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“Preuves techniques” et preuves “non techniques”

1. Les preuves apportées par le discours et les autres

    • Le mot grec pistis [πίστις] signifie “confiance, qui donne confiance ; bonne foi” ; “ moyen d’inspirer confiance, moyen de persuasion, argument, preuve ; preuve juridique” ; (d’après Bailly, [πίστις])

Lorsqu’il s’agit de rhétorique, preuve traduit pistis “moyen de pression sur l’auditoire”, exercé par le discours. À la suite d’Aristote, la rhétorique argumentative distingue entre preuves techniques (pisteis entechnoi) c’est-à-dire relevant de la technique rhétorique et les preuves non-techniques (pisteis atechnoi), ne relevant pas de la rhétorique

Parmi les moyens de persuasion, les uns sont non techniques, les autres techniques. J’appelle non technique tout ce qui n’est pas fourni par nous, mais existait préalablement, comme les témoins, les dépositions obtenues sous la torture, les engagements écrits, etc. ; est technique tout ce qu’il est possible d’élaborer par la méthode (*] et par nous-mêmes. Aussi, parmi ces moyens, les uns sont à utiliser, les autres à découvrir.
Aristote, Rhét., i, 2, 1355b35 ; Chiron, p. 125.(*) La méthode rhétorique.

On trouve également la terminologie “preuves avec ou sans art”, preuves artificielles et non artificielles, terminologie qui calque le latin genus artificiale et genus inartificiale (Lausberg [1960], § 351-426), art étant l’équivalent de technique.

La distinction entre preuves “techniques” et “non techniques” est établie relativement à la situation judiciaire. Les premières sont produites discursivement par le rhéteur sur la base de sa compétence professionnelle. Les secondes concernent les données relatives aux faits soumis au tribunal, avant tout discours. Elles « décident du fait même soumis à la justice » (Quintilien, I. O., V, 11, 44 ; p. 176). Elles font l’objet d’un traitement rhétorique discours / contre discours, mais leur constitution échappe au travail des rhéteurs.

Cette distinction technique / non-technique est faite sur les moyens de persuasion liées au logos, mais elle peut être étendue aux moyens de persuasion par l’éthos et le pathos.

— L’éthos technique est produit par le discours, il correspond à l’image de soi telle que l’orateur la construit sciemment dans le discours (Amossy 1999), et l’éthos non technique correspond à la réputation. Éthos technique et réputation peuvent entrer en contradiction.

— Le pathos technique correspond à la manifestation-communication stratégique de l’émotion, et le pathos non technique à la manifestation-communication spontanée de l’émotion. Cette distinction correspond à celle que l’on peut établir entre communication émotive (technique) et communication émotionnelle, V. Émotion.

L’opposition du “technique” au “non-technique” peut être construite à la manière structuraliste, l’émotion, le caractère et la situation étant redéfinis au sens technique comme des objets discursifs, opposés à leurs correspondants non techniques dans la réalité, c’est-à-dire hors discours.
Cette approche s’est révélée fructueuse, néanmoins, elle a ses limites. L’enjeu est la définition de l’objet des études d’argumentation, si elles ne doivent prendre en compte que des données purement verbales, ou si elles doivent également traiter des données en situation, tenant compte du contexte et des actions en cours.

2. Les preuves “non techniques”

Aristote considère que les moyens de persuasion non techniques, propre au discours judiciaire, « sont au nombre de cinq : lois, témoins, contrats, témoignages obtenus sous la torture, serments » (Rhét., I, 15, 1375a22 ; Chiron, p. 125) :

L’ordre où les énumère Aristote : lois, témoins, contrats, dires des esclaves, serments, n’a pas de valeur pratique, car en fait les dires de l’esclave tiennent le premier rang.
Daremberg & Saglio, Testimonium, p.150, col. 1)

Quintilien considère comme non techniques « les précédents judiciaires, les rumeurs, les tortures, les pièces, le serment, les témoins » (I. O., V, p. 103), supprimant les lois et ajoutant les précédents et les rumeurs à la liste d’Aristote.

De fait, ces moyens de preuve correspondent aux spécificités du genre judiciaire. En pratique, Aristote traite les données “non techniques” selon la méthode opposant discours et contre discours, exactement comme il le fait pour n’importe quel objet de discours “technique” : à un discours demandant l’application de telle loi, on répond que la loi est mal faite, à un discours accablant d’un témoin, on répond que le témoin n’est pas crédible, etc.
Ce qui suit présente des données grecques et latines, contemporaines des textes fondateurs de la théorie occidentale de l’argumentation.

2.1 La loi

La question est celle de l’applicabilité de la loi à une affaire particulière. Les réponses mobilisent toutes les ressources de la topique juridique et de l’interprétation.
On plaidera, selon la position défendue :

— La loi (des hommes) vs la justice (naturelle)
— L’esprit de la loi, l’intention du législateur vs la lettre de la loi
— Et en dernier recours, l’autonomie de décision du juge vs la loi.

On peut encore tenter de se défaire des contraintes de la loi en soutenant que
— Elle est mal faite (elle est en contradiction avec une autre loi ; elle est ambigüe)
— Elle est dépassée, elle correspond plus aux nécessités du moment.

2.2 « Les pièces »

— Les éléments matériels (arme du crime, tunique ensanglantée de la victime…) sont des éléments essentiels du procès. Ils jouent un rôle essentiel, soit en tant qu’ils peuvent faire l’objet d’une démonstration experte, soit en tant que (ré)activateurs d’émotions.
Les documents écrits notamment les contrats. Selon la position défendue, on attaque ou on défend le contrat par les mêmes moyens qui permettent d’attaquer ou de défendre l’application de la loi.
Le concept de contrat est « défaisable » [defeasible]. L’article fondamental de Hart qui anticipe sur le modèle. de Toulmin, analyse de façon détaillée un ensemble des contre-discours capables de défaire un contrat (les rebuttals de Toulmin). (Hart, 1948, p. 175-176).

2.3 Autorité, précédent

L’appel à l’autorité a parfois été considéré comme technique, parfois comme non technique.

En relation avec le tribunal, le précédent jouit de l’autorité d’une décision de justice prise par un juge reconnu pour sa compétence. Il fonde la continuité de la tradition judiciaire. L’opinion publique, les rumeurs, les proverbes, qui jouissent de l’autorité de l’ancestrale sagesse populaire, constituent des précédents.

2.4 Témoignages

Sont considérés comme des témoins du cas non seulement les témoins des faits, mais aussi des autorités comme les auteurs anciens, les oracles, les proverbes, les dits des contemporains prestigieux.
Aux témoignages peuvent se rattacher « les on-dit et les bruits publics ». Les uns les considèrent comme une sorte de « témoignage public », d’autres y voient l’effet combiné de la malignité et de la crédulité permettant de persécuter « l’homme le plus innocent » (Quintilien, I. O., V, 3 ; p. 106), qu’on peut rattacher aux techniques de désinformation les plus contemporaines.

2.5 Serment

En vertu de l’intervention de puissances surnaturelles qu’il engage, le serment a valeur de preuve. Il décide de l’issue du procès. C’est donc un instrument trop puissant, dont le droit a dû codifier l’usage.

2.6 Tortures

Cités, démocraties et républiques anciennes s’accommodaient de l’esclavage et de la torture. Comme la validité du témoignage est garantie par le serment des hommes libres, la validité de la déposition de l’esclave est garantie par la torture.

En Grèce, le témoignage de l’esclave « n’est admis et valable que par la torture, sauf dans des cas très rares » (Daremberg & Saglio, Testimonium, p. 147, col. 1),

Dans toute la Grèce, la torture passe pour la meilleure des preuves, supérieure aux témoignages libres ; c’est un lieu commun chez les orateurs. Mais si la cause qu’ils défendent le demande, ils montrent l’incertitude et le danger de ces renseignements, arrachés par la souffrance, souvent obtenus par des promesses et par la corruption. (Ibid., col. 2).
De même à Rome, où :

Les déclarations des esclaves ne constituent pas des témoignages proprement dits, mais des réponses à un interrogatoire avec torture, à une quaestio où la torture remplace le serment. (Id., 152, col. 2)

La Rhétorique à Herennius décrit ainsi le schéma d’un traitement rhétorique des données obtenues sous la torture pour être présentées au tribunal   :

En faveur des interrogatoires sous la torture, nous montrerons que c’est pour découvrir la vérité que nos ancêtres ont voulu employer question et supplices et forcer par une vive souffrance les hommes à dire tout ce qu’ils savent. […] Contre les tortures nous parlerons ainsi : nous commencerons par dire que nos ancêtres ont voulu que ces interrogatoires interviennent dans des cas précis quand on pouvait s’assurer de la véracité des aveux ou réfuter les mensonges échappés sous la torture, par exemple pour savoir où a été placé tel objet ou pour résoudre tout problème analogue dont la solution peut être constatée de visu ou par une preuve du même ordre. Nous ajouterons qu’il ne faut pas s’en rapporter à la douleur parce qu’un individu y résiste mieux qu’un autre, que tel autre a plus d’imagination, qu’enfin l’on peut souvent savoir ou deviner ce que le juge veut entendre et que l’on comprend qu’en le disant on mettra un terme à ses souffrances.
À Her., II, 10 ; p. 40-41

Il s’agit ici de torture judiciaire. Le recours à la torture pour obtenir de bonnes informations est moralement condamné et pratiquement reconnu comme inefficace. Selon une formulation contemporaine, « la bière et les cigarettes marchent mieux que la baignoire [la torture par l’eau] » [1]  . Mais la torture survit à sa condamnation [2].

2.7 Ordalies, miracles et ADN

On pourrait allonger la liste des preuves dites “non techniques” à d’autres époques, et d’autre cultures ou croyances. Par exemple, le miracle constitue une forme de persuasion non technique. Au premier Moyen Âge, l’ordalie, ou jugement de Dieu, était de même supposée faire éclater la vérité de manière non technique : si l’accusé traverse le brasier et en sort vivant, c’est qu’il est innocent ; s’il meurt, c’est qu’il est coupable, la punition prouve la faute.

À l’époque contemporaine, il faut joindre à la liste les preuves apportées par la police scientifique, par exemple les tests ADN, que nous considérons typiquement comme une preuve technique.

3. Prééminence des preuves “non techniques”

Dans les cas courants, les faits, les documents, les témoins, soit les preuves matérielles, permettent de trancher le différend : « quand une des parties disposait de preuves non techniques l’affaire était claire pour les juges, et on n’avait besoin que de peu de paroles » (Vidal 2000, p. 56). La preuve factuelle est de toute évidence essentielle dans le domaine judiciaire, le langage jouant bien entendu un rôle important dans la présentation des faits.
Mais lorsque dans un procès on ne dispose d’aucun élément de preuve factuelle — pas de témoin, pas de contrat, pas de preuve —, ou lorsque ces preuves sont non concluantes, on a recours, faute de mieux, aux preuves relevant de la pure “technique” rhétorique.
La preuve “non technique” est donc essentielle dans le domaine judiciaire. La preuve “technique” ne vient au premier plan que dans des cas tout à fait spéciaux, faute de mieux — pas de témoin, pas de contrat, pas de preuve.

