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Question chargée

Lat. fallacia quæstionis multiplicis. Ang. loaded questions, many questions.

Une fallacie dialectique

Le problème des questions chargées (questions pièges ou questions multiples) est examiné par Aristote dans le cadre de l’échange dialectique, où le travail intellectuel est divisé entre un Répondant et un Questionneur. Dans ce cadre, une question est dite chargée si, en la posant le questionneur « réunit plusieurs questions en une seule » (R. S., 167b35 ; p. 22).

Les questions chargées sont des questions contenant des implicites qu’elles tentent de faire ratifier subrepticement par l’interlocuteur   :

L1 : — Vous devriez vous interroger sur les raisons de l’échec de votre politique.
L2 : — Mais ma politique n’a pas échoué !

L2 rejette le présupposé de L1 votre politique a échoué”.

L’imposition d’un jugement présupposé est contraire au principe logique et dialectique qui veut qu’un énoncé exprime un seul jugement. Si un énoncé contient plusieurs jugements, il ne peut pas être accepté ou refusé tel quel, autrement dit, il est fallacieux.
Pour être évaluable, il doit être décomposé en une conjonction de propositions exprimant chacune un seul jugement, et chacun de ces jugements doit être examiné et ratifié ou rejeté séparément.
L1 ne pourrait donc poser à L2 la question “Pourquoi P ?” que si L1 et L2 sont d’accord sur l’existence de P.
Dans une perspective perelmanienne, la question des présupposés devrait être réglée dans le cadre des accords préalables, V. Conditions de discussion.

Un jeu de langage ordinaire

Dans la langue ordinaire, tous les énoncés sont plus ou moins chargés, en premier lieu du fait de leur orientation. Il est toujours possible d’extraire des présupposés et, d’une façon générale, des sous-entendus, pour les reprocher à l’interlocuteur. Soit une discussion entre un particulier mécontent et son banquier habituel qui lui a proposé un crédit à un taux peu avantageux.

L11 : — Je suis allé à la banque dans la rue en face de chez moi, et ils m’ont immédiatement proposé un prêt à un taux inférieur à celui que vous-même m’aviez proposé.
L2 : — C’est parce qu’ils voulaient vous avoir comme client.
L12 : — Parce que vous, vous ne voulez pas me conserver comme client ?

L12 impute à L2, ou reconstruit à partir de son intervention, un sous-entendu que L2 refuse certainement mais qui lui montre néanmoins que sa justification est contestable.

La question des présupposés touche à toute l’organisation de l’interaction

L1 effectue un virement d’argent liquide auprès de son banquier. La transaction en est au stade de préclôture. L1 demande:

L1 : — (Vous ne donnez) pas de reçu ?

La forme interro-négative active un présupposé situationnel, inscrit dans script de la transaction “faire un virement d’argent liquide à sa banque”. Ici le banquier n’a pas l’air de penser au reçu, et L1 s’en inquiète. Son intervention peut être décompressée en quatre énoncés :

Habituellement, quand on fait un virement, on reçoit un reçu
Je vous ai fait un virement
Vous ne m’avez pas donné de reçu
Donnez-moi un reçu !

Cette question surchargée n’a évidemment rien de fallacieux.  Les énoncés informatifs sont également chargés de présupposés :

L1 : — Il est 8h
L2 : — Pourquoi tu me dis ça?

L’énoncé informatif apparemment très élémentaire L1 présuppose néanmoins que l’information qu’il donne est pertinente pour l’interlocuteur, dans la situation présente. Il est au moins chargé de ce présupposé.

Les questions et les affirmations du langage ordinaire sont chargées, et ce fait sémantique est un des conditions d’exercice du langage ordinaire, V. Orientation ; Biais.


 

Question argumentative

La notion de question argumentative a son origine dans la notion de stase, développée par la rhétorique argumentative sur le cas de l’interaction judiciaire.

Une question argumentative est produite au point où des discours, écrits ou oraux, se développant sur un même thème, divergent du point de vue même des locuteurs, qui sortent du procès collaboratif de co-construction du discours et de l’action, V. Désaccord. Lorsqu’elle est ratifiée et thématisée, cette divergence produit une question, un problème, un point controversé.
En conséquence, l’argumentation est vue comme un mode de construction des réponses à une question recevant des réponses également sensées mais incompatibles et se trouvant ainsi à la source d’un conflit discursif.

Ce processus de mise en question d’un thème discursif définit un état d’argumentation avant les arguments (segments discursifs en support d’une conclusion).

L’existence d’une telle question est à l’origine des paradoxes de l’argumentation.

1. Proposer, s’opposer, douter : la question

L’exemple suivant, construit autour de la question récurrente “Faut-il légaliser la drogue ?” permet de montrer schématiquement comment, à partir de la question, se distribuent les rôles argumentatifs, sur les trois actes argumentatifs fondamentaux, proposer, s’opposer, douter et s’interroger.

— Proposer

En Syldavie 2012, “le commerce, la possession et la consommation de la drogue sont interdits”. Cet énoncé correspond à l’état de la législation, et est en principe conforme à l’opinion dominante, à la “doxa”. Il existe un autre discours orienté vers une proposition opposée à cette prohibition :

P : — Légalisons la consommation de certains de ces produits, par exemple le haschich !

Le locuteur P prend le rôle argumentatif de proposant. Les locuteurs alignés sur cette proposition sont ses alliés dans ce rôle.

— S’opposer

Un autre discours rejette cette proposition :

O : — C’est absurde !

Le locuteur O prend le rôle argumentatif d’opposant, et trouve également des alliés dans ce rôle.

— Douter et (s’)interroger : la question argumentative

Certains locuteurs ne s’alignent pas sur l’un ou l’autre de ces discours ; ils se trouvent dans la position de tiers, transformant ainsi la confrontation en question argumentative

T : — On ne sait plus qu’en penser. Faut-il maintenir l’interdit sur tous ces produits ?

Schématiquement :

Proposition VS Opposition => Question argumentative (QA)

2. La conclusion comme réponse à la question argumentative

Des apports de bonnes raisons Le proposant doit assumer la charge de la preuve, et pour cela donner des arguments en faveur de la nouveauté qu’il préconise :

Question argumentative : — Faut-il légaliser l’usage du haschich ?
Réponse — Conclusion du proposant : — Oui! Légalisons le haschich !
Arguments du proposant : — Le haschich n’est pas plus dangereux que l’alcool ou les anxiolytiques ; or l’alcool ne fait l’objet d’aucune interdiction générale, et les anxiolytiques font même l’objet de prescription médicale.

La syntagmatique du discours argumentatif supportant une prise de position est donc la suivante :

3. Échanges en situation argumentative

Dans une situation argumentative stabilisée, proposants et opposants répondent à la question par :

Une argumentation confirmative apportant des arguments positifs en faveur de leur position.
— Une argumentation réfutative rejetant les arguments de la partie adverse, V. Schéma de Toulmin

La doxa “va sans dire” ; lorsqu’elle entre dans une situation argumentative, elle est amenée à se justifier. Dans le cas précédent, l’opposant peut par exemple construire sa position autour des arguments suivants :

Question argumentative : — Faut-il légaliser l’usage du haschich ?
Réponse — Conclusion de l’opposant : Non ! Ces changements sont inutiles

Argumentation réfutative :

L’alcool fait partie de notre culture, pas le haschich. Et si vous commencez par légaliser le haschich, vous devrez bientôt tout légaliser. En Sidonie, ils ont essayé de légaliser la drogue, et l’expérience a échoué. Nous en avons assez de ces expérimentations sociales nuisibles à notre jeunesse.

Argumentation confirmative

Nos lois fonctionnent et permettent aux honnêtes gens de vivre en en paix. La situation est sous contrôle.

Cette présentation symétrique de D1 et D2 correspond à un moment d’équilibre (stase) entre les deux discours en présence.
Cet équilibre est rompu lorsqu’on passe sur un site donné, où la charge de la preuve pèse sur l’un ou l’autre discours.

4. Corollaires

4.1 Principe de maximisation / minimisation argumentative

Ce principe pose que, dans une situation argumentative, tous les actes sémiotiques produits par les participants sont interprétables en termes d’argumentation, c’est-à-dire sont 1) des soutiens de leurs positions respectives ; 2) des réfutations de celle à laquelle ils s’opposent ; ou 3) des concessions faites à l’autre partie.

