun aux questions de justice, de physique, de politique et à nombre d’autres questions d’espèces (eidos) différentes, par exemple le lieu du plus et du moins ; car un syllogisme ou un enthymème tiré de ce lieu ne seront pas plus applicables à une question de justice qu’à une question de physique ou à n’importe quel autre sujet. (Ibid., 10-15, p. 136-137).

Les domaines de connaissance se distinguent les uns des autres non pas parce qu’ils mobilisent des lieux (modes de raisonnement) spécifiques, mais parce que certaines prémisses leurs sont propres, « spécifiques » :

Il y a en physique des prémisses dont on ne peut tirer ni enthymème ni syllogisme qui soit valable sur des questions d’éthique  (Ibid., 15, p. 137), — et inversement.

La distinction entre prémisses spécifiques et topoï est tributaire de l’ontologie aristotélicienne et de la vision de la logique et des sciences qui lui est attachée.


 

Topos en sémantique

Dans la théorie de l’argumentation dans la langue de Ducrot et Ancombre, les topoï sont définis comme des principes généraux, communs « présentés comme acceptés par la collectivité » (Ducrot 1988, p. 103 ; Anscombre & Ducrot, 1986 ; Anscombre 1995a). Ces principes mettent en relation graduelle des propriétés (prédicats ou échelles) elles-mêmes graduelles. Ils prennent quatre formes :

+ D, + B « Plus on s’élève dans l’échelle P, plus on s’élève dans l’échelle Q » (Ducrot 1988, p. 106) : (+) régime démocratique, (+) bonheur des citoyens
– T, – S Plus on descend dans P, plus on descend dans Q :
(–) temps de travail, (–) stress
+ A, – V Plus on a P, moins on a Q : (+) argent, (–) vrais amis
– S, + M Moins on fait P, plus on est Q : (–) sport, (+) maladies

Ce type de liaison entre prédicats correspond à celui est utilisé par Perelman & Olbrechts-Tyteca dans leur discussion des valeurs ([1958], p. 115-128), V. Topique du préférable.

1. Donc, et, pourtant

Les mêmes prédicats peuvent être associés par les quatre formes d’un même topos associant par donc ou et par exemple “être riche”, (R), “être heureux”, (H) .
Selon M. Tout-le-monde :

(i)         +R, donc +H     il est riche (donc, etdonc ) heureux
(ii)        –R, donc –H      il est pauvre (donc, etdonc ) malheureux

Ces deux cas se correspondent par application du topos des contraires.
Par ailleurs, “l’argent ne fait pas le bonheur”, comme le montre le cas du savetier heureux et du financier malheureux (La Fontaine, Le savetier et le financier). Ces deux cas correspondent à la version en mais ou pourtant des topoï (i) et (ii) :

(iii)       +R, mais –H      il est riche, (mais, pourtant) malheureux
(iv)       –R, mais +H      il est pauvre, (mais pourtant) heureux

Ces quatre formes délimitent ce que la doxa, les croyances communes portées par la langue, infèrent entre l’argent et le bonheur, la santé et le sport. Il s’agit d’inférences sémantiques, donc de pseudo-raisonnements dans la mesure où ils ne disent rien du réel ; c’est la langue qui parle. Cette vision fonde le scepticisme de la théorie de l’argumentation dans la langue vis-à-vis de l’argumentation ordinaire comme forme de raisonnement, V. Critique ; Démonstration.

Le Nouveau testament organise les topoï de la richesse – pauvreté ; les riches sont heureux en attendant, mais seront finalement malheureux et les pauvres sont malheureux en attendant, mais seront finalement heureux :

Je vous le dis encore, il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. (Matthieu, 19, 24 ; Bible Louis Segond)
Ainsi les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers. (Matthieu, 20, 16 ; Bible Louis Segond)

On trouve donc les quatre inférences : “+/– P, +/– Q”, mais pas dans les mêmes systèmes de croyances, sachant qu’un même locuteur peut avoir recours, selon ses nécessités, à plusieurs systèmes de croyances contradictoires. Certaines croyances sont préférées, aucune n’est interdite par la langue, mais les croyances paradoxales sont des croyances militantes, qui s’accompagnent d’une argumentation.

2. Trop

Considérons le cas du sport Sp et de la santé Sa. L’existence d’un lien de causalité est reprise dans les topoï suivants :

<+, +>, <–, –>

+Sp, +Sa          il fait du sport, donc il est en bonne santé
–Sp, –Sa          il irait mieux s’il faisait plus de sport !  Quand  j’arrête le sport, je me sens mal !

Cependant, le développement < +, + > peut trouver sa limite, marquée par trop.

Il fait trop de sport, donc il est en mauvaise santé

<+, –>
D’autre part, le topos “+Sp, +Sa” peut être contesté par le topos <+, –>, qui a ses partisans :

+Sp, –Sa : Les sportifs meurent jeunes

<–, +>
Ou, par application au précédent du topos des contraires, “–Sp, +Sa ” :

–Sp, +Sa : « no sport » (Churchill, interrogé sur les raisons de sa bonne santé)

3. Application des topoi et effets de seuil

Il est parfois délicat d’appliquer les quatre formes topiques “+/– P, +/– Q”, à certaines combinaisons de prédicats. Considérons la situation où deux personnes, L1 et L2, doivent prendre le train, et sont soucieuses à la fois de ne pas manquer le train et de ne pas arriver trop en avance à la gare. Soit elles “vont y arriver”, soit elles ont déjà irrémédiablement “raté leur train”. T note le prédicat “avoir du temps” ; D note le prédicat “se dépêcher”. + T” note “plus on a de temps” ; “– T” note “moins on a de temps” ; idem pour D.

1. On va y arriver : sans se dépêcher ou en se dépêchant

Trois situations correspondent à ce cas.

<+T, –D>
L1 se dépêche ; L2 trouve qu’il n’y a pas de raison de se dépêcher :

Pas la peine de te dépêcher, il est huit heures, et même huit heures moins cinq.
On a beaucoup de temps, donc on va y arriver, prenons notre temps !

Cet enchaînement correspond au topos < + T, – D >, “plus on a de temps, moins on doit se dépêcher”.

<–T, +D>
L1 traîne dans les préparatifs ; L2 pense que, si ça continue comme ça, ils vont rater leur train. Il alerte L1 :

Déchetoi : il est huit heures, il est même huit heures cinq.
On n’a plus beaucoup de temps, il reste peu de temps, vraiment peu !

Cet enchaînement correspond au topos < –T, +D >, “moins on a de temps, plus on doit se dépêcher”.

<–T, +D> réfute “on n’a plus le temps nécessaire pour attraper le train
L
1 pense qu’ils ont raté leur train ; L2 pense qu’ils ont encore une chance, à condition de se dépêcher:

L2 : — Dépêche-toi : il est huit heures, il est même huit heures moins cinq.
Mais si, on va y arriver ! On n’a pas beaucoup de temps, mais il reste quand même un peu de temps ! ; On est en retard, mais on peut encore y arriver !

Cet enchaînement semble utiliser directement le topos “+T, +D”, “plus on a de temps, plus il faut se dépêcher”, ce qui peut sembler paradoxal. Le contexte montre qu’il y a un effet de seuil.
L2 part de la représentation de L1 on n’a pas assez de temps”, donc “pas la peine de se dépêcher, puisqu’on va sûrement rater le train”. L2 réfute cette représentation :

L2 : —il reste en effet peu de temps (–T), mais suffisamment pour qu’on puisse attraper le train si tu te dépêches, donc dépêche-toi ! (“–T, +D”)

L2 n’applique pas “+T, +D”, il réfute “on n’a pas assez de temps”. Ce n’est pas “plus on a de temps” qui joue ici, mais “plus de temps que tu ne penses”, à savoir “encore un peu de temps”, et cette prémisse mobilise normalement le topos “–T, +D”.

(2) On ne va pas y arriver, même si on se dépêche

(d) L1 s’active fébrilement alors que L2 a perdu tout espoir d’attraper le train :

L2 : — Pas la peine de te dépêcher : il est huit heures, et même huit heures cinq.

On ne va pas y arriver, on n’a plus assez de temps”. L2 raisonne a fortiori : à huit heures, on n’aurait plus le temps d’y arriver, a fortiori à huit heures cinq on n’y arrivera pas.

