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Sens vrai du mot

La question du sens d’un mot courant est largement résolue par le recours aux dictionnaires de langue, celle d’un mot technique, par les dictionnaires spécialisés. Des désaccords peuvent cependant se manifester sur le “vrai sens” des mots ou des expressions qui jouent un rôle central dans le débat, et être formulés comme un défi porté à l’adversaire :

Qu’est-ce que ça veut dire “prestige” ?
Qu’est-ce que tu entends par “liberté” ?

On peut chercher alors le sens exact d’un mot ailleurs que dans son sens courant tel qu’il est, ou et en opposition avec lui. Chacune de ces sources du “vrai sens du mot” donne naissance à des argumentations spécifiques fondées sur :

— le sens étymologique ;
— le sens déduit de l’examen morphologique du mot ;
— le sens déduit du signifiant du mot ;
— le sens du mot correspondant dans une autre langue.

L’appel à ce genre de définition du sens du mot permet notamment de s’opposer à des discours qui utilisent le mot selon l’usage contemporain, et de produire une stase de définition, V. Définition (3).

1. Argument par l’étymologie

L’étiquette “argument par l’étymologie” correspond à différentes formes d’arguments, selon le sens que l’on donne à étymologie.
Dans certains textes modernes, sous l’intitulé « du lieu de l’étymologie » sont décrits des phénomènes qui se rattachent au lieu des dérivés (Dupleix [1607], p. 303).
Au sens contemporain, l’étymologie d’un terme correspond au sens le plus ancien du mot ou de la racine que l’on puisse identifier dans l’histoire de ce mot. L’argumentation par l’étymologie considère que ce sens ancien correspond au sens vrai et permanent de ce mot, qui a été altéré par l’évolution historique pour donner le sens contemporain, affaibli et fallacieux. À partir de ce sens ancien, elle procède comme l’argumentation par la définition :

Atome signifie insécable ; donc on ne peut pas diviser l’atome.
Démocratie signifie gouvernement par le peuple. Chez nous, le peuple ne gouverne pas, il vote. Nous ne sommes donc pas en démocratie.

Cette forme d’argumentation est soutenue elle-même par une argumentation par l’étymologie, puisque le mot étymologie calque le mot grec etumologia (ἐτυμολογία), « sens véritable ou primitif d’un mot » ; cf. etumegoria (ἐτυμηγορία) « action de dire la vérité », « discours vrai » (Pape) [1]

La connaissance de l’étymologie étant culturellement valorisée, l’argument par l’étymologie donne au locuteur une certaine posture éthotique de majesté et d’autorité savante. Il sert très bien la stratégie de destruction du discours “tu ne connais pas la langue que tu parles”, V. Destruction.

2. Argument sur la structure du mot

Lat. ex notatione; lat. notatio, « action de marquer d’un signe […] de désigner […] de noter », ainsi que « étymologie » (Gaffiot [1934], Notatio).

Dans les Topiques, Cicéron définit l’argument « ex notatione » (VIII, 35 ; p. 78), traduit par “argument par l’étymologie”. Cette traduction prend le mot étymologie au sens du mot en grec ancien, “vrai”, le “vrai” sens étant ici celui qui est reconstruit par l’analyse correcte du mot dans son domaine d’application. L’un des exemples d’argumentation discutés par Cicéron traite d’un conflit d’interprétation d’un terme juridique composé (encore en usage actuellement), le postliminium, « droit de rentrer dans sa patrie » (Top., VIII, 36 ; p. 78), c’est-à-dire du droit qu’a un prisonnier rentrant dans sa patrie de récupérer ses biens et son état antérieur à sa captivité. La discussion de Cicéron porte sur l’établissement du sens correct du mot, en s’appuyant sur sa structure linguistique, sans allusion claire à son étymologie au sens historique du terme.

L’argumentation par la structure du mot est un moyen de sortir d’un conflit d’interprétation. Elle enchaîne deux argumentations :

— La première établit la signification du mot composé sur la base de la signification des termes qui le composent et de sa structure morphologique. Cette forme d’argumentation est pertinente pour tous les syntagmes figés ou semi-figés, dont le sens dépend plus ou moins de celui des termes qui les composent ; elle relève de la technique linguistique.

—La seconde exploite la “vraie” signification ainsi établie pour une certaine conclusion juridique, selon les mécanismes généraux de l’argumentation par la définition.

3. Argument sur le signifiant du mot

La définition d’un mot se fait principalement à partir de l’examen de ses usages ordinaires et scientifiques. Le lien signifiant-signifié est arbitraire, ce qui signifie que rien dans la forme signifiante (sonore ou graphique) du mot ne permet de déduire le signifié. Par exemple, on ne peut pas déduire le sens du mot à partir de l’examen des unités de première articulation (lettres, sons, syllabes) qui le composent. Par des argumentations et des méthodes différentes, le cratylisme et la Kabale soutiennent la position contraire.

Dans l’argumentation courante, un jeu de mot sur le signifiant d’un mot peut détruire radicalement le discours de l’adversaire, en forçant le changement du thème de la conversation. Par exemple, on peut jouer sur le fait que le mot imaginer a pour anagramme migraine :

Arrête d’imaginer, tu nous donnes la migraine.

On considère que le sens “migraine” est inscrit dans le signifiant imaginer. Les principes d’association sont très divers : anagramme, paronymie, rime, calembours…

Parisien, tête de chien : à ta place, je me méfierais.
Un tireur sans cible devient presque humain [2]

Le signifiant d’un mot-clé de l’argument se retrouve, ou trouve un écho, dans la conclusion, ce qui produit un effet d’analyticité, donc de vérité ou de validité. Le discours qui associe ces termes est auto-argumenté, il jouit d’une forme d’évidence. Il est difficile à réfuter dans son cadre ; il faudrait pour cela que la rétorsion se fasse sur la base d’un autre jeu de mot, valorisant, par exemple l’acte d’imaginer ou le fait d’être parisien. Cette technique est très efficace pour déstabiliser (désorienter) le sens d’un discours, V. Orientation.

On peut aller chercher le vrai sens du mot dans d’autres langues, qui pour des raisons diverses, sont considérées comme plus proche de “l’origine” ou de “l’essence des choses”, comme le chinois ou l’anglais. Par exemple en français, les différents sens du mot crise se rattachent à deux composantes sémantiques :

I.− [L’accent est mis sur l’idée de manifestation brusque et intense de certains phénomènes, marquant une rupture] (…)
II.− [L’accent est mis sur l’idée de trouble, de difficulté]
 (TLFi, Crise)

À la recherche du vrai sens de “la crise que nous traversons” on peut appeler le chinois à la rescousse. Le mot chinois signifiant “crise” est un composé de deux signes-mots “danger” et “opportunité”. Donc les crises sont des opportunités ; et, par une argumentation fondée sur la définition chinoise, on en déduit que :

L’approche opportuniste de la crise prend alors, selon nous tout son sens : ne pas tenter de saisir l’opportunité d’une crise, c’est laisser passer une chance, peut-être cachée, mais à portée de main.
Stéphane Saint Pol, Wei Ji, retour aux sources [3].

Tout se passe comme si la langue chinoise était considérée comme ayant un meilleur concept de crise, à la fois plus proche de l’essence de la chose et mieux adapté au monde moderne.


[1] https://outils.biblissima.fr/fr/eulexis-web/?lemma=&dict=Bailly
[2] http://cafet.1fr1.net/sequence-theatre-f28/comique-de-mots-les-calembours-t301-30.htm 20-09-2013)
[3] http://www.communication-sensible.com/articles/ article0151.php], (20 – 09 – 2013).


 

Sens strict

Lat. arg. a ratione legis stricta ; stricta lege; stricto sensu. Lat. ratio, “raison” ; lex, “loi” ; strictus, “serré, étroit” ; sensu “sens”.