Les participants maximisent l’argumentativité de leur propre discours et minimisent l’argumentativité du discours de leurs opposants. Ce principe est exploité par les participants :

Si c’est tout ce que vous avez à nous opposer / proposer, je pense que la discussion est close.

4.2 Sorties de la situation argumentative

La question argumentative est par nature ouverte, les interventions pro et contra qu’elle coiffe étant tenues comme valides par certains participants. La clôture dépend de la nature de la question, de la qualité des arguments et de l’existence d’une instance de décision, c’est-à-dire du cadre socio-institutionnel dans lequel la question est traitée. En fonction de ces paramètres il est parfois possible de clore la question, une réponse, définitive ou provisoire, s’imposant aux participants.
Le fait qu’une question soit tranchée sur un site institutionnel n’entraîne pas qu’elle le soit sur tous les autres sites où peuvent continuer à se rencontrer les participants.

Une réponse est plus ou moins stable ; elle n’est pas totalement détachable de la question et de l’ensemble des discours “pro-” et “contra-” qui l’ont engendrée.

Les positions exprimées dans la séquence d’ouverture et définissant la question peuvent être modifiées au cours de l’échange, et lors de la séquence “décision” qui n’est que partiellement conditionnée par la séquence “argumentation”. La conclusion ne sera alors pas identique à l’une ou l’autre des positions initiales.

4.3 Une double contrainte

L’argumentation se construit sous une double contrainte, elle est orientée par une question et elle est soumise à la pression d’un contre-discours. Des phénomènes macro discursifs caractérisent cette situation :

— Bipolarisation des discours : Les locuteurs intéressés sont attirés dans le champ de parole structuré par la question. Ils s’identifient aux argumentateurs en vedette, normalisent leur langage et l’alignent sur l’un ou l’autre des discours en présence ; symétriquement, ils excluent les tenants du discours opposé (nous vs eux).

— Répétition et figement : sémantisation argumentative des discours confrontés, production d’antinomies, tendance à la stéréotypisation, congélation des arguments en argumentaires ou scripts prêts à énoncer.

— Apparition de mécanismes de résistance à la réfutation : présentation des argumentations sous forme d’énoncés auto-argumentés, mimant l’analyticité, V. Auto-argumentation.

4.4 Question et pertinence

La question fonctionne comme principe de pertinence pour les contributions argumentatives :

— Pertinence des arguments pour la conclusion.
— Pertinence de la conclusion comme réponse à la question.
— Pertinence de la question elle-même : la question peut être elle-même “mise en question”, et être contestée comme mal posée, biaisée, ou secondaire par rapport à des questions “plus profondes”.

4.5 Changements de rôle argumentatif

Au cours de l’échange, et non seulement à son terme, les participants peuvent réaliser un quatrième type d’acte, peut-être le plus complexe : changer d’avis et de langage, c’est-à-dire changer de rôle argumentatif.

5. Le jeu question réponse dans le monologue.

L’approche précédente de l’argumentation est opératoire en monologue comme dans les interactions.

5.1 Monologue ne donnant pas la parole au contre-discours

L’argumentation peut être monologale monologique c’est-à-dire exclusivement orientée vers la construction d’une conclusion, sans référence aux objections qu’on pourrait lui adresser. Une telle argumentation n’en est pas moins motivée par la recherche d’une solution à un problème. Il faut alors rechercher dans l’environnement de ce discours s’il existe des interventions répondant au même genre de question argumentative. Selon le “postulat structuraliste”, le plaidoyer en faveur de P est mieux compris si l’on considère ce plaidoyer en relation avec la question qui l’organise et les réponses qui sont apportées à cette question ailleurs et par d’autres.

5.2 Monologue argumentatif mettant en scène la question

Dans l’argumentation monologale dialogique le locuteur met en scène les discours rattachés à la même question, et les attache à des figures reconstruites des participants réels ou potentiels à la même discussion, V. Réfutation; Destruction. En prenant seul en charge le jeu question-réponse, l’énonciateur transforme le dialogue en monologue.
Ce phagocytage de la parole des autres, opposants ou tiers, lui permet de s’avancer sous diverses figures, en redistribuant à sa guise les rôles argumentatifs de proposant, d’opposant, et de tiers. En conséquence, l’affirmation est introduite sous un voile de participation des opposants et des tiers.

Les différentes stratégies de monologisation de la question sont identifiées dans la rhétorique ancienne comme des figures de phrase, selon trois modalités :

— Le locuteur considère que la question a une réponse évidente, et ne nécessite pas d’argumentation
— Le locuteur apporte une réponse argumentée à la question.
— Le locuteur laisse apparaitre ses doutes et modalise sa réponse.

(1) La question a une réponse donnée pour unique et évidente : Question rhétorique

Lat. interrogatio, “interrogation rhétorique, interrogation” (Gaffiot, Interrogatio).

(2) Le monoloque apporte une réponse justifiée et catégorique à la question (subjectio)

Lat. subjectio, «action de mettre sous, devant » (Ibid., Subjectio)

La question est suivie de son traitement argumentatif qui aboutit à une seule réponse. Le discours tend vers la clarification et l’explication; le locuteur est le seul maître de l’espace argumentatif, les contre-discours possibles sont mentionnés pour être réfutés. C’est cette construction argumentative de la réponse qui fait la différence avec la question rhétorique.

Le locuteur prend la position de l’enquêteur ou du professeur qui pose la bonne question et la résout objectivement. L’interlocuteur est mis en position d’assumer la question directrice et le traitement proposé pour les réponses, qui sont avancées selon une logique de co-construction pédagogique.

Voici la situation, voici les données et voici la question. On peut penser à trois réponses différentes… La solution (a) est une variante de la solution (b), comme nous allons le montrer. Pour telle et telle bonne raison, la solution (c) doit être préférée à la solution (b). Donc, la bonne réponse est (c).

Les exposés scientifiques utilisent cette stratégie de présentation. Pendant la séance de discussion, les auditeurs sont invités à re-dialectiser le monologue, par exemple en exprimant différemment la solution proposée, en inversant l’évaluation de (c) par rapport à (b) ou en proposant une nouvelle solution (d).

(3) La question est ouverte (dubitatio)

Lat. dubitatio, “examen dubitatif, hésitation”

La question est présentée comme une question ouverte, à laquelle le locuteur tente d’apporter une réponse en temps réel. Le locuteur se donne la place du tiers, de l’ignorant qui doute et qui soumet la question à l’auditoire. Par une forme d’inversion des rôles, l’interlocuteur est placé dans la position haute de l’auxiliaire ou du conseiller (Lausberg [1960], § 766 sq.).

Ces trois formes de monologisation de la situation argumentative jouent sur la préférence pour l’accord. Le locuteur prévient la parole de l’interlocuteur pour la canaliser ou pour se l’approprier, via un repositionnement de la question.

6. Question argumentative et question informative

Les questions argumentatives sont bien distinctes des questions informatives. Les réponses aux questions informatives sont couramment directes et satisfaisantes pour l’interlocuteur :

 S0       — Et dans quel hôtel êtes-vous ?
 S1       — Au Grand Beach Hôtel, comme d’habitude.
 S0_1   — Très bien ! Vous faites quelque chose ce soir ?

Les questions argumentatives utilisées comme telles n’admettent pas ce genre de réponse (sauf dans les sondages d’opinion) :

 S0       — Est-ce que la lutte contre le terrorisme autorise les limitations de la liberté d’expression ?
 S1       — Oui.
S0_1   — Ah très bien. Passons à la question suivante.



 

Question

1. Question informative

Une question informative est un énoncé qui cherche à obtenir une information de l’interlocuteur  au moyen des morphèmes et des transformations syntaxiques caractéristiques de la forme interrogative à l’écrit, ainsi que par une intonation spécifique à l’oral.

2. Question chargée

Une question biaisée (chargée, orientée) est une interrogation portant sur un énoncé complexe, contenant plusieurs affirmations implicites notamment à titre de présupposés.
La question chargée présuppose la vérité de ces affirmations, et tente de les imposer à l’interlocuteur.

3. La question comme problème

Une question peut être un sujet de discussion, un problème. Dans ce sens, la question n’a pas nécessairement une forme interrogative, et ne renvoie pas à une quête d’information.
La question argumentative matérialise la confrontation discursive autour de laquelle se configure une situation argumentative.