Se dépêcher pour faire quelque chose présuppose qu’on a assez de temps pour le faire en se dépêchant. C’est ce présupposé que rejette L2 ici. L1 se comporte comme s’il pensait avoir suffisamment de temps en se dépêchant. L2 ne présuppose pas “moins on a de temps, moins on doit se dépêcher ”, il réfute “on peut y arriver si on se dépêche”. Comme dans (c), il faut tenir compte d’un effet de seuil. Dans ce contexte, l’évocation du topos “–T, –D” “moins on a de temps, moins on doit se dépêcher” serait ironique.


 

Topique politique

Cette entrée présente d’une part, une topique substantielle interrogative spécifique au champ politique (§1) du XXe siècle, et d’autre part, deux collections de schèmes discursifs argumentatifs, avancés dans les débats parlementaires, et plus généralement dans les débats politiques des sociétés démocratiques, la collection de Bentham (1824), à laquelle fait écho celle d’Hirschman (1991).

1. Paramètres du débat politique

La délibération politique est, entre bien d’autres choses, une activité de résolution de problème. Considérée sous cet angle, elle mobilise une topique substantielle interrogative (V. Invention) constituée par l’ensemble des questions générales, spécifiques de ce champ, qu’il convient de se poser avant de prendre une décision :

Cette mesure, cette action… est-elle légale, juste, honorable ? Opportune ? Utile ? Nécessaire ? Sûre ? Possible ? Facile ? Agréable ? Quelles en sont les conséquences prévisibles ? (d’après Nadeau 1958, p. 62).

Cette topique substantielle simple, robuste et efficace, a été conçue à la fin du IIe siècle avant notre ère. Elle s’applique à l’action en général, publique ou privée.

Elle peut être mise sous forme :

1) Interrogative-délibérative : “si vous vous interrogez sur la nécessité de telle mesure, regardez si elle est juste, nécessaire, réalisable, glorieuse, rentable, et si elle aura des conséquences positives”. La topique est utilisée comme une heuristique ; on construit une position politique sur un sujet donné en répondant (de façon argumentée) à ces questions.

2) Prescriptive-justificative :si vous voulez soutenir telle mesure, montrez qu’elle est juste, nécessaire, etc.”

3) Évaluative :vous avez bien montré que cette mesure est juste, nécessaire, glorieuse ; (mais) vous ne dites rien sur ses conséquences et sur les modalités pratiques de sa réalisation”.

2. Arguments et fallacies du débat parlementaire :
L’inventaire de Bentham

Dans le Manuel de sophismes politiques (1996 ; The Book of Fallacies [1824]), Bentham s’intéresse aux arguments produits dans les assemblées délibératives. Cette topique est fortement orientée vers la réfutation du discours conservateur, qui s’oppose aux réformes, c’est pourquoi il parle globalement de fallacie. La valeur argumentative de chacune de ces formes est discutée en détail aux chapitres correspondants.
Bentham ne rapporte pas ses fallacies à des formes logiques, mais les présente sous forme d’énoncés qui constituent des condensés d’argumentation, parfois proche du slogan. Les schèmes d’argumentation sont ici des formules discursives.

1. L’inventaire

Bentham propose une typologie à deux niveaux, où il distingue quatre grandes catégories de fallacies, qui en appellent à :

1) L’autorité, celle des sages ancêtres ou celle des institutions.
2) L’alarmisme, réprimant la discussion par des discours de peur.
3) La temporisation, dont l’objet est de renvoyer la discussion aux calendes grecques.
4) La confusion, catégorie dont le principe unitaire n’est lui-même pas très clair.

1) L’autorité [f. of authority]

— “Nos ancêtres étaient plus sages”, (“l’argument chinois”) ; ad verecundiam”.

— “Les lois sont irrévocables” parce qu’elles sont garanties par des contrats sacralisés ; ad superstitionem.

— Les lois ont été faites alors que les législateurs avaient prêté serment ; or “les serments sont irrévocables, ils sont gagés sur des puissances surnaturelles” [ad superstitionem]. Cette manœuvre met en avant le caractère sacré des lois pour interdire toute réforme.

— “C’est sans précédent !” ; ad verecundiam.

— L’autorité dissimulée sous de la fausse modestie [self-assumed authority ; ad ignorantiam ; ad verecundiam].

— L’autorité outragée : il y a des gens qu’on doit croire sur parole ; toute enquête à leur sujet serait une offense : “Moi, faire des choses pareilles ! Soupçonner un homme comme moi !” [self-trumpeter’s fallacy].

— Personnalité dont l’avis est déterminant [laudatory personalities ; ad amicitiam]. Telle mesure doit être rejetée parce que des gens très bien s’y opposent.

2) Fallacies alarmistes [f. of danger]

Elles font appel à la peur (ad metum) ou à la haine (ad odium) pour légitimer l’opposition aux réformes :

— Attaquer la personne [vituperative personalities ; ad odium] : “Celui qui propose cette réforme entretient de mauvais desseins ; il a mauvaise réputation ; de mauvaises fréquentations ; il porte le même nom que quelqu’un qui a laissé un mauvais souvenir.

— Crier au loup-garou [hobgoblin argument] : “Pas d’innovation ! Elles conduisent à l’anarchie !

— Inspirer la méfiance : “On se demande ce qui se cache derrière tout ça.

— Se réfugier derrière les institutions [official malefactor’s screen] : “Celui qui nous attaque, attaque le gouvernement, la Constitution, la République…

— Intimider l’accusateur [accusation-scarer device], en le traitant de systématiquement de calomniateur, particulièrement si les preuves qu’il apporte ne sont pas absolument concluantes.

3) Fallacies de temporisation [f. of delay]

Ces manœuvres permettent de gagner du temps, dans l’espoir que, sans cesse repoussée, la décision ne sera jamais prise. Certaines de ces manœuvres font appel à la stupidité et la paresse d’esprit (ad socordiam) :

— Tranquilliser, apaiser : [the quietist fallacy ; ad quietem] : “Pourquoi changer, personne ne se plaint !

— Donner une consolation fallacieuse [false consolation ; ad quietem] : “Allez donc voir ailleurs, c’est bien pire !

— Renvoyer à plus tard, aux calendes grecques [procrastinator’s argument ; ad socordiam] : “Attendez donc, ce n’est pas le bon moment”.

— Ralentir la procédure, faire de l’obstruction [snail’s pace argument ; ad socordiam] : “Chaque chose en son temps ! Pas de précipitation !”.

— Opérer des diversions subtiles (artful diversion ; ad verecundiam] : “Pourquoi cette mesure ? Discutons plutôt de telle autre, qui est plus intéressante !

4) Fallacies de confusion [f . of confusion]

Leur objet est de créer le doute et d’embrouiller la discussion lorsqu’elle ne peut plus être évitée.

4.1 Utilisation de termes biaisés, introduisant une pétition de principe (question-begging appellatives), par exemple générosité / prodigalité.

4.2 Imposture terminologique (impostor terms); par exemple, parler de zèle religieux pour désigner la persécution religieuse.

4.3 Généralités vagues (vague generalities), liées à l’usage de termes comme religion, état…

4.4 “Idoles”, mots sacrés et intouchables (allegorical idols), par exemple, parler des “autorités gouvernementales” pour désigner les membres du gouvernement; ou n’importe quelle institution dont le nom est magnifié par une majuscule: l’Eglise, l’Université.

4.5 Généralisation abusive (sweeping classifications), par exemple, “les crimes des rois” ; certains rois ont commis des crimes ; on peut donc intituler un ouvrage “Les crimes des rois” et résumer l’ouvrage en disant que “les rois sont des criminels”.

4.6 Pseudo-distinctions, fausses symétries, (sham distinctions), par exemple l’opposition liberté / licence (voir 4.1)

4.7 “Le peuple est intrinsèquement corrompu” (popular corruption), ce qui rend inapplicable tout régime parlementaire.

4.8 Sophismes antirationnels [anti-rational fallacies], qui brouillent la pensée et font obstacle à l’examen, par exemple, l’usage d’oppositions comme “c’est bien en théorie, mais en pratique ça ne marche pas”, ou d’un qualificatif comme « spéculatif”.

4.9 Affirmations paradoxales [paradoxical assertions], qui permettent par exemple de rejeter une demande de “simplification” comme une mesure “jacobine”, c’est-à-dire populiste.