C’est cette situation exceptionnelle qui est mise en scène dans l’anecdote cocasse où s’opposent Tisias et Corax (6e siècle av. J-C). Corax  accepte d’enseigner ses techniques rhétoriques à Tisias, et d’être payé en fonction des résultats obtenus par son élève. Si Tisias gagne son premier procès, alors il paie son maître ; s’il le perd, il ne le paie pas. Après avoir terminé ses études, Tisias intente un procès à son maître, où il soutient ne rien lui devoir. Première possibilité, il gagne ce procès : de par le verdict des juges, il ne doit rien à son maître. Seconde possibilité, il le perd : de par la convention privée passée avec son maître, il ne lui doit rien. Dans les deux cas, Tisias ne doit rien à Corax. Que répond Corax? Il construit son contre-discours en reprenant mot pour mot le schéma de l’argumentation de Tisias, mais en le renversant. Première possibilité, Tisias gagne le procès : de par la convention privée, Tisias doit payer. Seconde possibilité, Tisias perd le procès ; de par la loi, Tisias doit payer pour l’enseignement reçu. Dans les deux cas, Tisias doit payer. On dit que les juges chassèrent les plaideurs à coups de bâton.

La preuve dite “technique”, opérant dans un langage coupé du monde, représente le cas extrême de la preuve faute de mieux ; quand on n’a plus rien, il reste tout de même la parole et les ressources des stéréotypes, V. Invention. Ce cas très spécial d’argumentation “hors sol” illustre bien un mode de fonctionnement possible de l’argumentation, mais ne doit pas être considéré comme prototypique. L‘argumentation doit généralement composer avec des éléments de réalité et des conventions sociales qui conditionne l’usage du langage.

4. Une terminologie difficilement exploitable

Les notions de preuves “techniques” et “non techniques” et leur opposition sont difficilement utilisables pour les raisons suivantes.

L’opposition est incertaine. Un moyen d’argumentation aussi important que l’appel à l’autorité a été considéré tantôt comme technique, tantôt comme non technique.

— Elle néglige le fait que tous ces éléments dits “non techniques”, aussi probants puissent-ils paraître, passent par un traitement argumentatif « pour les soutenir ou les réfuter » (Quintilien I. O., V, 2, 2 ; p. 104). Les données matérielles reçoivent du discours leur orientation argumentative, et les avocats tentent d’accréditer ou de discréditer les témoins et les témoignages en fonction des intérêts des parties qu’ils représentent.

— Enfin, elle entraîne des confusions avec l’usage contemporain des termes preuve et  technique. Si la rhétorique est bien une technique du langage et du discours, elle n’est certainement pas prototypique de ce que nous appelons technique, et la preuve qu’elle produit n’est dite telle que par abus de langage, puisqu’il s’agit d’un moyen de pression. Un beau discours enflammé uniquement peuplé de présomptions fondées sur des lieux communs ne prouve strictement rien, mais peut en effet soulever les foules et les pousser à l’action.
En fait, la terminologie s’est inversée, et nous appelons typiquement  preuve technique les preuves que la rhétorique appelle “non techniques”, et nous appellerions avec beaucoup d’indulgence “preuves non technique” les suggestions d’un discours fondé sur la pure magie verbale. Il s’agit manifestement d’autre chose.
L’opposition entre les deux types de “preuves rhétoriques” est faite dans un domaine argumentatif spécifique, le droit. Les preuves “techniques” se définissent par l’exploitation des endoxa, des lieux communs au groupe, V. Invention, alors que les thèmes “non techniques” demandent des connaissances spéciales, sur les matières et les modes de raisonnement juridique, comme le montre l’existence d’une topique juridique, distinctes de la topique commune (Aristote, I, 2, 1358a1, 10-35). La technique du droit s’exerce donc essentiellement sur le “non technique” de la rhétorique.

La terminologie rhétorique s’avère totalement contre-intuitive. Pour ces raisons, et afin de souligner ces difficultés, les termes technique et non technique, lorsqu’ils sont utilisés dans leur sens traditionnel sont mis systématiquement mis entre guillemets dans cet ouvrage.

5. Preuves “techniques”
V. Logos – Pathos -Éthos


[1] https://www.military.com/daily-news/2016/11/23/mattis-trump-beer-cigarettes-work-better-waterboarding.html

[2] « La Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants est un traité de droit international relatif aux droits de l’homme, adopté dans le cadre des Nations Unives. » (Wikipedia, Convention contre la torture)

Preuve et arts de la preuve

Prouver est issu du latin probare, “faire l’essai, éprouver, vérifier”. Cette valeur étymologique se retrouve dans les dérivés éprouver, épreuve, probant, probatoire, probation, qui tous, tout comme preuve, évoquent la sanction de l’expérience concrète.
Dans le langage courant, on apporte une preuve, on fait la preuve d’une affirmation.

2. Vocabulaire des arts de la preuve

Argumenter, prouver, démontrer : un champ lexico-sémantique — Le langage ordinaire propose les termes suivants pour désigner la famille de notions et d’activités inférentielles qui constituent ce qu’on peut appeler les arts de la preuve :

Substantif Verbe Adj -able N Déverbal N d’agent Adjectif
démontrer (in) démontrable démonstration ≠ démonstrateur démonstratif
argument argumenter *argumentable argumentation argumentateur argumentatif
preuve prouver (im)prouvable probation ≠ prouveur probatoire
la/une raison raisonner raisonnable raisonnement ≠ raisonneur

Ce champ s’organise selon les lignes suivantes.

Nom d’agent — Seul argumenter a produit un nom d’agent, argumentateur. On parle de démonstrateur seulement pour les appareils ménagers ; prouveur a été remplacé par avocat. Argumenter marque un engagement subjectif dans le mécanisme de construction de la preuve. Le raisonneur veut raisonner, mais il ne prouve pas, ni ne démontre, ni n’argumente.

Processus et résultat — Prouver n’admet les dérivés probatoire et probation que dans le domaine du droit. Le processus et le résultat de l’action “*probatoire” en science ne peut donc être désignée que comme une démonstration, ce qui contribue à brouiller les distinctions théoriques qu’on souhaiterait établir entre les concepts de preuve et de démonstration.

Vérité de la complétive — Démontrer et prouver admettent des complétives en que et posent que cette complétive est vraie : “Pierre a prouvé, démontré que Paul était le vrai coupable”, donc, pour le locuteur Paul est le vrai coupable. Argumenter ne pose pas la vérité de son complément, ni l’aboutissement du procès :

Pierre [*argumente ??] soutient que Paul est le vrai coupable.
Pierre argumente dans le sens de, pour… une reprise des relations diplomatiques.

En anglais, to argue accepte une complétive en that, mais ne pose pas la vérité de cette complétive, V. Argument.

Aspect — Il semble que la relation de argument à preuve relève de la distinction aspectuelle opposant l’inaccompli à l’accompli : argumenter n’est pas plus une forme faible de prouver que chercher n’est une forme affaiblie de trouver. La preuve est le “terminator” de l’argument, l’argument (que l’on donne pour) irréfutable, le « knock-down argument » (Hamblin 1970, p. 249). La preuve est l’intention, la visée, elle donne le sens de l’argument.

C’est pourquoi preuve, argument et démonstration peuvent cependant fonctionner en co-orientation, comme des quasi-synonymes, dans bien des contextes : l’avocat se livre à une belle démonstration dans laquelle il apporte des preuves décisives et des arguments convaincants.

Des marqueurs de position — Ces termes quasi-synonymes dans certains contextes peuvent, dans le débat, apparaître clairement comme des marqueurs de positions argumentatives antagoniques. Dans le domaine judiciaire, le juge entend les dires et les arguments des parties ; chacune de ces parties apporte (ce qu’elle considère comme) des preuves et rejette celles qu’apporte son adversaire comme des arguties : on n’a plus affaire à des synonymes, mais à des termes antiorientés. La différence entre la preuve, l’argument, et l’argutie devient une simple question de point de vue ; la valeur probante se confond avec l’appréciation positive que j’accorde à mon argumentation et que je refuse à celle de mon adversaire. D’une façon générale, une objection polie peut être présentée comme un simple argument ; argument est alors un adoucisseur lexical de preuve, son usage manifeste une distance, un moindre engagement du locuteur dans son discours.

Statut dialogal — La distinction démonstration / preuve / argument paraît avant tout sensible à la présence ou à l’absence de contre-discours. C’est ce qui explique le fait que l’on retrouve l’usage du terme argument aux deux extrémités de l’activité scientifique, lors de l’apprentissage, et dans les controverses les plus pointues sur les questions ouvertes, où les discours les plus armés théoriquement ou techniquement reprennent le statut d’argument, du simple fait qu’il y a désaccord.

3. Hétérogénéité du discours de la preuve

Dans tous les domaines, la preuve remplit diverses fonctions, totalement hétérogènes :

— Aléthique : Elle établit la vérité d’un fait ou d’une suite d’événements incertains ou contestés.

— Épistémique : Elle permet d’accroître et de stabiliser les connaissances et fonde une croyance justifiée.

— Explicative : Elle rend compte d’un fait certain, en l’intégrant dans un discours cohérent.

— Cognitive et esthétique : Elle est relativement évidente, et si possible élégante.

— Psychologique : Elle élimine le doute et inspire confiance.

— Rhétorique : Elle convainc.

— Dialectique : Elle élimine la contestation et clôt le débat ; la preuve n’est pas remise en cause facilement.

— Sociale : Elle tranquillise et soude la communauté concernée, dans le domaine judiciaire particulièrement. Inversement, la preuve exclut : il faut être faible d’esprit, fou, aveuglé par la passion, pour rejeter la preuve qu’on vous apporte.

— Professionnelle : elle fonde un consensus légitime dans la communauté compétente, qui définit la problématique, stabilise la forme de la preuve et l’accomplit en l’intégrant dans ses manuels.

La preuve ne peut donc être caractérisée comme un bloc d’évidence que l’on pourrait opposer à l’argument.

4. Unité des arts de la preuve

Les arts de la preuve – argumentation, démonstration et preuve – y compris en sciences, partagent les caractères suivants.

— Une interrogation. On part d’un problème, d’une affirmation sensée mais douteuse.

— Un langage et un discours. Qu’il s’agisse de prouver, d’argumenter, de démontrer, de justifier, d’expliquer, toutes ces activités supposent un support sémiotique, un langage et une combinaison linéaire d’énoncés.
Il en va probablement de même pour le raisonnement, bien que le terme mette l’accent sur les aspects cognitifs du processus.

— Une intention. Comme tout discours ordinaire, le discours de la preuve est orienté par un objectif.

— Une inférence. La notion d’inférence est une notion primitive, définie par le moyen de termes qui en sont synonymes : dérivation d’une proposition à partir d’une autre”. On saisit ce qu’elle est par opposition : la démarche inférentielle s’oppose à l’intuition pour laquelle une proposition est affirmée “immédiatement” sur la base de sa perception directe, V. Évidence. Dans le cas de l’inférence, le vrai est affirmé indirectement, via des données ou des prémisses, exprimées par des énoncés et appuyées sur des principes dont la nature dépend du domaine concerné.

— Des institutions et des communautés de pratiquants, l’ensemble des locuteurs dans un cas, des groupes restreints d’experts dans l’autre.

— Argumentation et démonstration en sciences se font en référence à quelque chose, c’est-à-dire sous la contrainte d’un monde extérieur. On peut certes toujours dire n’importe quoi, mais parfois la réalité dit non. La réalité contribue à la détermination de la validité. Les pratiques de la preuve et de l’argumentation ne relèvent pas de la pure virtuosité linguistique, mais supposent l’expérience, la référence aux êtres et aux événements du monde.

— Des domaines. Les modes de production des preuves diffèrent selon le type de langage technique et de méthode utilisée dans le domaine considérée. La mise en place de grandes classes de preuves scientifiques incombe aux épistémologues.
L’argumentation en langage naturel se caractérise par sa capacité à combiner une grande variété de preuves hétérogènes, correspondant aux divers schémas d’arguments.