4. Question rhétorique

Au sens traditionnel du terme, la question rhétorique restructure une question problème comme une question n’admettant qu’une seule réponse, donnée pour évidente et posée comme un défi porté aux opposants

5. Question topique

Le système des questions topiques est constitué par l’ensemble des questions correspondant aux axes ontologiques définissant un événement. Ce système permet de définir, produire, recueillir et d’organiser l’information pertinente relative à un événement concret, en particulier dans la perspective de son traitement argumentatif, V. Invention.


 

Quasi-logique

La notion d’argument quasi-logique est proposée par Perelman et Olbrechts-Tyteca.
Elle correspond à la première des trois catégories de « schèmes de liaison » argument – conclusion ([1958], p. 257). On comprend les arguments quasi-logiques :

en les rapprochant de la pensée formelle, de nature logique ou mathématique. Mais un argument quasi-logique diffère d’une déduction formelle par le fait qu’il présuppose toujours une adhésion à des thèses de nature non formelle, qui seules permettent l’application de l’argument. (Perelman 1977, p. 65)

Six schèmes “quasi-logiques” sont analysés, trois formes relevant de « la logique » et trois « des mathématiques » :

Nous analyserons, parmi les arguments quasi-logiques, en premier lieu ceux qui font appel à des structures logiques – contradiction, identité totale ou partielle, transitivité ; en second lieu ceux qui font appel à des relations mathématiques – rapport de la partie au tout, du plus petit au plus grand, rapport de fréquence. Bien d’autres relations pourraient évidemment être examinées. (1976, p. 261)

Perelman & Olbrechts-Tyteca considèrent que les définitions « quand elles ne font pas partie d’un système formel, et qu’elles prétendent néanmoins identifier le definiens avec le definiendum, seront considérées par nous comme de l’argumentation quasi-logique » ([1958], p. 283), dont elles constituent « le type même » (([1958], p. 288).
Il semble que toute la problématique du sens des mots et de leur définition lexicographique soit ainsi considérée comme une quasi-logique.

Les arguments quasi-logiques ont une caractéristique commune :

[Ils] prétendent à une certaine force de conviction, dans la mesure où ils se présentent comme comparables à des raisonnements formels, logiques ou mathématiques. Pourtant, celui qui les soumet à l’analyse perçoit aussitôt les différences entre ces argumentations et les démonstrations formelles, car seul un effort de réduction ou de précision, de nature non-formelle, permet de donner à ces arguments une apparence démonstrative ; c’est la raison pour laquelle nous les qualifions de quasi-logiques. ([1958], p. 259).

Selon la définition traditionnelle, une fallacie est une argumentation qui ressemble à une argumentation valide mais qui ne l’est pas. De même, dans le Traité, les arguments quasi-logiques « se présentent comme comparables » aux raisonnements formels, mais ne le sont pas ; V. Fallacies; Logique; Typologies contemporaines.
La théorie logique des fallacies en conclurait que ces arguments sont pour cette raison fallacieux. La Nouvelle rhétorique échappe à cette conclusion, dans la mesure où elle conditionne la validité de l’argument à l’acceptabilité par l’auditoire universel.

Quasi logique et mécanismes langagiers

L’étiquette quasi-logique est symptomatique de l’attitude des auteurs du Traité vis-à-vis de “la logique” que d’une part ils rejettent, mais par rapport à laquelle ils définissent l’argumentation en général et ce type d’argument en particulier. Cette catégorie inclut toutes les stratégies argumentatives mettant en jeu des phénomènes langagiers comme la négation, la gradation, les transformations d’énoncés, les stéréotypes définitionnels, etc. : ce sont les mécanismes du langage qui sont considérés comme une quasi-logique.

V. Définition; Catégorisation; A pari; Réciprocité; Relations; Composition et division; Proportion; etc.

Proposition – Carré logique – Inférence immédiate

TERME — PROPOSITION — CARRÉ LOGIQUE —
INFÉRENCE IMMÉDIATE

Les propositions logiques analysées sont composées de termes. Elles ont la forme “S est P”, “Terme sujet — [est] — Terme Prédicat”. Elles expriment un jugement. Les relations de ces propositions sont représentées par le carré logique en fonction de la quantité de leur sujet  (tous, aucun, certains S [est] / [n’est pas] P), et de leur qualité négative ou positive.

1. Terme

Le langage logique utilise deux sortes de termes, les termes catégorématiques et les termes syncatégorématiques

Termes catégorématiques

La proposition simple est une structure prédicative “Sujet – Prédicat” exprimant un  jugement, “Paul court”. Ce jugement porte sur le sujet et s’exprime dans le prédicat

Les termes catégorématiques fonctionnent comme noms d’individus (position sujet) ou  noms de concepts (position prédicat).
La notion de terme catégorématiques en logique correspond à celle de mot plein en grammaire (verbes, substantifs, adjectifs, adverbes).
Employé sans autre précision, le mot terme renvoie à un terme catégorématique.

Le langage logique utilise des lettres pour renvoyer aux termes catégorématiques (êtres : sujets; prédicats : concepts; propositions : jugements).

Le langage logique utilise des symboles qui renvoient à des êtres (termes) ou à des jugements (propositions), ou à des particules réglant la combinaison des propositions, les connecteurs.
Les êtres et les propositions sont désignés par des lettres, majuscules ou minuscules. Les connecteurs sont notés par divers symboles définis en logique des propositions.

On pose que les lettres renvoient à un contenu non vide et stable, V. Présupposition.

L’emploi des lettres respecte le principe d’identité, considérés comme une loi de la pensée : “A = A ”; toute chose est identique à elle-même ; toute chose est ce qu’elle est.
Si deux êtres sont identiques, ils sont indiscernables. Le principe d’indiscernabilité pose que si l’être désigné par la lettre A est identique à l’être désigné par la lettre B, alors tout ce qui est vrai de A est vrai de B. A et B partagent toutes leurs propriétés.
Il s’ensuit que si les êtres A et B sont indiscernables, leurs noms, “A” et “B” sont équivalents. Ils sont substituables l’un à l’autre dans tous les contextes, ils constituent des synonymes parfaits.

Dans un même raisonnement et dans un même langage, les êtres sont stables, leurs signifiants sont stables et non ambigus, et le lien des êtres à leurs signifiants respectifs est explicité dans une définition stable.
Contrairement au langage logique,  les langues naturelles changent avec le temps et les usages. Les mots peuvent acquérir de nouvelles significations. Ils peuvent être polysémiques et homonymiques. Il n’y a pas de synonymes parfaits. Dans le même discours, ils peuvent passer d’une signification à une autre, etc

Termes syncatégorématiques
Le sens des termes syncatégorématiques se limite à leur fonction. Cette notion logique orrespond à celle de mots dits vides, dépourvus de contenu sémantique, comme les mots de liaison, ou les particules discursives.
Ces termes syncatégorématiques sont notés par divers symboles

— Les connecteurs logiques&’ (et), ‘V’ (ou), ‘’ (si… alors…), etc sont définis en logique des propositions. Leur fonction est de construire des propositions complexes en combinant des propositions elles-mêmes simples ou complexes.
— La négation¬’ (non, ne pas). Sa fonction est d’inverser la valeur de vérité d’une proposition.
— Les quantificateurs ‘∀’ (tous), et ‘∃’ (il existe). Leur fonction est de noter l’extension du terme sujet. Négation, les quatificateurs sont définis en logique des proposition.

2. Proposition

Les grammairiens et les logiciens définissent le concept de proposition dans le cadre de leurs objets d’étude et de leurs modèles théoriques respectifs. Dans ce qui suit, l’approche de la proposition grammaticale est inspirée du modèle actanciel de Tesnière (1959), et l’approche de proposition logique est empruntée à la logique traditionnelle. Ces approches permettent de mettre en parallèle les structures grammaticales comme condition de l’expression et les exigences de la logique comme technique de pensée.

