Biais langagier

BIAIS LANGAGIER

Un mot biaisé est un mot orienté, hologramme du discours qui le porte. L’élimination des mots biaisés supposerait une réforme générale du langage ordinaire.

On parle de biais en argumentation à propos :
— des questions à présupposés, V. Questions chargées
— des redéfinitions ad hoc de mots, V. Définitions persuasives
— de l’orientation sémantique de certains termes, qui apparaissent comme des mots biaisés dans la discussion les concernant.

1. Mots biaisés

L’holographie est une technique qui permet de représenter en deux dimensions des phénomènes tridimensionnels. Métaphoriquement parlant, certains mots sont des hologrammes des discours qui les portent. Ils ont la propriété de représenter la totalité du discours argumentatif dans lequel ils entrent : la ligne du discours est condensée en un seul de ses points, le mot. Ces mots hologrammes sont dits orientés (théorie de l’argumentation dans la langue) ou biaisés (théorie normative des fallacies).

Dans le débat sur l’avortement, si l’un parle de bébé et l’autre de fœtus, on sait déjà que le premier est probablement contre et l’autre plutôt en faveur de l’avortement. Le mot est chargé (ang. loaded] de la conclusion vers laquelle il tend.
Selon le TLFi, parler d’un bébé, c’est désigner un humain, et inférer qu’on doit développer vis-à-vis de lui toutes les attitudes qu’on a vis-à-vis d’un « enfant en bas âge » ; alors que fœtus désigne le « produit de la conception des vertébrés au cours du développement prénatal, après le stade embryonnaire, lorsqu’il commence à se former et à présenter les caractères distinctifs de l’espèce. » Bébé a des « emplois affectifs », ce qui n’est pas le cas de fœtus (TLFi, art. Fœtus ; Bébé).
Un mot peut être chargé de valeur dans un discours et pas dans un autre. En médecine, fœtus s’oppose à embryon dans un discours technique non controversé, et tout le monde parle de bébé à propos d’un enfant en bas âge.

Pour qu’une proposition entre dans un raisonnement non circulaire, il faut que le terme sujet T désigne un être ou un état de choses t et que l’énoncé pris globalement porte un jugement sur cette réalité t. Le terme T est dit chargé ou biaisé lorsque le mécanisme de désignation inclut le jugement correspondant à la réponse à la question argumentative qui se pose au sujet de t. Dans le cas bébé /fœtus :

“bébé” inclut le jugement “l’avortement est un crime”
“fœtus” inclut le jugement “l’avortement est un choix”

La question des termes biaisés correspond à celle de l’orientation argumentative du mot. La définition persuasive est une forme de biais fondée sur un redécoupage du sens du mot par le locuteur, en fonction de ses intérêts immédiats.

La procédure argumentative calquée sur l’argumentation scientifique demande que l’énoncé argument et l’énoncé conclusion désignent deux faits, indépendamment évaluables, et que la conclusion soit tirée de l’argument par l’application d’une loi de passage, V. Auto-argumentation.
L’argumentation est biaisée lorsque l’énoncé argument et l’énoncé conclusion ne sont pas indépendants ; l’énoncé argument présuppose en fait les conclusions qu’il feint de construire. La conclusion est intégrée dans l’argument, et le raisonnement est piégé dans un cercle vicieux.
Le mot biaisé est lui-même biaisé, il a la même orientation négative que “préjugé”. Le mot orienté peut lui-même avoir l’orientation neutre-positive de “fixé sur un repère”, tout en admettant, le cas échéant, l’orientation négative de “biaisé”.

Le sens des mots évolue, et on peut envisager que l’usage redéfinisse l’opposition bébé / fœtus nous le saurons dans un siècle ou deux. Dire que les mots sont biaisés, c’est impliquer que leur bon usage demande qu’ils soient redressés. Le diagnostic de biais s’inscrit dans le programme de construction d’un ortho-langage désubjectivisé. Ce programme est effectivement réalisé dans toutes les pratiques technico-scientifiques. Son application au langage ordinaire, d’une part, supposerait une réforme générale  des locuteurs en tant qu’êtres de langage, porteurs de valeurs et d’intérêts, et d’autre part, elle éliminerait de la parole la mémoire des discussions passées. Tout cela équivaudrait à se donner pour programme de recherche en argumentation l’élimination de l’argumentation.

2. Les catégorisations antithétiques, reflets du débat

L’opposition qu’exploitent les discours / contre-discours est parfois reflétée dans la morphologie des mots, V. Antithèse ; Dérivés ; Morphème argumentatif :

Politicien / politique
Personne serviable / servile

D’une façon générale, les parties utilisent des termes opposés pour désigner les êtres au centre du débat : vous êtes le persécuteur, je suis la victime ; il est le mauvais riche, je suis le pauvre-mais-honnête ; votre approche est scientiste alors que la mienne est scientifique. Cette opposition entre les termes peut se développer et s’enrichir dans des constructions complexes :

La chasse au faisan est un sport de gentlemen !
La chasse au faisan est un massacre commis par des brutes avinées !