4.10 Erreurs d’attribution causale [non causa pro causa]. Considérons un système ayant des points positifs et des points négatifs. Pour ne pas réformer le négatif, on dit qu’il est à la source du positif ; ainsi l’effet « le peuple est vertueux(“ (national virtue) est rattaché à une cause, “l’opulence du clergé”.

4.11 Parti-pris, esprit de parti (partiality-preacher’s argument), on argumente contre l’usage en arguant des abus qu’il peut occasionner, ou contre une institution en arguant qu’elle a des effets négatifs, sans dresser un bilan où les effets positifs peuvent équilibrer les effets négatifs.

4.12 “La fin justifie les moyens” (the end justifies the means)

4.13 Opposition systématique, 1 : L’intérêt général prime sur l’intérêt de parti (opposer-general’s justification).
On ne doit pas argumenter contre sa propre opinion ; une mesure qu’on estime bonne doit être soutenue, même si on se trouve être dans l’opposition.

4.13 Opposition systématique, 2 : Présenter comme dirimante une objection qui pourrait être intégrée à titre d’amendement [rejection instead of amendment ; ad judicium].

2. Les étiquettes latines

Bentham accompagne fréquemment la description des diverses fallacies d’étiquettes latines, qui font référence aux états cognitifs-émotionnels qui leur sont associées.

Ad judiciumlat. judicium “tribunal: jugement”
Cette étiquette est régulièrement utilisée pour caractériser les fallacies de confusion. Celles-ci ont en effet pour objectif d’embrouiller l’interlocuteur, de jeter le trouble dans son esprit. La fallacie ad judicium correspond donc à un état cognitif-émotionnel de celui dont l’esprit est paralysé.
Cet usage est tout à fait compatible avec la définition que Locke  donne de l’argument ad judicium, qui présuppose que les locuteurs ont leur intelligence à leur disposition, V. Typologie modernes.

Quatre étiquettes renvoient à des états émotionnels corrélés à des états cognitifs spécifiques.

Ad verecundiam, lat. verecundia,  sentiment de modestie, exploité par l’usage fallacieux de l’autorité pour intimider l’interlocuteur, V. Modestie.

Ad odium, lat. odium, « haine », associée à ad socordiam, lat. socordia, “insouciance ; stupidité”.

Ad superbiam, lat. superbia, “arrogance ; orgueil”

Ad quietem, lat. quies,  “Repos […] 2. Vie calme en politique, neutralité » (Gaffiot, Quies),

 

Topique juridique

La topique juridique est une topique inférentielle. Elle regroupe un ensemble de schèmes d’arguments considérés par les juristes comme les plus importants pour leur domaine. L’étude de ces schèmes constitue la base de la “logique juridique” de Perelman (1979).

Cette topique intéresse la théorie générale de l’argumentation dans la mesure où les problèmes qu’elle traite sont la spécialisation, dans le domaine du droit, de schèmes généraux que l’on rencontre dans l’argumentation ordinaire. C’est à ce titre qu’elle est abordée ici ; la liste d’arguments discutés par Cicéron dans ses Topiques, et dont on considère qu’elle a une portée générale, est une topique juridique. V. Typologies anciennes.

Une topique juridique est un ensemble d’instruments discursifs qui constituent les règles d’interprétation des textes juridiques. Ces règles permettent l’application d’un texte à un cas, éventuellement en étendant sa signification et sa force légale, si, en l’état, le texte s’applique mal à la situation considérée. Étant donné un fait f soumis à l’évaluation sur la base d’un code (légal, religieux…), il peut se faire que f entre clairement dans une catégorie M prévue par le code ; le règlement dispose que les M sont traités de telle et telle façon ; donc f doit être traité de telle et telle façon, et le problème est réglé.

Mais il peut se faire aussi que f ne se rattache pas clairement à telle catégorie M plutôt qu’à telle autre catégorie X ; le code ou le règlement ne propose pas de catégorie immédiatement applicable à la situation. Cette situation correspond à une stase de catégorisation et de définition. Il faut alors étendre M ou X jusqu’à ce que l’une de ces catégories puisse couvrir f. Cette extension constitue le processus d’interprétation. Sous la contrainte du cas particulier à résoudre, le juge (ou la personne chargée d’appliquer le règlement) doit prendre une initiative, créer un précédent ; elle doit non plus interpréter la loi, mais produire la loi. La topique juridique est la boîte contenant les outils qui autorisent de telles dérivations.

Dans ce cas l’interprétation se fait sous la pression du cas particulier à catégoriser. Elle peut également se faire en général, indépendamment de tout cas particulier. L’argumentation part alors de la proposition P à interpréter, qui a le statut d’argument, Cette proposition est admise parce qu’elle appartient à un stock d’énoncés, Code, Règlement, Texte sacré…, lui-même admis par la communauté des interprétateurs. On en dérive une proposition Q, ayant le statut de conclusion, qui correspond à une interprétation de P ; l’extension produit du sens et participe du processus de compréhension.

La limite de l’interprétation est fixée par le principe “on n’interprète pas ce qui est clair” (parfois cité sous sa forme latine : “interpretatio cessat in claris”), V. Sens strict. Ce principe consacre l’existence d’un sens littéral, fondé sur les données grammaticales. Si, pour être électeur il faut avoir 18 ans et être de nationalité française, on ne peut pas demander à voter si l’on ne remplit que l’une des deux conditions : ce serait faire du et un ou ; il n’y a rien à interpréter. Il existe cependant des cas où le sens clair doit être rejeté, par exemple si le texte est manifestement altéré par une erreur typographique.

1. Trois topiques

Les topiques de Kalinowski et de Tarello sont fréquemment reprises dans le cadre général des études d’argumentation (Perelman 1979 ; Feteris 1999 ; Vannier 2001). Nous y avons joint la topique lawoutlines.com, sans nom d’auteur[1]. Elles font largement usage de la terminologie latine. Chaque colonne cite les arguments listés dans la topique concernée, dans l’ordre qui leur est donné dans cette topique.

Les renvois aux entrées du dictionnaire sont faits infra §2, Les schèmes

Kalinowski (1965) — 11 formes

Arg. a pari
— a contrario sensu, ou a contrario
— a fortiori ratione, ou a fortiori
— a maiori ad minus, “du plus grand au plus petit”
— a generali sensu, arg. de la généralisation de la loi
— a ratione legi stricta
— pro subjecta materia, argument de la cohérence
— tiré des travaux préparatoires
— a simili,
argument analogique
— ab auctoritate, ou argument d’autorité

— a rubrica
, ou argument du titre

Tarello (1974) (in Perelman 1979, p. 55), 13 formes

Arg. a contrario
— a simili,
arg. analogique
— a fortiori

— a completudine
— a coherentia
psychologique

— historique
— apagogique
— téléologique
— économique
— ab exemplo
— systématique
— naturaliste

lawoutlines, 10 formes

Arg. by analogy or arg. a pari
— of greater justification ; or arg. a fortiori
by contrast or arg. a contrario
of absurdity or ab absurdum
from generality or a generali sensu
from superfluity or ab inutilitate
from context or in pari materia

— from subject matter or pro subjecta materia
from title or a rubrica
from genre or ejusdem generis

2. Les schèmes

Au total, trente-quatre schèmes d’arguments sont mentionnés.

— Trois formes sont communes aux trois topiques :

A contrario —  a contrario sensu by contrast or a contrario
A fortiori rationea fortiori of greater justification or a fortiori
A pariby analogy or a pari a simili.

— Quatre formes sont communes à deux topiques :

A generali sensu, argument de la généralité de la loi
Pro subjecta materia ; argument tiré de l‘objet de la loi, ou du sujet de la discussion
A rubrica , argument de l’intitulé de la loi
Argumentation apagogique, ou par l’absurde, ad absurdum.

— Quinze formes sont spécifiques à l’une ou l’autre des trois topiques :

Arg. in pari materia, argument tiré de la cohérence des lois s’appliquant à un même objet, V. Cohérence
— ratione legi strict arg. tiré de la lettre de la loi, V. Sens strict
— ab auctoritate, V. Autorité ; Précédent
— a completudine, V. Complétude
— a coherentia, V. Non contradiction ; Cohérence
— économique, V. Inutilité
— ab exemplo, V. Précédent ; Exemple; Précédent
— systématique
— naturaliste, V. Force des choses
— de la superfluité, ab inutilitate, V. Inutilité
— du genreejusdem generis
— des travaux préparatoires, V. Intention du législateur
— historique, V. id.
— psychologique, V.  id.
— téléologique, V. id.

