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Relation

RELATION

En sémantique, une relation est un prédicat (verbe ou locution verbale) à deux places associant deux êtres ou deux objets, a et b.

Trois propriétés générales permettent de caractériser les relations :

— Réciprocité ou symétrie : La relation qui lie a à b lie-t-elle b à ?
Considérons les relations P — être le père de —” et F —être le frère ou la sœur de —

si a est le père de b, b n’est pas le père de a
P n’est pas symétrique

si a est le frère ou la sœur de b, alors b est le frère ou la sœur de a
F est symétrique

Réflexivité : La relation lie-t-elle à lui-même ?
La relation P n’est pas réflexive, personne n’est son propre père.
La relation d’égalité E— être égal à —” est réflexive :

a est égal à a

Transitivité : Si la relation lie a à b et b à c lie-t-elle a à ?
Les ennemis de mes ennemis sont mes amis : l’inimitié proverbiale n’est pas transitive,
Si a est l’ennemi de b et b l’ennemi de c alors a est l’ami de c.

Les amis de mes amis sont mes amis : l’amitié proverbiale est transitive,
si a est l’ami de b, et b l’ami de c, alors c est l’ami de a

Les inférences fondées sur ces propriétés font partie des évidences généralement inaperçues (faisant consensus) exploitées par l’argumentation quotidienne. Savoir jongler avec la réciprocité, la réflexivité et la transitivité, c’est savoir parler sa langue, compétence qui sera redéfinie et développée par l’éducation mathématique.

Soit la relation de termes opposés corrélatif, par exemple : “mère – fille”. Cette relation,
— est symétrique:  a la mère de sa fille b, et b est la fille de sa mère a
— n’est pas réflexive: Personne n’est sa propre mère
— n’est pas transitive: a la mère de  b, et b la mère de c, a est la grand’mère de c.


 

Règles

Trois concepts de règle interviennent dans l’étude de l’argumentation.

— Règles exprimant des régularités observées sur les données
— Règles exprimant des normes (au sens impératif) permettant l’évaluation d’une argumentation.
— Règles exprimant des recommandations (recettes) assurant la réussite d’une intervention argumentative : comment s’y prendre pour convaincre une personne d’acheter quelque chose, ou d’adhérer à tel slogan.

1. Règles générales de l’interaction

Règles de l’interaction — L’interaction argumentative en langue naturelle obéit aux divers systèmes de règles qui ont été proposés pour l’interaction en général, par exemple à la règle de justification des suites non préférées:

Dans une conversation, en général les seconds tours non préférés comme les refus sont accompagnés par des justifications (D’après SIL, Dispreferred second part)

Principe de coopération — Le principe de coopération exprime non seulement ce que les participants font effectivement (régularité observationnelle), mais ce qu’il est raisonnable qu’ils fassent (régularité rationnelle).

Principes de politesse — Les principes de politesse linguistique régulent la relation en fonction des concepts de face et de territoire. Dans la conversation ordinaire, ces règles jouent contre la ratification des contradictions et le développement d’argumentations explicites.

2. Règles portant plus spécifiquement sur la parole argumentative

2.1 Règles attachées au site argumentatif

En tant que lieu de parole, chaque site argumentatif, parlement, tribunal, salle de classe produit son règlement et sa coutume auxquelles doivent se soumettre les intervenants dans ce lieu, V. Site. Ce règlement peut être élaboré et révisé selon des procédures sui generis explicites, et son applications contrôlée par les autorités compétentes sur ce lieu. Les règles déterminent les thèmes qui seront traités, définit les rôles qui s’y jouent et les personnes qualifiées pour prendre ces rôles, ainsi que les procédures selon lesquelles se déroule une action légitime, du point de vue de ce lieu. Elles précisent les droits à la parole, à quelle quantité de parole, ainsi que l’ordre de succession des tours de parole ; elles peuvent par exemple interdire et réprimer les chevauchements et les interruptions. En l’organisant, elles contribuent à définir la rationalité du lieu comme rationalité locale.

L’Assemblée nationale française est dotée d’un Règlement [1]  dont le chapitre XII porte sur « La tenue des séances plénières ». Il contient entre autres les règles suivantes

— Sur la prise de parole
Art. 54, 1 — Aucun membre de l’Assemblée ne peut parler qu’après avoir demandé la parole au Président et l’avoir obtenue, même s’il est autorisé exceptionnellement par un orateur à l’interrompre. En ce dernier cas, l’interruption ne peut dépasser deux minutes

— Sur la position de l’orateur
Art. 54, 3
— L’orateur parle à la tribune ou de sa place ; le Président peut l’inviter à monter à la tribune.

— Sur la durée des interventions
Art. 54, 3 — Quand le Président juge l’Assemblée suffisamment informée, il peut inviter l’orateur à conclure. Il peut également, dans l’intérêt du débat, l’autoriser à poursuivre son intervention au‑delà du temps qui lui est attribué.
Art 55, 1 — Dans tous les débats pour lesquels le temps de parole est limité, les orateurs ne doivent, en aucun cas, excéder le temps de parole attribué à leur groupe.

— Sur le contenu des interventions
Art. 54, 6 — L’orateur ne doit pas s’écarter de la question, sinon le Président l’y

rappelle. S’il ne défère pas à ce rappel, de même que si un orateur parle sans
en avoir obtenu l’autorisation ou prétend poursuivre son intervention après
avoir été invité à conclure, le Président peut lui retirer la parole.

2.2 « Règles pour une controverse honorable »

Levi Hedge, dans ses Elements of Logick, or a Summary of the General Principles and Different modes of Reasoning propose un ensemble de sept « Rules for honorable controversy » (1838, p. 159-162). Ces règles sont les suivantes.

Règle 1. Les termes dans lesquels est formulée la question à débattre, le point précis en question, doivent être définis de façon suffisamment claire pour qu’il n’y ait aucune incompréhension à leur égard.
Règle 2. Les parties en présence doivent considérer qu’elles sont sur un pied d’égalité en ce qui concerne le thème débattu. Chacune doit considérer que l’autre possède autant de talent, de connaissance, et est animé du même désir de la vérité qu’elle-même ; et qu’il est donc possible qu’elle ait tort et que son adversaire ait raison.
Règle 3. Tout usage d’expressions dénuées de sens ou de pertinence par rapport au thème du débat doit être strictement évitée.
Règle 4. On [2] ne doit se permettre aucune considération touchant à la personne de l’adversaire.
Règle 5. Personne n’a le droit d’accuser son adversaire d’avoir des mobiles cachés [indirect motives].
Règle 6. On ne doit pas imputer à une personne les conséquences de sa thèse, à moins qu’elle ne les revendique expressément [The consequences of any doctrine are not to be charged on him who maintains it, unless he expressly avows them].
Règle 7. Comme la vérité, et non pas la victoire est le but proclamé de toute controverse, toutes les preuves produites par l’une ou l’autre partie doit être examinée avec objectivité et sincérité [fairness and candor]. Toute tentative pour piéger [ensnare] un adversaire par des artifices sophistiques [by the arts of sophistry], ou pour affaiblir la force de son raisonnement par l’humour, la chicane ou en le tournant en ridicule [by wit, caviling, or ridicule] est une violation des règles de la controverse honorable.
Levi Hedge, « Rules for honorable controversy », Elements of Logick, or a Summary of the General Principles and Different modes of Reasoning, 1838, p. 159-162.