1. Sens strict

Le principe de l’application stricte interdit de restreindre ou d’élargir les dispositions de la loi ou du règlement ; elles doivent être interprétées littéralement, stricto sensu, à la lettre. On peut y voir un cas particulier du principe “on n’interprète pas ce qui est clair”. V. Topique juridique.

Si l’âge légal du vote est de 18 ans, alors on ne peut pas interdire à quelqu’un de voter le jour de son anniversaire parce qu’il a “à peine” 18 ans, ni le lui permettre la veille de son anniversaire parce qu’il a “presque” 18 ans. Or :

il a presque 18 ans est linguistiquement co-orienté avec il a 18 ans ;
il a à peine 18 ans est linguistiquement co-orienté avec il n’a pas 18 ans.

Le principe d’interprétation stricto sensu annule ces co-orientations. La règle établit des seuils, et admet des effets de seuil alors que presque et à peine les effacent. V. Orientation ; Morphème argumentatif.

Le principe de la généralité de la loi pose que la loi doit être appliquée à tous les cas concrets qu’elle couvre.
Le principe du sens strict pose qu’elle doit être appliquée selon son sens évident à tous ces cas.

2. La lettre contre l’esprit

V. Appel à la lettre du discours
Lorsque la loi semble claire pour un juge mais pas pour son collègue, une stase émerge sur la nécessité de l’interprétation (distincte d’une stase d’interprétation, où deux interprétations s’affrontent).
La lecture au sens stric (stricto sensu); ou lecture selon la lettre (littérale, ad litteram), s’oppose à l’interprétation, au sens large (lato sensu), ou selon l’esprit de la loi, c’est-à-dire en prenant en compte, par exemple ,l’intention du  législateur.

Dans un contexte argumentatif ordinaire, une réponse à la lettre (ad litteram) s’en tient à ce que l’opposant a effectivement dit, par opposition à ce que l’opposant a voulu dire.


 

Script argumentatif

Certaines questions argumentatives peuvent se développer et se résorber lors brefs épisodes qui ne laissent aucune trace affective ou mémorielle.  Par exemple :

Quand pouvons-nous aller chez nos amis ?

D’autres questions, privées ou publiques, restent ouvertes, et peuvent se développer sur plusieurs épisodes plus ou moins corrélés.

Où allons-nous construire notre nouvelle maison ?

Les questions politiques, philosophiques et sociales, prises en charge professionnellement, ont une durée de vie indéterminée :

Faut-il légaliser la consommation des drogues douces ?
Faut-il réviser la constitution ?

Les ordinateurs peuvent-ils penser ? [1]
Les animaux ont-ils conscience d’eux-mêmes ?

De telles questions argumentatives ouvertes attirent les arguments, les contre-arguments et les réfutations. Ces ensembles se stabilisent en argumentaires et scripts argumentatifs, qui peuvent être représentés sous forme de cartes argumentatives.
Ces scripts sont à la disposition des acteurs prenant position sur cette question, que ce soit dans le rôle de proposant ou celui d’opposant.

1. Argumentaire et ligne argumentative

Le mot argumentaire est utilisé pour désigner les argumentations proposées par une partie : « argumentaire d’un parti politique, argumentaire de vente… » (Rey [1992], art. Argument, qui précise que le mot argumentaire est récent, 1960).

L’expression ligne argumentative peut être utilisée pour désigner un discours développant une série d’arguments co-orientés, ou l’ensemble des discours co-argumentés par différents locuteurs alliés au cours d’un débat.

2. Script

Le script argumentatif attaché à une question est constitué par l’ensemble des arguments et des réfutations standards mobilisés par l’une ou l’autre partie lorsque la question est débattue. Le script correspond à la conjonction des argumentaires des parties en présence.

Le script argumentatif se développe avec l’état de la question argumentative. Il est susceptible d’être actualisé un nombre de fois indéterminé, sur une grande variété de sites. Il préexiste et informe les discours argumentatifs concrets, dont il constitue un élément déterminant, mais non unique. Il recueille les arguments sur le fond de la question, de façon relativement indépendante des circonstances spécifiques aux rencontres particulières. Il peut cependant inclure des caractéristiques génériques des intervenants dans le débat et des considérations sur les conditions dans lesquelles il se déroule.

L’argument “la sécurité sociale est en crise” fait partie de l’argumentaire anti immigration ; sa réfutation “vous manquez de générosité/ soyons généreux” relève de l’argumentaire pro-immigration. Les deux font partie du script de la même question. Un argument visant la personne, comme “et c’est vous qui portez des diamants qui osez nous parler de la crise de la sécurité sociale !” ne fait pas partie du script, l’interlocuteur ne portant pas forcément de diamants.

Script et invention

La notion de script modifie traditionnelle selon laquelle les arguments sont “inventés”, c’est-à-dire produits spontanément par le locuteur. Ils peuvent l’être dans certains cas, mais ils ne le sont pas forcément dans l’argumentation socio-politique, en philosophie, et dans toutes les disciplines ouvertes où il existe un état de la question. Dans ces domaines, le stock structuré d’arguments de base n’est pas trouvé mais hérité, fourni “clés en main”. La créativité argumentative s’exerce sur cette base d’un tel script ouvert.

Le travail du locuteur consiste à prendre connaissance du script qui correspond à la question à laquelle il est confronté, puis à jouer sa partition, c’est-à-dire à sélectionner, mettre en parole, actualiser et amplifier les différents éléments de l’argumentaire auquel il s’intéresse, autrement dit à effectuer un parcours sur le script, et si possible, à l’augmenter.
Ce fait a des répercussions sur l’éducation à l’argumentation. Il valorise l’information préalable à la discussion, ainsi que les capacités d’expression et de style de l’argumentateur.


[1] Une fraction du script correspondant à cette question est disponible à l’adresse http:// web.stanford.edu/~rhorn/a/topic/phil/artclISSAFigure1.pdf] (29-09-2013).


 

Schématisation en Logique Naturelle

L’étude des schématisations est l’objet central de la logique naturelle développée par Jean-Blaise Grize. Cette logique est dite naturelle par opposition à la logique formelle. D’une part, c’est une « logique des objets » (1996, p. 82) et une « logique des sujets » (Grize 1996, p. 96) ; d’autre part, elle porte sur des processus de pensée, dont le discours nous fournit les traces. Ces processus obéissent à des mécanismes spécifiques, que la logique naturelle se propose d’étudier au moyen des concepts de schématisation et d’organisation raisonnée.

Selon Grize, le discours est essentiellement argumentatif, ce qui signifie que tous les énoncés cadrent le monde ou la situation, selon des lignes inter-subjectivement pertinentes, pour construire une « schématisation » significative. « Schéma » a ici un sens totalement différent de « schéma d’argument », qui correspond à une « organisation raisonnée », dans le vocabulaire de Grize. L’organisation raisonnée est un phénomène de second niveau, celui de la combinaison des énoncés, tandis que la schématisation est un phénomène de premier niveau, celui de la production de l’énoncé.

1. Donner à voir

Selon la métaphore favorite de Grize, celle de l’éclairage, argumenter, c’est montrer à un auditoire une situation telle qu’elle est « éclairée » par le discours de l’orateur. Les schématisations ont pour fonction « de faire voir quelque chose à quelqu’un » (1996, p. 50) :

schématiser […] est un acte sémiotique : c’est donner à voir. (ibid., p. 37).

L’objet de la logique naturelle est l’étude des modalités de construction de ces images.

Dans les termes de Perelman & Olbrechts-Tyteca, cette opération d’éclairage consiste à donner de la « présence » à certains objets (Perelman & Olbrechts-Tyteca, [1958], p. 154 sv.). Comme chaque discours jette un éclairage subjectif sur le monde, l’argumentation est inhérente à la parole. L’étude contrastive des objets de discours montre comment les locuteurs éclairent différemment les objets sur lesquels ils s’opposent. Dans cette perspective, une argumentation n’est pas nécessairement un ensemble d’énoncés organisés selon un schéma comme celui de Toulmin. La capacité persuasive d’un argument et sa rationalité ne sont pas liées à un type particulier de discours, ni à l’utilisation de telle et telle « technique discursives », comme le suggèrent Perelman & Olbrechts-Tyteca.
Tout énoncé, toute succession cohérente d’énoncés, qu’elle soit traditionnellement considérée comme descriptive, narrative, explicative ou argumentative, est, de fait, argumentative, dans la mesure où elle construit un schéma d’une réalité quelconque. La logique naturelle est définie comme l’étude de telles schématisations, qui sont la contrepartie cognitive des constructions langagières.