On obtient donc vingt-deux formes distinctes, ou dix-neuf si on admet que sous des étiquettes diverses, les arguments dits des travaux préparatoires, historique, psychologique et téléologique visent également à prendre en compte « l’intention du législateur » (Perelman 1979, p. 55).

3. Regroupements

Du point de vue du sens de ces arguments, on peut opérer les regroupements suivants.

(i) Schèmes généraux, non spécifiques au droit.

Une série d’arguments utilisés en droit sont des formes générales applicables à d’autres situations d’argumentation. Arguments :

Arg. de cohérence (a coherentia)
— a pari, a simili, analogie
— du genre
— a contrario
— a fortiori
— par l’absurde
— du précédent
— d’autorité.

En droit, ces deux dernières formes d’argument font appel à la continuité historique de la pratique juridique légale.

(ii) Arguments sur des données relatives à la genèse de la loi

Une classe d’arguments légitime les interprétations fondées sur les conditions de production de la loi :

Arg. des travaux préparatoires
— historique
— téléologique
— psychologique.

(iii) Arguments sur le caractère systématique du code des lois

Les formes suivantes fondent des interprétations sur le caractère systématique attribué au Code. Arguments :

— de la cohérence, a coherentia,
— sur la cohérence des lois sur un même sujet, in pari materia,
— de la complétude
— de l’inutilité (non redondance)
— du titre, a rubrica.

Ces différentes formes argumentatives reposent sur le postulat que le texte à interpréter est parfait : on n’y relève ni contradiction, ni redondance ; tout y est nécessaire : rien d’inutile, ou de superflu ; tout se tient : les éléments n’ont de sens que par leur relation dans la structure. Cette insistance sur le caractère systématique du code légal pousse vers une vision mécanique de la loi et de son application. À la limite, on attribue au code des propriétés qui sont celles d’un système formel.

Les définitions de ces formes argumentatives dans le domaine du droit, leurs conditions d’application, les exemples pouvant les illustrer ainsi que les problèmes liés à leur usage reviennent aux ouvrages spécialisés

4. Fonction prescriptive de cette topique

Cette topique fournit les instruments pour légitimer les interprétations de la loi en vue de leurs applications à des cas concrets. Comme toutes les topiques, elle peut être mise sous forme prescriptive, elle devient alors un guide pour la rédaction des lois. Le rédacteur sait que ses écrits seront interprétés en fonction des principes énumérés : il sait qu’on appliquera au texte qu’il est en train de rédiger des arguments par analogie, qu’on l’interprétera en fonction de la rubrique dans lequel il sera classé, etc. Si l’argument “économique” ou de l’inutilité suppose que les lois ne sont pas redondantes, le législateur devra s’efforcer d’exclure toute redondance dans la rédaction de la loi.

5. Généralisation à d’autres domaines d’interprétation

V. Interprétation


[1]legal tradition-trahan.doc, p. 21-22. www.lsulawlist.com/lsulawoutlines/index.php?folder=/tRaDitions, 20-09-2013.


 

Topique du préférable

1. Topique perelmanienne des valeurs

Perelman & Olbrechts-Tyteca considèrent que le réel et le préférable définissent les deux objets de l’argumentation, le premier étant lié aux faits et le second aux valeurs:
— Le préférable inclut « les valeurs, les hiérarchies et les lieux du préférable », soit les valeurs et leurs principes d’organisation et de fonctionnement.
— Le réel constitué par « les faits, les vérités et les présomptions » (Perelman et Olbrechts-Tyteca [1958], p. 88).

Perelman & Olbrechts-Tyteca traitent les valeurs au moyen des lieux du préférable, distincts des « techniques argumentatives », qui correspondent aux types d’argumentation. Ces lieux du préférable sont définis comme « des prémisses d’ordre général permettant de fonder des valeurs et des hiérarchies ».
Quatre lieux essentiels organisent le préférable : les lieux de la quantité, de la qualité, de l’existence, de l’essence, proche de l’ordre, (ibid., p. 115). Nous faisons suivre ces lieux d’exemples qui les appliquent à des situations ordinaires

Quantité : selon le lieu de la quantité, « quelque chose vaut mieux qu’autre chose pour des raisons quantitatives » (ibid., p. 115) :

“plus il y en a, mieux c’est”.
Je préfère les magasins Xaro, c’est moins cher, ils en donnent plus pour le même prix.

Qualité : le lieu de la qualité « conteste la vertu du nombre » (ibid., p. 119) :

“plus c’est rare, plus c’est précieux”.
Je préfère la boutique Naoré, c’est plus sélect !

— Ordre : ce lieu affirme tantôt « la supériorité de l’antérieur sur le postérieur », par exemple de la cause sur l’effet ou des principes sur les conséquences, et tantôt la supériorité du postérieur sur l’antérieur, par exemple la supériorité de la fin ou du but sur les moyens (ibid., p. 125).

Je préfère boire à la source.

— Les lieux de l‘existant « affirment la supériorité de ce qui existe, de ce qui est actuel, de ce qui est réel sur le possible, l’éventuel ou l’impossible » (id. p. 126). Ces lieux s’expriment dans le proverbe “un tiens vaut mieux que deux tu l’auras” :

Je préfère être vivant dans un monde imparfait que mort dans un monde idéal.

— Le lieu de l’essence « affirme la supériorité de l’individu qui incarne le mieux l’essence » sur les autres individus dérivés de la même essence (ibid., p. 126-127). Il correspond au topos :

“Plus quelque chose est proche de son prototype, mieux c’est.”
De toutes les contrefaçons, je préfère celles qui se rapproche le plus de l’original.

Du point de vue formel, ces topoï fonctionnent de manière scalaire, selon la forme “plus… plus…” et “moins… plus…” caractérisant les topoï sémantiques:

Plus on a d’argent, mieux c’est (le financier)
Moins on a d’argent, mieux c’est (le savetier).

Selon le Traité, ces lieux des valeurs correspondent aux lieux de l’accident des Topiques d’Aristote (ibid., p. 113). Ils opèrent donc, dans leur principe, sur un domaine plus vaste que celui des valeurs.

2. Topique aristotélicienne du préférable

Les lieux propres au préférables ou lieux propres sont les lieux qui s’appliquent aux valeurs. Ils sont présentés sous la même forme dans les Topiques (L. III) et dans la Rhétorique (I, 7).
De Pater propose le tableau suivant (p. 126) :

Est préférable, meilleur : Topiques Rhétorique
1. Ce que choisirait plutôt l’homme prudent 116a14 1364b11-12
2. Ce qui relève d’une meilleure science 116a21-22 1364b10
3. Ce qui est désirable en soi (santé, non gymnastique) 116a29-30 1364b3-5
4. Le possible plus que l’impossible 116a26 1365a35
5. Ce dont la privation est plus sensible 117b4-7 1364a31
6. Ce qui est plus difficile 117b28-29 1364a29
7. De deux choses ajoutées à une même troisième, celle qui rend le tout plus grand (ou meilleur) 118a31, b10 1365b13

Comme tous les autres lieux, les lieux du préférable jouent leur rôle de loi de passage (De Pater, 1965, p. 164). Dans la mesure où les préférences et les valeurs imbibent l’action et le discours ordinaires, les lieux dits propres à ce domaine du préférable sont des lieux communs de la parole ordinaire.

Les modes de justification du préférable correspondent aux collocations favorites des verbes préfèrer, choisir…. Il est donc possible de les déterminer empiriquement, dans une langue donnée.


 

“Toi aussi!”

Lat. Tu quoque !, “Toi aussi !” ; de tu “toi”, quoque “aussi”. En latin, français, et anglais, le topos est nommé d’après la réplique qui typiquement réalise cet argument.

Action quelconque
Lorsque L2 demande à L1 d’expliquer ou de justifier son action α, ou plus largement, pourquoi il agit de telle manière, L1 peut répondre :
— qu’il a toujours fait comme ça, et qu’ainsi il obtient de bons résultats,
— ou que d’autres font la même chose, mon voisin fait (aussi) comme ça, et on s’en trouve bien tous les deux.