5. La preuve entre fait et discours

La preuve se construit dans un langage, naturel ou formel, et est apportée dans un discours. Selon la conception formelle, la preuve formelle apportée par la démonstration hypothético-déductive est la preuve par excellence. Son correspondant en langage ordinaire serait l’argumentation par la définition essentialiste telle qu’on l’utilise en philosophie et en théologie. Dans les autres domaines d’activités, le discours probatoire nécessite un “supplément de réalité”, et on s’oriente vers la preuve comme fait. La preuve y est construite par une série de manipulations et d’investigations dont la désignation renvoie à des réalités concrètes : on réunit “des éléments de preuve”, “des moyens de preuve” ; on “ fait la preuve” comme on “ fait ses preuves”, on “apporte des preuves”. C’est dans ce rapport au réel que la preuve quotidienne se différencie de la démonstration formelle.

Le passage de la preuve comme démonstration à la preuve comme fait suppose un double effacement du discours, d’abord celui de l’énoncé rapportant le fait et ensuite celui du lien entre le probant et le prouvé. La preuve-fait nie le discours qui la soutient. Elle suppose l’évidence non discursive des réalités matérielles (données à voir et à toucher) et des réalités intellectuelles, claires, distinctes et nécessaires. La preuve que je n’ai pas assassiné Pierre est qu’il est là bien vivant devant vous ; ou, comme le dit Grize « le fait est le meilleur des arguments » (1990, p. 44). Mais on sait d’expérience que les faits n’exercent qu’une contrainte toute relative sur les croyances, même dans les milieux les plus intéressés à obtenir des preuves, comme le montre la cruelle expérience de Semmelweiss (Plantin 1995, chap. 7), V. Réfutation par les faits.
La preuve peut certes être transmise en silence au juge compétent, mais un élément matériel ne devient preuve que relativement à un problème et à une procédure, qui, elles, ont nécessairement une formulation langagière. C’est par son insertion dans ce contexte langagier d’enquête, de preuve que la donnée matérielle devient preuve.
Si certains faits “parlent d’eux-mêmes” à ceux qui entendent leur langage, ils restent “silencieux” pour tous ceux qui ignorent tout du domaine et du contexte dans lesquels se déroule la quête à laquelle le fait vient mettre un terme. Une configuration matérielle ne prend le statut de fait que relativement à un savoir qui s’exprime dans un langage plus ou moins technique. Le scanner que le médecin obligeant montre à son patient pour lui “faire voir” que son cancer est guéri reste opaque à ce dernier, qui accepte la preuve sans y “voir” quoi que ce soit.


 

Présupposition

Un énoncé à présupposé est un énoncé élémentaire qui contient plusieurs jugements, ayant des statuts sémantiques et discursifs différents. La notion de présupposition peut être abordée comme un problème logique ou un problème langagier.

1. Un problème logique

Le problème de la présupposition a été d’abord traité en logique. La logique des propositions analysées postule que des propositions comme “tous les A sont B” sont susceptibles de prendre deux valeurs de vérité, le vrai et le faux. Le problème survient lorsqu’il n’existe pas de A ni de B, comme dans “aucune licorne n’est un dragon”. La proposition “tous les A sont B” est-elle alors vraie ou fausse ?
Soit le jugement le roi de France est chauve” énoncé en 1905 ; il n’est pas possible de lui attribuer une valeur de vérité, puisqu’il n’y a pas de roi de France (Russell 1905) à cette date.
Du point de vue de la technique logique il suffit d’ajouter les prémisses “il existe des A”, “il existe des B”. L’énoncé d’apparence mono-propositionnel se traduit en langage logique par une conjonction de trois jugements, c’est-à-dire de trois propositions, ayant chacune sa valeur de vérité (& = et) :

Il y a un roi de France” & “Il n’y en a qu’un” & “il est chauve”.

Actuellement, comme en 1905, la première proposition de la conjonction est fausse, donc la conjonction de propositions logiques représentant l’énoncé “le roi de France est chauve” est simplement fausse.

On a reproché à cette analyse de ne pas rendre compte du sentiment linguistique du locuteur ordinaire, pour qui les phrases “il y a un roi de France” et “ce roi est chauve” n’ont pas le même statut sémantique dans la phrase d’origine. Mais cette objection n’est pas pertinente du point de vue de la logique, qui ne cherche pas à représenter l’intuition linguistique, mais veut simplement régler un problème technique.

2. Un problème langagier

Les énoncés ordinaires peuvent contenir plusieurs jugements, ayant différents statuts sémantique et discursif.

2.1 La structure multicouches de la signification

La présupposition est définie comme un élément du contenu sémantique de l’énoncé qui résiste à la négation et à l’interrogation. L’énoncé Pierre a cessé de fumer :

— présuppose que “auparavant Pierre fumait”,
— pose que “maintenant, Pierre ne fume plus”.

La proposition négative “Pierre n’a pas cessé de fumer” et la proposition interrogative “Pierre a-t-il cessé de fumer ?” portent sur le posé (Pierre fume maintenant). et conservent le présupposé “auparavant Pierre fumait”.

Cette structure multicouche des énoncés en langue naturelle est une des principales caractéristiques qui les différencient des propositions logiques.

2.2 La présupposition comme acte de langage

Ducrot (1972) définit la présupposition comme un acte de langage illocutoire réduisant les possibilités de parole de l’interlocuteur. L’acte de présupposition est une manœuvre par laquelle le locuteur tente de préempter la parole de l’interlocuteur, en tablant sur le principe de “préférence pour l’accord”.
Cette idée qu’un énoncé projette (est orienté vers) une “suite idéale” pré-structurée est à la base de ce qui deviendra la théorie de l’argumentation dans la langue.

Le refus d’inscrire sa parole dans la perspective ouverte par le locuteur précédent, et particulièrement le rejet par l’interlocuteur des présupposés introduits dans le tour précédent (Ducrot 1972, p. 69-101), produit un effet « polémique ».
Ducrot ne postule pas un principe d’accord irénique qui déterminerait les relations d’interlocution (ce qui n’est pas non plus le cas de la théorie des interactions) ; il souligne que l’accord est imposé : ce n’est pas nous sommes d’accord, c’est merveilleux ! mais bien vous êtes d’accord avec moi, n’est-ce pas ?
La description de l’acte de présupposer est entièrement faite dans le registre du coup de force. En introduisant un présupposé dans son énoncé, le locuteur accomplit :

Un acte à valeur juridique, et donc illocutoire […] [qui] transforme du même coup les possibilités de parole de l’interlocuteur. […] ce qui est modifié chez l’auditeur, c’est son droit de parler. (ibid., p. 91).

2.3 Rejet des présupposés

L’opération est proche de celle que met en œuvre la question rhétorique, V. Biais ; Question chargée . Soit la question posée par un intervieweur :

Qu’allez-vous faire pour lutter contre la corruption au sein de votre propre parti ?

La question présuppose il y a de la corruption au sein de votre parti. L’interviewé peut :

1) Accepter l’assertion présupposée en donnant une réponse dans la gamme des réponses attendues, par exemple :

Nous allons suspendre toutes les personnes inculpées

Cette réponse s’inscrit dans le cadre du dialogue tel qu’établi au premier tour, elle respecte l’orientation linguistique de la question. L’interviewé se soumet à l’intervieweur.

2) L’interviewé pourrait également rejeter le présupposé de la question :

À ma connaissance, il n’y a pas de cas (prouvé) de corruption au sein de mon parti

Cette seconde réponse rejette le présupposé que l’intervieweur voulait lui imposer. L’interviewé résiste à l’intervieweur. Le dialogue est reformaté et prend un caractère, polémique, ouvrant une situation argumentative structurée par la question “Y a-t-il des cas (avérés) de corruption dans le parti ?”.

Le présupposé prétend imposer « un cadre idéologique » (ibid., p. 97) au dialogue ultérieur, c’est-à-dire canaliser la parole de l’autre. La violence de cette imposition est proportionnelle à celle qui est nécessaire pour la repousser ; la remise en cause des présupposés est toujours vécue comme agressive, et contribua[e] largement à personnaliser le débat, à le transformer en querelle. […] Attaquer les présupposés de l’adversaire, c’est […] attaquer l’adversaire lui-même (ibid., p. 92).

Cette polémicité est inscrite dans l’acte de langage de présupposition. C’est un cas particulier de refus d’accord, V. Conditions de discussion ; Persuasion.

Les phénomènes de présupposition ne se limitent pas au dialogue, mais, comme toujours, le dialogue permet de clarifier les problèmes. Un monologue qui ne respecterait pas ses propres présupposés serait incohérent, alors que, dans un dialogue, le rejet d’une présupposition est polémique. En réalité, le dialogue 1) se développe dans les mêmes conditions qu’un monologue.


 

Précédent, arg. du –

1. Définition

Selon le topos ≠ 11 d’Aristote, constitue un précédent :

Un jugement (ek kriseôs) prononcé sur la même question, une question semblable ou une question contraire. (Rhét., II, 23, 1398b15-25 ; Chiron, p. 388)

Ainsi définis, les précédents sont en nombre illimité. La force du précédent allégué dépend d’abord du degré de similitude entre cas ancien et cas nouveau et ensuite du degré d’autorité de l’instance ou de la personne qui a porté ce jugement.

Par  “jugement”, il faut entendre non seulement le jugement d’un tribunal, mais toute forme d’évaluation ou de décision prise dans le passé, quel que soit le domaine considéré, en particulier dans les menues décisions de la vie quotidienne :

L1 : — Allons nous baigner à Toponyme !
L2 : — La dernière fois, il y avait de gros embouteillages.

Si la cause n’a pas été tranchée au tribunal, elle peut l’avoir été par des autorités comme celles de la fable, de la parabole ou de l’exemple, qui constituent également des précédents (Lausberg [1960], § 426) :

L1 : — Je me demande si ma fille a raison de vouloir épouser ce frétillant vieillard ?
L2 : — Oui… Rappelle-toi l’École des femmes de Molière…

2. Schématisation

L’application du principe du précédent se fait selon les étapes suivantes :

1) Un problème : on est en présence d’un cas P1 à propos duquel une décision doit être prise.
2) Une recherche de cas déjà jugés présentant des analogies avec P1.
3) Par une opération de catégorisation, P1 est mis dans la même catégorie qu’un ou plusieurs de ces cas, P0
4) La décision, le jugement, l’évaluation… E a été portée sur le cas P0par une certaine autorité
5) Par application de la règle de justice, on doit porter un jugement analogue sur le cas P1.

Par “analogue”, on entend le même jugement, un jugement proportionnel ; ou, plus simplement, un jugement cohérent avec E.

Les jugements sont prononcés en fonction des jugements passés, concernant des cas “de même type”. L’importance accordée au précédent est une exigence de cohérence entre les décisions prises, un cas particulier d’application du principe de non-contradiction ; on se garde ainsi contre toute accusation ad hominem. adressée à l’institution.

L’appel au précédent est un économiseur d’énergie : le problème du jugement à porter est résolu automatiquement dès qu’est établie l’analogie du fait problématique à un fait déjà jugé.

Comme l’argument ab exemplo, l’argument du précédent motive une décision ou une interprétation en s’appuyant sur des données ou des exemples tirés de la tradition. Il s’agit d’un principe conservateur qui limite l’innovation dans tous les domaines où il s’applique. En tant que tel, il se combine bien avec des arguments faisant appel à « la sagesse de nos ancêtres » (Bentham, 1824) ; V. Topique politique ; Autorité ; Progrès.

3. Rejet du précédent

On rejette le précédent :

— En montrant que le cas actuel P1 présente des différences pertinentes avec P0, donc qu’il n’entre pas dans la même catégorie que P0 (stade 3).