Ces règles sont, pour certaines, familières. La règle 5 correspond à l’accusation de mobile caché: “vous vous ralliez à cette proposition non pas parce que vous l’approuvez mais pour plaire à la directrice”, V. Mobile.
La règle 6 est originale, et renvoie au problème de l’agenda caché, voire du complot, V. Pragmatique.

Ce système introduit du socialement convenable ([honorable]) dans une situation où les participants risquent de ne pas appliquer spontanément les règles ordinaires de coopération et de politesse.

2.3 Règles pragma-dialectiques et fallacies

La pragma-dialectique définit les règles de la rationalité critique, qui doivent fonctionner comme “Un code de conduite pour des interlocuteurs raisonnables (“A Code of Conduct for Reasonable Discussants”, van Eemeren & Grootendorst 2004, p. 190). Elles sont destinées à des partenaires ayant recours à la discussion comme moyen de résoudre leurs différences d’opinion. Une fallacie est définie comme une violation d’une de ces « dix commandements » (id., 190-196),

1e commandement. Liberté — Les parties ne doivent pas faire obstacle à la libre expression des points de vue ou à leur mise en doute.
2e — Charge de la preuve — Celui qui avance un point de vue est obligé de le défendre si l’autre partie le lui demande.
3e — Point de vue — Lorsqu’on attaque un point de vue, cette attaque doit porter sur le point de vue tel qu’il a été authentiquement proposé par l’autre partie.
4e — Pertinence — On ne peut défendre un point de vue qu’en avançant une argumentation relative à ce point de vue.
5e — Prémisses implicites— On ne doit pas nier une prémisse qu’on a laissée implicite ou présenter faussement comme une prémisse quelque chose qui a été laissé implicite par l’autre partie.
6e — Point de départ — On ne doit pas présenter faussement une prémisse comme un point de départ accepté, ni nier une prémisse représentant un point de départ accepté.
7e — Schème d’argument [argument scheme] — On ne doit pas considérer qu’un point de vue a été défendu de façon concluante si la défense n’a pas été effectuée au moyen d’un schème d’argument approprié [an appropriate argumentation scheme] et correctement appliqué.
8e — Validité — On ne doit utiliser dans son argumentation des arguments qui sont logiquement valides ou qu’on peut rendre valide en explicitant une ou plusieurs prémisses implicites.
9e — Clôture — Si un point de vue n’a pas été défendu de façon concluante, celui qui l’a avancé doit le retirer. Si un point de vue a été défendu de façon concluante, l’autre partie doit retirer les doutes qu’il avait émis vis-à-vis de ce point de vue.
10e — Usage — On ne doit pas faire usage de formulations insuffisamment claires ou dangereusement ambigües [insufficiently clear or confusingly ambiguous], et on doit interpréter les formulations de l’autre partie de façon aussi prudente et exacte [carefully and accurately] que possible.
Eemeren, F. H. van R. Grootendorst et A. F. Snoeck Henkemans, 2002, p. 182-183.

On” traduit l’expression “a party” toutes les fois qu’elle s’applique à l’une et l’autre des parties en présence.

Cette version de base du système de règles pragma-dialectiques est inspirée des propositions de l’école d’Erlangen pour la définition d’un “ortholangage” rationnel, V. Logiques pour le dialogue. Dans un esprit gricéen, elles introduisent ou imposent de la coopération là où elle ne serait pas spontanément pratiquée par les participants. Le jeu repose sur la notion de standpoint, “point de vue”. Il correspond à un traitement dialectique de la différence de point de vue, avec un proposant affirmant le point de vue et répondant aux attaques d’un opposant qui le met en doute. La règle 9 rappelle le but du jeu : régler la différence d’opinion soit en éliminant l’opinion insoutenable, soit en éliminant le doute sur l’opinion bien justifiée.

Ce système de règle rend compte des jugements de validité des locuteurs (Eemeren, Garssen, Meuffels 2009). Il est également possible de dégager les règles implicites auxquels les locuteurs se réfèrent pour leurs évaluations à partir de l’observation de leurs pratiques (Doury 2003, 2006).

2.3 Tradition confucéenne: Conditions pour s’entretenir avec le Maître

« Xun Zi ou Siun Tseu est un penseur chinois confucéen ayant vécu tout à la fin de la période des Royaumes combattants, au IIIe sièce av. J.-C. », (Wikipedia, Xun Zi)

Do not answer one who asks about something improper.
Do not ask questions of one who speaks on something improper.
Do not listen to one who tries to persuade you of something improper.
Do not debate with a person of combative demeanor.
Only if people approach you in the proper way should you receive them. And so, only if they follow ritual and are reverent should you discuss the methods of the Way with them.
Only if their countenance is agreeable should you discuss the pattern of the Way with them.
Only if their speech is calm should you discuss the culmination of the Way with them.
To discuss these things with those unfit to discuss them is called being presumtuous. Not to discuss these things with those fit to discuss them is called being secretive. To discuss these things without first observing the merson’s manner and countenance is called being blind.
The gentleman is neither presumptuous nor secretive nor blind; he carefully acts according to the other person’s character. The Odes says: The gentlemen are not indolent or haughty — Rewarded by the Son of Heaven shall they be.

Xunzi. The complete text. Chap. 1, “Exhortation to Learning”. Translated and with an Introduction by Eric L. Hutton. Princeton / Oxford, Princeton University Press. 2014. p. 6-7

4. Sur la question des règles

En rhétorique classique, les règles de la convenance portent sur l’adaptation du discours à son objet et à ses partenaires et à son lieu d’énonciation  (gr. prepon, lat. aptum, Lausberg [1960] § 1055-1062), pour une aristocratie de la langue et de l’esprit.
Le système des péchés de langue est un système de contrôle de la parole dans un milieu religieux.
À la suite de Grice et dans le système pragma-dialectique,  la coopération est vue comme un impératif de la communication rationnelle.

V. Fallacies ; Argumentation (2) ; Tranquillité ; Paradoxes ; Dialectique ; Charge de la preuve ; Évidence ; Reprise discursive ; Pertinence; Rôles;  etc.


[1] https://www.google.com/search?client=firefox-b-d&q=r%C3%A8glement+de+l%27assembl%C3%A9e+nationale
[2]On” traduit l’expression “a party” toutes les fois qu’elle s’applique à l’une et l’autre des parties en présence.

Réfutation par les faits

1. Falsification d’une affirmation factuelle

Une affirmation factuelle peut être produite comme le rapport d’une évidence sensible immédiate, ou comme conclusion d’une argumentation :

Tu es tout rouge, tu te sens fatigué, tu as certainement de la fièvre.

Toute argumentation contient des assertions de ce type, qui tous peuvent être cibles d’une réfutation. Les modalités de cette réfutation varient selon la nature de l’assertion.

1.1 Réfutation d’une assertion rapportant un fait élémentaire

En philosophie , « an atomic fact is the simplest kind of fact and consists in the possession of a quality by some specific, individual thing » (SEP, Logical atomism). Un énoncé élémentaire rapporte un fait élémentaire.
En langue naturelle, on peut admettre que l’énoncé élémentaire attribue a un être une propriété relevant de l’évidence empirique et donc réfutable empiriquement.

La réfutation par le fait contraire oppose à une telle affirmation la constatation qu’elle est démentie par la réalité : “Tu dis ceci, mais moi je constate cela”.
C’est une application du principe de non contradiction ; la règle des contraires dit que deux termes contraires ne peuvent être vrais du même sujet.