D’une façon générale, la réplique “ je fais α parce que X le fait” est une stratégie banale de légitimation par l’imitation lorsque α est une action quelconque, non évaluée :

X fait une action quelconque α.
Le fait que X fasse α crée un précédent susceptible de légitimer les actions de ce type.

X peut en outre être considéré comme un modèle, ce qui donne à α une seconde forme de légitimité, V. Précédent, Modèle. Si L2 demande à L1 de justifier son action, L1 répond : X le fait, et moi je suis son exemple. Il légitime, explique, rend compte de son action en attribuant la même action à l’acteur de référence X.

Action prohibée
Dans le scénario de l’argumentation “Toi aussi !”, L2 reproche à L1 une action non plus quelconque mais prohibée :

L1 fait telle action défendue, α(-).
L2 le lui reproche.

Face à ce reproche, L1 a différentes stratégies à sa disposition.
1) Il peut d’abord ne pas souscrire à l’évaluation négative implicite ou explicite de L2, en considérant qu’il n’y a rien à justifier :

Et pourquoi je ne le ferais pas ? Je fais ce qui me plaît 

2) S’il rentre dans le jeu de la justification, il peut répondre à L2 que d’autres en font bien autant :

Landru assassinait bien ses maîtresses, pourquoi pas moi ?

La force d’une telle légitimation dépend de la gravité de la transgression et du nombre de transgresseurs. Si on ne respecte pas les feux en pleine campagne, quand la circulation est nulle et la visibilité parfaite on se justifie en disant “c’est interdit, mais tout le monde le fait”, “le type devant est passé, j’ai suivi”. L’expression anglaise “two wrongs make a right” (voir infra) pourrait ainsi être amplifiée “many wrongs make a right” : la fréquence et la régularité des transgressions crée une légitimité par application de l’argument du nombre, ou de l’usage contre la loi, V. Consensus.

Dans le cas où L2 lui-même fait α, deux possibilités pour L1.
— Il peut simplement légitimer son action par le (mauvais) exemple donné par L2 : on a bien raison de faire comme ça !

— Il peut également répliquer par une contre-accusation “Toi aussi ! qui cherche à met L2 face à la contradiction entre ce qu’il prêche et ce qu’il fait, V. Ad hominem :

— Mais toi aussi tu le fais ! tu fais bien la même chose !

L1 reconnaît qu’il n’a pas le droit d’agir ainsi, mais il met L2 hors d’état de lui en faire le reproche. En termes de stase, la réplique porte sur la légitimité du juge, V. Stase :

L1 : — Ça te va bien de me reprocher ça ! Je t’en prie, pas toi ! Je n’ai pas de leçons de morale à recevoir de toi.

Pour L1, L2 n’est pas un locuteur véridique.

“Two wrongs (don’t) make a right”

En anglais, la maxime “two wrongs don’t make a right”, est citée en relation avec l’argument “you too !”, “Toi aussi”. Elle s’applique au vrai /faux comme au moralement juste / injuste : Deux erreurs ne font pas une vérité, deux transgressions ne créent pas un droit, on ne répare pas un mal par un mal

Dans le domaine moral

Dans le domaine moral, la maxime peut être prise en deux sens différents.

— Un délit, un mauvais comportement ne devient pas légitime parce qu’il est répandu.
— On ne doit pas rendre le mal pour le mal, comme pousse à le faire l’argument de réciprocité.
On ne peut justifier un mauvais traitement fait à quelqu’un en arguant, par une sorte de loi du talion par anticipation qu’à notre place, c’est ce que lui nous aurait fait[1].
— On ne combat pas le mal par le mal, on ne corrige pas une injustice par une autre injustice. On ne peut combattre le mal que par des moyens légaux et moraux, même si on est tenté d’ajouter : dans la mesure du possible. En d’autres termes, un but, même louable, ne peut être poursuivi par des moyens répréhensibles. Par exemple, on ne peut en finir avec la torture en torturant le dernier tortionnaire, ce serait un cas d’auto-réfutation pragmatique.

Quand deux erreurs font une vérité 

La maxime “two wrongs (don’t) make a right” semble défier la règle “moins par moins égale plus”. Mais il arrive parfois que deux erreurs ou deux malentendus se corrigent. C’est semble-t-il ainsi que Kepler a découvert sa seconde loi, ou “loi des aires” : « le rayon-vecteur reliant une planète au Soleil balaie des aires égales en des temps égaux. »

Il convient de souligner l’étrange situation épistémologique de cette découverte. De la combinaison de deux lois fausses (force inversement proportionnelle à la distance, force proportionnelle à la vitesse) Képler déduit un résultat exact.
Russo, La genèse des lois de Képler, 1973)[2]


[1] D’après [fallacyfiles.org/twowrong. html], ( 20-09-2013] [2] L’AstronomieSociété Astronomique de France. Vol. 87, p.13. http://articles.adsabs.harvard.edu/cgi-bin/nph-iarticle_query?1973LAstr..87….1R&defaultprint=YES&filetype=.pdf


 

Témoignage

  • Témoignage vient du lat. classique testĭmōnǐum, “serment”.

Un témoin est une personne qui rapporte des faits spécifiques, dont elle a une expérience directe, à d’autres personnes, qui peuvent avoir à en connaître dans un cadre professionnel ou privé.

Le témoignage par excellence est celui qui porté lors du procès judiciaire. Mais, d’une façon générale, le témoignage est un moyen de preuve qui caractérise les sciences humaines (droit, histoire, théologie). Sous la forme d’interviews médiatiques, il participe à la construction des représentations sociales des événements marquants. Sous la forme du récit conversationnel, il rend compte et structure les expériences privées des participants à l’interaction en cours, et justifie les prises de positions du locuteur.

1. L’acte de témoigner

Dans un type de discussion dont le prototype est le procès judiciaire “porter témoignage, apporter son témoignage” est un acte de langage qui a la forme d’un argument d’autorité “le témoin T dit que P, donc P.

— Conditions préliminaires devant être satisfaites pour qu’une personne T puisse être considéré comme témoin d’un événement E

    • La question Q actuellement discutée est liée à un événement E­­ pertinent pour une communauté.
    • Les intervenants clés de la discussion n’ont pas d’accès direct à E.
    • T remplit les conditions générales lui permettant de témoigner sur la question Q
    • T était en position de recueillir directement des information sus E.

Condition essentielle : le témoignage est soumis à un engagement spécial de dire la vérité :

    • T affirme que P
    • P est pertinent pour Q
    • Dans le domaine judiciaire, la vérité de la parole de T est institutionnellement garantie (le faux témoignage est un délit)
    • P est vrai

Sur le plan judiciaire, on distingue le témoin judiciaire qui dépose son récit des faits, et le témoin instrumentaire qui doit être présent lors de la rédaction d’un acte officiel.

2. Poids du témoignage

La rhétorique ancienne considère que le témoignage fait partie des “preuves non techniques”, où il joue un rôle pivot. Le témoignage de l’homme libre est garanti par le serment, son poids dépend de la réputation du témoin (de son autorité). Le témoignage de l’esclave est garanti par la torture.

2.1 Évaluation intrinsèque du témoigdnage

Le témoignage et les témoins dans une action judiciaire peuvent être attaqués sous différents angles, recevabilité institutionnelle du témoignage, examen du témoin, examen du fait tel qu’il est rapporté.
Le poids du témoignage dépend de sa capacité à résister à ces critiques. Dans la Grèce ancienne, la critique du témoignage et des témoins est un morceau de bravoure de l’avocat :

L’interrogatoire des témoins constitue la partie essentielle de l’altercatio. C’est là que les avocats déploient leur talent, leur souplesse pour embarrasser, déconcerter, effrayer, discréditer, décrier, diffamer les témoins opposés, faire ressortir leurs contradictions, leurs variations, les représenter comme suspects à cause de leur nationalité, de leur condition, de leurs antécédents, comme hostiles à l’accusé, favorables à l’accusateur, de parti pris, par haine, collusion, vengeance, corruption. (Daremberg & Saglio, Testimonium, p. 154-155)

De ces discours contre les témoins « les jurisconsultes et les empereurs ont tiré plus tard les règles sur la valeur des témoignages ». Ces règles sont au fondement de la tradition occidentale en fait de critique du témoignage, même si on n’évalue plus la qualité d’un témoignage par le statut social ou le genre du témoin, ni par l’intensité de la torture que peut supporter le témoin ; en fait, « la bière et les cigarettes marchent mieux que la baignoire » [1].