— Par désir d’innover dans la vie quotidienne : Et si cette fois on changeait un peu ?


 

Pragmatique, arg. –

Dans l’expression “argument pragmatique”, l’adjectif pragmatique est pris au sens de “qui met au premier plan l’action, la pratique ; qui se place dans une perspective utilitaire, et non pas théorique ou idéologique”. Le mot n’a rien à voir avec la pragmatique comme discipline linguistique.

1. Le schème argumentatif

L’argument pragmatique correspond au topos n° 13 de la Rhétorique d’Aristote :

Puisque, la plupart du temps, il se trouve que de la même chose s’ensuivent un bien ou un mal, on se servira du conséquent pour persuader ou dissuader, accuser ou défendre, louer ou blâmer. (Rhét., II, 23, 1399a10 ; Chiron, p. 390-391)

Autrement dit, comme on peut toujours attribuer à une mesure, politique ou autre, des effets positifs et des effets négatifs, qu’elle soit en discussion ou déjà en application. On peut toujours la recommander en soulignant ses effets positifs ou la critiquer en montrant ses effets négatifs (effets réels ou supposés tels dans les deux cas).

L’argument pragmatique présuppose une série d’opérations argumentatives :

(0) Une question : Dois-je agir ainsi ? Dois-je appuyer telle ou telle proposition ?
(i) Des positions argumentatives : Oui / non

(iii) Une argumentation de la cause à l’effet : À partir d’un comportement ou d’une mesure donnée, en s’appuyant sur une loi (prétendue) causale, on prédit qu’elle aura / n’aura pas un certain effet.
(iv) Une évaluation, positive ou négative, est porté sur cet effet.
(v) Enfin, en prenant pour argument cette conséquence, une remontée vers la source, la proposition originelle, pour la recommander si le jugement de valeur porté sur elle est positif, pour la rejeter si ce jugement est négatif.

Cette dernière opération caractérisant ce type d’arguments, l’argumentation pragmatique est parfois dite argumentation par les conséquences (de la conséquence à la cause), qui diagnostique une cause à partir d’une de ses conséquences. Mais ici ce n’est pas la cause mais son évaluation qui est effectuée par transfert de l’évaluation de la conséquence.

D’autre part, le lien causal présupposé par l’argumentation pragmatique dans le domaine politique, est bien différent du lien exploité dans l’argumentation pragmatique scientifique.
Dans ce dernier domaine, l’argumentation par la cause part d’un fait attesté, “vous fumez”, s’appuie sur un corps d’investigation disponibles et non scientifiquement contredite permettant d’affirmer que “fumer accroît les risques de cancer” ; on se trouve exactement dans le cas de la déduction scientifique telle que la caractérise Toulmin (1958, p. 184). Appliquée à un fumeur, cette loi permet de déduire la conséquence “vous accroissez vos risques de cancer” ; comme personne n’aime avoir le cancer, le jugement négatif rétroagit sur la cause “ j’arrête de fumer”.
En revanche, dans le domaine socio-politique, la déduction causale nécessaire au stade (iii) de l’argumentation pragmatique, peut se réduire à une suite d’éléments corrélés de façon vaguement plausible, c’est-à-dire à un roman causal, et le plus couramment à une simple affirmation “ceci aura pour conséquence cela”, V. Métonymie.

2. Réfutation de l’argument pragmatique

2.1 Morale et religion :
L’action désintéressée contre l’argument pragmatique

Dans le domaine religieux, la conséquence positive a ceci de particulier qu’elle sera obtenue dans un autre monde :

Si tu respectes les dix Commandements, tu iras au Paradis.
Si tu violes les interdits, tu iras en Enfer, au mieux au Purgatoire.

Le pari de Pascal est un calcul sur les conséquences positives (ce qu’on gagne) et négatives (ce qu’on perd) en devenant croyant.

Si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc, qu’il est sans hésiter. Blaise Pascal, [L’argument du pari], Pensées[1]

Ce côté intéressé rend l’usage de l’argument pragmatique un peu délicat dans le domaine religieux. Les mystiques préfèrent mettre l’accent sur l’attraction exercée par l’amour divin.

De même, l’usage de l’argument pragmatique peut sembler déplacé dans le domaine de l’action morale :

Donnez un peu d’argent aux pauvres, comme cela ils ne viendront pas brûler votre beau château.

2.2 L’effet positif attendu sera contrebalancé par d’autres effets négatifs

L’argument pragmatique en faveur de telle ou telle décision peut se réfuter par un autre argument pragmatique, construit cette fois sur la base des conséquences négatives qu’on lui attribue.

Nouvel Observateur — Anne Coppel, dans le livre que vous publiez avec Christian Bachmann, “Le Dragon domestique”, vous prenez parti pour la légalisation de la drogue. Vous ne craignez pas de passer pour des suppôts de Satan ?

Anne Coppel (AC) — Plutôt que de légalisation, nous préférons parler de domestication, car cela suppose une stratégie progressive […]. Elle ne supprimera pas le problème de la drogue. Mais c’est une solution plus rationnelle, qui éliminera les mafias, réduira la délinquance, réduira aussi tous les fantasmes qui alimentent la drogue elle-même et font partie de son marketing.
Jean-Paul Jean (J.-P.J.) — Je crois que la légalisation produirait un effet d’appel dont on ne peut absolument pas maîtriser les conséquences. Plus un produit est présent sur le marché, plus il y a de consommateurs potentiels qui y ont accès. On aboutirait donc à ce que beaucoup plus de gens se droguent.
Le Nouvel Observateur, 12-18 octobre 1989, V. Pente glissante.

AC argumente par les effets positifs qu’aura, selon elle, la légalisation de la drogue. J-PJ la réfute par les effets négatifs qu’elle entraînera ; on remarque que et J-PJ au conditionnel. Les effets négatifs non désirés sont considérés comme des effets pervers. Ces effets sont dits pervers parce que la personne qui propose la mesure ne les recherche pas, ne les souhaite pas, et son adversaire lui en fait crédit. Dans le passage ci-dessus, J-PJ n’accuse pas AC de proposer cette mesure pour que « beaucoup plus de gens se droguent ». Parfois on se trouve à la marge :

L1 :   Cette politique rendrait les laboratoires ingérables et conduirait à leur explosion !
L2 :   C’est précisément le but recherché.

Ce cas relève de la règle no6 de Hedge : « On ne doit pas imputer à une personne les conséquences de sa thèse » — cas de J-PJ —, « à moins qu’elle ne les revendique expressément » — cas du locuteur L2. Dire à quelqu’un que sa politique qu’il propose mènera le pays à la ruine et au chaos est une argumentation par les conséquences négatives. Dire qu’il propose cette politique pour mener le pays à la ruine et au chaos, c’est l’accuser de complot, V. Règles ; Évaluation.
L’accusation de poursuivre un agenda caché renvoie également au topos du dévoilement des vraies intentions, V. Mobiles.

2.3 L’effet réellement produit sera contraire à l’effet attendu

Dans l’exemple précédent, les conséquences positives espérées sont “éliminer les mafias, etc.” (AC), et les conséquences négatives objectées sont “on aboutirait à ce que beaucoup plus de gens se droguent” (J-PJ). Ces deux types de conséquence sont sans lien entre elles ; tout se passe comme si J-PJ reconnaissait qu’en effet, la mesure proposée, la légalisation de la drogue permettrait entre autres d’éliminer les mafias. J-PJ aurait pu adopter une stratégie plus frontale en disant “vous n’éliminerez pas les mafias, bien au contraire, vous les renforcerez”, c’est-à-dire en montrant que l’effet produit sur les mafias ne sera pas positif mais négatif, contraire à l’effet attendu.

Pour combattre la crise, il faut investir 
Pour investir, vous devrez emprunter, et en empruntant vous renforcerez la crise.

C’est une stratégie de maximisation par le renversement opéré par les contraires, V. Enthymème ; Causalité (2).

2.4 Dilemme des conséquences opposées selon les groupes considérés

Le topos 14 de la Rhétorique envisage le cas suivant :

[L1] Une prêtresse interdisait à son fils de parler devant l’Assemblée en lui disant : “Si tu parles selon la justice, les hommes te haïront, si tu parles contre elle, ce seront les dieux”.
[L2] Par conséquent, il faut haranguer l’Assemblée, car si tu parles selon la justice, les dieux t’aimeront, et si tu parles contre elles ce seront les hommes (Rhét. 1399a20 ; p. 391)

Chiron suppose, en note, que ce passage est un dialogue, où le second locuteur L2 montre que, pris à la lettre, le même argument conduit aussi bien à une conclusion contraire à celle qui est avancée par L1 (notre notation). Il est courant que la même action ait des conséquences opposées sur deux groupes ou deux personnes, ce qui crée un dilemme :

Si vous faites ceci, vous plairez à Pierre et vous irriterez Paul
Si vous ne le faites pas, vous plairez à Paul et vous plairez à Pierre.

On résout le dilemme par un calcul de préférences : préfère-t-on plaire aux dieux ou aux hommes ? à Pierre ou à Paul ?

2.5 L’effet prétendument positif est en fait néfaste

En tant que déterminant d’une action, l’argument pragmatique est un universel anthropologique, consubstantiel à l’activité humaine : on sème pour récolter, et on récolte pour manger.

Les exemples suivants sont pris dans la Dispute sur le sel et le fer, ouvrage censé reproduire une dispute tenue en 81 avant notre ère, dans la Chine des Han postérieurs. Le Grand Secrétaire, Sang Hong Yang, affronte un groupe de soixante Lettrés sur des questions de politique économique et sociale ; l’argument pragmatique est l’arme favorite du Grand Secrétaire.
La discussion porte sur la politique d’expansion territoriale menées par le prince de Shang. L’accroissement du territoire présenté comme quelque chose de positif par le Grand secrétaire est considéré comme néfaste par les Lettrés.

— Le grand secrétaire
[Grâce aux réformes entreprises par le prince de Shang, l’État] put à peu de frais agrandir le territoire de Qin jusqu’à englober tout l’ouest du fleuve Jaune.

— Les Lettrés
Le malheur grandit en proportion de l’extension territoriale.

Huán Kuān, Dispute sur le sel et le fer. 1er S. av. J-C.[2]

2.6 L’argumentation pragmatique est viciée dans son concept même

L’argumentation pragmatique dans son principe suppose que l’action préconisée est sinon entièrement, du moins plutôt positive, qu’elle amènera une amélioration dans le monde, même si elle peut avoir quelques petits effets négatifs collatéraux. Le Grand Secrétaire, emporté par son lyrisme, suppose même qu’il est possible d’apporter du bien dans le monde sans apporter quelque mal :

[Le Grand Secrétaire] Par les profits tirés des monopoles du sel et du fer et du sel, nous sommes en mesure de satisfaire aux besoins de l’empire en période de crise et de faire face à l’entretien des armées en prévision des périodes de pénurie. Bénéfiques au pays, ils ne lèsent pas les masses. (Id.)