Ce concept d’argumentation sous-tendant description, narration ou explication évoque notamment à la vision de l’argumentation comme “storytelling”, présentant le monde de façon globale, cohérente et possiblement très détaillée. Elle a la même valeur transversale que la notion d’orientation pour l’argumentation dans la langue.
Cette approche peut être réconfortants pour les étudiants découragés par la difficulté de donner un compte rendu dense de textes ou d’interactions en termes de schémas d’argumentation, même lorsque ceux-ci sont complétés par un vaste répertoire de figures de style, V. Objet de discours.

2. L’argumentation dans l’énoncé

L’argumentation est définie de façon classique comme une combinaison d’énoncés. La logique naturelle de Grize développe une vision de l’argumentation comme un processus de construction du sens de l’énoncé, la combinaison d’énoncés n’intervenant que dans un second temps :

Agir sur [l’interlocuteur], c’est chercher à modifier les diverses représentations qu’on lui prête, en mettant en évidence certains aspects des choses, en en occultant d’autres, en en proposant de nouvelles, et tout cela à l’aide d’une schématisation appropriée.
Grize 1990, p. 40 ; je souligne

L’argumentation ne surgit pas avec l’enchaînement des énoncés dans un discours, elle émerge progressivement à toutes les étapes de la production de l’énoncé, dès la première opération qui aboutira à la construction d’un discours signifiant, donc « raisonné ». Tout énoncé, ni plus ni moins que toute succession cohérente d’énoncés (qu’elle soit argumentative au sens traditionnel, descriptive, ou narrative) est une argumentation en ce qu’elle construit un point de vue ou « schématisation », dont l’étude constitue l’objet de la logique naturelle. Cette conception aboutit à reconsidérer toute information comme argumentative ; c’est une façon de faire intervenir l’argumentation dès les processus de construction de l’énoncé, V. Argumentation (1): Définitions; Argumentation (2): Carrefours et positions.

Grize définit la logique naturelle comme « l’étude des opérations logico-discursives qui permettent de construire et de reconstruire une schématisation » (1990, p. 65) ; « elle a pour tâche d’expliciter les opérations de pensée qui permettent à un locuteur de construire des objets et de les prédiquer à son gré » (1982, p. 222).

La notion de schématisation définie comme une « représentation discursive » « orientée vers un destinataire de ce que son auteur conçoit ou imagine d’une certaine réalité » (1996, p. 50), « de ce dont il s’agit » (1990, p. 29). Une schématisation est un discours qui présente à l’auditeur un « micro-univers » se donnant pour « un reflet exact de la réalité » (ibid., p.36), qui construit, « aménage » (ibid., p.35) une signification synthétique, cohérente, stable.

Cette notion est d’un grand intérêt pour l’étude de l’argumentation, dès le stade de la confrontation discours / contre-discours :

L1 : — Ces remplaçants, vous allez les payer avec l’argent des grévistes !
L2 : — C’est pas l’argent des grévistes, c’est l’argent des contribuables !

3. Opérations construisant les schématisations

La logique naturelle postule l’existence de « notions primitives », de nature pré-langagière (Grize 1996, p. 82), liées à la fois à la culture et à l’activité des sujets parlants. Ces notions correspondent aux « préconstruits culturels », aux idées reçues et au pré-jugé (sans connotations péjoratives). La langue « [sémantise] » ces notions primitives pour en faire « [des] objet[s] de pensée » associés aux mots (Grize 1996, p. 83).

Les schématisations s’ancrent dans ces « notions primitives » (ibid., p. 67) et se construisent par une série d’opérations. Le petit texte :

Il est regrettable que le bord de l’image soit tout à fait flou, et cela doit être corrigé

est construit, à partir des notions primitives associées à image et à flou, notées /flou/ et /image/, par la succession d’opérations suivantes.

(i) Opération de constitution des notions primitives en objets de discours ou classes-objets, que le discours va enrichir d’éléments liés culturellement ou linguistiquement à l’élément de base de la classe-objet (1982, p. 227). La classe-objet correspond au faisceau d’objet pour un texte donné (1990, p. 86-87). Le texte construit la classe-objet (image, bord de l’image), ainsi que le couple prédicatif (être flou, ne pas être flou).

(ii) Opérations de caractérisation, qui produisent des « contenus de jugements » ou prédications, et sont accompagnées de modalisations, opérées sur les classes-objets. Le contenu de jugement correspondant est “[que le bord de l’image] [être] tout à fait flou”. Ce contenu de jugement pourra être ensuite asserté ou nié.

(iii) Opérations d’énonciation, le contenu de la prédication est pris en charge par un sujet et produit un énoncé. Ici : “il est regrettable que le bord de l’image soit tout à fait flou”.

(iv) Opération de configuration, ou de liaison de plusieurs énoncés, au niveau de l’enchaînement discursif. L’opération d’étayage est une opération de configuration particulière. L’énoncé  (iii)  est coordonné par et avec un second énoncé, produit selon un mécanisme similaire, “cela doit être corrigé”.

Les objets ainsi schématisés vont évoluer au fil du discours. Les opérations dites de « configuration », c’est-à-dire de composition d’énoncés où la tradition voit l’essence logique de l’argumentation, interviennent en dernier lieu (1990, p. 66). Le grand intérêt de cette approche est de souligner que toutes les opérations que l’on peut distinguer dans la production de l’énoncé ont également valeur argumentative. L’argumentation est autant une affaire de construction de l’énoncé que d’enchaînement des énoncés.

Ces différentes opérations du langage ou de l’esprit peuvent être mises en relation avec des notions de logique classique :

(i) L’opération de constitution des notions primitives en objets de discours construit des termes et des prédicats.
(ii) L’opération de caractérisation produit des contenus propositionnels non assertées.
(iii) L’opération d’énonciation correspond à l’assertion.
(iv) L’opération de configuration correspond à l’insertion de l’énoncé dans un discours.

4. Opérations d’étayage

La notion d’étayage, développée en logique naturelle, est définie comme

Une fonction discursive consistant, pour un segment de discours donné (dont la dimension peut varier de l’énoncé simple à un groupe d’énoncés présentant une certaine homogénéité fonctionnelle), à accréditer, rendre plus vraisemblable, renforcer, etc. le contenu asserté dans un autre segment du même discours.
Apothéloz & Miéville 1989, p. 70

Avec cette notion, la logique naturelle rejoint les problématiques de l’argumentation comme composition d’énoncés, un ou des énoncé-argument soutenant un énoncé-conclusion, V. Argumentation: Définitions

Pour désigner le résultat du processus d’étayage, la logique naturelle emploie le terme d’organisation raisonnée :

De nombreux énoncés ne servent en fait qu’à appuyer, à étayer l’information donnée. Ceci relève de l’ordre général de l’argumentation et permet d’envisager des blocs plus ou moins étendus de séquences discursives comme des organisations raisonnées. (Grize 1990, p. 120)

L’étude des organisations raisonnées est un instrument pour l’étude des représentations, définies comme « un réseau de contenus articulés entre eux » (Grize 1990, p. 119-120).
Grize parle de représentation pour focaliser sur le contenu cognitif du discours argumentatif.

Pour la logique naturelle, ce qui est raisonné ne se limite pas à la combinaison d’énoncés mais inclut tout le processus dynamique de production et de structuration de l’énoncé, qu’il soit argument ou conclusion.