2.1 Proposition en grammaire

2.1.1 Proposition, phrase, énoncé, tour de parole

En grammaire, on reconnaît traditionnellement quatre types de phrase, la phrase assertive, interrogative, impérative et exclamative.
Chacune de ces phrases peut être affirmative ou négative. Une phrase est simple ou complexe selon qu’elle est composée d’une ou de plusieurs propositions. La phrase simple est définie comme un ensemble de termes sémantiquement cohérent, organisé autour d’un verbe conjugué et de ses compléments essentiels ou actants, sujet, complément direct, compléments indirects.
La phrase complexe est composée de plusieurs propositions par subordination ou coordination. Chacune de ces propositions correspond à l’intégration d’une phrase simple dans une structure complexe.
L’énoncé est une proposition assertée, autrement dit, produite par un locuteur dans un discours et dans des circonstances données. Il correspond à une occurrence d’une phrase, qui est un être linguistique abstrait. Il est oralisé selon une courbe intonative spécifique, précédée et suivie de pause.
Dans une conversation, un tour de parole est une suite linguistique produite par un même participant

2.1.2 Verbe, prédicat, actant

Dans un vocabulaire inspiré de la théorie des fonctions, on dit que la fonction ou prédicat correspond au verbe, centre organisateur de la phrase. Le prédicat peut avoir plusieurs arguments (au sens de place vide ou variable (V. Argument… Les mots), correspondant aux actants de la théorie grammaticale ; le sujet de la phrase est un actant parmi les autres.

D’une façon générale, les énoncés peuvent ainsi être schématisés selon la valence, le nombre de compléments demandé par leur pivot, le verbe. Les places vides d’un prédicat sont notées par les lettres ‘x’, ‘y’, z… :

Dormir est un prédicat à 1 place (unaire), noté “— dort” ou “x dort”, “quelqu’un dort”.
Manger — est un prédicat à 2 places (binaire), noté “— mange —”;
“x mange y”.
Donner — est un prédicat à 3 places (trinaire), noté “— donneà —” ; “x donne y à z”

Les places actancielles peuvent être occupées :

— Par des expressions indéfinies, quelque chose, quelqu’un, certains, tous, aucun
Ces pronoms indéfinis correspondent à des quantificateurs avec ellipse du substantif support, qu’il est possible de récupérer en contexte : tous pensent = tous les x pensent.

— Par des expressions définies, termes ou syntagmes nominaux référentiels

Noms propres (“Pierre”), attachés de façon stable à des individus, Pierre mange.
Pronoms (“ceci”), Pierre a donné ceci à Paul. L’ancrage référentiel de pronoms comme “celui-ci” “l’autre”, “le premier”, “le suivant” repose à la fois sur des manœuvres de désignation et sur des éléments de description définie récupérables dans le contexte.
Syntagmes référentiels : l’homme, l’homme assis, l’homme à la barbe blanche, l’homme qui fait semblant de regarder ailleurs.

Un même objet peut être rattaché à une infinité de prédicats. Le même objet peut satisfaire le prédicat “— est une voiture” ; “— est un moyen de transport” ; “— est un objet qu’on peut acheter” ; “— est un facteur de pollution”… Le discours peut en créer sans cesse de nouveaux, en fonction des intérêts des locuteurs, comme “— s’est promené le 10 juin 1999” ; “— est une voiture disponible pour samedi prochain”.
Dans un prédicat à plusieurs places, une ou plusieurs de ces places peuvent être occupées par un syntagme référentiel désignant un individu particulier. Le schéma actantiel est alors dit partiellement saturé, ce qui produit un nouveau prédicat :

Paul donne —”, “— donneà Jean”, “Pierre donneà Jean”.

Cette notation simple explicite le squelette syntaxico-sémantique de la proposition et constitue la base d’une analyse sémantique plus détaillée de sa structure interne et de sa position dans le discours dans lequel elle s’intègre.

Les schémas argumentatifs sont couramment exprimés dans une telle notation semi-symbolique, par exemple l’argumentation par les contraires.

2.2 Proposition en logique

En logique classique, une proposition exprime un jugement, susceptible de prendre pour valeur de vérité le vrai (noté V) ou le faux (noté F) (ou est ici exclusif, voir Connecteur logique ; Vrai. Ce jugement est grammaticalement une assertion. Les interrogations, ordres, exclamations ne sont pas des propositions au sens logique du mot. Les actes de langage performatifs (je te promets de venir) ont la forme d’une assertion (je lui dis de venir), mais ne peuvent pas être dits vrais ou faux, seulement sincères ou insincères.
Un énoncé comme Pierre est ici est vrai ou faux selon la personne Pierre, et les circonstances de temps et de lieu, V. Subjectivité. Détaché de ses conditions d’énonciation, on en saisit seulement le sens ; il est en principe ramenable à une proposition vraie ou fausse si l’on explicite ses coordonnées de personne, d’espace et de temps dans un univers de discours donné.

Une proposition est dite inanalysée si on ne dispose d’aucune information sur sa structure interne. Une proposition inanalysée est notée A, B, C… Les connecteurs logiques et les lois de leurs combinatoires sont définis sur la base de propositions inanalysées. A, B, C… peuvent renvoyer à une proposition inanalysée simple, ou à une chaîne syntaxiquement bien formée de propositions simples.
Une proposition simple est dite analysée si on a des informations sur sa structure interne. Sa structure de base est formée d’un prédicat P, dit d’un sujet S, s est P”.

Le sujet réfère spécifiquement (s’il s’agit d’une constante), ou généralement (s’il s’agit d’une variable) aux éléments d’un l’univers de référence.
Le prédicat dit quelque chose de ces êtres.
La proposition logique affirme ou nie que le prédicat convienne au sujet. Elle est dite catégorique (sans condition ni alternative) ; elle ne comporte pas de modalité : peut-être, nécessairement…).

Une proposition est seulement une manière de dire le vrai ou le faux, abstraction faite de son sens et de ses conditions d’emploi.

En argumentation, pour noter actants et prédicats, on utilise souvent des lettres permettant de repérer aisément de quoi il s’agit, par exemple pour exprimer le topos des contraires :

arrêter le sport est facile, continuer le sport est difficile
A est F, C est D
A est F, non A est non F

3. Négation

3.1 Négation grammaticale, V. Négation — Dénégation

3.2 Négation logique

On parle de la qualité d’une proposition pour renvoyer à ses deux dimensions, affirmative ou négative.
La négation d’une proposition logique est définie sur la base de deux principes fondamentaux, le principe de contradiction et le principe du tiers exclu. Ces principes sont considérés comme des lois de la pensée : leur vérité est dite apodictique, c’est-à-dire nécessaire, absolue et universelle.

Le principe de non-contradiction dit qu’on ne peut pas simultanément affirmer et nier la même proposition. Les deux propositions P et non P ne peuvent être simultanément vraies (V).

P non P P & nonP  
V V F Non-contradiction : On ne peut pas simultanément
affirmer et nier la même proposition

Le principe du tiers exclu (tertium non datur) dit que, pour toute proposition, soit elle est vraie, soit sa négation est vraie. Les deux propositions ne peuvent être simultanément fausses (F) :

P non P P & nonP  
F F F Tiers exclu :
Pour toute proposition, soit elle vraie soit sa négation est vraie

Pour définir la négation, à partir de ces principes, on considère d’abord P et nég P comme des propositions indépendantes du point de vue de leur valeur de vérité. On a 4 cas possibles, présentés dans les deux premières colonnes : P peut être vraie ou fausse ; nég P peut être vraie ou fausse. En combinant les deux, on obtient la définition de la négation logique :

P nég P nég P est la négation de P
V V F (non contradiction : pas les deux)
F V V
V F V
F F F (tiers exclu : au moins une)

La langue ordinaire considère que la même affirmation peut être plus ou moins vraie, plus ou moins fausse ; aussi vraie que fausse. Autrement dit, le vrai et le faux sont les pôles d’un continuum, où chaque affirmation prend sa part de vrai et sa part de faux. C’est la situation qui prévaut en argumentation, où tout se passe comme si à chaque argument était attachée une part de vérité. Certains régimes de parole suspendent le vrai et le faux : l’humour, la littérature, etc., ce qui n’est jamais le cas en logique.

4. Quantité d’une proposition logique

La quantité de la proposition varie selon que le sujet réfère à un être, à certains êtres, à tous les êtres ou à aucun être de l’univers de référence. La quantité est exprimée par les quantificateurs, ‘∀’ (tous), et ‘∃’ (il existe). Les mots déterminants comme tous (tous les P, tout P, les P) ou certains (certains P, quelques P), les articles (le, les, un, portent des indications de quantité.