Le Grand Secrétaire représente un esprit moderne, auquel la philosophie des lettrés est radicalement opposée. Cette philosophie dit qu’il est impossible d’apporter du bien, du profit, pour les uns sans apporter du mal, de la misère, en égale quantité pour les autres. Le bilan du positif et du négatif est à somme nulle :

[Les Lettrés] Le profit ne tombe pas du ciel, pas plus qu’il ne jaillit spontanément des entrailles de la terre. Il est entièrement tiré de la sueur et du sang du peuple. Dire qu’il a centuplé est une duperie. (Id., p. 40)

Le profit des uns est inséparable des pertes des autres. Selon cette conception du monde, il n’y a pas de “progrès” global. Le monde humain comme le monde naturel fonctionne selon un principe d’équilibre ; le bien qui advient ici est corrélatif d’un mal qui advient ailleurs. Quatre arguments soutiennent cette conclusion qui détruit l’idée même d’argument pragmatique (notre numérotation); la récapitulation (5) est confirmée par un principe théorique (6) et par une constatation empirique (7)

(1) Cela fait penser à ce simple d’esprit qui retournait sa fourrure pour protéger le poil, sans s’aviser qu’ainsi il usait la peau. (2) Si une année les prunes sont abondantes, elles seront rares l’année suivante. (3) Le grain nouveau ne mûrit qu’au détriment de l’ancien. (4) Le ciel et la terre ne peuvent atteindre leur plénitude en même temps ; il en va de même des activités humaines. (5) Ce qu’on gagne d’un côté on le perd nécessairement de l’autre, ainsi (6) le yin et le yang ne peuvent briller simultanément, et (7) le jour alterne avec la nuit. (Id.)


[1] http://www.penseesdepascal.fr/II/II1-moderne.php

[2] Huán Kuān, Dispute sur le sel et le fer. Texte présenté, traduit et annoté par Jean Levi. Paris, Les Belles-Lettres, 2010, p. 39.


 

Politesse argumentative

La politesse linguistique a une fonction de régulation de la relation interpersonnelle :

Relèvent de la politesse, tous les aspects du discours :
1) qui sont régis par des règles,
2) qui interviennent au niveau de la relation interpersonnelle,
3) et qui ont pour fonction de préserver le caractère harmonieux de cette relation. Au pire, neutralisation des conflits potentiels ; au mieux faire en sorte que chacun des participants soit envers l’autre le mieux disposé possible. (Kerbrat-Orecchioni 1992, p. 159 ; p. 163 ; souligné dans le texte)

Dans le cas général, la conversation est régie par un principe de préférence pour laccord ; la théorie interactionniste de la politesse décrit les conditions qui réduisent l’agressivité et favorisent cet accord. Brown & Levinson 1978 ; Kerbrat-Orecchioni, ibid.) définissent l’individu par ses faces et ses territoires. L’intervention polie respecte des règles de politesse positive et des règles de politesse négative, vis-à-vis de soi comme vis-à-vis de l’autre.

Ce système est transformé en situation argumentative : la préférence pour l’accord est transformée en une « préférence pour le désaccord » (Bilmes 1991), les différences sont maximisées, ce qui a des conséquences sur toutes les composantes du système de la politesse linguistique. L’argument ad verecundiam fournit une illustration typique de ces transformations, V. Modestie.

1. Principes de politesse orientés vers l’allocutaire

La politesse négative enjoint d’éviter les actes menaçants envers les territoires ou la face de l’allocutaire, et la politesse positive recommande que soient produits des actes positifs à leur égard (Kerbrat-Orecchioni 1992, p. 184).

La situation argumentative inverse ces principes, pour des raisons qui tiennent à la nature même de cette situation. D’une part, les règles de la politesse positive ne sont pas appliquées ; d’autre part, celles de la politesse négative sont inversées. Par exemple, la règle de politesse générale « évitez d’empiéter sur les réserves [de l’interlocuteur] » (ibid., p. 184) correspond au principe de non-agression, “ne violez pas le territoire de l’autre”. Mais, dans une situation argumentative, le territoire étant disputé, il y a forcément une forme d’agression et de conflit territorial, avec empiétements et contre-empiétements.

Une règle de politesse recommande de « [s’abstenir] de faire [à l’interlocuteur] des remarques désobligeantes, des critiques trop acerbes, des réfutations trop radicales, des reproches trop violents » (ibid.), alors qu’en situation argumentative la réfutation radicale est recherchée plutôt qu’évitée et la mise en cause négative de l’adversaire est une stratégie standard. S’il y a éloge de l’adversaire, c’est pour le retourner contre la position qu’il défend dans l’interaction en cours, V. Contre-argumentation.

2. Principes de politesse orientés vers soi-même

Comme la précédente, cette rubrique réunit deux familles de principes, les uns négatifs, les autres positifs. En règle générale, il est demandé au locuteur de protéger ses faces et ses territoires :

[1] Sauvegardez dans la mesure du possible votre territoire ; résistez aux incursions par trop envahissantes, … ne vous laissez pas traîner dans la boue, ne tolérez pas que votre image soit injustement dégradée, répondez aux critiques aux attaques et aux insultes,
[2] Sauf circonstance exceptionnelle, le plaidoyer pro domo est proscrit dans notre société, qui juge sévèrement les manifestations trop insolentes de l’autosatisfaction. (Ibid., p. 182-183)

En situation argumentative, les principes positifs, jouant en faveur du locuteur sont vigoureusement appliqués. La protection et promotion de son point de vue demande que les positions soient défendues, et les attaques réfutées. Les plaidoyers pro domo sont non seulement admis mais prescrits. L’argumentateur n’hésite pas à faire l’éloge de sa personne aussi bien que de son territoire, ici son point de vue. Cette valorisation est de règle quand elle s’applique aux objets “en question”, qui constituent des enjeux de l’interaction, qu’il s’agisse de la personne ou de ses biens.

Selon les principes de modération dans la valorisation de soi, « si vous avez à faire votre propre éloge, qu’au moins ce soit sur le mode atténué de la litote » (ibid., p. 184) ; et vous pouvez même léser légèrement votre propre territoire et pratiquer une légère autocritique (ibid., p. 154). Ce principe demande qu’on accepte de transiger, de faire des concessions, toutes choses que l’argumentateur peut choisir de faire ou ne pas faire sans qu’on puisse parler de politesse ou d’impolitesse.

Les règles de politesse concernant les faces et les territoires sont suspendues pour tout ce qui concerne les participants et les objets en relation avec la question débattue, mais elles restent applicables pour tout ce qui n’est pas objet de débat. Il est donc possible qu’un argumentateur grandisse sa face et ses territoires et abaisse ceux de son adversaire, dans une interaction où il se comportera, par ailleurs, de façon polie ou impolie.
Les règles de la politesse argumentative sont celles du débat “honorable” (Hedge, 1838), V. Règles.



 

 

Pertinence

1. “Ignorance de la réfutation” : Une fallacie de méthode dialectique

Lat. ignoratio elenchi. Le mot grec élenkhos [έλεγχος] signifie : « 1. Argument pour réfuter […] 2. Preuve en général » (Bailly [1901], έλεγχος). Le substantifs latin elenchus est utilisé pour rendre les diverses significations grecques. Dans la littérature anglo-saxonne, elenchus est parfois pris au sens de “débat”, par une nouvelle extension de sens. Le titre latin de l’ouvrage d’Aristote Des réfutations sophistiques est De Sophisticis elenchi (Hamblin 1970, p. 305).

La fallacie dite “d’ignorance de la réfutation” (ignoratio elenchi) est une fallacie indépendante du discours, V. Fallacieux: Aristote. C’est une fallacie méthodologique, qui se produit,

parce qu’on n’a pas défini ce qu’est la preuve ou la réfutation et parce qu’on a laissé échapper quelque chose dans leur définition. (Aristote, R. S., 167a20 ; p. 17)

Cette erreur méthodologique a été définie d’abord dans le cadre du jeu dialectique, qui permet d’éliminer une proposition si elle conduit à une contradiction. Un participant, le Répondant (dit aussi le Proposant), affirme une proposition P et son partenaire, le Questionneur (l’Opposant ), doit l’amener à se contredire, c’est-à-dire à assumer non P. Le Répondant est ainsi logiquement contraint de retirer la thèse qu’il avait posée en début de partie.
Le jeu est défini sur des propositions contradictoires P et non P, l’une seulement des deux propositions est vraie. L’opposant doit se conformer aux règles de la méthode logique afin de réfuter réellement (et non pas en apparence) l’affirmation primitive.

Le concept de mauvaise conception de la réfutation peut être étendu à l’argumentation en général : « Il argumente et ne sait pas argumenter ; il pense qu’il a prouvé ou réfuté quelque chose, alors qu’il n’a pas avancé d’un pas, etc. »
Ce genre de critique souligne les défauts de pertinence interne : l’argument n’étaye pas la conclusion, ou de pertinence externe : la position défendue est à côté de la question débattue.

2. Pertinence interne : l’argument est pertinent pour la conclusion

Dans le cadre d’une partie de dialectique, le Répondant affirme P. Au terme de l’échange, le Questionneur a construit une chaîne de propositions, toutes approuvées par le Répondant, au terme de laquelle il parvient à la proposition non P. Apparemment, il a donc réfuté son adversaire, le Répondant, et gagné la partie.
Pour le Répondant, la première manière de réfuter la réfutation construite par le Questionneur est de montrer les propositions qu’il a admises ne s’enchaînent pas de façon valide pour soutenir cette conclusion non P. Autrement dit, le Répondeur a démontré que la conclusion est certes pertinente pour le débat, mais que les arguments ne sont pas pertinents pour la conclusion.

Ceci correspond à la situation où un locuteur prétend avoir réfuté l’adversaire ex datis, ou ad hominem, c’est-à-dire en utilisant uniquement des croyances et des modes d’inférence supposément admis par l’adversaire. Cet adversaire peut résister à la réfutation en brisant la chaîne d’inférence menant à la conclusion qu’il est censé être obligé de concéder.
Dans le cas général, la démonstration du défaut de pertinence de l’argument pour la conclusion s’appuie sur tout le programme de critique du discours fallacieux.

3. Pertinence externe : la conclusion est pertinente pour la question

Toujours dans un échange dialectique, le Répondant ayant affirmé P, le Questionneur construit une chaîne de propositions dont il s’assure pas à pas qu’elles sont toutes admises par le Proposant. Au terme de cette construction, il parvient à la proposition Q, dont il affirme qu’elle est la proposition contradictoire de P, autrement dit que “Q est équivalent à non-P”. Le proposant reconnaît ou non la validité de l’enchaînement déroulée par l’opposant, mais il affirme que la proposition Q n’est pas la contradictoire de P, et, qu’en conséquence, il n’a pas été réfuté. Les arguments sont peut-être pertinents pour la conclusion, mais la conclusion ne réfute pas la thèse en question.

D’une façon générale, l’intervention sans pertinence externe est dite à côté de la question, elle est hors sujet, et peut être soupçonnée de vouloir mettre l’adversaire sur une fausse piste. L’accusation de paralogisme se renforce alors d’un soupçon de sophisme.

Les critiques sur la pertinence interne et sur la pertinence externe sont cumulables ; elles invalident un discours en disant qu’il enchaîne mal les propositions, ou que ses conclusions n’ont rien à voir avec le problème, ou les deux.

4. Pertinence de la question pour le “vrai débat”

Le cadre dialectique est binaire, ce que l’autre a vraiment dit est exprimé dans une proposition simple et explicite, ainsi que ce qui compte pour sa réfutation, l’affirmation de la thèse contradictoire. Comme la question est “P ou non P ?”, dire que la conclusion du Questionneur ne réfute pas la proposition avancée, c’est dire également qu’elle n’est pas pertinente pour le débat.

Dans une discussion ordinaire, la situation peut être tout aussi claire. Un étudiant conteste (veut “réfuter”) la note qui lui a été attribuée : “si vous maintenez votre note, je ne serai pas dans les trois premiers de la classe ; il faut que vous m’ajoutiez trois points !”. L’argumentation par les conséquences est on ne peut plus valide. Mais, selon le régime scientifique classique, les conséquences de la note sont non pertinentes pour la détermination de la note. La conclusion de l’élève est à côté de la question officielle “Quelle note le devoir mérite-t-il en lui-même ?”. La question de l’élève n’est pas celle du professeur, mais le professeur reste maître de la question.