5. Schématisation et situation de communication

Les schématisations sont construites en dépendance de la situation de communication. Elles sont le produit de « l’activité de discours [qui] sert à construire des objets de pensée » (1990, p. 22) ; en cela elles relèvent d’une logique des objets, ces objets entrant dans un dialogue où ils « [servent] de référents communs aux interlocuteurs » (ibid.). En tant que logique des sujets, la logique naturelle envisage une relation d’interlocution strictement analogue à celle de l’adresse rhétorique. Elle est « de nature essentiellement dialogique » (1990, p. 21) :

J’entends par là non l’entrelacs de deux discours, mais la production d’un discours à deux : celle d’un locuteur (orateur) […] en présence d’un locuté (auditeur) […]. Il est vrai que, dans la quasi-totalité des textes examinés, [l’auditeur] reste virtuel. Cela ne change toutefois rien au problème de fond : [l’orateur] construit son discours en fonction des représentations qu’il a de son auditeur. Simplement, si [l’auditeur] est présent, il peut effectivement dire “Je ne suis pas d’accord’” ou “Je ne comprends pas”. Mais si l’auditeur est absent, [l’orateur] doit bel et bien anticiper ses refus et ses incompréhensions. (1982, p. 30)

Les schématisations sont construites en situation d’interlocution, selon le schéma suivant (Grize 1990, p. 29) :

A = Locuteur ; B = Interlocuteur ; T = Thème ;
PCC = Préconstruits culturels Im(A),
Im(T), Im(B) = Image de A, du Thème, de B

Im(A), Im (T), Im(B) : le locuteur construit dans son discours son image, celle de son interlocuteur et celle de la situation. Il y a une construction stratégique de tous les « objets de discours », pour reprendre la terminologie de Grize : images de l’opposant, du juge, du public, du suspect, des témoins, de tous les protagonistes de la cause. La thématique de l’éthos correspond à celle de la « schématisation de soi » et des autres partenaires de l’interaction.
Ce schéma est profondément rhétorique, mais avec un renoncement à la persuasion, au profit de la monstration :

L’orateur ne fait jamais que construire une schématisation devant son auditoire sans la lui “transmettre” à proprement parler. (1982, p. 30).

Les modes d’interaction entre les schématisations respectives des participants restent à déterminer.

5. Logique, Logique naturelle, Logique substantielle et Argumentation dans la langue

Grize définit la logique naturelle par opposition à la logique formelle :

À côté d’une logique de la forme, d’une logique formelle, il est possible d’envisager une “logique des contenus”, c’est-à-dire une logique qui se préoccupe des procédés de pensée qui permettent d’élaborer des contenus et de les relier les uns aux autres. La logique formelle à base de propositions rend compte des relations entre concepts, la logique naturelle se propose, elle, de mettre en évidence la façon dont se construisent les notions et les liens qui les unissent. (Grize 1996, p. 80)

La notion de « logique des contenus » peut rappeler la « substantial logic » du modèle de Toulmin. Mais, à la différence de Toulmin qui caractérise l’argumentation par un agencement d’énoncés sur la structure interne desquels il ne s’interroge que secondairement, Grize travaille en priorité sur les opérations de production de l’énoncé lui-même.

Comme la théorie de l’argumentation dans la langue, la logique naturelle généralise l’argumentation mais, alors que l’argumentation dans la langue généralise l’argumentation sur des caractéristiques de langue, la logique naturelle généralise sur des caractéristiques de discours : la logique naturelle est une théorie généralisée de l’argumentation qui fait confiance au discours.


 

Schéma – Schème – Schématisation

1. Schéma

On parle de schéma de l’argumentation en général pour désigner une représentation graphique de la structure (des traits essentiels et de leurs relations) d’une argumentation, simple ou complexe : V. Modèle de Toulmin ; Épichérème ; Convergence – Liaison – Série.

2. Schème

— L’expression schème d’argument [argument scheme] est synonyme de type d’argument, et de topos (inférentiel)

— Le schème logique d’une argumentation particulière correspond à la mise sous forme d’une déduction en langage logique d’une argumentation produite en langue naturelle, V. Logique.

La structure (schème) d’une interaction ou d’un texte argumentatif correspond à l’ordonnancement des informations, arguments, conclusions, concessions et réfutations dans cet événement discursif particulier tel qu’il apparaît au terme de l’opération de balisage du texte qui lui correspond.

— Le schème retraçant la structure d’une question argumentative particulière se représente sous la forme d’une carte argumentative, représentant les articulations des différents niveaux de questions dérivées à la question principale, V. Script.

3. Schématisation

La logique naturelle utilise le terme de schématisation pour désigner le résultat de la mise en discours d’une situation par un sujet.


 

Rire – Sérieux

Au-delà de la réfutation, le rire et l’humour permettent, de désorienter et de détruire un discours, V. Orientation ; Ironie. Le rire et le sérieux sont l’expression de deux états psychiques antagonistes. Le rire, comme la joie, exprime, en principe, une émotion positive. Il s’oppose aux larmes mais aussi au sérieux, du côté du calme, V. Émotion, Éthos.

Le rire est du côté de la rhétorique et le sérieux du côté de l’argumentation. Dans une situation argumentative dialogale, rire et sérieux correspondent à des stratégies de positionnement de la parole : si l’autre rit et plaisante, on répond par un discours sérieux et objectif ; à un discours austère et technique, on répond par un sourire et une plaisanterie que tout le monde peut comprendre.

1. Amuser le public

Hamblin mentionne trois fallacies de divertissement, produites dans deux formats d’interaction (1970, p 41).
Deux fallacies standard en ad sont liées au rire, ad ludicrum et ad captandum vulgus (ibid.) ; V. Pathos.

— Ad ludicrum : le substantif latin ludicrum signifie “ jeu ; spectacle” ; Hamblin traduit par “dramatics”.
— Ad captandum vulgus (latin vulgus, “le public, la populace” ; de captare “chercher à saisir, tâcher de gagner par insinuation”). Hamblin traduit par “playing to the gallery” ou “playing to the crowd”, qui se disent d’un acteur dont le jeu démagogique fait appel aux goûts populaires ; il “joue le public” et non pas la pièce. La désignation de l’argument étend analogiquement cette façon de faire de l’acteur à l’orateur qui amuse la galerie.

Le locuteur tente de mettre les rieurs de son côté, et son opposant rejette avec indignation l’histrionisme discursif. La critique touche toutes les formes de théâtralisation du discours, qui n’épargnent aucune forme d’adresse à un public, même scientifique, lorsque l’exposé est transformé en spectacle et cherche avant tout à accrocher le public.

Dans l’Euthydème, Platon met en scène des sophistes donnant de tels spectacles, V. Sophisme.

2. Ridiculiser l’opposant

La septième règle de Hedge interdit de faire rire aux dépens de l’adversaire, V. Règles :

Toute tentative pour […] affaiblir la force [du raisonnement d’un adversaire] par l’humour, la chicane ou en le tournant en ridicule [by wit, caviling, or ridicule] est une violation des règles de la controverse honorable.

Le discours peut être détruit par le rire et les diverses formes de retournement plus ou moins ironiques, V. Ironie ; Orientation ; Destruction.

Hamblin (ibid.) mentionne l’argument ad ridiculum (lat. ridiculum, “ridicule”). Au sens strict, c’est un type de réfutation par l’absurde, qui réfute la proposition avancée en montrant qu’elle a des conséquences inacceptables, contre-intuitives, amorales… en bref ridicules, et le ridicule de la proposition se transfère à celui qui propose.
Le ridicule n’est pas forcément comique et le rire accompagnant la réfutation par le ridicule est non pas joyeux mais sarcastique.

3. L’humour et la réfutation

Certains moyens de pression discursifs ou para-discursifs comme la répétition, le slogan, le logo, le signe de ralliement, n’apparaissent pas sous la forme “argument conclusion” ni dans un format communicationnel ouvert à l’échange.
L’humour, les jeux de mots comme ceux que permet la paronymie, permettent de réorienter un discours en restant dans son cadre.
La métaphore est accessible à la réfutation lorsqu’on la ramène à une analogie, mais elle peut être contrée de la même façon, en restant dans son propre cadre, V. Métaphore § 4.1.

