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Persuasion

La rhétorique persuade par le langage,  elle produit une croyance, une disposition à l’action.
Cette définition courante recouvre une réalité complexe : la persuasion est un objet de la psychologie; elle peut être rejetée comme une forme de “colonisation des esprits” ; et il existe une rhétorique comme art de bien dire qui se passe de persuasion.


1. La persuasion, essence de la rhétorique

Depuis Isocrate et Aristote, la parole rhétorique argumentative est couramment définie par sa fonction, persuader :

Posons que le rhétorique est la capacité (dunamis) de discerner (theôrein) dans chaque cas ce qui est potentiellement persuasif. (Rhét., i, 2, 1355b26 ; trad. Chiron, p.124).

Cette définition est reprise par Crassus, mis en scène par Cicéron :

Crassus : Ainsi jai appris que le premier devoir de lorateur est de sappliquer à persuader (De lor. I, XXXI, 138 ; p. 51),

Perelman & OlbrechtsTyteca mettent au centre de leur définition

ladhésion des esprits aux thèses quon présente à leur assentiment (Traité, p. 5),

avant délaborer la notion dadhésion au moyen de lopposition entre persuader et convaincre, V. Argumentation 1 ; Assentiment.

Selon ces définitions de référence, la rhétorique sintéresse fondamentalement au discours structuré par lintention de persuader (illocutoire, s’exprimant ouvertement dans le discours), cestàdire de communiquer, expliquer, légitimer et faire partager le point de vue qui s’y exprime et les mots qui le disent. La persuasion (perlocutoire) résulte de la réalisation de ces intentions.

La persuasion rhétorique ouverte s’oppose à la manipulationLes thèses que défend l’argumentation sont présentées, et non imposées, à l’esprit des auditeurs, c’est-à-dire aux humains, en tant que dotés d’une capacité d’examen et d’un pouvoir de décision, vivant dans des conditions économiques et sociales qui leur permettent d’exercer pleinement ces capacités. Cette action sur les esprits est opposée à la manipulation des âmes et des corps : les âmes avec leurs capacités d’émotion et de sensibilité aux appels romantiques ou mystiques ; des corps qui peuvent marcher et vibrer à l’unisson sous l’influence d’une image ou d’un mantra musical.

La tradition rhétorique lie le discours de persuasion à la production d’une représentation probablevraisemblable, que les philosophes essentialistes, comme Platon, opposent parfois au discours de vérité, V. Vrai — Vraisemblable.

2. Une rhétorique sans persuasion : l’ars bene dicendi

Le chapitre 15 du livre II de lInstitution Oratoire de Quintilien met en question les définitions de la rhétorique fondées sur la persuasion :

La définition la plus commune de la rhétorique cest quelle est le pouvoir de persuader (I. O., ii, 15, 3 ; p. 76),

dont il attribue la paterni à Isocrate. Toutes les définitions qui lient la rhétorique à la persuasion sont rejetées :
Soit comme pouvoir de persuader :

Mais, au vrai, la persuasion nestelle pas apportée aussi par largent, le crédit, lautorité et le rang du sujet parlant, ou même, enfin, sans laide de la voix, par le seul aspect, lorsque par exemple, le rappel des mérites de quelquun, ou un visage qui inspire la pitié, ou la beauté physique, dicte le verdict ? (Ibid., 6 ; p. 7677)

Soit comme ouvrière de persuasion, y compris avec la restriction «pouvoir de persuader par la parole » :

Car dautres que les orateurs persuadent par leur parole et conduisent ils veulent, les filles galantes, les adulateurs, les corrupteurs. (Ibid.)

Finalement, Quintilien reprend à son compte la définition de la rhétorique attribuée aux stoïciens et à Chrysippe :

La définition qui conviendra parfaitement à la substance de la rhétorique, cest la science de bien dire[rhetoricen esse bene dicendi scientiam]» (ibid.; p.84);

Sa finalité est de «penser et de parler comme il se doit. » (Ibid.)

Cette opposition entre rhétorique communicative de la persuasion et rhétorique introvertie du bien dire a été diversement nommée :

primaire / secondaire [primary / secondary rhetoric], Kennedy 1999) 
extrinsèque / intrinsèque [extrinsischen / intrinsischen rhetoric], Kienpointner 2003).