Les choses peuvent être plus compliquées. Lorsque le proposant réfute la réfutation qui lui est opposée en disant “ce avec quoi tu es en désaccord n’a rien à voir avec ce que je dis”, ce qu’il a réellement dit peut être difficile à cerner, et peut en permanence être reformulé et réinterprété, V. Reprise. D’autre part, même lorsque la proposition et la réfutation proposée sont fixées (actées par écrit par exemple), le lien entre les deux n’a pas forcément la clarté de la contradiction binaire. Par exemple, L2 réfute-t-elle L1 ou montre-t-elle simplement que la situation est complexe ?

L1 :      — Les spéculateurs achètent des matières premières à l’avance juste pour spéculer sur les futures variations de prix. Ces opérations sur les matières premières devraient être interdites par la loi.
L2 :      — Absolument pas. Pour se couvrir des fluctuations des cours, les entreprises doivent pouvoir acheter à l’avance les matières premières dont elles ont besoin.

Enfin, dans le cadre d’une argumentation ordinaire, la question elle-même peut être controversable. Lorsqu’aucun des participants n’est le maître naturel ou conventionnel de la question, chaque participant clé est tenté de s’approprier la question en la redéfinissant, ce qui lui permet de rejeter la réponse de l’opposant comme étant sans rapport avec “le vrai problème”.

L1 :      — Ce n’est pas la question !
L2 :      — C’est ma réponse aux problèmes qui se posent réellement. Vous posez mal la question.

À la réfutation par (accusation de) défaut de pertinence de la conclusion pour le débat en cours on peut donc répondre par la contre-réfutation de fallacie de question mal posée, ou mal orientée, non pertinente pour le “vrai débat”.
Dans tous les débats socio-politiques sérieux, la question peut être un enjeu négociable. Le tiers institutionnellement autorisé, par exemple le juge, a pour fonction d’assumer et de stabiliser la question, il est seul habilité à trancher sur ce qui est pertinent ou non par rapport à la question disputée. D’une façon générale, la participation active de tiers permet de stabiliser quelque peu la question.


 

Persuasion

1. La persuasion comme essence de la rhétorique

Depuis Isocrate et Aristote, la parole rhétorique argumentative est couramment définie par sa fonction, persuader :

Posons que le rhétorique est la capacité (dunamis) de discerner (theôrein) dans chaque cas ce qui est potentiellement persuasif. (Rhét., i, 2, 1355b26 ; trad. Chiron, p. 124).

Cette définition est reprise par Crassus, mis en scène par Cicéron : « Crassus : ainsi j’ai appris que le premier devoir de l’orateur est de s’appliquer à persuader » (De l’or. I, XXXI, 138 ; p. 51), jusqu’à Perelman & Olbrechts-Tyteca, qui mettent au centre de leur définition « l’adhésion des esprits aux thèses qu’on présente à leur assentiment », avant d’élaborer la notion d’adhésion au moyen de l’opposition établie entre persuader et convaincre, V. Argumentation (1) ; Assentiment;

Selon ces définitions de référence, la rhétorique s’intéresse fondamentalement au discours structuré par l’intention de persuader (illocutoire, s’exprimant ouvertement dans le discours), c’est-à-dire de communiquer, expliquer, légitimer et faire partager le point de vue qui s’y exprime et les mots qui le disent. La persuasion (perlocutoire) résulte de la réalisation de ces intentions.
La tradition rhétorique lie le discours de persuasion à la production d’une représentation probable – vraisemblable, que les philosophes essentialistes, comme Platon, opposent parfois au discours de vérité, V. Probable.

2. Une rhétorique sans persuasion : l’ars bene dicendi

Le chapitre 15 du livre II de l’Institution Oratoire de Quintilien met en question de la définition de la rhétorique en relation avec la persuasion : « la définition la plus commune de la rhétorique c’est qu’elle est “le pouvoir de persuader” » (I. O., ii, 15, 3 ; p. 76), dont il attribue la paternité à Isocrate. Toutes les définitions qui lient la rhétorique à la persuasion sont rejetées :
— Soit comme pouvoir de persuader :

Mais, au vrai, la persuasion n’est-elle pas apportée aussi par l’argent, le crédit, l’autorité et le rang du sujet parlant, ou même, enfin, sans l’aide de la voix, par le seul aspect, lorsque par exemple, le rappel des mérites de quelqu’un, ou un visage qui inspire la pitié, ou la beauté physique, dicte le verdict ? (Ibid., 6 ; p. 76-77)

— Soit comme ouvrière de persuasion, y compris avec la restriction « pouvoir de persuader par la parole » :

Car d’autres que les orateurs persuadent par leur parole et conduisent où ils veulent, les filles galantes, les adulateurs, les corrupteurs. (Ibid.)

Finalement, Quintilien reprend à son compte la définition de la rhétorique attribuée aux stoïciens et à Chrysippe : « la définition qui conviendra parfaitement à la substance de la rhétorique, c’est “la science de bien dire” [rhetoricen esse bene dicendi scientiam] » (ibid. ; p. 84) ; sa finalité est de « penser et de parler comme il se doit. » (Ibid.)

Cette opposition entre rhétorique communicative de la persuasion et rhétorique introvertie du bien dire a été diversement nommée : primaire / secondaire (« primary / secondary rhetoric », Kennedy 1999) ; extrinsèque / intrinsèque (« extrinsischen / intrinsischen rhetoric », Kienpointner 2003). On peut également parler d’une rhétorique de l’énonciation, introvertie, centrée sur le locuteur et son for intérieur, orientée vers la justesse de la pensée et de l’expression. La rhétorique de l’interaction, extrovertie, est focalisée sur l’interlocuteur, elle est communicationnelle et parfois éloquente.

Cette distinction ne correspond pas à celle qu’on pratiquait, dans les années 1960, entre une rhétorique restreinte opposée à une rhétorique générale, et elle n’a rien à voir avec celle qui opposerait une rhétorique des arguments et une rhétorique des figures, V. Figure.

La rhétorique énonciative est une rhétorique dont les dimensions communicationnelle et interactionnelle, donc persuasives, sont affaiblies, mais qui n’en reste pas moins une rhétorique argumentative. La Bruyère a exprimé le sentiment profond de cette rhétorique qui a renoncé à l’éloquence et à la persuasion :

Il faut chercher seulement à penser et à parler juste, sans vouloir amener les autres à notre goût et à nos sentiments ; c’est une trop grande entreprise.
Jean de La Bruyère, Des ouvrages de l’esprit [1688].[1]

3. De la persuasion à l’action

Dans un complément indispensable à la définition de base de l’argumentation, mais souvent négligé, car il n’est sans doute pas facilement articulable à la notion d’auditoire universel, le Traité de l’argumentation prolonge jusqu’à l’action la réflexion sur la persuasion ; l’argumentation produirait une « disposition à l’action » :

Le but de toute argumentation, avons-nous dit, est de provoquer ou d’accroître l’adhésion des esprits aux thèses qu’on présente à leur assentiment : une argumentation efficace est celle qui réussit à accroître cette intensité d’adhésion de façon à déclencher chez les auditeurs l’action envisagée (action positive ou abstention), ou du moins à créer, chez eux, une disposition à l’action, qui se manifeste au moment opportun. (Perelman & Olbrechts-Tyteca [1958], p. 59)

Cette position réaffirmée un peu plus loin : « seule l’argumentation, […] permet de comprendre nos décisions. […] Elle se propose de provoquer une action » (ibid., p. 62).

Le point final du processus argumentatif n’est donc pas la persuasion vue comme un simple état mental, une “adhésion de l’esprit” ; l’ultime critère de la persuasion complète est l’action accomplie dans le sens suggéré par le discours, au terme d’un processus où les valeurs ont pris le relai de l’émotion. On espère trouver dans cette combinaison une réponse au problème philosophique de l’action.

4. Persuasion, identification, auto-persuasion ?

Burke a souligné que la persuasion rhétorique suppose une identification :

Quand vous êtes avec les Athéniens, il est facile de louer les Athéniens, mais pas quand vous êtes avec les Lacédémoniens : tel est peut-être le cas de persuasion le plus simple. Vous persuadez quelqu’un seulement dans la mesure où vous parlez son langage, par la parole, le geste, la tonalité, la disposition, l’image, l’attitude, l’idée, en identifiant vos façons de faire avec les siennes [identifying your ways with his]. (1950, p. 55)

Selon la doxa rhétorique, l’orateur qui veut persuader un auditoire doit passer des accords préalables avec lui, V. Conditions de discussion. Cette négociation des accords ne peut se faire que par un dialogue argumentatif préalable au dialogue argumentatif principal, ce qui engage dans un paradoxe : pour parvenir à un accord, il faut déjà être d’accord. Sous peine de régression à l’infini, l’orateur doit se résoudre non pas à se mettre d’accord avec mais à s’accorder à son auditoire. Pour cela il s’informe sur cet auditoire dont il se fait une image ; c’est bien ce que prévoit la théorie des èthè des auditoires, V. Éthos. Le discours de l’orateur réfracte ce travail sur l’auditoire par trois moyens, chacun d’eux étant calculé en fonction de l’auditoire et correspondant à une forme d’accord implicite ou explicite, passé avec lui. D’une part, par des preuves éthotiques, il se présente / se construit discursivement en fonction de son auditoire ; ensuite, par des preuves logiques, il choisit et schématise ses objets et ses jugements en fonction de, ou parmi ceux que l’auditoire peut admettre (il argumente ex concessis – ex datis) ; enfin, par des preuves pathémiques, il se met en empathie avec son auditoire.

En conséquence, pour obtenir l’identification de son auditoire à sa propre personne, l’orateur doit d’abord s’identifier à cet auditoire. Au terme de ce processus d’adaptation, on peut se demander, en fin de compte, qui a absorbé qui, qui a persuadé qui ? La rhétorique extrovertie, rhétorique de la persuasion, est menacée par le solipsisme de l’identification ; elle n’exprime qu’une introversion de groupe. L’étrange terme de « communion » proposé par le Traité caractérise bien l’aboutissement de ce processus d’empathie fusionnelle.

La notion d’identification dans la théorie de l’argumentation dans la langue

La notion d’identification est fondamentale dans la théorie de l’argumentation dans la langue. Le producteur de l’énoncé met en scène une gamme d’énonciateurs, sources des points de vue évoqués dans l’énoncé, puis il s’identifie à tel énonciateur et non pas à tel autre, cette identification étant marquée dans la structure grammaticale. Mais ce concept d’identification est totalement étranger au concept psychologique d’identification discuté en liaison avec la question de la persuasion.

5. Qui étudie la persuasion ?

L’argumentation rhétorique ne peut pas être caractérisée par son objet qui serait le processus de persuasion, pour la simple raison que la persuasion est un objet revendiqué par bien d’autres disciplines : sciences et philosophie de la cognition, neuropsychologie, “programmation neurolinguistique”, etc.