Selon leur quantité, les propositions sont dites universelles (tous les poètes, aucun poète) ou particulières (certains poètes). La proposition dite particulière ne réfère donc pas à un individu particulier. Sous sa forme traditionnelle, la logique ne traite pas de propositions prédiquant quelque chose d’un individu particulier, comme “Pierre” ou “ce poète”, V. Syllogisme.

En combinant quantité et qualité, on distingue quatre formes de propositions. Traditionnellement les affirmatives sont désignées par les lettres A et I (deux premières voyelles du verbe latin AffIrmo “ j’affirme”) et les négatives par les lettres E et O (nEgO, “ je nie”) :

A       universelle affirmative            tous les S sont P
E       universelle négative                 aucun S n’est P
I        particulière affirmative            certains S sont P
O      particulière négative               certains S ne sont pas 

5. Inférence immédiate

5.1 Inférence immédiate sur les termes quantifiés

Une inférence immédiate est une inférence qui porte sur le contenu quantifié d’une seule proposition :

Tous les A sont B, donc certains B sont A

L’inférence immédiate est une inférence effectuée à partir d’une seule prémisse ; les deux termes de la prémisse unique se retrouvent dans la conclusion (exemples supra). Dans le cas du syllogisme, l’inférence se fait à partir de deux prémisses et de trois termes, le moyen terme fonctionnant comme un “médiateur”, un intermédiaire, entre le grand terme et le petit terme ; il disparaît dans la conclusion.

Dans le cas de l’inférence immédiate, il n’y a pas “médiation” par un moyen terme, elle s’opère “im-médiatement”. Les deux termes de cette prémisse unique se retrouvent dans la conclusion, seule change la quantité de la proposition. On peut discuter du fait qu’il s’agit ou non d’un “vrai raisonnement”.

L’inférence immédiate est une inférence, ce n’est pas une reformulation, qui suppose l’identité de sens des deux énoncés :

Certains A sont B, donc certains B sont A (conversion, voir infra).
Tous les A sont B, donc certains B sont A (subalternation, voir infra).

Dans le premier cas, l’inférence immédiate correspond à une équivalence, mais pas dans le second (du fait que certains B sont A on ne peut pas déduire que tous les A sont B).

5.2 Inférence immédiate sur les contenus des mots pleins en langue naturelle

Dans le discours naturel, l’inférence immédiate peut porter sur les pronoms indéfinis quantifieurs (voir supra), ainsi que sur les contenus des mots pleins.

— Les inférences immédiates correspondent à des principes sémantiques liant les uns aux autres les pronoms indéfinis quantifieurs tous, chaque, certains, d’autres, aucun, plusieurs, d’autres etc.

— L’argumentation par la définition constitue une inférence sémantique immédiate, une inférence substantielle à partir de la signification d’un mot plein.

Les deux types d’inférences fonctionnent comme des réflexes sémantiques en combinaison avec des calculs fondés sur les lois du discours et le principe de coopération. Le maniement de ces inférences passe souvent inaperçu à cause de son évidence apparente, mais il n’est toutefois pas libre d’erreurs. Il doit être pleinement pris en compte comme un élément essentiel de la compétence argumentative.

6. Carré logique

Le carré logique exprime un ensemble d’inférences immédiates entre les propositions analysées de la forme sujet – prédicat en fonction de leur qualité, affirmative ou négative, et de la quantité de leur sujet (A, E, I, O, voir supra).

 

Ces quatre propositions sont liées par les relations suivantes.

Contrariété, entre l’universelle affirmative A et l’universelle négative E. A et E ne sont pas simultanément vraies, mais peuvent être simultanément fausses. En termes d’inférence immédiate, de la vérité de l’une on peut inférer immédiatement la fausseté de l’autre.

Subcontrariété, entre la particulière affirmative I et la particulière négative O. Au moins l’une des deux propositions I et O est vraie ; elles peuvent être simultanément vraies et ne peuvent pas être simultanément fausses. En termes d’inférence immédiate, de la fausseté de l’une on peut inférer immédiatement la vérité de l’autre.

Contradiction, entre :

    • L’universelle négative E et la particulière affirmative I.
    • L’universelle affirmative A et la particulière négative O.

E et I ne peuvent pas être simultanément vraies ni simultanément fausses (l’une seulement d’entre elles est vraie). De même pour A et O. En termes d’inférence immédiate, de la vérité de l’une on peut inférer immédiatement la fausseté de l’autre, et inversement.

— Subalternation entre :

    • A et I, l’universelle affirmative et la particulière affirmative ;
    • E et O, l’universelle négative et la particulière négative.

Si la superalterne est vraie, sa subalterne est vraie. Inférence immédiate :

Tout S est P, donc certains S sont P.

Si la subalterne est fausse, sa superalterne est fausse. Inférence immédiate :

Il est faux que certains S sont P, donc il est faux que tout S est P.

La subalterne peut être vraie et la superalterne fausse.

Convertibilité entre les propositions E et I : la proposition de départ a les mêmes conditions de vérité que la proposition obtenue en permutant sujet et prédicat :

E : aucun S n’est P si et seulement si aucun P n’est S
I : certains S sont P si et seulement si certains P sont S

 

Proportion – Rapport

Lat. proportio, “rapport ; analogie” ; traduit le grec analogia [ἀναλογία], “1. Proportion mathématique 2. Correspondance, analogie” (Bailly ἀναλογία)

1. Analogie de proportion

La notion de proportion est définie comme une analogie portant non pas entre des individus mais sur des relations entre deux rapports, V. Analogie catégorielle; Analogie structurelle.

Un rapport est une relation entre deux termes a/b, c/d/ e/f, 3/5, 2/3, 3/4… L’analogie de proportion met donc en jeu au moins quatre termes. Elle est notée :

 a/b ~ c/d
2/3 = 14/21

— En arithmétique, la proportion correspond à l’équation du premier degré à une inconnue,  équation qui formalise la “règle de trois” :

a/b = x/c d’où ac = bx et x = ac/b
— Trois œufs coûtent 1,2€, combien coûtent quatre œufs ?
— Quatre œufs coûtent 1€60, puisque trois œufs coûtent 1€20

— En géométrie, on parle de similitude. Deux figures semblables sont de même forme et de dimensions différentes. Deux triangles semblables ont leurs angles égaux et leurs côtés proportionnels.

— D’une façon générale, l’analogie de proportion affirme que deux couples d’êtres sont liés par le même genre de relation :

écaille : poisson      =       plume : oiseau
gant : main              =       chaussure : pied
chef : groupe           =       pilote : navire
vieillesse : vie          =       soir : jour

L’argumentation exploite l’analogie de proportion, par des mécanismes de parallélismes :

(Puisque) à tout navire il faut un pilote, à tout groupe il faut un chef !

Le processus de compréhension est le même pour l’arithmétiques et pour l’argumentation parlée. Le raisonnement par lequel la valeur de x est extraite mathématiquement de la proportion arithmétique est le même que celui qui extrait la nécessité d’un chef de l’analogie de proportion pilote : navire = chef : groupe.

Destruction de l’argumentation par analogie proportionnelle

La forme de base “Un A sans B, c’est comme un X sans Y” peut être utilisée pour détruire un discours qui argumente sur cette analogie de proportion :

L1 — Un groupe sans chef, c’est comme un pilote sans navire
L2 — Oui, et une femme sans homme, c’est comme un poisson sans bicyclette ( MLF).

2. Mesure proportionnée

L’idée de mesure proportionnée se retrouve sous deux étiquettes latines :
— Arg. ad modum, de modus “mesure”
— Arg. ad temperentiam, de temperentia, “juste mesure, juste proportion”.
Ang. arg. of gradualism

L’argument de la mesure proportionnée justifie une disposition en affirmant qu’elle est raisonnable, bien dosée, et qu’elle peut s’adapter aux évolutions de son objet.
Une justice qui ne serait pas proportionnée (proportionnelle) appliquerait la même peine à tous les coupables.

L’argument de la proportionnalité est invoqué a contrario dans le communiqué récurrent :

(L’association, le syndicat, le gouvernement…) X condamne l’usage disproportionné de la force.