L’ironie est un moyen de réfuter un énoncé en le répétant dans une situation qui le rend de toute évidence insoutenable.

L’ouvrage de Lucie Olbrechts-Tyteca Le comique du discours (1974) est consacré à l’exploitation comique des mécanismes argumentatifs.


 

Richesse – Pauvreté, arg. de la –

Richesse et pauvreté sont deux sources d’autorité au sens où on peut donner un poids spécial à la parole du riche parce qu’il est riche, comme à celle du pauvre parce qu’il est pauvre. Le Riche et le Pauvre sont alors crus sur parole. Cette forme d’autorité peut être exploitée par un locuteur, qui valide sa position en la mettant dans la bouche d’un riche ou d’un pauvre, V. Autorité ; Invention. Ces deux formes d’argumentations sont extrêmement courantes et également redoutables.

1. Argument de la richesse

L’argument de la richesse est sous-tendu par le principe général « les riches ont raison, la preuve, ils sont riches” (IEP, art. Fallacies).

Ils sont riches donc ce qu’ils disent est vrai ; leurs décisions financières sont les meilleures ; leurs avis sont autorisés ; leurs goûts artistiques sont remarquables, comme le prouve la valeur de leurs collections — je vote pour eux !

Le Riche, les riches… disent, font P, donc P, je fais P.
Un jour je serai riche, alors je dis, je pense, je dis, je fais, je vote comme les riches

Cet argument s’étend aux classes supérieures, aux classes dirigeantes, aux élites, aux professions les plus prestigieuses et lucratives, etc. Il est vulnérable au discours ad populum, contre les riches et contre les élites.

2. Argument de la pauvreté

La forme symétrique de l’argument de la richesse est l’argument qui valide un dire par l’autorité tirée de la pauvreté, “les pauvres ont raison”.

Le pauvre est bon et authentique, parce que celui qui n’a pas d’argent n’a pas de vices.
Ce qu’il dit est vrai ; son opinion doit être prise en compte ; ses goûts artistiques sont authentiques.

Le Pauvre, les pauvres… dit, fait, pense  P, donc P, je fais P

Cet argument s’étend aux classes exploitées,  aux « gens de peu”, aux défavorisés, aux “premiers de corvée”, etc.

La parabole rapportée dans Luc 16, 20-23) [1] donne définitivement raison au pauvre contre le riche, car le pauvre ira au paradis, « dans le sein d’Abraham », tandis que le riche est en enfer « en proie aux tourments ».

20 Un pauvre, nommé Lazare, était couché à sa porte, couvert d’ulcères,
21 et désireux de se rassasier des miettes qui tombaient de la table du riche; et même les chiens venaient encore lécher ses ulcères.
22 Le pauvre mourut, et il fut porté par les anges dans le sein d’Abraham. Le riche mourut aussi, et il fut enseveli.
23 Dans le séjour des morts, il leva les yeux; et, tandis qu’il était en proie aux tourments, il vit de loin Abraham, et Lazare dans son sein.
24 Il s’écria: Père Abraham, aie pitié de moi, et envoie Lazare, pour qu’il trempe le bout de son doigt dans l’eau et me rafraîchisse la langue; car je souffre cruellement dans cette flamme.
25 Abraham répondit: Mon enfant, souviens-toi que tu as reçu tes biens pendant ta vie, et que Lazare a eu les maux pendant la sienne; maintenant il est ici consolé, et toi, tu souffres.
[…]

On utilise parfois l’expression latine argument ad Lazarum désigner cette justification finale, Lazare étant considéré comme le parangon du malheur et de la pauvreté. Cette parabole fait des pauvres les personnes véridiques par excellence, celles qui non seulement disent vrai, mais sont dans le vrai.

L’adage vox populi vox dei, la voix du peuple est la voix de Dieu”, qui sous-tend l’argument ad populum prend sa garantie autant dans l’argument de la pauvreté que dans celui du nombre.

Les arguments de la richesse et de la pauvreté, l’argument de la richesse n’ont rien à voir avec l’argument du portefeuille (appeal to money), vu comme une forme d’argumentation par le châtiment et la récompense, V. Menace.

 


[1] Bible Louis Segond. https://www.biblegateway.com/passage/?search=Luc%2016%3A20-31&version=LSG

Rhétorique argumentative classique

La rhétorique argumentative classique est une technique (Lausberg, §1-11), qui part d’une compétence naturelle, la compétence de parole, et la développe en l’orientant vers les pratiques langagières institutionnelles. Elle combine des capacités énonciatives et interactionnelles.

1. Le discours rhétorique

La rhétorique argumentative classique a pour objet le discours rhétorique (angl. public address) c’est-à-dire le discours dans son acception traditionnelle, soit « ce qui, dit en public, traite d’un sujet avec une certaine méthode, et une certaine longueur » (Littré, art. Discours). Cette notion rhétorique de discours n’a rien à voir avec le discours tel qu’il est défini par Foucauld (1969, 1971) ou Pêcheux (Maldidier, 1990). Le discours rhétorique ne figure pas parmi les six acceptions du mot discours retenues par Maingueneau dans le cadre de l’analyse du discours (1976, p. 11-12).

Une adresse rhétorique est un discours ayant les caractéristiques principales suivantes.

— C’est un discours oral, s’inscrivant dans le cadre d’un débat public à propos d’une question d’intérêt général.
— C’est un discours monolocuteur, relativement long, planifié, composé d’un ensemble d’actes de discours construisant une représentation motivée en vue d’une action.
— Il est prononcé par un orateur, dans une situation de prise de décision urgente ou supposée telle.
— L’orateur développe une proposition concrète devant un auditoire ayant un pouvoir de décision ou d’influence sur la question traitée.
— Il prétend s’imposer dans un contexte de compétition discursive entre différents discours d’opposants, porteurs de propositions incompatibles. Dans cet espace peuplé de discours contradictoires, toutes les interventions sont reçues et interprétées en fonction les unes des autres ; même si l’orateur cherche à effacer toute trace des contre-discours qui l’entourent, son discours est néanmoins structuré “en creux” par ces contre-discours.
— L’auditoire est composé d’indécis et de partisans décidés de l’une ou l’autre proposition. L’orateur doit simultanément persuader les indécis (éliminer le doute), renforcer les certitudes de ses partisans, et “enfoncer” les opposants.

La rhétorique argumentative a décrit, codifié et stimulé cette pratique communicationnelle. Ses conditions d’exercice ont été transformées par le monde de la radio, de la télévision et de la communication électronique ; son objet théorique, la circulation de la parole dans un groupe, décisionnel ou non, où circulent des discours contradictoires, reste bien défini.

2. Le « catéchisme »

Depuis l’antiquité, la rhétorique argumentative a constitué,  la colonne vertébrale de l’enseignement humaniste dans le monde occidental jusqu’à l’époque moderne (Curtius 1948).
Au Moyen Âge, l’argumentation rhétorique est un des trois arts de la parole constituant le trivium (grammaire, logique, rhétorique), propédeutique au quadrivium (géométrie, arithmétique, astronomie, musique).

La rhétorique se donne une autoreprésentation normalisant aussi bien le procès de production du discours que son produit, le discours prononcé.

— Cinq moments de la production du discours, invention, disposition, élocution, mémorisation, prononciation.
— Trois types de discours, délibératif, épidictique, judiciaire.
— Trois actants : l’interaction rhétorique est tripolaire, elle rassemble « l’orateur qui veut persuader, l’interlocuteur qu’il doit persuader, et son contradicteur qu’il doit réfuter » (Fumaroli 1980, p. iii), V. Rôles
— Trois types de preuves correspondant à trois types d’action co-orientées sur le public : l’orateur cherche à plaire par son éthos, l’image de lui-même qu’il projette dans son discours ; à informer, enseigner par son logos, par la logique de ses descriptions, de ses narrations et de son argumentation ; à émouvoir, par son pathos.