L’ouvrage, célèbre et évité, de Vance Packard, La persuasion cachée [Hidden persuaders], est paru en 1957, un an avant le Traité de l’argumentation. Il développe une critique de l’approche de la décision comme dérivée de bonnes raisons exposées dans un discours persuasif : les gens énumèrent toutes les bonnes raisons qu’ils ont d’acheter tel type de produit, et au bout du compte ils en achètent un autre. Cette critique a été élaborées dès le début des années 1920 par Walter Lippman (1922), puis par Edward L. Bernays (1928), qui ont jeté les bases d’une recherche des motivations inconscientes des acheteurs, et des électeurs, mais néanmoins déterminantes pour leurs choix, fondant ainsi le nouveau champ d’étude des “Relations Publiques” [Public Relations, PR)

Le neuromarketing poursuit cette entreprise de dissolution du concept de persuasion par la recherche des méthodes capables d’orienter l’acheteur et de déclencher le réflexe d’achat. L’analyse de la persuasion est un des objets de la psychologie sociale. Cette discipline compte parmi ses objets fondamentaux l’étude théorique et expérimentale des influences sociales : la persuasion, les convictions, la suggestion, l’emprise, l’incitation…, la formation et les manifestations des attitudes, des représentations, et les transformations des manières d’agir des individus ou des groupes. Le mouvement du monde, les événements matériels, parmi lesquels les découvertes scientifiques, les innovations techniques et les flux langagiers qui les accompagnent ou les constituent, produisent et rectifient les représentations, les pensées, les paroles et les actions des individus et des groupes.

Les grandes études classiques de psychologie sociale publiées au siècle dernier sur la persuasion ne mentionnent guère la rhétorique, ni d’ailleurs l’argumentation ; par exemple, on ne trouve ni le mot rhétorique ni le mot argumentation dans un recueil de textes sur la psychologie de la persuasion, intitulé La persuasion (Yzerbit et Corneille 1994). La problématique de la persuasion peut être légitimement invoquée à propos du discours, mais l’étude du processus de persuasion, y compris sous ses facettes langagières, ne peut en aucun cas être menée dans le seul cadre des études rhétoriques (Chabrol et Radu 2008).

Dans le monde contemporain l’accent est mis sur l’influence et sur les influenceurs plus que sur la persuasion, ce qui peut s’interpréter comme une prédominance de la suggestion sinon de la manipulation, sur les processus persuasifs ouverts.

6. La persuasion, une fonction du langage

De même que la rhétorique ne peut pas se définir par la persuasion, elle ne peut pas se définir comme l’étude des genres langagiers persuasifs, dans la mesure où la fonction persuasive n’est pas liée à un genre mais est coextensive à l’exercice du langage. La fonction persuasive est un aspect de ce que les différents modèles des fonctions du langage classent comme fonction d’action sur le destinataire (fonction d’appel, Bühler [1933], ou fonction conative, Jakobson [1963]).).

Si la persuasion est définie comme un changement des représentations et, par conséquent, du comportement de l’interlocuteur, alors toute énoncé informatif, comme “il est 8 h” est argumentatif. Si le destinataire doit prendre le train de 7h55 et savoure un dernier café, pensant qu’il est huit heures moins le quart, alors l’information change radicalement sa vision de l’avenir immédiat. La logique naturelle est également une théorie de la persuasion généralisée, par focalisation de l’attention sur les aspects pertinents de la réalité.

Benveniste oppose l’histoire (le récit) au discours, et fait de l’intention d’influencer une caractéristique de tout discours :

Nous avons, par contraste, situé d’avance le plan du discours. Il faut entendre discours dans sa plus large extension : toute énonciation supposant un locuteur et un auditeur, et chez le premier l’intention d’influencer l’autre en quelque manière. C’est d’abord la diversité des discours oraux de toute nature et de tout niveau … mais c’est aussi la masse des écrits qui reproduisent les discours oraux ou qui en empruntent le tour et les fins.
(Benveniste [1959], p. 242 ; nous soulignons).

Nietzsche, dans ses leçons sur la rhétorique, généralise la force rhétorique pour en faire « l’essence du langage » :

La force [Kraft] qu’Aristote appelle rhétorique, qui est la force de démêler et de faire valoir, pour chaque chose, ce qui est efficace et fait de l’impression, cette force est en même temps l’essence du langage : celui-ci se rapporte aussi peu que la rhétorique au vrai, à l’essence des choses ; il ne veut pas instruire [belehren], mais transmettre à autrui [auf Andere übertragen] une émotion et une appréhension subjective. ([1971], p. 111)

Ces tendances à la généralisation de la persuasion à tout discours sont compatibles avec toutes les définitions classiques de la rhétorique comme technique capable de développer la capacité langagière des individus (Lausberg [1960], §1-11).

Persuasion et alignement

Dans cette perspective, se dégage une définition strictement langagière de la persuasion : tenter de persuader, c’est cadrer, c’est-à-dire tenter d’inscrire la réaction langagière de l’interlocuteur dans la “suite idéale”, tracée par l’intervention du locuteur. Cette suite idéale a pour caractéristique majeure de respecter les présupposés, et sans doute bon nombre de sous-entendus et d’apporter de nouveaux développements sur le thème donné. Il s’ensuit qu’être persuadé, c’est s’aligner, ratifier le discours auquel on est exposé, respecter le cadrage imposé et produire des interventions argumentativement co-orientées à celles de l’heureux persuadeur. On externalise ainsi la notion de persuasion, en d’autres termes, on en fait l’économie.

7. Persuasion et « colonisation des esprits »

Le mot persuasion a une orientation positive. Toute la réflexion sur la persuasion rhétorique est guidée par le présupposé que l’œuvre de persuasion est intrinsèquement bonne, même si les hommes et les femmes ont une tendance fâcheuse à faire un mauvais usage des meilleures choses. Le persuadeur est mis dans la position haute, de l“homme de bien”, porteur de l’intérêt général, aristocrate de la parole, alors que l’auditoire est dans la position basse, inconsistante, de ceux qui ne savent pas trop, qui sont incapables de mener à terme un raisonnement soutenu (voir la définition dite “rhétorique” de l’enthymème) ni de décider par eux- mêmes, qui risquent de se laissent manipuler, et qu’il faut donc guider, V. Orateur.

Sur le plan politique et religieux, la persuasion est le nom décent de la propagande ; propagandistes et convertisseurs se veulent également “hommes de bien” désireux de persuader. À l’époque même du Traité, Domenach attribuait à la propagande la fonction de « créer, transformer ou confirmer des opinions » ([1950], p. 8), la fonction même que la Nouvelle rhétorique attribue à l’argumentation.
Persuader, c’est convertir ou « coloniser les esprits », selon l’expression de M. Mead (Dascal 2009), pour les sauver de quelque mal et les orienter vers quelque bien dont ils ne sont ni persuadés ni convaincus. Pas plus que de juges et de tribunaux, les dictatures et les intégrismes n’ont jamais manqué de persuadeurs.

On peut répondre à ce discours contre la persuasion qu’il y a plusieurs différences essentielles entre argumentation et propagande.
D’une part, l’argumentation est une activité critique, qui suppose un dialogue entre partenaires en principe égaux ; encore faut-il que leurs droits politiques et humains et leur sécurité soient assurés et qu’ils disposent du temps nécessaire à la réflexion et à la discussion.
L’argumentation est par nature ouverte. L’intention persuasive s’avoue comme telle, alors que l’influence exercée par la propagande est infra-consciente, et se dissimule pour paraître refléter la nature des choses. La propagande est diffuse et lancinante.
La propagande met en œuvre tous les moyens, y compris l’argumentation. Bien au-delà du langage, elle a recours à la suggestion, la théâtralisation, la ritualisation, et s’articule bien avec l’action violente.

8. Argumenter dans une structure d’échange

La théorie de la persuasion rhétorique est discutée dans le cadre d’une interaction sans structure d’échange, ce qui explique le rôle essentiellement passif attribué à l’auditoire.

8.1 L’argumentation dialectique : réduire la diversité des positions

La pragma-dialectique part non pas d’une opinion à transmettre, mais d’une différence d’opinion, qui accorde à chaque opinion une égale dignité de principe, le but final étant de réduire cette différence. Elle « prend pour objet la résolution des divergences d’opinions par le moyen du discours argumentatif » (van Eemeren & Grootendorst 1992, p. 18). Elle ouvre au maximum, dans sa règle 1 l’espace du débat et de la controverse :

Liberté — Les parties ne doivent pas faire obstacle à la libre expression des points de vue ou à leur mise en doute. (Eemeren, Grootendorst, Snoeck Henkemans 2002, p. 182-183)

Elle se propose de parvenir à un consensus rationnel, par élimination du doute ou du point de vue mis en doute. Cette résolution se fait par élimination de l’opinion qui n’a pas été défendue de façon concluante :

Clôture — si un point de vue n’a pas été défendu de façon concluante, celui qui l’a avancé doit le retirer. Si un point de vue a été défendu de façon concluante, l’autre partie doit retirer les doutes qu’il avait émis vis-à-vis de ce point de vue. (Ibid.)

Ces opérations doivent conduire à un consensus soit sur l’opinion, soit sur son retrait de l’interaction actuelle, sinon de l’esprit de l’autre, du moins de l’interaction actuelle. La persuasion pragma-dialectique valide l’opinion qui a soutenu l’épreuve du feu de la critique.

8.2 Approches interactionnelles : articuler les positions

Les approches interactionnelles de l’argumentation s’orientent vers une direction différente, celle de la co-construction des positions, qui substitue l’effort de coopération à l’effort de persuasion, et renonce à l’idée que l’autre point de vue peut / doit être éliminé.

La thèse que l’on propose à l’assentiment de l’interlocuteur peut sortir profondément transformée de la rencontre. Mieux que par élimination des différences, le consensus peut être obtenu par fusion des points de vue primitifs ou par co-construction d’une nouvelle argumentation produisant un nouveau point de vue. En somme, les interactants se comportent comme des dialecticiens évolutionnistes hégéliens procédant par synthèse des positions en présence, et non pas comme des dialecticiens aristotéliciens, qui avancent par élimination du faux.

 

[1] Les Caractères ou les mœurs de ce siècle [1688]. In Œuvres complètes, texte établi et annoté par J. Benda, Paris, Gallimard, 1951.


 

Persuader – Convaincre

L’opposition de persuader à convaincre est une des thématiques majeures qui organisent le Traité de l’argumentation (1958) de Perelman & Olbrechts-Tyteca.

1. Les mots

En grec, le mot utilisé pour désigner la preuve rhétorique est pistis (πίστις). À la différence du mot français preuve, pistis appartient à une famille de termes exprimant les idées de « confiance en autrui, ce qui fait foi, preuve » (Bailly [1901], [Pistis]). La famille lexicale de termes grecs que l’on traduit par persuader, persuasion associe les sens de « persuader, séduire, tromper qn », ainsi que « obéir à qn » (ibid., [Peitho]). À cette famille appartient également le nom propre Peithô, nom de la compagne d’Aphrodite, parfois Aphrodite elle-même, déesse de la beauté, de la séduction et de la persuasion. Vu au travers des dictionnaires, le terme pistis est, pour nous, syncrétique ; il couvre le champ de la preuve, de la séduction, de la soumission et de la persuasion. Il en résulte en somme que dire “la preuve rhétorique persuade” est un pléonasme.

En latin, le verbe suadere signifie « conseiller » ; l’adjectif correspondant, suadus, signifie « invitant, insinuant, persuasif » (Gaffiot [1934], Suadeo). Persuadere est formé de suadere et du préfixe aspectuel per indiquant l’aboutissement du procès. Il a le sens de « 1. Décider à faire quelque chose […] 2. Persuader, convaincre » (ibid., art. Persuadeo).

Convincere est composé de con (cum-) + vincere, vaincre, “vaincre parfaitement” (ibid., art. Convinco) ; le préfixe cum- a, dans ce mot, le sens d’un accompli, comme le per– de persuadere. Il a pour premier sens « confondre un adversaire » (ibid.). Le même sens se retrouve dans l’expression française “convaincre X de mensonge”, où convaincre est suivi d’un objet direct désignant un être humain X et d’un groupe nominal “de + substantif” désignant quelque chose de condamnable, que X se défendait d’avoir commis.