Affirmation : Pierre a les cheveux bruns
Constat : Pierre a les cheveux roux

Application de la règle des contraires : “noir” et “roux” sont des contraires ; ils peuvent être simultanément faux, mais ils ne peuvent pas être simultanément vrais. L’affirmation Pierre a les cheveux noirs est réfutée.

Le fait allégué et le fait constaté doivent appartenir à la même classe de contraires : on ne réfute pas “Marie a un chat” en affirmant, sur la base d’un constat, que “Marie a un lapin”.

La même procédure fonctionne également sur les contradictoires. Dans le régime sexuel du 19e siècle, on réfute “Marie est un homme”, en constatant que Marie est une femme. On réfute l’affirmation en montrant que sa contradictoire est vrai.
De même si deux termes sont dans la relation de possession / privation, autre forme de contraires : on m’accuse d’avoir, dans ma colère, arraché l’oreille de quelqu’un je demande à ce quelqu’un de venir devant le tribunal montrer qu’il a bien ses deux oreilles.

La présence constatée d’un contraire permet d’éliminer tous les autres termes de la famille de contraires à laquelle il appartient. Cet argument a une portée immense, il constitue le régime de réfutation standard des jugements de faits élémentaires.

Résistance à la réfutation par les faits
On résiste à la réfutation par les faits d’abord en maintenant l’affirmation de fait originelle :

 pour moi il a les cheveux roux

On admet alors qu’il y a entre le brun et le roux une zone floue.

1.2 Réfutation d’une assertions rapportant un fait complexe

Tous les faits ne sont pas des faits élémentaires publiquement constatables par tous. Les faits complexes sont désignés par des termes comme univers, civilisation, culture… Les assertions portant sur des faits complexes ne peuvent pas faire l’objet d’une vérification  empirique ; elles dépendent nécessairement d’une argumentation.

Ces affirmations ne peuvent être réfutés par des constats perceptifs élémentaires :

L1 : — Les tribunaux ont dit qu’il y avait fraude.
L2 : — J’ai démontré qu’il n’y avait aucune fraude.

Chacun est renvoyé à sa propre construction des événements, c’est-à-dire à une situation argumentative classique.

Sur la question des valeurs, V. Valeur.

2. Impact des faits sur les théories et les croyances

Il est normal de demander que l’on vérifie ce qui est présenté comme un fait. Si les faits élémentaires, comme ceux précédemment invoqués, sont supposés s’imposer (mais voir infra), les faits complexes peuvent être déconstruits et reconstruits pour s’ajuster aux théories, et réciproquement, les théories peuvent être remaniées pour s’ajuster aux faits.

2.1 Sauver la théorie

Mais, au moins dans le domaine des sciences humaines, le constat du contraire est moins concluant qu’il n’y paraît avec l’exemple précédent. La théorie affirme, directement ou indirectement que P. Or le bon sens, l’intuition linguistique, poussent plutôt à “constater” Q, quelque chose de contradictoire avec P. Que faire pour sortir du dilemme ? Plusieurs solutions sont possibles.

— Rejeter la théorie, mais c’est une solution coûteuse et douloureuse.

Minorer le fait gênant, en l’opposant à la masse des faits qui confirment la théorie, ou que la théorie permet d’expliquer ou de coordonner de façon satisfaisante.

Mettre le fait gênant entre parenthèses en attendant de pouvoir l’intégrer dans la théorie.

Admettre des exceptions, et passer de l’universalité à la généralité. En logique classique, on ne peut pas soutenir que “tous les cygnes sont blancs” et concéder que ce cygne particulier, lui, est  noir. Le quantifieur tous marque qu’il s’agit d’une affirmation universelle, l’existence d’un cygne noir réfute de façon concluante l’universalité de l’affirmation, mais pas sa généralité, qu, elle,i permet des exceptions, V. raisonnement par défaut.

— Réformer l’intuition, et décider que la théorie est géniale, précisément parce qu’elle nous fait voir les choses “autrement”, de façon plus riche et plus profonde, et qu’en fait P est une sorte de structure profonde de l’intuition élémentaire exprimée par Q. En d’autres termes, on peut résister à la réfutation en choisissant de réformer les hypothèses internes (la théorie) ou les hypothèses externes (ce qui compte pour un fait).

2.2 La croyance résiste aux faits qu’on lui oppose

Le discours prédictif est en principe soumis au contrôle des faits : quelqu’un prédit que tel événement va, ou doit se produire, mais, le moment venu, tout le monde peut constater que ce rien ne se passe. On prédit la fin du monde pour mercredi prochain, mais mercredi arrive, le monde continue, et le prophète renvoie à plus tard la réalisation de sa prophétie.

« Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances »

Le « culte » que M. Vinteuil voue à sa fille malgré sa conduite scandaleuse inspire à Proust la leçon suivante.

Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances, ils n’ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent pas ; ils peuvent leur infliger les plus constants démentis sans les affaiblir, et une avalanche de malheurs ou de maladies se succédant sans interruption dans une famille, ne la fera pas douter de la bonté de son Dieu ou du talent de son médecin. Mais quand M. Vinteuil songeait à sa fille ou à lui-même du point de vue du monde, du point de vue de leur réputation, quand il cherchait à se situer lui-même au rang qu’ils occupaient dans l’estime générale, alors ce jugement d’ordre social, il le portait exactement comme l’eût fait l’habitant de Combray qui lui était le plus hostile, il se voyait avec sa fille dans le dernier bas-fonds. (Marcel Proust, Du côté de chez Swann, 1913[1])

un Le mais qui enchaîne sur la première phrase, la plus souvent citée, de ce passage suggère que les choses vont plus loin qu’une simple suppression, ou refoulement. « Les faits » n’altèrent pas le culte, — l’amour —, que Vinteuil voue à sa fille, mais il « se [voit] avec sa fille dans le dernier bas-fonds. » Les faits restent là, sous le régime “Je sais bien mais quand même”.

La croyance peut résister au fait élémentaires qu’on lui oppose

Lorsque l’affirmation mise en avant correspond à un résultat d’expérience, on la réfute en refaisant l’expérience, pour constater que ce qui se passe réellement n’a rien à voir avec ce qui avait été dit, ou que l’expérience, telle qu’elle a été décrite, ne fonctionne pas.
Mais il ne suffit pas qu’elle fonctionne de manière irréfutable pour qu’elle soit acceptée, comme le prouve le cas d’Ignace Semmelweis (1818-1865), “l’inventeur du lavage de main”.

Au XIXe siècle, les femmes mourraient beaucoup de fièvre puerpérale. L’Hôpital Central de Vienne avait deux services d’accouchement, et on constatait les femmes mourraient beaucoup plus dans l’un que dans l’autre, 11,4% pour le Service n°1 contre 2,7% pour le Service n°2, pour l’année 1846. Cette différence était expliquée par l’hypothèse d’un choc psychologique subi par les femmes du service n°1 ; les prêtres qui assistaient les femmes au moment de leur mort devaient traverser tout ce service, où la mortalité était particulièrement importante, alors que, dans l’autre service, ils pouvaient se rendre directement au chevet des mourantes, sans être remarqués. Semmelweis, médecin dans cet hôpital testa cette hypothèse en demandant aux prêtres de ne plus passer par ce service pour se rendre au chevet des mourantes ; le différentiel de mortalité resta le même.
Il observa que le Service n°1 servait à la formation des étudiants en médecine qui pratiquaient des dissections le matin, avant de s’occuper des femmes dans le service d’accouchement. Le Service n°2 servait à la formation des sages-femmes, qui ne prenaient pas part aux séances de dissection. Semmelweis remarqua qu’après ces dissections ses doigts avaient une odeur bizarre ; il se lava donc les mains dans une solution que nous dirions désinfectante, et demanda à chacun des étudiants d’en faire autant. Résultats : en avril 1847, dans le Service n°1, 20% des femmes mouraient de fièvre puerpérale. A partir de mai, et après introduction du lavage des mains, la mortalité tomba aux environs de 1% dans ce même service.