Traditionnellement, les actes visant à produire ces effets sont concentrés dans les moments stratégiques du discours. L’introduction est le moment éthotique, l’orateur capte l’attention de l’auditoire. La narration et l’argumentation sont les lieux du logos, elles informent et argumentent ; la conclusion ferme le discours sur une envolée pathémique, par laquelle l’orateur espère arracher la décision.

Cicéron a disposé les concepts de la rhétorique ancienne sous une forme question-réponse dans les Divisions de l’art oratoire, qui correspond tout à fait à la forme que prendra le catéchisme, inventé à la  « toute semblable à un catéchisme » [1] , comme le note Bornecque (Introd. à Cicéron, Div., p. VII). La rhétorique a peut-être souffert de sa mise en système, prétendument pédagogique, sous forme de listes rigides énumérant des distinctions supposées claires et distinctes : la rhétorique de la présentation de la rhétorique est singulièrement figée.

2.1 Ordonnancement procédural

Le procès de construction du discours rhétorique argumentatif comporte traditionnellement cinq étapes.

Invention (inventio)

L’invention consiste à trouver les arguments vrais ou vraisemblables propres à rendre la cause convaincante (À Her., i, 3 ; p. 3).

L’inventio est l’étape cognitive de l’argumentation.
Le mot latin inventio ne signifie pas “inventer” au sens moderne de “créer” quelque chose qui n’existait pas auparavant. Le sens est celui de « trouver, découvrir » (Gaffiot [1934], Inventio), V. invention. Le sens ancien subsiste dans l’expression juridique qui désigne comme “l’inventeur d’un trésor” celui qui l’a découvert.
L’argumentation religieuse a introduit un changement fondamental dans la technique de production des arguments en les tirant non plus d’une ontologie linguistique mais du texte sacré fondationnel et, à un degré moindre, des textes de la tradition. Le prédicateur médiéval utilisait des encyclopédies. C’est une méthode de travail peut-être plus moderne, en tout cas complémentaire de celle qui consiste à rechercher des arguments dans le fonds commun de l’esprit humain, V. Subjectivité ; Topos; ; Typologies; Script. Les recherches en psycholinguistique et en sciences cognitives ont pris le relais de la réflexion rhétorique sur la production du discours écrit et oral.

Disposition (dispositio)

La disposition ordonne et répartit les arguments. (À Her., ibid.).

La détermination de l’ordre dans les arguments seront présentés à l’auditoire est le moment de la planification du discours.

Ces deux premières étapes, inventio et dispositio, sont d’ordre linguistico-cognitif.

Expression (elocutio

Le style adapte, à ce que l’invention fournit, des mots et des phrases appropriées. (À Her., ibid.)

Le terme “style” utilisé dans la traduction risque d’évoquer un arrangement ornemental superficiel de l’expression. L’elocutio est plus que cela, elle correspond à la “mise en langue” des arguments, à leur sémantisation, correspondant à la totalité de l’expression linguistique.
L’elocutio est caractérisée par quatre qualités, la correction grammaticale (latinitas), la clarté du message pour les interlocuteurs (perspicuitas), l’adaptation du message aux circonstances sociales de l’énonciation (aptum), et enfin la force de son langage et de son style (ornatus).

Le mot latin elocutio et le mot français contemporain élocution sont des faux amis. L’élocution correspond à la qualité de la voix, ce qui la rattache à l’action oratoire (pronuntiatio).

Mémorisation (memoria)

Le discours doit être mémorisé puisqu’il est supposé être délivré oralement, sans le support d’un document papier ou d’un prompteur. Comme l’invention et la disposition, la mémoire met en jeu des facteurs cognitifs. L’enjeu civilisationnel de ce travail de mémorisation, qui pourrait paraître anecdotique, a été révélé par Yates ([1966]).

Action oratoire (pronuntiatio

L’action oratoire consiste à discipliner et à rendre agréables la voix, les jeux de physionomie et les gestes (À Her., ibid.).

Le mot latin pronuntiatio renvoie non seulement à ce processus physique de production et de modulation de la parole, mais exprime en outre l’idée d’affirmer le discours (Gaffiot [1934]. Pronuntiativus).  De même que la sentence n’est pas “dite” ou “lue” mais prononcée par le juge, le discours est un acte, une déclaration et une proposition.
La tradition rhétorique voit la pronuntiatio comme le moment de la performance, de la délivrance, de la spectacularisation du discours. La technique rhétorique est ici celle du corps, du geste, de la voix. Les contraintes de l’action rhétorique pèsent également sur le rhéteur, sur l’acteur ou le prédicateur, même si les genres de ces exercices et les statuts sociaux des locuteurs sont très différents (Dupont 2000).

En résumé, chercher des arguments, les mettre en ordre, les exprimer par écrit ou oralement : les prescriptions rhétoriques forment un système pédagogique facile à enseigner, sinon à mettre en pratique, que l’on invoque toujours pour la dissertation de bureau sans document.

2.2 Ordonnancement structural

Au terme de ce procès, on obtient le produit fini, c’est-à-dire le discours en situation tel qu’il a été énoncé. Il s’articule en parties, traditionnellement nommées :

exorde
narration
argumentation (confirmation suivie de réfutation)
conclusion

L’argumentation est la partie centrale du discours. Elle repose sur l’exposé des points litigieux et des positions soutenues ; elle comprend une partie positive, la confirmation de la position défendue et une partie négative, la réfutation de la position de l’adversaire. Contrairement à une vision scolaire, il n’y a pas d’opposition entre argumentation et narration, pas plus qu’il n’y en a entre argumentation et description, qui correspondent toujours à une orientation argumentative particulière, déterminée par les intérêts et les valeurs sous-tendant le point de vue défendu dans le discours.

3. Extensions et restrictions

La rhétorique argumentative ancienne a été redéfinie sur diverses dimensions.

3.1 Restriction à sa dimension expressive
La rhétorique argumentative peut être orientée vers la communication persuasive ou vers la justesse de l’expression, V. Persuasion.

3.2 Généralisation à sa dimension persuasive
Nietzsche assimile la fonction rhétorique à la fonction persuasive du langage, V. Persusasion, §6

3.3 Restriction à sa dimension langagière et littéraire aux dépens de sa dimension cognitive
L’apparente logique des cinq composantes de la production rhétorique a été profondément mise en cause à la Renaissance, notamment par Ramus (Ong 1958). Tout ce qui relève de l’exercice de la pensée (invention, disposition, mémoire) a été séparé de ce qui relève du langage (élocution et énonciation). Orpheline de l’inventio, la rhétorique recentrée sur la modulation du discours redéfinit son objet discursif en se détournant des discours sociaux pour aller vers les belles-lettres, et se passionne pour une pensée exclusive des figures.

L’argumentation, renvoyée à la pensée, n’est plus considérée comme le moment fondamental du processus discursif ; elle est rejetée hors rhétorique et hors langage. Le problème est alors celui d’un langage sans pensée et d’une pensée sans langage. C’est ce type de rhétorique orpheline qui sera l’objet des violentes attaques de Locke, V. Ornement.

En opposition à l’ancienne rhétorique dite « générale », Genette qualifie de « restreinte » (1970), cette rhétorique des figures, dont Fontanier ([1827], [1831]) serait, au xixe siècle, la figure emblématique. Douay (1992, 1999a) montré que la situation était plus complexe, et que la position de Fontanier n’était pas forcément représentative ni du développement théorique ni des pratiques scolaires rhétoriques au xixe siècle.

La question d’une “renaissance” de la rhétorique, sous l’une ou l’autre de ses formes, est un topos (au sens de Curtius) des études de rhétorique, parfois utilisé pour situer le Traité de l’argumentation. [2]

3.4 Généralisation de la dimension langagière 
La rhétorique restreinte au langage est elle-même généralisée : cette expression paradoxale correspond à l’approche du “Groupe µ”, qui reprend la question des figures (de l’elocutio) dans le cadre de sa Rhétorique générale (1970). Cette approche linguistique inscrit la rhétorique dans la langue définie par ses deux axes, syntagmatique et paradigmatique. Cette rhétorique exploite une vision structuraliste de la langue, qui ne touche pas aux questions d’argumentation, de parole, d’interaction ou de communication, ni d’ailleurs à l’esthétique des figures.