Cet argument suppose qu’il existe une norme de la répression :

Manifestation de protestation standard : Répression standard

et que cette norme s’applique sur une échelle :

plus / moins la manifestation met en danger la sécurité de l’état, plus / moins on doit s’attendre à une répression vigoureuse.

Soit une situation de troubles, décrite comme l’œuvre de quelques factieux isolés. Selon le principe de proportionnalité de la répression, on s’attend à ce que les mesures de répression ordinaires soient suffisantes :

manifestation peu dangereuse : répression légère

Or les autorités décident d’organiser une grande exhibition militaire pour impressionner l’adversaire et rassurer les populations. L’argument de la mesure proportionnée permet des calculs qui mettent en échec cette stratégie psychologique :

La force étalée, loin de minimiser l’ennemi, le grandissait.
Pierre Miquel, La guerre d’Algérie, 1993[1]

La conclusion est fondée sur le topos : “on ne tire pas au canon contre des mouches” ; si on avait réellement affaire à quelques excités isolés, on ne positionnerait pas les chars devant les immeubles officiels. C’est donc qu’il s’agit d’un vrai soulèvement populaire.

On retrouve ce paradoxe dans le cas d’une réfutation forte d’une position déclarée faible, V. Paradoxes.

La mesure proportionnée est une forme d’argument sur la mesure juste, qui peut également être définie comme la mesure intermédiaire V. Juste milieu.


[1] Paris, Fayard, p. 190.


 

Prolepse

Le locuteur peut choisir de mettre ses arguments et ses conclusions en relation avec un contre-discours qu’il prévoit et qu’il rejette, anticipant ainsi sur la parole d’un opposant qu’il met en scène polyphoniquement. La situation est la même s’il évoque des objections qui lui ont été adressées par un opposant réel, en une autre occasion sans le citer explicitement.
Dans les deux cas, il adopte une stratégie préventive, par phagocytage des objections ou de la réfutation qu’il sent poindre :

Je sais (mieux que vous) ce que vous allez me dire, et vous avez tort.

Les énoncés circonstanciels concessifs-réfutatifs, les énoncés coordonnés par mais sont de ce type :

Tu dis / tu vas me dire que (le restaurant est bon) mais il est cher

La structure proleptique couvre des schémas discursifs plus amples, dont la configuration correspond à la mise en scène de deux discours antiorientés, avec identification du locuteur à l’un des énonciateurs, V. Interaction §3 Polyphonie
V. Destruction ; Concession; Réfutation

Traitement du contre-discours dans la prolepse

Dans la prolepse, le contre-discours peut être diversement formulé

Le contre-discours peut être maximisé, de façon en lui faire dire quelque chose d’absurde, voire reformulé comme auto-réfutateur ce qui assure son rejet :

S’agit-il pour nous de ruiner tous les petits épargnant ? Non, bien au contraire, et pour bien des raisons…

— Dans le processus de raisonnement par défaut, le contre-discours donne toute sa force à l’objection, tenue pour valide jusqu’à plus ample information.
La composante Modalisateur-Réfutation du modèle de Toulmin est interprétable comme une prolepse de ce dernier type.

Autres terminologies

La rhétorique utilise plusieurs termes pour décrire cette situation.
— L’antéoccupation désigne une structure réfutative, composée d’une prolepse, qui évoque la position d’un opposant réel ou fictif, suivie d’une hypobole, qui réfute cette position (Molinié 1992, art. Antéoccupation), ou qui exprime la position effectivement soutenue par le locuteur.

— Lausberg ([1963], § 855) mentionne avec le même sens, les termes de préoccupation, où pré- est un préfixe ayant le sens de anté-, “par avance” ; de procatalepsis ; et de métathèse*, défine comme une configuration discursive par laquelle le locuteur « rappelle aux auditeurs des faits passés, leur présente les faits à venir, prévoit les objections » (Larousse du XXe siècle, cité in Dupriez 1984, p. 290)
(*) Le terme de métathèse désigne également le déplacement d’une lettre ou d’un son à l’intérieur d’un mot, ou une permutation de deux lettre ou deux sons.


 

Progrès, Arg. du —

1. Argument du progrès

Par définition, “le progrès avance” : l’argument du progrès valorise l’ultérieur comme étant le meilleur ; si F2 vient après F1, alors F2 est préférable à F1, V. Valeur ; Syzygie.

L’argument du progrès réfute les appels aux anciens, à la tradition et à toutes les formes d’autorités qu’ils appuient. C’est un puissant instrument de critique des pratiques traditionnelles : elles sont dépassées du fait qu’elles viennent avant. Les pratiques contemporaines qui les revendiquent et les continuent sont dites rétrogrades.

On ne brûle plus les chats sur les parvis des cathédrales, les combats d’animaux ont été interdits en 1833, on ne cloue plus les chouettes, et les rats ne sont plus crucifiés comme cibles au jeu de fléchettes. Quoi qu’en disent les milieux taurins, la corrida avec mise à mort est condamnée. (Le Monde, 21-22 sept. 1986)

Cette argumentation est organisée selon les étapes suivantes :

1) La corrida est d’abord catégorisées avec d’autres pratiques de maltraitance animale, brûler les chats, organiser des combats de coqs, clouer les chouettes sur les portes des granges, prendre des rats pour cible au jeu de fléchette.
2) Ces pratiques sont plus ou moins ordonnées temporellement.
3) On constate que les plus anciennes de ces pratiques sont unanimement condamnées et sont sorties des usages.
4) Cette ligne factuelle est ensuite extrapolée pour aboutir à la conclusion que les corridas doivent également disparaître, au vu des progrès de la société et de la marche de l’histoire — et que le plus tôt sera le mieux.

2. Argument de la nouveauté

L’étiquette ad novitatem est parfois utilisée pour désigner l’argument de la nouveauté au premier sens (voir infra). Le mot latin novitas signifie “nouveauté ; condition d’un homme qui, le premier de sa famille, arrive aux honneurs”, au statut de sénateur (Gaffiot [1934], Novitas).
L’orientation argumentative de l’argument ad novitatem peut être :
Positive : la novitas est alors opposée à la nobilitas décadente,
Ou négative : l’homo novus,“l’homme nouveau”,  issu de nulle part, est tenu en suspicion.

Orientation contemporaine

Dans son interprétation contemporaine, l’argument de la nouveauté a une orientation positive, il est lié à l’argument du progrès. Il valorise l’innovation et le changement par rapport au conservatisme, et le neuf (le sang neuf) par rapport à l’usé.
Trivialement, il sous-tend des évaluations“comme ce qui vient de sortir” est super et le “déjà vu” est dépassé. D’où l’appel Soyez le premier à l’adopter !
Le manuel qui vient de paraître est forcément supérieur à ses prédécesseurs, et, en politique, l’homme nouveau est déjà un sauveur.

L’argument du progrès s’oppose à l’argument de la décadence de la civilisation depuis son hypothétique âge d’or, dont le bon vieux temps est la variante contemporaine.  Il attribue toutes les vertus et les bonheurs aux anciens.

Orientation traditionnelle

Traditionnellement, dans le domaine religieux, dire d’une idée ou une doctrine que c’était une nouveauté, c’était la condamner comme hérétique :

La nouveauté apparaissant alors comme un signe de l’erreur et la novitas étant, autant que la pertinacia, l’indice de l’hérésie.
Le Brun 2011, § 1. (*)  la pertinacia est l’entêtement dans l’erreur.

L’orientation argumentative du jugement “c’est une nouveauté” a été inversée à l’époque moderne.
Cette inversion recoupe celle qui touche la charge de la preuve, qui traditionnellement pesait sur l’innovation, et qui, dans notre société actuelle, peut peser sur le conservatisme ou sur l’innovation, selon les questions dont il s’agit.

La syzygie est une vision différente du progrès, comme un passage d’un monde agité et imparfait à un monde parfait, donc immobile.

3. Anciens et modernes

L’argument du progrès structure l’éternelle querelle des Anciens et des Modernes. Sous sa forme radicale, cet argument affirme la supériorité absolue des Modernes sur les Anciens, dans le domaine des arts et des institutions comme dans celui des sciences. À la limite, cette supériorité serait celle de l’individu moderne sur ses ancêtres. Sous une forme relative, l’argument du progrès est compatible avec la supériorité individuelle des anciens : “nous sommes des nains sur les épaules des géants” — donc nous sommes non pas plus grand, mais plus haut, nous voyons donc plus loin que les géants eux-mêmes. On réfute la métaphore en faisant remarquer que les poux sur la tête des géants ne voient pas plus loin que les géants.