Ce fait a une force de persuasion qu’on pourrait croire irrésistible. Mais le fait est une chose et la conviction une autre. Comment admettre que les mains des médecins qui apportent la vie puisse ainsi apporter la mort ? Vingt ans plus tard certains collègues de Semmelweis attribuaient toujours la mortalité des femmes après l’accouchement à un choc psychologique attribuable à leur sensibilité si particulière.

Le loup et l’agneau : L’évidence impuissante à changer le discours et l’action

La fable de la Fontaine Le loup et l’agneau (Fables, i, X) illustre le fonctionnement ordinaire du discours de la preuve, et montre que la preuve peut n’avoir aucun poids lorsqu’il s’agit de besoins vitaux.

La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l’allons montrer tout à l’heure.

Situation :

Un agneau se désaltérait
Dans le courant d’une onde pure.
Un loup survient à jeun qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.

L’interaction s’ouvre par un violent reproche, comme les humains en font habituellement à leurs futures victimes :

“Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?”
Dit cet animal plein de rage :
“Tu seras châtié de ta témérité”

Le délit est présupposé (tu troubles mon breuvage). La demande d’explication sur les mobiles ([qu’est-ce] qui te rend si hardi) semble laisser à l’agneau une possibilité de justification, mais elle est immédiatement suivie de la condamnation (tu seras châtié de ta témérité). Cette prise de parole est mystérieuse : pourquoi le loup parle-t-il ? Il pourrait simplement mettre à profit la nourriture qu’il quêtait et qu’il rencontre enfin ; il pourrait manger l’agneau comme l’agneau boit l’eau. L’agneau répond par un constat d’évidence :

—  Sire, répond l’agneau, que Votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu’elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d’Elle,
Et que par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.

La conclusion est rigoureuse, puisque les lois physiques font que le ruisseau ne remonte jamais à sa source. Mais “concluant” ne signifie ni “impossible à contredire”. Le loup réitère sa première accusation et en introduit une deuxième :

—  Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et je sais que de moi tu médis l’an passé.

L’agneau repousse cette deuxième accusation, puis une troisième, toujours de façon concluante :

—  Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ?
Reprit l’agneau, je tette encor ma mère.
—  Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.
—  Je n’en ai point.

Mais la dernière attaque est irréfutable, et ne laisse plus la parole à la défense :

— C’est donc quelqu’un des tiens :
Car vous ne m’épargnez guère,
Vous, vos bergers, et vos chiens.
On me l’a dit : il faut que je me venge.

Et l’on conclut que les bonnes raisons ne déterminent pas le cours de l’histoire :

Là-dessus, au fond des forêts
Le loup l’emporte, et puis le mange,
Sans autre forme de procès.


[1] Marcel Proust, Du côté de chez Swann, T. 1. Paris, France Loisirs, p. 226.


 

Réfutation par l’impossibilité du contraire

RÉFUTATION
PAR L’IMPOSSIBILITÉ DU CONTRAIRE

La réfutation par l’impossibilité du contraire permet de rejeter un jugement sur un être, en faisant remarquer qu’il n’est pas possible pour cet être de faire l’objet du jugement contraire : “Pour être loué pour sa sobriété, il faut avoir la possibilité d’être intempérant”. C’est le topos “on ne peut pas dire le contraire” — donc ce que tu dis n’a ni sens, ni intérêt :

— Le proposant dit d’un être P, Pierre, qu’il possède telle ou telle qualité, G, être gentil.

— Cette qualité a un contraire M, être méchant.

— Pour qu’on puisse attribuer à P la qualité G, il faut aussi que P soit susceptible de recevoir la qualité contraire, M.

L1 : — Pierre a agi gentiment.
L2 : — Pour dire ça, encore faudrait-il qu’il ait eu la possibilité d’être méchant.

Pour qu’une déclaration apporte une réelle information, il faut que, dans la situation considérée, on puisse donner l’information contraire : “tout le monde est d’accord, comment ne pas être d’accord” :

Dans Le Figaro de ce matin, le PDG d’EDF Henri Proglio affirme que le parc nucléaire français est en très bon état, en même temps on imagine mal comment il pourrait dire le contraire.
France Culture, Journal de 9 h, 18 avril 2011

Réfutation

RÉFUTATION

1. La réfutation comme forme de rejet du discours

La réfutation est un acte réactif de rejet d’un discours structuré par une argumentation.
Le mot réfuter peut désigner toutes les formes de rejet explicites d’une position, à l’exception des propositions d’action : on réfute des thèses, des opinions prétendant à la vérité, mais on repousse, on rejette plus qu’on ne réfute (?) un projet ; les accusations peuvent être réfutées ou repoussées.

1.1 Cibles de la réfutation

-— Le rejet du discours peut viser sa destruction. Tous les éléments entrant dans la formation du discours écrit comme le discours oral en situation peuvent alors être utilisés ou manipulés afin de présenter ce discours comme intenable, y compris le ton de la voix ou la tenue vestimentaires.

— Le discours argumentatif  peut faire appel à des actes de langage de tous types, qui tous peuvent être rejetés en montrant que certaines de  leurs conditions d’adéquation (felicity conditions, Austin 1962 ; Searle 1969 [1]) ne sont pas satisfaites :

L1 : — Je voudrais un jus de tomate bien relevé !
L2 : — Excusez-moi, je suis moi aussi un consommateur !

— En particulier l’acte d’assertion, qui joue un rôle fondamental dans l’argumentation, est une cible fondamentale de la réfutation, cf. infra §3.

— La réfutation argumentative proprement dite s’en prend  aux composant de l’argumentation en tant que tels, cf. infra §4.

1.2 Résultat de la réfutation

Du point de vue scientifique, une proposition est réfutée s’il est prouvé qu’elle est fausse (le calcul dont elle dérive contient une erreur, elle affirme quelque chose qui est contradictoire avec les faits observés, etc.).

Du point de vue du dialogue ordinaire, une proposition est réfutée si, après avoir été discutée, elle est abandonnée par l’adversaire, explicitement ou implicitement ; il n’en est plus question dans l’interaction. Alors que la réfutation pose une relation discursive fortement agonistique, les objections sont présentées dans un cadre a priori coopératif.

2. De la destruction à la réfutation

— Déclarer le discours infra-argumentatif, donc indigne d’une réfutation, V. Mépris.

— Sen prendre à l’adversaire
La disqualification peut porter sur l’adversaire lui-même par une attaque personnelle, sans rapport avec le thème de la discussion.

Désorienter le discours et le locuteur

— Réfuter un discours aménagé
La réfutation suppose sinon une reprise mot pour mot du discours à réfuter, du moins une connexion explicite avec ce discours, repris sous diverses modalités dans le discours réfutateur, V. Maximisation — Minimisation.

3. Rejet des assertions factuelles avancées dans l’argumentation

L’argumentation est fondée sur l’exploitation d’assertions, qui entrent dans la composition de l’argument, de la conclusion ou dans la loi de passage. Leur rejet annule ou endommage l’argumentation.