Cette Rtorique générale était pratiquement la seule prise en compte dans la littérature francophone en rhétorique des années 1970, où le Traité de l’Argumentation n’occupait qu’une position marginale ; Wenzel a consacré un paragraphe vengeur à la vision « alarmante » que, selon lui, elle donne de la rhétorique (1987, p. 103 ; voir Klinkenberg 1990, 2001).

3.5 Extension à la parole ordinaire
La rhétorique de la parole étend l’approche rhétorique à toutes les formes de parole, dans la mesure où elles impliquent un mode de gestion des faces des interactants (éthos) ; un traitement des données orienté vers une fin pratique (logos) ; un traitement corrélatif des affects (pathos) (Kallmeyer 1996). La trilogie rhétorique peut ainsi être considérée comme l’ancêtre des différentes théories sur les fonctions du langage (Bühler 1933 ; Jakobson 1963).

Ce rapprochement de la parole rhétorique et de la parole ordinaire rappelle que l’une et l’autre sont des interventions langagières liées au développement d’une action, la première d’une action sociale parfois dramatique, la seconde d’une action microsociale quotidienne, V. Question ; Stase. Cette extension peut rappeler la définition que Bitzer donne de la situation rhétorique marquée par “l’urgence” d’une tâche en cours :

On peut définir les situations rhétoriques comme des complexes de personnes, d’événements, d’objets et de relations présentant une urgence [exigence] actuelle ou potentielle, qui peut être partiellement ou entièrement éliminée par une intervention discursive permettant d’orienter la décision ou l’action humaine dans le sens d’une modification souhaitée de cet impératif [exigence]. (Bitzer [1968], p. 252)

3.6 Extension aux différents domaines sémiotiques
Toute mise en œuvre stratégique d’un système sémiotique peut être légitimement considérée comme une pratique rhétorique : rhétorique de la peinture, de la musique, de l’architecture, etc. ; rhétorique étendue du verbal au co-verbal mimo-posturo-gestuel, etc.

Les rhétoriques restreintes, la rhétorique introvertie, les rhétoriques étendues à la langue ou à la parole ordinaires, dans leur version nietzschéenne ou dans leur version interactionniste, remettent en cause le rapport de la rhétorique à l’éloquence, et suggèrent la possibilité d’une « rhétorique sans éloquence », selon l’expression de Lévinas ([1981]).


[1] « La Réforme protestante invente le catéchisme. » (Wikipedia, Catéchisme)

[2] Avant la Nouvelle Rhétorique, il existait une Rhétorique nouvelle, Dionys Ordinaire, Paris, Hetzel (1867).

Respect

Le respect est un sentiment moral et social qui règle d’une part, les rapports interindividuels, et, d’autre part, les rapports des personnes aux institutions ainsi que et les rapports des personnes à leur hiérarchie à l’intérieur de l’institution.

1. Argument du respect

L’argument du respect fait état d’un manque de respect et demande réparation.
Il est connu sous sa forme latine comme argument ad reverentiam, du lat. reverentia “1. Crainte 2. Crainte respectueuse, respect, déférence” (Gaffiot, Reverentia).
Le lien du respect à la crainte et à l’obéissance est explicite dans les expressions “se faire respecter”, “tenir en respect”. On peut voir dans cette crainte la source du sentiment de respect. Demander le respect, rappeler qu’on doit être craint et obéi, qu’il s’agisse de la crainte de la police ou de la crainte du sacré.

1. Respect mérité et droit au respect

Le respect se matérialise fondamentalement par une application stricte des règles générales de politesse. Respecter quelqu’un, c’est ne pas empiéter, voire maximiser son territoire. Ces règles peuvent être augmentées de règles spécifiques précisant le comportement à adopter dans les tractations avec les institutions, notamment les institutions

1.1 Respect dû aux personnes

L’impolitesse n’est pas punie par la loi, mais l‘atteinte au respect  dû à la personne l’est, par le Code civil, art. 16 :

La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie. [1]

La discrimination, la diffamation, le harcèlement moral sont des atteintes à la dignité de la personne.

1.1 Respect dû aux autorités et aux institutions

Le respect est le sentiment que l’autorité souhaite rencontrer : on doit s’incliner, voire se courber devant elle ; elle demande qu’on obéisse à ses ordres, qu’on prévienne ses désirs, et cela même en dépit de son propre sentiment. L’autorité demande des sujets respectueux, voire humbles V. Autorité ; Modestie ; Péchés de langue.
L’autorité réclame le respect formel, et demande qu’il lui soit manifesté selon les formes prescrites. Dans la correspondance, le respect se marque dans les formules de politesse :

À un évêque, on écrit : “Je vous prie de croire, Monseigneur, à l’assurance de mes sentiments respectueux et dévoués”
À un magistrat : “Veuillez agréer, Monsieur le Juge, l’expression de mes sentiments respectueux” [3].

Le respect se manifeste par de la déférence à la fois marque de respect etobéissance.

Déférer à. Se conformer au désir, explicite ou implicite, de quelqu’un par respect pour lui ; lui céder par égard pour son âge ou sa qualité. (TLFi)

En tant que sentiment positif, le respect substantiel se mérite ; c’est un sentiment positif que les personnes et les institutions peuvent gagner par leurs actions ; dans ce cas, le respect va bien avec le sentiment d’admiration.

Néanmoins, si un comportement, intentionnel ou non, est ressenti comme irrespectueux, il n’est plus question de savoir si l’institution mérite ou non-respect et admiration, mais uniquement de respect formel. L’argument du respect est essentiellement utilisé pour appeler ou justifier une sanction pour manque de respect.
Du point de vue institutionnel, la magistrature, les forces de l’ordre revendiquent un respect qu’elles estiment mérité 

Les forces de l’ordre méritent la gratitude et le respect de tous les Français. (La Dépêche du Midi, 27/05/2016 [1]

Cette demande est liée au caractère conflictuel ou violentes des interactions policière et judiciaires, et tend à créer une distance qui fait obstacle à cette violence.
Mais, mérité ou non, la demande de respect, s’exprime a contrario dans le fait que, le manque de respect ou outrage est une infraction. L’outrage à agent est défini comme « un acte qui nuit à la dignité ou au respect dû à la fonction d’un agent public » [2], et punissable comme tel.

2. Droit au respect, droit au blasphème, liberté d’expression

Toute personne se trouvant en position d’autorité et estimant que ses prérogatives ne sont pas respectées, autrement dit qu’on ne lui obéit pas, qu’on ne le craint pas, peut invoquer l’argument du respect au nom de la communauté qu’il représente.

Le problème surgit lorsque cette prétention à l’autorité n’est pas reconnue comme légitime par tout le monde, voire considérée comme oppressive par certains. C’est le cas, dans notre société, des autorités religieuses. Par une montée en abstraction, le droit au respect est revendiqué pour toutes les croyances en général, et pour la sienne en particulier.
L’irrespect est alors considéré comme une provocation, une profanation, un scandale, un blasphème qui blessent gravement le croyant, le touchent au cœur ; une insulte, un affront dont il est fondé à demander réparation devant les autorités civiles.

Une œuvre photographique de l’artiste américain Andres Serrano intitulée Immersion Piss Christ, mettant en scène un crucifix trempé dans l’urine de l’artiste, a été vandalisée dimanche 17 avril 2011 dans les locaux de la collection d’art contemporain Yvon Lambert à Avignon. Suite à cette action, l’archevêque d’Avignon a publié un communiqué protestant contre l’exposition de cette œuvre. L’argument du respect est invoqué dans le passage suivant :

Les autorités locales n’ont-elles pas entre autres pour mission d’assurer le respect de la foi des croyants de toute religion ? Or une telle œuvre reste une profanation qui, à la veille du vendredi saint où nous ferons mémoire du Christ qui a donné sa vie pour nous en mourant sur la Croix, nous touche au plus profond de notre cœur.