(1) Recevabilité du témoignage

Dans la Rome ancienne « témoigner est un droit « qui n’appartient qu’aux personnes libres, particuliers ou magistrats, citoyens ou étrangers, hommes ou femmes. » (Testimonium, 152, col. 1) ; concernant le témoignage instrumentaire « sont incapables en général les impubères, les fous, les femmes, les esclaves » (155, col. 1). L’admissibilité des femmes libres au témoignage dépend de la nature de l’affaire traitée. Sur le paradoxe du témoignage des femmes comme témoignage faible voir §5 infra.

(2) Crédibilité du témoin

Même si le témoin a la capacité requise, l’avocat peut diminuer le poids de son témoignage par les arguments suivants.
Il a mauvaise réputation, c’est un traîne-misère : « à Rome, l’étranger, surtout le Grec, l’Oriental, vaut moins que le citoyen, l’humilior moins que l’honestior, surtout au Bas Empire » (Testimonium, 155, col. 1)
Selon Cicéron, dans les tribunaux romains, la garantie apportée par le serment est complétée par celle qu’apporte le statut social du témoin, son éthos, au sens de “réputation”,

Nous appelons ici témoignage tout ce qui est emprunté à une circonstance extérieure pour fonder la conviction. Mais on n’attache pas de poids à tout témoignage ; en effet, la conviction se fonde sur l’autorité, et l’autorité résulte de la nature ou des circonstances. L’autorité venant de la nature est contenue surtout dans la vertu ; comme circonstances interviennent de nombreuses considérations qui donnent de l’autorité, talent, richesse, âge, chance, beauté, art, expérience, force inéluctable et même quelquefois événements fortuits. (Cicéron, Top., XIX, 73 ; p. 91)

— Le témoin est de mauvaise foi, il ment ; il est intéressé à l’affaire ; il est ami, parent de l’accusé, il appartient au même clan… Ou, inversement, il a un compte à régler avec l’autre partie, etc.

— Dans d’autres cas où son témoignage a pu être vérifié, son témoignage s’est révélé erroné.

(3) Crédibilité du témoignage

— Selon sa position déclarée, il n’est pas matériellement possible qu’il ait vu ou entendu ce qu’il rapporte (sur ce critère, voir le dialogue Beaumont-Sloss, V. Argument,… les mots).
Il se trompe : il n’a pas “la science du fait”, il n’est pas compétent ; il a été abusé.
D’autres témoins disent le contraire.
— Il est le seul à l’affirmer, son témoignage ne peut être retenu (adage “testis unus, testis nullus” “un seul témoin, pas de témoin”), règle qui connaît des exceptions.
Son récit comporte des contradictions ; le fait tel qu’il est rapporté est matériellement impossible.

2.2 Témoignage et autres types de preuves

La valeur accordée au témoignage par rapport aux autres types de preuve est variable,

 À Gortyne, où les seules preuves admises sont le serment et le témoignage, ce dernier a une importance prépondérante ; […] Dans le reste de la Grèce, le juge a au contraire une entière liberté d’appréciation. A Cnide le juge jure de ne pas juger selon le témoignage s’il lui paraît faux. Solon cite sans ordre de préférence les contrats et les témoignages. Il n’y a pas de classement légal des preuves. L’ordre où les énumère Aristote : lois, témoins, contrats, dires des esclaves, serments, n’a pas de valeur pratique, car en fait les dires de l’esclave tiennent le premier rang. (Testimonium, 150, col. 1)

Cette valeur est toujours forte, mais :

Abstraction faite des exagérations des avocats, la preuve testimoniale a été discréditée en Grèce par les défauts de la procédure et surtout par cette mauvaise foi des Grecs, passée en proverbe chez les autres peuples et qui ressort des plaidoyers et des autres textes. (Testimonium, 150, col. 1)

La notion de témoignage dans les textes anciens couvre un domaine beaucoup plus vaste que le témoignage personnel sur un événement particulier. Constituent des témoins « les auteurs anciens, les oracles, les proverbes, les dires des contemporains illustres » (Vidal 2000, p. 60). Le témoignage correspond alors à toute parole faisant foi, soit sur les faits, et il s’agit alors de témoins au sens actuel, soit sur les lois et les principes, il s’agit alors d’autorités.

Dans les Topiques, Cicéron considère que le témoignage fait partie des données du procès, autrement dit des preuves “non techniques”, c’est-à-dire ne relevant pas de l’argumentation produite par l’orateur. Il ‘ensuit que le témoignage est la preuve par excellence dans le domaine judiciaire ; sa force est supérieure à celle des arguments rhétoriques.

3. Témoignage en matière de foi

La croyance que le désir de clamer la vérité de la parole divine est plus fort que n’importe quelle sorte de douleur est inhérente à la tradition chrétienne du martyre. Le substantif martyre désignant la personne qui subit le martyr, provient d’un mot grec qui signifie “témoin” ; le martyre chrétien est le témoin de la parole divine. Avec l’importance donnée aux martyres, le monde chrétien a donné une nouvelle vigueur à la problématique de la validation d’un dire par la torture :

Je ne crois que les histoires dont les témoins se feraient égorger
Pascal, Pensées, fragment 672

La validation de la parole par le martyr n’échappe pas au paradoxe. C’est un fait que des gens ont été torturés et sont morts pour des croyances et des valeurs les plus diverses ; Giordano Bruno est un “martyre de l’athéisme”. Il faut donc que la définition soit renversée : selon Saint Augustin « ce qui fait le martyre, ce n’est pas la peine (subie) mais la cause (défendue) »[2]. Si la cause est mauvaise (hérésie), le “martyre”, c’est-à-dire la personne torturée, n’est qu’un délinquant justement puni comme tel.

4. Est-on témoin de soi-même ?

Dans notre culture, l’aveu est un argument fort pour la culpabilité. Ce n’est pas toujours le cas : selon la loi juive, on croit le témoin de ce que j’ai fait plutôt que les aveux que je fais. C’est ce que dit l’évangéliste Jean : « Si c’est moi qui rends témoignage de moi-même, mon témoignage n’est pas vrai. » (V, 31[3]). Le témoignage n’est pas réflexif, V. Relations. Autrement dit, les aveux sont considérés comme un témoignage contre soi-même, qui ne l’emporte pas forcément sur les autres témoignages et preuves
D’une façon générale, le problème est celui de l’évaluation de la parole de l’accusé contre celle du témoin. Le témoignage à charge peut se heurter aux dénégations de l’accusé, comme le témoignage à décharge peut aussi se heurter aux aveux de l’accusé. On pourrait penser que le témoignage à charge l’emporte sur les dénégations et que les aveux l’emportent sur le témoignage à décharge. Après tout, le criminel est mieux placé que n’importe qui pour savoir et dire ce qu’il a fait. Mais tout cela n’est que vraisemblance, qui ne permettent pas de faire l’économie de l’enquête.

5. Paradoxe du témoignage faible

Le mot latin testis signifie “témoin” et “testicule”. Dans la culture romaine, comme dans certaines cultures contemporaines, le témoignage est le privilège des hommes ; le témoignage d’une femme, s’il est admis, est considéré comme plus faible et moins crédible ; il faut plusieurs témoignages de femmes pour équilibrer le témoignage d’un seul homme.
Si le témoignage d’un homme équivaut à celui de deux femmes, alors le fait qu’un texte présente le témoignage de femmes pour accréditer un fait est une preuve de la véracité du dire ; si le texte était inventé, alors on aurait fait témoigner des hommes. Cet argument est développé à partir des évangiles relatant la résurrection du Christ. Ils rapportent que ce sont des femmes qui ont découvert le tombeau vide et la faiblesse du témoignage est donnée pour preuve de l’authenticité du fait.


 [1] “Mattis to Trump: beer, cigarettes work better than waterboarding”, la torture par l’eau. http://www.military.com/daily-news/2016/11/23/mattis-trump-beer-cigarettes-work-better- waterboarding.html (07-05-2017)
[2] « “Martyrem non facit poena, sed causa” (Augustin Contra Cresconium, III, 47) » André Mandouze, Les persécutions à l’origine de l’Église. In Jean Delumeau Histoire vécue du peuple chrétien. Toulouse, Privat, 1979, p. 54.
[3] Bible Segond Nouveau Testament.