— Argument :

L1 : — Le vent vient de l’ouest, on va avoir la pluie, notre pique-nique est fichu !
L2 :  — Non, la météo dit que c’est le vent du sud

— Loi de passage :

L2 :  — Non, ici c’est plutôt le vent du sud qui apporte la pluie

— Conclusion :

L2 : — Mais non, elle n’arrivera pas avant 15h

L1 : — Pedro est natif des îles Malvinas, donc il est Argentin.
L2 : — Les îles Malouines son territoire britannique.

L’assertion contestée peut être implicite, comme ici l’assertion “l’anniversaire de Paul est mardi”

L1 : — Pierre arrivera sûrement mardi, il veut être là pour l’anniversaire de Paul
L2 : — L’anniversaire de Paul est lundi

Les assertions factuelles peuvent être contestées, démenties, niées ou déniées… notamment :
— par la constatation empirique du fait contraire.
— parce qu’elles sont vides de contenu, V. Réfutation par l’impossibilité du contraire.
— parce qu’elles sont auto-réfutatrices.

4. Réfutation portant sur l’argumentation elle-même

Chacune des composantes de la structure argumentative peut être la cible de l’acte de réfutation.

4.1 Rejet de l’argument

L’argument donné en faveur d’une conclusion peut être rejeté de différentes façons.

— L’argument peut être admis comme tel, reconnu pertinent pour la conclusion mais considéré comme trop faible, de mauvaise qualité :

L1 : — Le Président a parlé, la bourse va remonter.
L2 : — Que voilà une excellente raison !

— L’argument peut être considéré comme sans pertinence pour la conclusion :

L1 : — Il est très intelligent, il a lu tout Proust en trois jours.
L2 : — L’intelligence n’a rien à voir avec la vitesse de lecture.

Le rejet de l’argument peut entraîner l’ouverture d’une nouvelle question argumentative (sous-débat), portant cette fois sur l’ancien argument.

Le rejet de l’argument n’entraîne pas automatiquement celui de la conclusion :

L1 : — Pierre va sûrement arriver mardi, il veut être là pour l’anniversaire de Paul.
L2 : — L’anniversaire de Paul est lundi, mais Pierre arrive bien mardi, je lui ai acheté son billet.

Néanmoins, seuls les locuteurs les plus ascétiques réfutent les arguments discutables ou mauvais avancés en faveur de conclusions qu’ils considèrent bonnes ou vertueuses.

4.2 Rejet de la conclusion

La conclusion peut être rejetée alors même qu’une certaine validité est reconnue à l’argument ; c’est une forme inoffensive de concession :

L1 : — Il faut légaliser la consommation du haschich, les taxes permettront de combler le déficit de la sécurité sociale.
L2 : — Ça augmentera sûrement les rentrées fiscales, mais ça augmentera encore plus le nombre de drogués et la course aux drogues dures. Il faut maintenir l’interdit.

La contre-argumentation établit une contre-conclusion, en laissant intacte l’argumentation à laquelle elle s’oppose.

4.3 Rejet de la loi de passage

L1 : — Ce soir, on mange des nouilles !
L2 : — Encore ! On en a déjà mangé à midi.

L1 : — Oui, et Il faut les finir

L’adverbe “ justement (pas)” est un indice de la substitution d’un principe inférentiel à un autre, par laquelle les données sont réorientés vers une conclusion opposée (Ducrot et al. 1982), V. Orientation

L2 : — Encore ! C’est anti diététique, on en a déjà mangé à midi.
L1 : — Justement, il faut les finir. On ne doit pas gaspiller la nourriture.

4.4 Réfutation d’un type d’argument par mise en œuvre de son contre-type

Réfutation standard, mobilisant une des règles critiques (discours contre)  associées au type argumentatif : “contre un témoignage” ; “contre une argumentation fondée sur une autorité” ; “contre une définition” ; “contre une induction” ; “contre une affirmation de causalité”, etc.
Par exemple, on sait qu’un témoignage peut être rejeté si l’on montre que le témoin n’était pas en position de voir ce qu’il prétend avoir  vu. Cette règle est invoquée dans l’argumentation suivante :

Vous prétendez avoir reconnu Paul. Mais tout cela se passait à la tombée de la nuit, et vous étiez en voiture. (Voir exemple Argument§1.1)

Les règles critiques concernant les discours contre peuvent être exploitées sous sa forme d’une réfutation, d’une objection ou d’une concession.

Réfutation par rejet du type argumentatif lui-même
À la différence des précédentes, les réfutations suivantes s’en prennent au type argumentatif lui-même. On soutient alors un discours général, qui rejette a priori toutes les formes d’autorité, d’analogie, etc. (V. exemple Analogie catégorielle §4).

L1 : — Voyez ce qui s’est passé en 1929 !
L2 : — En 29, il y avait un Hitler.
L3 : — Oh, vous savez, en histoire, tout est toujours analogue à n’importe quoi…

L2 réfute l’analogie en mobilisant la règle critique sur les différences essentielles.
L3 la réfute en l’englobant dans un refus général de l’analogie.

La mobilisation du contre-discours met en cause la prétention à la rationalité de l’argumentation, V. Critique.

5. Paradoxe de la réfutation faible protégeant la position attaquée

La mise en œuvre d’une réfutation suppose une reprise du discours attaqué. Si la réfutation proprement dite démolit un épouvantail, elle peut rendre la position contestée moins attractive, mais sur le fond, elle reste indemne.

De même que l’argumentation positive en faveur d’une position peut paradoxalement affaiblir cette position, la réfutation peut confirmer la position attaquée, V. Paradoxes de l’argumentation §4-5.
En général, la réfutation faible n’a pas d’impact réel sur la position attaquée. Mais dans certaines conditions, la loi de faiblesse, s’applique pleinement, et la réfutation faible vaut alors confirmation de la position attaquée, V. Lois de discours. L’application correcte de ce principe demande qu’on prenne en compte non pas un contre-argument particulier, mais l’ensemble du discours réfutatif produit contre cette position par un réfutateur compétent, capable de fournir un exposé correct de la position attaquée, et que la réfutation qu’il fournit est la meilleure possible. On en déduit que “puisque même lui ne trouve pas autre chose à dire, c’est certainement l’autre position la bonne”. Par une dérivation fondée sur une argumentation par l’ignorance, la position attaquée sort renforcée de la tentative de réfutation, V. Ignorance.

Il se peut que cette confirmation par la réfutation corresponde à une intention cachée. Par exemple, elle contient des erreurs manifestes qui alertent le lecteur vigilant ; il y a un contraste entre la finesse dans l’exposition de la position attaquée et le caractère sommaire de la réfutation qu’on lui oppose ; la réfutation n’est pas dans le style argumentatif habituel de l’auteur. Par exemple, un fin théologien expose sur le mode dialectique et dans le détail une position condamnée par les autorités officielles de sa religion, et la réfute seulement par des arguments tirés de diverses autorités (dont le lecteur sait peut-être qu’il les considère par ailleurs comme douteuses). Que peut-on penser, sinon que cette bizarrerie est stratégique ? Le discours a été réfuté en surface pour être mieux affirmé, la négation servant alors à couvrir l’auteur.

C’est ainsi qu’un inquisiteur lira les “Discours des vieux” (Huehuehtlatolli) recueillis au Mexique par le moine franciscain Bernardino de Sahagún, après la conquête espagnole [2]

Sahagún intenta, si vemos las cosas con ojos de inquisidores, conservar la tradición pagana incorporada en los discursos de los viejos y, so pretexto de refutarlos, reproducirlos y difundirlos
Salvador Díaz ¢íntora, 1993 / 1995,  Introducción a los Huehuhtlatolli, p. 14.