 

Vrai VS Vraisemblable

1. La dramatisation platonicienne :
La vérité essentielle contre le vraisemblable persuasif

La question du probable et du vraisemblable apparaît dans la rhétorique argumentative, sous  deux formes, soit comme illusion de vérité, sous la forme d’une construction sociale arbitraire prise pour une vérité absente, soit comme approximation de la vérité.

Dans le Phèdre de Platon, Socrate définit la rhétorique comme “l’art de conduire les âmes” :

Socrate : — Eh bien, somme toute, l’art de la rhétorique n’est-il pas “l’art d’avoir de l’influence sur les âmes” par le moyen de discours prononcés non seulement dans les tribunaux et dans toutes les autres assemblées publiques, mais aussi dans les réunions privées ?
Platon, Phèdre, 261a ; Brisson p. 143-144)

Cette psychagogie, sans doute dépouillée de sa fonction religieuse d’évocation des âmes des morts mais non de ses connotations magiques, marque d’emblée la fonction d’emprise attribuée à la persuasion rhétorique, qu’elle prétende l’exercer ou qu’elle l’exerce effectivement. C’est ce même besoin de l’âme des autres, qui motive le prosélytisme religieux. Les âmes doivent être conduites à la vérité. Mais Socrate dramatiste le problème de la vérité en radicalisant l’opposition du vraisemblable-persuasif au vrai :

[Socrate :] en effet, dans les tribunaux, personne n’a là-dessus [= sur la vérité sur la justice et la bonté des choses ou même des hommes] le moindre souci de vérité ; on se soucie plutôt de ce qui est susceptible de convaincre, c’est-à-dire du vraisemblable, à quoi doit s’attacher quiconque veut parler suivant les règles de l’art. (Phèdre, 272d-e ; Brisson, p. 173)

Dès lors, la bonne manière de conduire les âmes est renvoyée à un temps futur où enfin on connaîtra l’être et la vérité de toutes choses :

Tant qu’on ne connaîtra pas la vérité sur chacune des questions dont on parle et sur lesquelles on écrit ; tant qu’on ne sera pas capable de définir toute chose en elle-même ; tant que, après avoir défini cette chose, on ne saura pas, à l’inverse, la diviser selon ses espèces jusqu’à ce qu’on atteigne l’indivisible ; tant que, après avoir selon la même méthode analysé la nature de l’âme et découvert l’espèce de discours qui correspond à chaque nature, on ne disposera et on n’organisera pas son discours en conséquence – en offrant à une âme complexe des discours complexes et qui correspondent exactement à ce qu’elle demande, et des discours simples à une âme simple –, on restera incapable de manier le genre oratoire avec autant d’art que sa nature le permet, voilà ce que nous a révélé toute la discussion précédente. (Platon, Phèdre, 277b ; trad. Brisson, Paris, Garnier-Flammarion, p. 184).

Le vraisemblable est “semblable au vrai”. Mais pour dire que P est vraisemblable, c’est-à-dire semblable à l’événement ou à l’affirmation E, il faut connaître E. La position de Socrate est forte en ce qu’elle s’appuie sur l’impossibilité de dire de façon sensée “A ressemble à B, Pierre ressemble à Paul, mon récit ressemble à ce qui s’est vraiment passé” si l’on ne connaît pas B, ne sait pas qui est Paul, ou ce qui s’est vraiment passé. Lorsqu’on a trouvé la vérité on pourra parler en vérité et vivre dans la vérité ; la rhétorique adaptée à cette situation ne sera plus une rhétorique de la persuasion mais une pédagogie de la vérité. D’après Perelman, « quand Platon rêve, dans le Phèdre, d’une rhétorique qui, elle, serait digne du philosophe, ce qu’il préconise, c’est une technique qui pourrait convaincre les dieux eux-mêmes (Platon, Phèdre, 273c) » (Perelman, Olbrechts-Tyteca [1958], p. 9). Dans le passage cité, il ne s’agit pas vraiment de convaincre les dieux, mais plutôt de détourner l’homme sensé des autres hommes :

Ce n’est pas pour parler et pour entretenir des rapports avec les hommes que l’homme sensé se donnera toute cette peine, mais pour être capable de dire ce qui plaît aux dieux et d’avoir, en toute chose, une conduite qui les agrée, autant que faire se peut.
Phèdre, 273e ; Brisson, p. 175

Socrate a ainsi imposé le pathos de la vérité inaccessible, avec pour corollaire que le discours rhétorique se construit toujours sur du vraisemblable, c’est-à-dire comme du simili-vrai, contre la vérité. Au fond, on attribue à la rhétorique argumentative la fonction de persuasion un peu comme un stigmate marquant son incapacité congénitale à atteindre et même à approcher la Vérité, l’Être et les Dieux. Le vraisemblable n’a pas de rapport avec le vrai. Vivre dans la persuasion c’est vivre dans la croyance et l’opinion, vivre dans la caverne et non pas dans la vérité. Cette vision apparemment indéracinable de l’argumentation rhétorique, c’est-à-dire langagière, est ancrée dans la critique antidémocratique et antisociale que Socrate adresse aux discours institutionnels politiques et judiciaires, où sont traités les problèmes de la Cité.

3.2 La dédramatisation aristotélicienne :
Le vraisemblable est orienté vers le vrai

La recherche socratique de la vérité se déploie dans cette atmosphère de radicalité tragique. Aristote a dédramatisé la question de la vérité en soutenant qu’il y a non pas opposition mais continuité entre opinion et vérité, et cela au moins pour quatre raisons. D’une part, un premier faisceau de trois raisons (numérotées par nous) :

(1) L’examen du vrai et du semblable au vrai relève de la même capacité, et, en même temps, (2) les hommes sont par nature, suffisamment doués pour le vrai, et (3) ils arrivent la plupart du temps à la vérité ; en conséquence, celui qui a déjà l’aptitude à viser la vérité possède aussi l’aptitude à viser les opinions communes (endoxa)
Aristote, Rhét., Chiron, p. 119).

Enfin, la rhétorique falsificatrice ne fonctionne pas : « le vrai et le juste ont naturellement plus de force que leurs contraires » (ibid., p. 120) ; et, en supplément, il est possible d’établir un contrôle éthique sur la parole : « on ne doit pas persuader de ce qui est mal » (ibid., p. 121).

Le probable-vraisemblable est donc défini non pas comme du faux portant le masque du vrai, mais comme une orientation positive vers la vérité, un premier pas vers la vérité, exprimée sous la forme d’un endoxon, qui doit être mis à l’épreuve de la critique, c’est-à-dire travaillé argumentativement dans des discours anti-orientés. Il s’ensuit la persuasion a pour office de faire progresser l’auditoire vers “la meilleure vérité” possible hic et nunc.

3. L’argumentation au-delà du vraisemblable

Depuis lors, la position attribuée au discours rhétorique n’a cessé d’osciller entre vraisemblable trompeur et probable comme approximation du vrai, V. Argumentation (1).
En particulier, pour Perelman et Olbrechts-Tyteca

Le domaine de l’argumentation est celui du vraisemblable, du plausible du probable, dans la mesure où ce dernier échappe aux certitudes du calcul ([1958], p. 1).

L’argumentation est définie par opposition au « calcul » qui, de fait, caractérise l’activité scientifique dans son ensemble.  En conséquence, les objets discursifs prototypiques de l’argumentation seront

Les journaux … les discours [de politiciens] … les plaidoiries [des avocats] … les attendus [des juges] … traités [des philosophes] (Id.,  p. 13).

Il est donc postulé  que les attendus des juges ne font jamais état de preuve, au sens tant soit peu consolidé du terme. Cette position reproduit de fait l’opposition des preuves dites techniques et non-techniques, avec exclusion des secondes.
Selon cette ligne de pensée, il faudrait admettre que les différents genres de discours mentionnés ne contiennent aucun élément scientifique-démonstratif, soit se limiter à prendre en compte, dans ces discours, ce qui relève du vraisemblable. La première position est difficile à tenir ; même dans les journaux, deux et deux font parfois quatre ; la seconde correspond bien à l’usage des exemples dans le Traité.
Mais si l’on souhaite analyser les argumentations dans leur intégralité discursive et leur cohérence, on doit affronter le mélange des genres, du rhétorique et du logico-scientifique


Probable — Vraisemblable — Plausible

Probable, vraisemblable, crédible, plausible…  se disent d’un récit, d’une affirmation, d’une représentation… en tant qu’elles sont données à croire.
Ce sont des mots intermédiaires entre vrai et faux, équivalents en ce qu’ils sont tous orientés vers le vrai. Ils sont employés indifféremment dans de nombreux contextes.