Il est amplifié dans l’ensemble de la protestation, qu’il structure (souligné par nous) :

L’odieuse profanation d’un Christ en croix (titre)
— L’art peut-il être d’un tel mauvais goût sans autre raison que de servir d’insulte.
— Devant le côté odieux de ce cliché qui bafoue l’image du Christ sur la croix, cœur de notre foi chrétienne, je me dois de réagir. Toute atteinte à notre foi nous blesse, tout croyant est atteint au plus profond de sa foi.
— Devant la gravité d’un tel affront
— Pour moi, évêque, comme pour tout chrétien et tout croyant, il s’agit là d’une provocation, d’une profanation qui nous atteint au cœur même de notre foi !

— La collection Lambert n’a-t-elle pas perçu qu’elle exposait une photographie qui blessait gravement tous ceux pour qui la Croix du Christ est le cœur de leur foi ? Ou bien a-t-elle voulu provoquer les croyants en bafouant ce qui pour eux est au cœur de leur vie
— Une profanation grave, un scandale touchant la foi de ces croyants.
— [Des] photos qui portent gravement atteinte à la foi des chrétiens.
— Des comportements qui nous blessent au cœur de notre foi
“L’odieuse profanation d’un Christ en croix”, Infocatho, 14-04-2011[4]

Certains pays ont des lois qui considèrent que le blasphème est un crime, et punissent ce qu’elles qualifient d’irrespect envers la religion d’état. Les campagnes contre les lois sur le blasphème développent un contre-discours affirmant que ces lois sont médiévales et obscurantistes, qu’elles sont incompatibles avec les principes démocratiques de liberté d’expression et de croyance, et qu’elles rendent impossible toute recherche philosophique et historique sur les religions.

D’autres pays n’ont pas de religion d’état, mais ont des lois interdisant les discours haineux ou discriminatoires envers les communautés minoritaires, religieuses ou autres. Ces lois les garantissent entre autres contre tout traitement discriminatoire en ce qui concerne leurs croyances.
L’argument du (manque de) respect était au cœur de l’affaire concernant les caricatures du prophète Mahomet publiées en 2005 dans un hebdomadaire satirique danois. Cette affaire a culminé en 2015 avec l’attaque terroriste contre le journal satirique français Charlie Hebdo, qui a entraîné l’assassinat de 11 journalistes et collaborateurs par deux terroristes islamistes.

3. Contre l’argument du respect

Respect formel et respect mérité
On peut répondre à l’argument du respect en réactivant l’opposition entre respect formel et respect mérité, c’est-à-dire en soutenant que le respect (formel) ne peut être exigé que s’il est mérité, et qu’en l’occurrence il n’est pas mérité.
De façon plus radicale, on peut repousser la demande respect en arguant qu’elle n’est qu’une manifestation d’autoritarisme.

Droit au respect vs droit d’expression
On peut également opposer au droit au respect le droit d’expression, qu’il s’agisse du droit d’expression du citoyen ou du  droit d’expression de l’artiste.
La discussion de ces conflits de valeurs exemplaires se déroule dans l’espace public, elle implique les philosophes citoyens et législateurs.
En dernière instance, et dans des cas d’espèce, intervient la justice concrète, qui, en France applique les lois de la République.


[1] https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000006419320/
[1] https://www.ladepeche.fr/article/2016/05/27/2353107-forces-ordre-meritent-gratitude-respect-tous-francais.html (29-07-2017)
[2] https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F33322
[3] http://tice.inpl-nancy.fr/modules/lang/forprint_fle/fle-utc/pages/chapitre2/LETMOT/letdemformules.pdf
[4] [http://infocatho.cef.fr/fichiers_html/archives/deuxmil11sem/ semaine15/210nx151europeb.html (20-09-2013)


 

Répétition

À la différence de la reprise discursive, la répétition persuasive porte sur une affirmation figée et s’inscrit dans une stratégie d’influence à court ou à moyen terme.

La force de la répétition pour faire admettre une affirmation a été soulignée par le sociologue Gustave Le Bon :

L’affirmation n’a d’influence réelle qu’à la condition d’être constamment répétée, et, le plus possible, dans les mêmes termes. C’est Napoléon, je crois, qui a dit qu’il n’y avait qu’une seule figure sérieuse de rhétorique, la répétition. La chose affirmée arrive, par la répétition, à s’établir dans les esprits au point qu’ils finissent par l’accepter comme une vérité démontrée. […] de là la force étonnante de l’annonce. Quand nous avons lu cent fois que le meilleur chocolat est le chocolat X, nous nous imaginons l’avoir entendu dire de bien des côtés, et nous finissons par en avoir la certitude.
Gustave Le Bon, La psychologie des foules [1895] [1], Paris, PUF, 1988, p. 70.

La répétition porte non seulement sur des affirmations mais aussi sur des injonctions.
D’autre part, la citation lie la répétition au langage de la publicité et de la propagande, mais la répétition est aussi bien une nécessité pédagogique, pour les grands comme pour les petits :  Lavez-vous les mains !
Sous forme de prière ou d’invocation, la répétition joue un rôle fondamental dans l’expression du sentiment religieux. Elle porte sur des discours de toutes dimensions longs, depuis la brève formule (Seigneur prends pitié !) jusqu’à la répétition de l’intégralité du texte sacré (Coran).

La propagande politique et la publicité font un usage massif de la répétition persuasive sous la forme de syntagmes figés et rythmés, les slogans.
La répétition slogan produit une pseudo-légitimation par l’autorité du grand nombre, “on entend ça partout”, V. Consensus. À la limite, le but semble être de saturer l’environnement visuel ou sonore (noms de marque)
Elle est supposée produire mécaniquement l’accoutumance et la familiarité qui sont celles de lévidence de la quotidienneté, et, au-delà, à créer un trait identitaire – communautaire chez les personnes cibles.

L’expression répétée peut comporter une bonne raison, “Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts”. Mais sa nature mécaniques soustrait cette bonne raisons à la critique.  Le contre-discours est transformé en “discours des autres” et discrédité.

On parle d’“argumentation” par la répétition et de “preuve” par l’affirmation (proof by assertion), mais par dérision et antiphrase. Par la mécanique de la répétition, argumentation et preuve sont ou exclus ou neutralisés et transformés en vérités.

Les mécanismes de défense : dégoût et détournement

La répétition des meilleures choses conduit à la nausée : “On en a débattu jusqu’à la nausée”.
La “preuve” par la répétition est parfois désignée métonymiquement par l’étiquette latine, “argument ad nauseam” (lat. nausea, “mal de mer, nausée”), qui nomme “l’argument” à partir de la réaction de rejet physique de satiété ou d’écœurement qu’elle peut provoquer, comme si, dans l’impossibilité d’opposer efficacement un contre-discours, le corps prenait en charge la seule critique possible.

Comme le logo et le geste signe de ralliement, le slogan impose un cadre communicationnel excluant tout échange.
La répétition slogan est considérée comme fallacieuse, elle constitue même la fallacie par excellence, puisqu’elle impose l’acceptation d’un énoncé non seulement sans justification, mais contre toute justification.
Elle peut être combattus dans un autre cadre, en premier lieu par des arguments touchant au fond de la question, procédure lente et peu attractive. La répétion est toutefois particulièrement vulnérable aux répliques construites dans le même cadre, par des slogans et des logos détournés et des gestes parodiés qui neutralisent et renversent leur orientation. On trouve de nombreux exemples de tels détournements sur internet.
L’humour est un moyen très efficace de réfutationdestruction d’un discours insupportable, aussi argumenté et répété soit-il. V. Rire — Sérieux ; Ironie ; Paronymie.


[1] Paris, PUF, 1988, p. 70.