 

Systématique, Arg —

L’argument systématique fonctionne sur un système organisé, une structure où tout se tient. Le principe de systématicité dit que chaque élément d’un système prend son sens non pas en lui-même mais en relations avec les autres éléments de ce système.
Dans le cas d’un texte, le principe affirme que chaque énoncé doit être compris non pas en lui-même mais dans ses relations avec les autres énoncés de ce même texte.
Ce principe s’applique aux recueils de lois et règlements comme aux textes sacrés et aux chefs-d’œuvre littéraires.

Pour être systématique, le texte doit être non contradictoire, non redondant, et exhaustif, V. Cohérence ; Inutilité ; Complétude.

Les arguments fondés sur le contexte de la disposition légale comme l’argument de l’objet de la loi, ou l’argument de l’intitulé de la section du code présupposent la systématicité du code de lois.
Sur ce caractère systématique repose également la possibilité d’une application relativement rigoureuse des arguments a pari, par les contraires, a fortiori.

Pourquoi le “Code” de Hammourabi n’est pas un Code

Selon Wikipédia, le Code de Hammurabi est un code :

Le Code de Hammurabi est un texte juridique babylonien daté d’environ 1750 av. J.-C., à ce jour le plus complet des codes de lois connus de la Mésopotamie antique.
(Code de Hammurabi, 27-08-20)

Jean Bottéro a montré dès 1982 que le texte gravé sur la stèle de Hammourabi n’est pas un Code, et conclut que cette désignation passée dans l’usage est erronée, et ne peut être maintenue que mise entre guillemets. La question est la suivante :

Le “Code” de Hammourabi est-il bien [un Code de lois] ? Non ! Et voici pourquoi. (Jean Bottéro, Le “Code” de Hammourabi, 1982) [1]

La démonstration se base sur le fait que le texte n’est pas exhaustif, qu’il est redondant et contradictoire. Première raison, le texte comporte des carences : « les lacunes en matière législative » (Id.). Le texte n’est pas exhaustif, par exemple certains délits ne sont pas mentionnés

Si les coups portés par un fils à son père sont prévus, ne le sont ni le parricide ni l’infanticide. (Id., p. 196-197)

Seconde raison, les redondances et les contradictions. Le même délit est traité deux fois, le texte est donc redondant. Il s’agit d’une affaire de dépôt non restitué, et les sanctions sont contradictoires. Dans un cas il est dit que

Cette affaire ne comporte aucun recours en justice

alors que dans le second cas, le dépositaire « sera mis à mort ».

Ce texte n’est pas un code, car ne remplit aucune des conditions qui caractérisent un Code comme système.

Bottéro en conclut que les articles ne sont pas des lois mais des « sentences », et que le “Code” de Hammourabi est un « recueil de jurisprudence », qui n’est pas soumis aux contraintes structurelles du Code législatif.


[1] Cité d’après Mésopotamie. Paris, Gallimard, 1987, p. 196-197 ; 199.

Syzygie

    • Le mot syzygie est une adaptation du mot grec sizigίa (συζυγία) au sens de “appariement, conjonction”.

1. Dans l’exégèse catholique

En exégèse catholique traditionnelle, on dit que deux êtres, événements, actions forment une syzygie lorsque
1/ ils ne sont pas contemporains ;
2/ ils présentent une forte analogie ;
3/ le premier préfigure, signifie ou annonce le second.

L’élément précurseur appelé “Type” annonce l’événement à venir dit “Antitype”. Le Type a sa réalité profonde dans sa fonction de signifiant de l’Antitype.
Le mot antitype est un calque du grec ancien [antitypos]. L’antitype est l’image, l’impression que le type concret, actuel produit dans l’esprit (d’après Bailly, [Antitype]].

Cette opposition type/antitype est spécifique, elle n’a rien à voir avec celle de modèle/antimodèle. Le préfixe anti- n’indique pas ici l’opposition (antialcoolique) ni l’ordre temporel (antidaté).

Dans l’exégèse catholique traditionnelle, ce concept sert à articuler l’Ancien et le Nouveau Testament. L’Ancien Testament est le lieu des Types, le Nouveau Testament le lieu des Antitypes. La méthode d’interprétation fondée sur cette vision théologique de l’histoire est connue sous le nom de figurisme ou de typologie :

La typologie rapproche deux événements ou deux personnages historiques dont l’un annonce l’autre en vertu de “correspondances”, mais qui sont l’un et l’autre également réels et insérés dans la trame d’un continuum historique… L’antitype non seulement répète mais complète et “parfait” le type.
Noé, Abraham, Moïse… sont des “types” du Christ. (Ellrodt 1980, p. 38 ; p. 43)

Ce qui est en germe dans l’Ancien Testament s’accomplit dans le Nouveau. Ainsi le déluge est le typos du baptême, le baptême est anti-typos du déluge. (Wikipédia, Figurisme)

Appliqué au monde présent, considéré comme un Type, le principe de syzygie le projette sur l’au-delà qui en est l’Antitype. Dans cet emploi, il a une fonction pédagogique qui est de donner au croyant une idée de son état futur : le Roi actuel est le Type, dont le Père Tout-Puissant est l’Antitype.

Pour [l’homme], Dieu fit alterner les images des syzygies, lui présentant en premier lieu les images des choses petites, en second lieu des choses grandes, comme le monde et l’éternité. Le monde actuel en effet est éphémère, tandis que le monde à venir est éternel.
Les Homélies Clémentines [Premiers siècles du christianisme].[1]

La théorie des syzygies est un moyen d’ordonner l’histoire, elle permet de définir et d’évaluer l’antérieur par rapport au postérieur : ce qui vient avant est analogue à, mais a moins d’être que ce qui vient après. L’argumentation par la syzygie est une variante locale et spécialisée de l’argument du progrès dans un monde à deux états seulement, si on admet que la bougie (type) “annonce” l’ampoule électrique (antitype).

2. Une interprétation de la répétition historique

Le 18 Brumaire (9 novembre) 1799, Napoléon Bonaparte exécuta un coup d’État qui renversa le Directoire et instaura sa dictature. Par la « deuxième édition du 18 Brumaire », Marx désigne le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte en décembre 1851.

Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce […]. Et nous constatons la même caricature dans les circonstances où parut la deuxième édition du 18 Brumaire.
Karl Marx, Le 18 Brumaire de L. Bonaparte, 1851[2]

Le précepte marxien “l’histoire se vit d’abord sous forme de tragédie et se répète sous forme de farce” est une forme inversée de la syzygie, posée comme loi historique : le second élément est dévalorisé par rapport au premier.


[1] Trad. A. Siouville. Paris, Rieder, 1933, p. 110.
[2] https://www. marxists.org/francais/marx/works/1851/12/brum3.htm] (20-09-13).


 

Syllogisme

Syllogisme

1. Le syllogisme aristotélicien

Aristote est « l’inventeur” de la théorie formelle du syllogisme, qui se caractérise par l’usage de variables, c’est-à-dire de lettres minuscules a, b, c …ou majuscules A, B, C … remplaçant les termes concrets et permettant l’étude du raisonnement dans toute sa généralité.
En logique, c’est-à-dire en science, le syllogisme est défini comme,

Un discours dans lequel, certaines choses étant posées, une autre chose différente d’elles en résulte nécessairement par les choses même qui sont posées. (Aristote, Top., i, 1, 25 ; p. 2)

Le syllogisme classique est un discours composé de trois propositions quantifiées. Les « choses posées » sont les deux prémisses du syllogisme, « la chose différente qui en résulte nécessairement » est la conclusion. Le syllogisme classique fait intervenir deux prémisses, l’inférence immédiate une seule.
Un syllogisme valide (valid) est un syllogisme tel que, si ses prémisses sont vraies (sound), sa conclusion est nécessairement vraie ; il est impossible que ses prémisses soient vraies et sa conclusion fausse. Un tel syllogisme est une démonstration.

La définition, le mode de construction et l’étude des conditions de validité du syllogisme constitue  la logique des propositions analysées, c’est-à-dire de propositions dont la forme générale “A est B”, soit “Sujet est Prédicat”.
La logique des propositions non analysées part de propositions dont on ne connaît pas la structure interne, et dont on sait seulement qu’elles peuvent être vraies ou fausses. Elle étudie les modes de combinaison de ces propositions au moyen des connecteurs logiques. Cette logique n’est pas d’origine aristotélicienne mais stoïcienne.