Persuadere et convincere marquent tous deux des accomplissements mais de types différents : pour persuadere jusqu’à l’action ; pour convincere jusqu’à l’irréfutabilité. En anglais, la tradition voudrait que, conformément à leur étymologie, to convince soit réservé pour des situations dans lesquelles les croyances sont changées sans qu’il y ait passage à l’action, et que to persuade le soit pour des situations où une action est entreprise. Mais en pratique, les deux termes sont utilisés comme synonymes.

2. L’opposition conceptuelle persuader vs convaincre

Alors que les traducteurs des grands textes de la rhétorique classique emploient indifféremment persuader et convaincre, la théorie néo-classique de l’argumentation de Perelman & Olbrechts-Tyteca, oppose ces deux verbes sur la base de la qualité des auditoires :

 Nous proposons d’appeler persuasive une argumentation qui ne prétend valoir que pour un auditoire particulier et d’appeler convaincante celle qui est censée obtenir l’adhésion de tout être de raison. ([1958], p. 36).

C’est une définition stipulative, dont la visée est normative :

C’est donc la nature de l’auditoire auquel des arguments peuvent être soumis avec succès qui détermine dans une large mesure et l’aspect que prendront les argumentations et le caractère, la portée qu’on leur attribuera. Comment se représentera-t-on les auditoires auxquels est dévolu le rôle normatif permettant de décider du caractère convaincant d’une argumentation ? Nous trouvons trois espèces d’auditoires, considérés comme privilégiés à cet égard, tant dans la pratique courante que dans la pensée philosophique. Le premier, constitué par l’humanité tout entière, ou du moins par tous les hommes adultes et normaux et que nous appellerons l’auditoire universel ; le second formé, dans le dialogue par le seul interlocuteur auquel on s’adresse ; le troisième, enfin, constitué par le sujet lui-même, quand il délibère ou se représente les raisons de ses actes. (Ibid., p. 39-40).

Le Traité ne parle pas de fallacies, mais l’évaluation des arguments est une question clé du livre. L’acceptabilité par l’auditoire universel est le critère absolu de validité d’une argumentation.
L’instance évaluatrice n’est pas le logicien juge rationnel mais les auditoires, chacun selon son degré de rationalité.  La critique et l’évaluation des arguments en présence, l’exercice de la réfutation, ne sont pas seulement du ressort de l’orateur, mais incombent également à l’auditoire.

3. L’opposition lexicale persuasion vs conviction

Les verbes persuader et convaincre appartiennent à un champ synonymique incluant catéchiser, conseiller, convertir, (exercer une) emprise, exciter, exhorter, inculquer influencer, insinuer, inspirer, inviter, prêcher suggérer, … (DES, art. Persuader ; Convaincre). Cette base lexicale est une riche source d’orientations et d’oppositions sémantiques dont l’exploitation pourrait contribuer à la réflexion sur la diversité des effets attendus du discours en général et du discours argumentatif en particulier.

En français contemporain, les familles dérivationnelles de persuader et convaincre sont homologues :

V         PPrst/Adj (actif) PP/Adj (passif) Subst -ion
persuader persuasif persuadé persuasion
convaincre convaincant convaincu conviction

Mais il existe une opposition aspectuelle persuasion / conviction : “la conviction est le résultat du processus de persuasion” ; cette opposition se manifeste dans les paires suivantes :

la persuasion                                                 la conviction
le processus de persuasion                           *le processus de conviction
l’auto-persuasion                                          
*l’auto-conviction
*c’est ma persuasion (en fr. actuel)            c’est ma conviction
*une, la, les persuasion(s) de Pierre             une, la, les conviction(s) de Pierre

Le Traité discute l’opposition conceptuelle sur les verbes persuader vs convaincre et non pas, comme on le fait généralement, sur les substantifs persuasion et conviction. C’est parce que ces substantifs ne s’opposent pas comme croyance / savoir, mais sur une base aspectuelle d’un autre type. Il y a des contraintes strictement lexicales sur la construction du langage conceptuel.

Le script de l’acte de persuasion, produisant de nouvelles convictions est le suivant
— Un orateur développe devant un auditoire un discours (se voulant) persuasif, soutenant la position P, dans le cadre d’une question Q.
— Si cet orateur réussit dans son entreprise,
           A est convaincu ou persuadé de P
           A a de nouvelles convictions (*persuasions).


 

Pente glissante

L’argument de la pente glissante (argument de direction ; du petit doigt dans l’engrenage ; ang. slippery slope argument) sert à faire barrage à l’amorçage d’un processus par étapes qu’il sera impossible de contrecarrer.

1. La pente glissante : Exemple et Schéma

1.1 Exemple

Il s’agit donc d’un contre-argument, tel que celui qui est avancé par FC, contre la proposition faite par AC de “légaliser / domestiquer la consommation de cannabis”.

Nouvel Observateur : — Anne Coppel (AC), dans le livre que vous publiez avec Christian Bachmann, “Le Dragon domestique”, vous prenez parti pour la légalisation de la drogue. Vous ne craignez pas de passer pour des suppôts de Satan ?
AC : — Plutôt que de légalisation, nous préférons parler de domestication, car cela suppose une stratégie progressive ; ce n’est pas une politique que l’on peut mettre en œuvre du jour au lendemain. Elle ne supprimera pas le problème de la drogue. Mais c’est une solution plus rationnelle, qui éliminera les mafias, réduira la délinquance, réduira aussi tous les fantasmes qui alimentent la drogue elle-même et font partie de son marketing.
FC : — […] Troisièmement, si on légalise la drogue, cela veut dire qu’il faut tout légaliser, sans exclusive. Il y a dans la démarche du toxicomane quelque chose qui l’incite à prendre un produit justement parce qu’il est interdit. Vous légalisez le cannabis, bien. Puis la cocaïne, puis l’opium, puis l’héroïne… Et pour le crack, qu’allez-vous faire ? Il vous faudra bien le légaliser aussi. Et ensuite l’ice, et puis de nouveaux produits, toutes les saloperies que l’homme est capable de créer. Il faudra les légaliser au fur et à mesure, sinon les marchés parallèles s’organiseront sur les produits qui resteront interdits.
Le Nouvel Observateur, 12-18 octobre 1989

1.2 Schéma

L’argument de la pente glissante procède selon les étapes suivantes

Question argumentative
Faut-il faire A ?
Ici, “Faut-il légaliser le cannabis ?

Proposition
L1 propose :
Nous devons faire A, pour telle et telle raisons.
Ici, AC appuie sa proposition de légaliser/ domestiquer la consommation de cannabis par une argumentation pragmatique par les conséquences positives.

Opposition
L’opposant L2 est réticent à accepter ; pourtant il pourrait peut-être le faire ; les raisons présentées par L1 ne sont peut-être pas nulles. Mais il refuse de “rentrer dans le jeu” que propose L1, car il fait l’analyse suivante de la situation dans laquelle se pose la question.

(1) Une opération de catégorisation. La proposition porte sur un objet, un être, une substance qui entre dans la catégorie S. Cette catégorie regroupe, outre A, les substances A1, A2, …
Ici, FC classe le cannabis dans la catégorie des drogues: 
Le haschich est une drogue, comme l’héroïne, le crack, etc.
FC élargit donc la question de la légalisation du cannabis à celle de la légalisation des drogues.
Cette première étape joue un rôle décisif dans l’argumentation.

(2) Intervient ensuite une opération de gradation des éléments de cette catégorie : A, A1, A2, … forment une série ordonnée croissante dans la catégorie S, V. Échelle argumentative. A occupe la position la plus basse, le point d’entrée sur cette échelle :

——/———————/——————/——————/——> DANGEROSITÉ
A                         A1                    A2                  A3
cannabis              héroïne          crack              ice

Ici FC considère que le cannabis est une substance relativement peu dangereuse mais dangereuse, que l’héroïne est plus dangereuse que le cannabis, et que le crack est encore plus dangereux que l’héroïne.
Le cannabis est le point “bas”, le point faible par lequel on entre dans la catégorie S, ici les drogues

(3) Un risque de généralisation
A est proche de A1 et A1 est proche de A2
De proche en proche, par contamination, la question posée et la décision prise d’abord au sujet de A  risquent d’être généralisée à A1 et A2.
Or la même décision prise pour A1 serait clairement inacceptable, et l’extension à A3 par le même mécanisme de proximité serait scandaleuse.

Ici, la décision de légaliser le cannabis serait un premier pas vers la légalisation de l’héroïne, puis crack, puis « de toutes les saloperies que l’homme est capable de créer ».
Accepter de légaliser le cannabis fournirait un précédent ; les mêmes arguments qui justifient la décision sur le cannabis pourraient servir pour l’héroïne puis pour le crack, etc. : “Si vous commencez, vous n’aurez plus de raisons de vous arrêter”.
Bref, en acceptant A, on s’engagerait dans un processus infernal qui s’autoalimente : on mettrait le petit doigt dans l’engrenage.

(5) Conclusion : La proposition A doit être rejetée ; on ne doit pas légaliser le haschich.

Le contre-argument de la pente glissante est un autre nom de l’argument de direction, V. Étape. Il repose sur le principe de précaution, visant à prévenir un risque d’extension de la mesure proposée à des cas où elle est jugée inacceptable.

1.3 Développement de l’argument : Le proposant manipulateur ?

L’opposant peut considérer, au moins par défaut comme c’est le cas dans l’exemple, que le proposant est bien intentionné, mais qu’il ne voit pas les conséquences dangereuses que son projet pourrait entraîner. Dans ce cas, le proposant est présenté comme un naïf ou un idéaliste, mais son intégrité morale n’est pas mise en cause.
À l’inverse, dans une démarche plus polémique, l’opposant peut imputer au proposant une manœuvre machiavélique, le soupçonner d’agir avec des intentions cachées, dans une démarche manipulatrice du type amorçage ou pied dans la porte. 
Le proposant peut se défendre de cette accusation en invoquant la sixième règle de Hedge : « On ne doit pas imputer à une personne les conséquences de sa thèse, à moins qu’elle ne les revendique expressément » (1838, p. 159-162).
On retrouve la différence entre l’imbécillité paralogique “il n’est même pas conscient des conséquences de ses actes” et la crapulerie sophistique “il nous cache ses intentions réelles”, V. Sophisme.

1.4 Mécanismes d’enchaînement

Les mécanismes d’entraînement mis en jeu au stade 4 peuvent être très différents.

— Organique, causal
La métaphore du petit doigt qui entraîne le bras qui entraîne tout le corps met l’accent sur la causalité physique qui meut le processus
En ce sens l’effet petit doigt dans l’engrenage est un effet domino qui s’emballe : non seulement la chute du premier domino entraîne mécaniquement celle du second, mais les dominos sont de plus en plus gros.

— Psychologique : le pied dans la porte.
Le contre-argument de la pente glissante est fondé sur le principe de précaution, visant à prévenir un risque d’extension de la décision adoptée. En termes stratégique, la manœuvre vise à contrecarrer la stratégie d’amorçage, ou pied dans la porte, qui permet de grignoter les positions de l’adversaire.

1.5 Pente glissante et gaspillage

La structure générale de l’argument de la pente glissante est complémentaire de celle de l’argument du gaspillage.
— Pente glissante : Ne commencez pas, vous ne pourrez plus vous arrêter !
— Gaspillage : Puisque vous avez commencé, vous devez continuer.

2. Répliques à l’argument de la pente glissante

Pour se défendre, le proposant peut notamment remonter au stade (1) et soutenir que la catégorisation de A avec A1, A2, … est inacceptable.
Pour cela, il recatégorise le haschich comme une drogue douce, avec le bon vin et le bon tabac, “qui n’ont rien à voir avec l’héroïne et encore moins avec le crack”, V. A pari.