1. Probable

Probable se dit d’un événement, et, par dérivation d’un récit. Le probable s’appuie sur l’examen des faits, et de ce qui relève de l’ordre des choses, et du calcul, comme le montre son dérivé nominal, probabilité.
En relation avec le probable, l’argumentation se définit comme un raisonnement révisable, tendant à réduire l’incertitude, V. Raisonnement par défaut ; Modèle de Toulmin.
Ce mode d’argumentation caractérise bien la recherche du diagnostic médical, l’enquête judiciaire ou historique.

2. Vraisemblable — Plausible

Vraisemblable

Vraisemblable, plausible, crédible se disent d’un récit, d’une description conformes aux croyances partagées par un groupe, aux stéréotypes de forme et de contenus tels que ceux qui sont exploités par l’argumentation rhétorique V. Doxa; Lieu commun; Indice ; Enthymème.

Du point de vue cognitif, un récit, une affirmation, une représentation d’un état de choses, sont vraisemblables s’ils sont jugés conformes au sens commun du groupe ; à la pensée raisonnable, et aux stéréotypes de la réalité.
Du point de vue langagier, une conclusion est vraisemblable si elle est conforme aux genres de discours courants sur les choses ou événements du même type :

Le vraisemblable est le rapport du texte particulier à un autre texte général et diffus, que l’on appelle : opinion publique. (Todorov, 1968, p. 2)

Le récit d’événement passés sur lesquels on s’interroge peut être dit probable ou vraisemblable. La fiction est de l’ordre du vraisemblable, et non pas du probable. Une pièce de fiction (théâtre, roman) est vraisemblable si elle est conforme aux lois du récit et aux lois du genre :

Chez les classiques français, (…) la comédie a son propre vraisemblable, différent de celui de la tragédie ; il y a autant de vraisemblables que de genres, et les deux notions tendent à se confondre (Ibid., p. 2). (Todorov, 1968, p. 2. Cité in TLFi, Vraisemblable)
Le vraisemblable est le masque dont s’affublent les lois du texte, et que nous devons prendre pour une relation avec la réalité. (Ibid., p. 3. Id.)

Le jugement de vraisemblance se réfute sous le précepte stratégiquele vrai n’est pas toujours vraisemblable :

Il n’est pas vraisemblable que l’ennemi attaque par les marais, mais l’ennemi attaque par les marais.
Il n’est pas vraisemblable qu’une mère tue ses enfants, mais Médée a tué les siens
Il est vraisemblable qu’on espionne quelqu’un par jalousie ; la jalousie est un motif vraisemblable, mais d’autres raisons le sont tout autant : on l’espionne pour le faire chanter.

L’argumentation pragmatique par les conséquences positives est fondée sur le vraisemblable, comme le roman réaliste ; c’est pourquoi on peut parler à son sujet de roman causal.
Les règles du vraisemblable sont celles auxquelles le récit mensonger s’efforce de se conformer.

Le vraisemblable s’évalue moins par examen du cas au terme d’une enquête sur la réalité des faits, que par la conformité intuitive à certaines conventions de narration et stéréotypes de faits.
L’enquête permettant de penser que les choses se sont probablement passées ainsi peut être longue et difficile. L’intuition de la normalité suffit pour conclure qu’elles se sont vraisemblablement déroulées ainsi.

Plausible

Plausible vient du latin plaudere, “applaudir ; approuver” (Gaffiot) [1].
En français classique, un motif plausible est un motif louable. En français, le sens de “digne d’estime, qui mérite l’approbation” est “rare, vieilli” (TLFi).

Le plausible est défini en premier lieu comme « ce que l’on peut admettre ou croire parce que vraisemblable » (TLFi). Le sens de plausible “approuvé” a donc fusionné avec celui de vraisemblable “conforme aux conventions de vérité”, objet de la rhétorique stricto sensu.

On peut admettre que le plausible est un mode de vraisemblable qui recherche particulièrement l’approbation. Or le récit obtiendra cette approbation d’autant plus facilement qu’il sera non seulement vraisemblable (“conforme aux stéréotypes courants”), mais bienvenu, ce qui sera le cas si les préjugés qui le structurent sont ceux-là mêmes que le groupe promeut activement.

3. Vraisemblable et preuves techniques / Probable et preuves non techniques

La distinction entre le plausible-vraisemblable et le probable correspond à celle que la rhétorique opère entre deux types de preuves, les preuves rhétoriques et  preuves non-rhétoriques, qu’elle appelle respectivement “preuves techniques (rhétoriques) et “preuves non techniques” (non rhétoriques).
Le vraisemblable rhétorique se définit par l’usage spécifique qu’elle fait des données entrant dans le processus d’invention. C’est une construction exclusivement fondée sur les “preuves” dérivées d’endoxa, de croyances communes, affirmées a priori.
Sur une telle base, on peut construire une représentation très vraisemblable d’événements, parfaitement possibles, mais n’ayant absolument rien à voir avec ce qui s’est réellement passé.

L’enquête sur les réalités du cas est l’affaire des spécialistes des domaines non-rhétoriques. La construction du vraisemblable rhétorique fait l’impasse des preuves dites “non techniques” qui seules permettent au réel d’impacter le discours.
Le  vraisemblable est alors défini hors du réel, mais contre le réel. C’est contre cette vision de la rhétorique fondée sur le probable-vraisemblable que s’élève Socrate, alors qu’Aristote verra dans les topoi de l’argumentation des voies permettant d’approcher une vérité probable, au sens de vérité construite au terme d’une enquête exploitant des indices tirés de la réalité, V. Vrai VS Vraisemblable.

4. Le vraisemblable comme masque du réel :
Le récit nazi de la nuit des longs couteaux

La construction d’un monde possible où se déroulent des événements vraisemblables est une affaire de cohérence fictionnelle. Les mondes du complot et de la manipulation sont des mondes de ce genre. Le possible est ainsi considéré comme l’expression d’un “réel alternatif” aussi réel et plus convaincant parce que beaucoup plus excitant que l’autre.

Le récit vraisemblable et plausible (“approuvé par un grand nombre”) est particulièrement dangereux lorsqu’il semble rendre l’enquête factuelle supefrlue :  “Puisque tout est parfaitement clair, pourquoi toutes ces recherches ?”.

Au cours de “la nuit des longs couteaux” (30 juin 1934) et les jours suivants, les nazis SS ont massacré les nazis SA, partisans de Röhm, le chef des SA, lui-même victime du massacre, plus un certain nombre d’opposants catholiques ou conservateurs au régime hitlérien. Les opposants de gauche avaient déjà été éliminés.
L’explication donnée par Hitler de ces massacres est l’existence d’un complot des SA contre Hitler. Il est effectivement possible qu’une clique proche du pouvoir complote contre les hommes au pouvoir appartenant à cette même clique, l’histoire est riche en exemples célèbres, et la conjuration de Pison contre Néron peut servir de modèle. L’explication est parfaitement vraisemblable. Mais les historiens ont montré que Röhm n’avait jamais comploté contre Hitler. Le vraisemblable n’était pas vrai, mais il a été accepté.

Peut-on dire pour autant que la rhétorique du vraisemblable a imposé le passage du possible au vrai, prouvant ainsi sa toute-puissance persuasive ? Le récit hitlérien a été accepté non seulement parce qu’elle était après tout possible, donc vraisemblable, mais aussi parce qu’il a été imposé dans l’espace public par la propagande et la violence des milices nazies à l’œuvre durant ces semaines cruciales, l’enthousiasme public manifestant aussi bien l’adhésion des uns que la terreur des autres.


[1] C’est le sens du portugais plausivel, « Digno de aplauso, de aprovação. = APLAUSÍVEL »
Dicionário Priberam da Língua Portuguesa https://dicionario.priberam.org/plausivel [21-02-2021].