2. Termes, figures et modes du syllogisme

Le syllogisme articule trois termes, dits grand terme T, petit terme t et moyen terme M :
— Le grand terme T est le terme prédicat de la conclusion. La prémisse où figure le grand terme est dite prémisse majeure.
— Le petit terme t est le terme sujet de la conclusion. La prémisse où figure le petit terme est dite prémisse mineure.
— Le moyen terme M connecte le grand terme et le petit terme ; il disparaît dans la conclusion, qui est de la forme “t est T”.

La forme du syllogisme dépend de la position sujet ou prédicat du moyen terme dans la majeure et la mineure. Il y a quatre possibilités, qui constituent les quatre “figures” du syllogisme. Par exemple un syllogisme où le moyen terme est sujet dans la majeure et prédicat dans la mineure est un syllogisme de la première figure :

Majeure
Mineure
M — T
t — M
homme — raisonnable
cheval — homme
Conclusion t — T cheval — raisonnable

Chaque proposition peut être, d’une part, universelle ou particulière, d’autre part, affirmative ou négative, soit quatre possibilités. On a donc 4 possibilités pour la majeure ; chacune de ces 4 possibilités se combine avec une mineure qui admet également 4 possibilités, idem pour la conclusion, soit en tout 4 x 4 x 4 = 64 formes. En outre, chacune de ces formes admet les 4 figures, soit en tout 256 “modes”, ou formes possibles de syllogisme

Ces modes constituent l’inventaire des discours syllogistiques possibles. Certains syllogismes sont valides, d’autres non ; un syllogisme non valide est un paralogisme, V. Évaluation du syllogisme.

Exemple : modes valides de la première figure

Les déductions syllogistiques s’exposent clairement dans le langage de la théorie des ensembles. On considère des ensembles non vides :

— Deux ensembles disjoints n’ont pas d’éléments en commun ; leur intersection est vide.
— Deux ensembles sécants ont certains éléments en commun ; leur intersection est non vide.
— Un ensemble est inclus dans un autre ensemble quand tous les éléments du premier appartiennent au second.

M, P, S sont des ensembles réunissant respectivement les éléments, m1mj ; p1pj, s1sj.

Syllogisme de forme A – A – A

Il combine trois propositions universelles affirmatives, notées A.

tout M est P          tout élément de M est aussi élément de P
                                 M est inclus dans P
— être un M” implique— être un
P”

or tout S est M         tout élément de S est aussi élément de M
                                       S est inclus dans P
                                       “— être un S” implique— être un M

donc tout S est P         tout élément de S est aussi élément de P
S
est inclus dans P
                                         “— être un S” implique— être un P”

Syllogisme de forme E – I – O

Il combine une proposition universelle négative E avec une proposition particulière affirmative I pour produire une proposition particulière négative O.

aucun M n’est P      Aucun élément de M n’est élément de P
                                    L’intersection de M et P est vide
                                    M et P sont disjoints

or certain(s) S sont M (certain(s) = “un certain ou plusieurs”)
              Certain(s) éléments de S sont aussi éléments de M
              L’intersection de S et M n’est pas vide

donc certain(s) S ne sont pas des P
              Certain(s) éléments de S ne sont pas éléments de P
              S n’est pas inclus dans P

3. Constructions syllogistiques

3.1 Syllogismes avec prémisse à sujet concret

Les définitions précédentes correspondent au syllogisme catégorique traditionnel (aristotélicien). On parle également de syllogisme lorsqu’une ou les deux prémisses sont à sujet concret. Un sujet concret est un sujet désignant un individu unique, au moyen de diverses expressions comme “ceci”, “cet être”, “Pierre”, “la chose qui —”.
Les syllogismes opérant l’instanciation d’une universelle sont des exemples de tels syllogismes combinant une prémisse à sujet concret et une prémisse à sujet général. Ils permettent d’attribuer à un individu les propriétés de la classe à laquelle il appartient : “les x sont B ; ceci est un x ; ceci est B”.

Le raisonnement suivant fondé sur deux propositions à sujet concret peut aussi être appelé syllogisme :

Cet être est P
ce même être est non Q
donc certains P sont non Q
Tous les P ne sont pas Q

              “Tous les P sont Q” est faux.

Ce raisonnement permet la réfutation empirique des propositions universelles, “tous les cygnes sont blancs” (V. Contraires) :

Le cygnus atratus est noir
le cygnus atratus est un cygne
donc certains cygnes ne sont pas noirs
              autrement dit,  “tous les cygnes sont blancs” est faux.

3.2 Syllogisme hypothétique (ou conditionnel) — Syllogisme conjonctif — Syllogisme disjonctif

V. Connecteur logique.

3.3 Formes syllogistiques à plus de deux prémisses

Un enchaînement de syllogismes constitue un polysyllogisme ou sorite logique, ou argumentation en série.
Par extension, on parle de syllogisme à propos d’argumentations complexes, dont la structure peut rappeler celle du syllogisme, V. Convergence ; Liaison ; Série ; Épichérème.

On parle également de syllogisme au sens large, pour désigner un enchaînement de propositions, dont la forme syntaxique et le mode d’enchaînement rappellent plus ou moins celles d’un syllogisme, et qui convergent vers une conclusion affirmée catégoriquement. De telles constructions n’ont plus rien à voir avec la syllogistique, V. Expression.
Le fameux syllogisme “Tout ce qui est rare est cher, un cheval bon marché est une chose rare, donc un cheval bon marché est cher” la seconde prémisse réfute la première, il est donc normal que la conclusion soit absurde.

4. Règles du syllogisme — Paralogisme

V. Évaluation du syllogisme

5. L’argumentation syllogistique ordinaire

Le syllogisme est le moteur direct de formes fondamentales d’argumentation, en tout premier lieu de la catégorisation, de la définition et des raisonnements fondés sur les classifications.

Comme pour l’inférence immédiate, l’utilisation de certaines des formes du syllogisme est un automatisme intuitif. Mais, si les conclusions tirables de prémisses comme “Tout A est B, tout B est C” sont des évidences facilement sous-entendues, il n’en va pas forcément de même pour des formes comme “Certains A sont B, aucun B n’est C” dont les conclusions doivent être tirées explicitement : “certains artistes sont racistes, aucun racisme n’est innocent”. Les syllogismes faisant intervenir des modalités déontiques, “certains accusés sont innocents, aucun innocent ne doit être condamné”, sont au centre de l’argumentation pratique.

On oppose le raisonnement syllogistique au raisonnement argumentatif, V. Preuve. Mais le syllogisme est une combinaison de propositions simples, positives ou négatives, quantifiées. Il combine dans un discours ordinaire réglé des propositions exprimées dans une langue ordinaire attentive à ce qu’elle dit. Le syllogisme correspond à une zone limitée et réglée du raisonnement ordinaire. Il en va de même pour l’arithmétique mathématique et les calculs ordinaires. Le raisonnement syllogistique est l’exercice d’une compétence langagière ; construire ou comprendre un syllogisme c’est parler sa langue. La seule particularité de l’exercice est que, de par l’usage qu’il fait de variables, la théorie du syllogisme ne fournit aucune accroche à la subjectivité, ce qui explique peut-être pourquoi on l’oppose aux autres formes d »argumentation.

Comme bien d’autres formes de raisonnements ordinaires, un syllogisme peut être valide ou non. Mais ce n’est pas parce qu’une argumentation en langue ordinaire peut être valide qu’elle cesse d’être une argumentation.

Capacité de raisonnement syllogistique et théorie du syllogisme

Cette capacité linguistique de raisonnement syllogistique est indépendante de l’existence d’une théorie du syllogisme. Selon Graham (1989, p. 168) :

La civilisation chinoise n’a jamais abstrait les formes selon lesquelles elle raisonne, comme le montre ce syllogisme de Wang Ch’ung (AD 27- c.100), qui sonne si familier :

“L’homme n’est qu’une créature [parmi les autres], et même s’il est roi ou marquis, sa nature ne diffère pas de celle des [autres] êtres : Tous les êtres meurent, comment un homme pourrait-il donc devenir immortel ?”
Wang Chong (27~104), Discussions critiques (~80) [1]


[1] Traduction, présentation et notes de Nicolas Zufferey. Paris, Gallimard, 1997, p. 77