Ce cas d’indirection a été théorisé par Strauss (1953) : si, dans des circonstances historiques, sociales, religieuses… particulières, un interdit frappe un discours, il reste néanmoins possible de donner voix à ce discours à condition de le faire sous couvert de sa réfutation, la négation servant alors à protéger le locuteur vis-à-vis des autorités considérées comme tyranniques.
Cette stratégie de confirmation indirecte par la réfutation réfutable, est risquée. Les autorités ne sont pas forcément stupides, et elles peuvent percer les intentions du faux réfutateur, dont la réfutation et les négations seront interprétées comme des dénégations d’une croyance dont on dira qu’elle est effectivement la sienne : “d’où te viennent cette expertise sur les positions hétérodoxes et cette imbécillité sur l’orthodoxie ?”.

Cette stratégie (au sens du terme stratégie qui repose sur l’opacité des intentions) présuppose une double adresse argumentative, les intentions réelles apparaissent seulement au lecteur attentif, alors qu’elles restent dissimulées au lecteur pressé, qui apprécie la réfutation faible, parce qu’il la comprend et qu’il peut la répéter, V. Stratégie.

6. Réfuter la réfutation

La réfutation porte sur une proposition soutenue par un autre locuteur. Normalement, le locuteur lui-même peut faire des concessions à propos des thèses qu’il défend actuellement, mais il ne les réfute pas. Il y a des subordonnées concessives, mais pas de subordonnées réfutatives.

Face à l’opposant qui prétend réfuter son discours, le proposant peut

— Réfuter la réfutation,
— Faire des concessions;
— Admettre la réfutation. C’est ce qui se passe dans le genre retractatio, où le locuteur remanie une position qu’il avait défendue antérieurement (Gaffiot, Retractatio) ce remaniement pouvant aller jusqu’au rejet de ses anciennes positions, V. Ad hominem.


[1] Austin J. L. 1962. How to do things with words. Oxford University Press.
Searle  J. R. 1969. Speech acts: an essay in the philosophy of language. Cambridge: Cambridge University Press.

[2] Salvador Díaz ¢íntora, 1993 / 1995.  Introducción a los Huehuhtlatolli. Libro Sexto del Códice Florentino. Universidad Autónoma de México. México.
Sahagún tries, if we look at things through the eyes of inquisitors, to preserve the pagan tradition embodied in the “Discourses of the elders” and, under the pretext of refuting them, to reproduce and disseminate them.

Réciprocité

1. La relation de réciprocité

La réciprocité, ou symétrie est une propriété possible d’un verbe à deux compléments (d’un prédicat exprimant une relation entre deux objets).
Soit un énoncé reliant deux groupes nominaux : GN 1 — Verbe — GN2
Par permutation des actants, on obtient l’énoncé : GN 1 — Verbe — GN2

La relation établie par le verbe entre les deux actants est symétrique si ces deux énoncés sont des paraphrases l’un de l’autre.

Les prédicats “être égal à”, “être l’ami de” “être le frère ou la sœur de” sont symétriques :

Si a est égal à b, alors b est égal à a ; a et b sont égaux, etc.

Si a a rencontré b, alors b a rencontré a, autrement dit, a et b se sont rencontrés.

Les deux énoncés Pierre regardait le fauve et le fauve regardait Pierre ne sont pas équivalents. Regarder n’est donc pas un verbe symétrique.
La distance de a à b est une relation symétrique mais la durée pour parcourir cette distance ne l’est pas forcément.

Une relation “quasi-logique ?
La relation de réciprocité est considérée comme une relation “quasi-logique” par Perelman & Olbrechts-Tyteca. En mathématique, R est symétrique (réciproque, convertible) si elle lie à la fois a à b et b à ; autrement dit, si R est symétrique, alors  “aRb” et “bRa”.
Les exemples précédents montrent que cette relation correspond à des déductions impeccables et banales dans le discours ordinaire. Le principe de réciprocité est inscrit dans le sémantisme des relations considérées, et savoir l’appliquer c’est simplement savoir parler sa langue.

2. Topos des réciproques

S’agissant d’actes impliquant deux personnes, le strict principe de réciprocité dit que si A agit de telle manière vis-à-vis de B, alors B fait / doit faire / peut faire la même chose à A.
Positivement, si A fait un cadeau à B, l’a invité à dîner, alors B conclut qu’il doit faire la même chose, c’est-à-dire faire un cadeau à A ou l’inviter. Le principe de réciprocité fonctionne comme une contrainte.

L’argument du “retour d’ascenseur” dit que si A a procuré à B un avantage décisif, alors B doit faire quelque chose d’équivalent pour A lorsque la situation se présentera : “un bienfait n’est jamais perdu”.
Le principe strict vaut dans les limites où il s’agit d’actes pour lesquels A et B peuvent traiter d’égal à égal. Il n’a pas de sens lorsqu’il existe entre A et B une inégalité fondamentale : Si A fait l’aumône à B, ou si A condamne B à une amende, il n’est pas question pour B d’appliquer la réciproque stricte. Mais dans un roman rose, B peut cependant sauver la vie de A et dans un roman policier se venger du juge qui l’a condamné.

Dans cette limite, l’appel au principe de réciprocité est une ressource applicable à la régulation des interactions sociales : “Je suis poli avec vous, alors soyez poli avec moi”.
Le locuteur se définit lui-même et définit son partenaire comme des membres d’une même catégorie, qui doivent être traités de la même façon, V. Règle de Justice.

3. Réciprocité comme loi du talion

La loi du talion, œil pour œil, dent pour dent, est une règle de “justice” fondée sur la lettre du principe de réciprocité : si A a causé un dommage à B, il est légitime pour B de causer le même dommage à A.

Si ton amoureux déçu t’a défiguré au vitriol, le tribunal t’accorde le droit de le traiter de même.

Dans le domaine des relations internationales, le principe de réciprocité permet aux états d’affirmer leur égalité dans leurs relations, et éventuellement de justifier une mesure de rétorsion,

Si le pays A exige un visa des ressortissants du pays B, il est juste que le pays B exige également un visa des ressortissants du pays A.

La dissuasion nucléaire, qui repose sur la certitude de destruction réciproque, réactualise le principe du talion. Ces formes qui compensent un dommage par un dommage sont apparentées à l’argument “Toi aussi !”.

4. Réciprocité comme principe de morale naturelle

Elle s’énonce par les maximes :

Faites aux autres ce que vous voudriez qu’ils vous fassent,
Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’ils vous fassent.

La loi du talion est invalidée par le second principe :
ne faites pas aux autres ce que vous n’auriez pas voulu qu’ils vous fassent).


[1] Ou “relation à deux arguments”, argument étant pris au sens de argument4, place vide d’une fonction, V. Argument.


 

 

Raisonnement par défaut

Les recherches en intelligence artificielle ont développé l’étude formelle de l’argumentation comme raisonnement par défaut ou raisonnement révisable, du point de vue logique et du point de vue épistémologique.