Dénominations pacifiques et dénomination argumentatives

L’attribution d’un nom (dénomination) ne pose pas trop de problèmes pour les plantes, les animaux et autres espèces naturelles familières : Si on entend parler, sous nos latitudes, d’un animal familier, amateur de souris, on conclut immédiatement qu’il s’agit d’un chat. Les choses sont plus compliquées lorsqu’on a affaire à des êtres et des situations dont la désignation adéquate n’est pas un préalable au débat, mais un enjeu du débat lui-même.

Bébé médicament et bébé sauveur

L’idée de sélection génétique répugne à bien des gens. Comment parler d’un enfant qui a été conçu génétiquement sélectionné pour qu’il fournisse la greffe permettant de soigner son grand frère ou sa grande sœur malades. Faut-il alors parler de bébé médicament ou bien de bébé sauveur, de bébé docteur ?

Des pesticides aux produits phytosanitaires

Comment désigner les produits utilisés pour traiter les cultures et suspectés d’être cancérigènes ? Le terme produit agro-pharmaceutique rappelle l’origine chimique et industrielle du produit ; le terme produit phytosanitaire a été repris par une association de défense de personnes qui s’estiment victimes de ce genre de produits, « Phyto-Victimes » ; pesticide a également une orientation négative malgré sa signification étymologique, “tueur [de] parasites”, comme si la négation d’une négation était interprétée comme une désignation hyper-négative du produit. La lutte terminologique se poursuit et l’industrie s’est tournée vers les termes produits phytopharmaceutiques et produits phytosanitaires.

Terroristes ou résistants ?

Selon quels critères puis-je catégoriser tel individu comme terroriste ou comme résistant ? Le résistant est-il un terroriste qui a réussi, et le terroriste le résistant d’une cause perdue ? Tel acte doit-il être catégorisé comme un acte de terrorisme (lâche) ou un acte de résistance (héroïque) ? Dira-t-on que tout le monde a les mains sales et que tout dépend du camp auquel appartient le locuteur, ou qu’il y a des critères universels permettant de trancher, comme “viser des civils innocents, des enfants” ?

3. La désignation, enjeu du débat

Dans le débat sur l’avortement, où il s’agit de déterminer si l’on va accorder le statut de personne à l’objet du débat, la discussion sur les termes, fœtus ou bébé, n’est pas dissociable ici de la discussion sur le fond. En pratique, le vainqueur se reconnaît à ce qu’il a réussi à imposer son vocabulaire, avec le sens qui lui convient, V. Persuasion. Il n’est pas pratiquement possible de trouver remède au “langage biaisé” par une forme de conventionnalisme, consistant à se mettre d’accord sur le sens des mots préalablement au débat dans lequel ils seront utilisés, et à s’abstenir de termes “chargés” au profit de termes “neutres”.

La discussion sur la nature de l’objet n’est pas toujours séparable de la discussion sur son nom. Le fait d’être l’enjeu d’un débat dédouble la désignation de cet objet. Son nom “vrai”, “objectif ”, lui sera, éventuellement, attribué au terme du débat — l’objectivité n’est pas une condition mais un produit du débat.

La recherche de termes “neutres” manifeste d’une part le désir de mettre entre parenthèses le langage, pour autant qu’il ne correspond pas à un hypothétique idéal référentiel pur, et, d’autre part, la volonté de considérer que le débat entre êtres rationnels ne saurait reposer que sur le malentendu, conséquence des défauts de la langue naturelle.
La situation d’argumentation est relativement simple si l’on part de l’hypothèse qu’il existe des données admises par les deux parties. Mais d’une façon générale, il n’y a accord sur les faits que si ces faits allégués sont des faits pacifiques, c’est-à-dire externes au vif du débat. Dans le cas contraire, la division des discours se marque alors de façon radicale par les désignations dites biaisées, chargées ou orientées. L’orientation des désignations est inhérente à l’activité argumentative, V. Schématisation.

L’accord sur la désignation linguistique des faits est une question d’identité, de focalisation, d’empathie émotionnelle : non moins qu’aux croyances, on se convertit aux faits et à leurs désignations.

4. La désignation, mémoire de l’argumentation

L’argumentation est couramment considérée comme un raisonnement autonome, contenu dans un épisode discursif lui-même autonome. La vision normative traditionnelle des biais langagiers change du tout au tout si l’on aborde l’argumentation comme un long processus de débats se développant à partir d’une question lancinante, dont personne n’a la réponse, et qui met en jeu des valeurs et des intérêts jugés cruciaux par les participants.
Dans de tels débats, les locuteurs n’improvisent pas leurs positions et leurs conclusions ne sont pas construites hic et nunc. L’orientation des mots rappelle que tout cela a déjà été argumenté de façon que le locuteur estime valable. Les mots orientés font référence à l’ensemble des discours soutenant leur orientation ; ils manifestent la mémoire de l’argumentation, et sont ainsi un exemple clair de ce qu’est un objet de discours, V. Auto-argumentation.