1. Raisonnement par défaut

Du point de vue logique, le raisonnement révisable est étudié dans le cadre des logiques dites non monotones. À la différence des logiques classiques (ou “monotones”), elles admettent la possibilité qu’une conclusion soit déductible d’un ensemble de prémisses {P1} et ne le soit pas de {P1} augmenté de nouvelles prémisses. En termes de révision des croyances, il s’agit de formaliser l’idée simple qu’un apport nouveau d’information peut amener à réviser une croyance déduite d’un premier ensemble restreint de données.
Du point de vue épistémologique, la théorie du “defeasable reasoning” (Koons 2005) porte sur des croyances permettant des inférences qui admettent des exceptions. Defeasable se traduit par “révisable”, “susceptible d’être invalidé”.  L’inférence révisable s’oppose à l’inférence nécessairement (apodictiquement) vraie de la logique classique.

Sur la base de la régularité “les oiseaux volent”, l’inférence révisable considère que l’article défini générique les exprime la quantification universelle “tous les”, et, sur cette base, affirme que 1) l’inférence suivante est valide :

Pioupiou est un oiseau, donc Pioupiou vole

et que 2) cette régularité admet des exceptions. Les sphéniciformes, autrement appelés manchots, sont des oiseaux, pourtant ils ne volent pas. Si l’on sait que Pioupiou est un oiseau et rien d’autre on ne peut donc, en logique classique, rien conclure sur le fait qu’il vole ou non. La théorie du raisonnement révisable fait ce que fait le raisonnement ordinaire, et admet la conclusion “Pioupiou vole”, à défaut d’information permettant de penser que Pioupiou est un manchot.
Les oiseaux est alors lu “la plupart des oiseaux” ; la possibilité d’exceptions, est notée par la présence d’un modal :

Pioupiou est un oiseau, donc, normalement il vole.

La prémisse étaye la conclusion, mais il est possible que cette prémisse soit vraie et que la conclusion soit fausse. Une conclusion tirée des connaissances disponibles au moment T0 peut être légitime et ne plus l’être en T1 si entre-temps nos connaissances se sont accrues et précisées.

La présence d’une exception touche d’autres raisonnements portant sur des phénomènes liés au fait de voler ou de ne pas voler. Par exemple, on sait que :

(1) Les oiseaux volent
(2) Pioupiou est un oiseau
(3) Les oiseaux ont les muscles des ailes très développés
(4) Donc Pioupiou a les muscles des ailes très développés

Maisqu’en est-il si Pioupiou ne vole pas ? Il y a un lien entre la capacité de voler et le fait d’avoir les muscles des ailes très développés. Puisque d’après (5), “Pioupiou ne vole pas”, on doit donc  suspendre l’inférence vers “Pioupiou a les muscles des ailes très développés”.
En d’autres termes, la conclusion “il a les muscles des ailes très développés” est déductible non pas de “Pioupiou est un oiseau” mais “Pioupiou est un oiseau qui vole”.

Il existe des indicateurs linguistiques de l’affirmation par défaut, comme le non interrogatif de fin de phrase ou l’adverbe a priori:

Il est étudiant de l’Université Paris XX, donc il s’inscrit en thèse à Paris XX, non?
— donc a priori, il s’inscrit en thèse à Paris XX.

Pioupiou est un oiseau, donc il vole, non?
— donc a priori il vole.

2. Conditions de réfutabilité du raisonnement par défaut

On distingue deux types de conditions de réfutabilité (defeasability) d’une conclusion C affirmée dans le cadre d’un raisonnement défaisable.

— Il existe de bons arguments (rebutting defeater Koons 2005) pour une conclusion incompatible avec C. Par exemple, si on sait que Pioupiou est un oiseau en peluche, alors on sait qu’il ne peut pas voler.

— Il existe de bonnes raisons de penser que la loi de passage invoquée habituellement dans l’argumentation ne s’applique pas au cas envisagé (undercutting defeaters, ibid.). Par exemple, si l’on sait que l’univers de discours porte sur la faune Antarctique, alors on a de bonnes raisons de suspendre l’inférence.

3. Schématisation de l’inférence par défaut

L’inférence révisable est schématisée comme une règle par défaut [default rule] :

Si Tweety est un oiseau,
en l’absence d’information selon laquelle Tweety est un manchot,
il est légitime de conclure que Tweety vole.

Ce raisonnement est noté et représenté comme suit :

Tweety est un oiseau : tweety n’est pas un manchot
————
Tweety vole

ζ : η
——
θ

ζ : prérequis :          on sait que ζ
η
: justification :    η est compatible avec l’information disponible
θ : conclusion

Cette schématisation exploite les mêmes intuitions et les mêmes concepts que ceux mis en jeu dans le schéma de Toulmin, que l’on peut écrire de la même manière :

D (Donnée, Data) : R (Réfutation, Rebuttal)
————
C (Conclusion, Claim)

D, prérequis : on sait que D, Pioupiou est un oiseau
R, Réfutation : on n’a pas d’information permettant de penser que la réfutation possible est effectivement vraie, autrement dit que Pioupiou est une exception à la règle selon laquelle les oiseaux volent, c’est-à-dire que Pioupiou est un manchot
C, Conclusion ; Jusqu’à plus ample information, C peut être acceptée, prise comme hypothèse de travail.

Gabbay & Woods (2003) développent une théorie du raisonnement pratique combinant théorie de la pertinence et raisonnement par défaut.

4. Clarification, raisonnement révisable, argumentation

Les modèles de raisonnement révisable s’appliquent dans des situations où l’information fait défaut. Ces situations sont bien distinctes de celles où l’information est suffisante mais inégalement répartie entre les participants. Il s’agit alors de clarification, d’explication et d’élimination des malentendus, après quoi la conclusion est supposée s’imposer à tous.

Comme le modèle de Toulmin, la théorie du raisonnement révisable fonctionne sur des domaines de connaissance normalisés, où les données et les règles sont connues et admises de tous, en particulier les conditions de réfutation.

D’une façon générale, en situation d’argumentation non seulement l’information importante peut faire défaut, mais les conditions de confirmation et de réfutation ne sont pas forcément bien définies, et la question elle-même peut être négociable.
Tout cela est dû au fait que l’argumentation est non seulement une mode de raisonnement, mais une activité intersubjective de raisonnement. Les données comme les règles utilisées par chaque partie sont marquées par leurs propres intérêts, valeurs et émotions. Il s’ensuit qu’il est délicat d’éliminer totalement une position ; en excluant la position, on exclut de fait la personne.


 

Raisonnement à deux termes

1. Raisonnement transductif

La notion de raisonnement transductif a été élaborée par Piaget ([1924], p. 185) dans le cadre de l’analyse du développement de l’intelligence où le raisonnement transductif est défini comme un mode de pensée prélogique et intuitif du jeune enfant. C’est un raisonnement qui passe directement d’un individu ou d’un fait particulier à un autre individu ou un autre fait particulier, sans l’intermédiaire d’une loi générale.
D’après Grize, « le jeune enfant qui dit “Ce n’est pas l’après-midi parce qu’il n’y a pas eu de sieste” s’appuie sur son expérience quotidienne qui fait de la sieste un ingrédient de l’après-midi », procède par transduction (1996, p. 107), c’est-à-dire sans intervention d’un principe général sous-jacente de la forme “qui dit après-midi dit sieste”, “nous sommes dans l’après-midi seulement s’il y a eu sieste”.
L’association transductive “sieste = après-midi” donne, par application du topos des contraires : “pas sieste = pas après-midi”. Dans le langage de la logique naturelle, le terme sieste est « un ingrédient » du faisceau lié au terme après-midi, En pratique, tout se passe comme si “ faire la sieste” était un trait essentiel définitoire de “après-midi”.

Grize observe que les adultes utilisent aussi ce type de raisonnement :

Lorsque nous disons que nous nous sommes arrêtés au feu parce qu’il était au rouge, […] notre pensée ne passe pas par l’intermédiaire d’une loi générale du genre : “tout feu de la circulation de couleur rouge implique arrêt”. (Ibid.)

Il n’y a peut-être là qu’un pur réflexe associatif, “Stimulus-Réponse ”. Toutefois l’adulte n’applique pas la négation comme l’enfant : “ce n’est pas un feu rouge puisque je ne me suis pas arrêté”. On raconte cependant qu’un automobiliste profondément imprégné du respect dû au Code de la route refusait de croire qu’il avait été heurté de plein fouet par un autre véhicule parce que la rue où il circulait était en sens unique, soit :

je n’ai pas été heurté de plein fouet par un autre véhicule puisque la rue est en sens interdit

— Ce qui n’est pas une réaction insensée : un immeuble a pu s’effondrer, quelque chose a pu tomber de l’étage.

2. Raisonnement à deux termes

Dans un cadre très différent, Gardet & Anawati parlent d’un « raisonnement à deux termes » caractéristique « [d’] un rythme de pensée proprement sémitique que le génie de l’arabe a su utiliser avec un rare bonheur » (Gardet et Anawati [1967], p.89), et qui semble être de même nature que le raisonnement transductif.

La logique “dialectique”, connaturelle au génie arabe, s’organise selon des modes de raisonnement à deux termes qui procèdent du singulier au singulier, par affirmation ou négation, sans moyen terme universel. Faut-il dire, comme on l’a fait parfois, que ce dernier, non explicitement saisi, n’en est pas moins explicite dans l’esprit qui raisonne ? Nous ne le croyons pas. Sans doute, on peut “traduire” en syllogisme à trois termes un raisonnement à deux termes […]. Mais dans le mécanisme logique de la pensée, c’est bien de la mise en regard, par opposition, similitude ou inclusion, des deux termes du raisonnement qui donne à la “preuve” valeur de conviction. Le moyen terme universel n’est point présent dans l’esprit, même sous mode implicite. Il ne s’agit pas d’établir une preuve discursive, mais de promouvoir une évidence de certitude. (Bouamrane, Gardet 1984, p. 75)

Dans cette tradition, le théologien et logicien al-Sumnânî a distingué différents procédés rationnels (types d’arguments), relevant du raisonnement à deux termes. Il s’agit :

de constatations, puis d’un mouvement de l’esprit qui opère soit par élimination, soit par analogie du semblable au contraire ou du semblable au semblable. Il s’agit toujours de passer du fait “présent”, du “témoin” (shâhid) [l’argument, CP], à l’absent, (gha’ib) [la conclusion, CP]. Aucune recherche abstractive d’un principe universel. (Gardet, Anawati [1948], p. 365-367).

En l’absence d’informations supplémentaires, on peut comprendre que le raisonnement est uniquement fondé sur la catégorisation, combinée à la négation : ceci est / n’est pas dans la même classe que cela.


 

Question rhétorique

Les questions rhétoriques ne sont pas posées pour rechercher des informations auprès de l’interlocuteur, ni pour solliciter indirectement son action (“pourriez-vous me passer le sel ?”), ni pour vérifier s’il connaît la réponse correcte à la question mais pour obtenir confirmation de la réponse que le locuteur considère comme correcte.

L’interrogation rhétorique est une des trois formes de transposition monologale de la question argumentative, l’interrogatio, V. Question argumentative §5.  Dans ce cadre, la question rhétorique s’oppose à la question posée sur le mode de la subjection qui ouvre une séquence argumentative substantielle justifiant  sa réponse préférée à la question argumentative.
Positivement, par l’interrogation rhétorique, le locuteur prend possession de la question argumentative, et la “désambiguïse”, au sens argumentatif du terme, en lui imposant une réponse unique présentée comme évidente :

Un tel individu peut-il faire un meilleur président que notre candidat ? Certainement pas !

La question rhétorique est une question orientée. Le locuteur peut mobiliser diverses stratégies pour orienter sa question. Dans l’exemple précédent, l’orientation est donnée par le terme orienté, individu. Elle peut être renforcée de toute une argumentation :

Alors maintenant, Y, ce candidat de dernière minute. Peut-on prendre au sérieux un candidat qui a l’air de ne pas trop savoir s’il est candidat ?

La situation générale est la suivante. Dans tous les cas, soit l’interlocuteur est déjà informé des orientations de L en faveur du candidat X, soit il les perçoit à travers le discours de L.

  • S’il partage ces orientations, il répond naturellement à la question dans le sens de L.
  • S’il est indécis. Il peut se laisser guider par la préférence pour l’accord, qui joue en faveur de l’orientation donnée par le lexique et/ou par l’argumentation de L.
  • Face à un d’interlocuteur ou à un public qui ne partage pas les orientations du locuteur, la question rhétorique prend une allure de défi. Il est tout de même embarrassant de répondre “Oui !” à la question de L, dans la mesure où il est facile d’interpréter ce oui à la lettre pour en faire une approbation donnée à “Je soutiens un candidat qui a l’air de ne pas savoir s’il est candidat”, qui n’est pas loin d’exprimer une contradiction risible.
    Il reste à l’interlocuteur la ressource de la protestation explicite. Pour cela, il doit remonter la pente, c’est-à-dire réfuter le reproche d’indécision fait à Y, et exposer ses raisons positives de le soutenir. Il doit donc contredire L, c’est-à-dire, le cas échéant, briser l’atmosphère empathique crée par la préférence pour l’accord et assumer la polémique, comme dans le cas de rejet du présupposé,
    Dans une conversation, tout cela peut se faire dès le prochain tour de parole. Mais dans une interaction publique institutionnellement réglée, il doit attendre qu’on lui donne la parole, si on la lui donne. La question rhétorique est une façon d’imposer le silence à l’interlocuteur rebelle, et d’inférer de ce silence que tout le monde partage l’orientation du locuteur, par une manœuvre qui ressemble à celle qui est utilisée dans l’argument de l’absence de contradiction, V. Ignorance §1.1.

Les questions peuvent ainsi présenter différents modes et degrés de rhétoricité, selon le type de contrainte mis en œuvre pour influencer la réponse.

Question délibérative

En linguistique, les questions délibératives sont définies comme des questions n’exprimant pas une demande d’information mais une demande de conseil :

D’un point de vue pragmatique, ces questions semblent véhiculer un acte de délibération, c’est-à-dire l’expression d’une réflexion sur le bien-fondé d’une action. […] Certaines langues disposent d’une forme spécifique pour exprimer cet acte. C’est le cas du grec et de son subjonctif dit délibératif. (Faure 2012, p. 4)

L1 : — Que dois-je faire ?
L2 : — Partir ! / Pars ! (D’après id., p. 3)

Lorsqu’elle est posée à soi-même, la question délibérative ouvre un débat intérieur destiné à produire une décision dans une situation ouverte. par exemple (d’après Douglas 2013, p. 124-125) :

Dois-je aller au concert ? Comment vais-je m’habiller ?

Ces questions ont été étudiées en philosophie du langage par Wheatly (1955).

La question délibérative correspond à la figure de dubitatio ; la question argumentative qui l’oriente est formatée comme une question ouverte à laquelle le locuteur construit une réponse en temps réel, au théâtre sous la forme d’un monologue intérieur polyphonique à haute voix.

Rien n’empêche d’utiliser l’expression “question délibérative” pour désigner une question argumentative délibérative débattue non plus sous la forme du monologue intérieur mais dans un dialogue impliquant plusieurs participants.