On pourrait également opposer une rhétorique de l’interaction à une rhétorique de l’énonciation. La rhétorique de l’énonciation, introvertie, centrée sur le locuteur et son for intérieur, est orientée vers la justesse de la pensée et de l’expression. La rhétorique de linteraction, extrovertie, est focalisée sur linterlocuteur, elle est communicationnelle et parfois éloquente.

Cette distinction ne correspond pas à celle quon pratiquait, dans les années 1960, entre une rhétorique restreinte opposée à une rhétorique générale, et elle na rien à voir avec celle qui opposerait une rhétorique des arguments et une rhétorique des figures, V. Figure.
La rhétorique énonciative est une rhétorique dont les dimensions communicationnelle et interactionnelle, donc persuasives, sont affaiblies, mais qui nen reste pas moins une rhétorique argumentative. La Bruyère a exprimé le sentiment profond de cette rhétorique qui a renoncé à léloquence et à la persuasion :

Il faut chercher seulement à penser et à parler juste, sans vouloir amener les autres à notre goût et à nos sentiments ; cest une trop grande entreprise.
Jean de La Bruyère, Des ouvrages de lesprit [1688]. [1]

3. De la persuasion à l’action

Dans un complément indispensable à la définition de base de largumentation, mais souvent négligé, car il nest sans doute pas facilement articulable à la notion dauditoire universel, le Traité de l’argumentation prolonge jusquà laction la réflexion sur la persuasion ; largumentation produirait une « disposition à laction » :

Le but de toute argumentation, avonsnous dit, est de provoquer ou daccroître ladhésion des esprits aux thèses quon présente à leur assentiment : une argumentation efficace est celle qui réussit à accroître cette intensité dadhésion de façon à déclencher chez les auditeurs laction envisagée (action positive ou abstention), ou du moins à créer, chez eux, une disposition à laction, qui se manifeste au moment opportun . (Perelman & OlbrechtsTyteca [1958], p. 59)

Cette position réaffirmée un peu plus loin :

Seule largumentation, [] permet de comprendre nos décisions. […] Elle se propose de provoquer une action » (ibid., p.62).

Le point final du processus argumentatif nest donc pas la persuasion vue comme un simple état mental, une adhésion de lesprit ; lultime critère de la persuasion complète est laction accomplie dans le sens suggéré par le discours, au terme d’un processus où les valeurs ont pris le relai de lémotion. On espère trouver dans cette combinaison une réponse au problème philosophique de laction.

4. Persuasion, identification, autopersuasion ?

4.1 Identification en rhétorique

Burke a souligné que la persuasion rhétorique suppose une identification :

Quand vous êtes avec les Athéniens, il est facile de louer les Athéniens, mais pas quand vous êtes avec les Lacédémoniens : tel est peutêtre le cas de persuasion le plus simple. Vous persuadez quelquun seulement dans la mesure vous parlez son langage, par la parole, le geste, la tonalité, la disposition, limage, lattitude, lidée, en identifiant vos façons de faire avec les siennes [identifying your ways with his]. (1950, p. 55)

Selon la doxa rhétorique, lorateur qui veut persuader un auditoire doit passer des accords préalables avec lui, V. Conditions de discussion. Cette négociation des accords ne peut se faire que par un dialogue argumentatif préalable au dialogue argumentatif principal, ce qui engage dans un paradoxe : pour parvenir à un accord, il faut dé être daccord.

Sous peine de régression à linfini, lorateur doit se résoudre non pas à se mettre d’accord avec mais à s’accorder à son auditoire. Pour cela il sinforme sur cet auditoire dont il se fait une image ; cest bien ce que prévoit la théorie des èthè des auditoires, V. Éthos. Le discours de lorateur réfracte ce travail sur lauditoire par trois moyens appelés “preuves”, chacun deux étant calculé en fonction de lauditoire et correspondant à une forme daccord implicite ou explicite, passé avec lui., V. Logos – Éthos – Pathos. Dune part, par des preuves éthotiques, il se présente et se construit discursivement en fonction de son auditoire ; ensuite, par des preuves logiques, il choisit et schématise ses objets et ses jugements en fonction de, ou parmi ceux que lauditoire peut admettre (il argumente ex datis) ; enfin, par des preuves pathémiques, il se met en empathie avec son auditoire.

En conséquence, pour obtenir lidentification de son auditoire à sa propre personne, lorateur doit dabord sidentifier à cet auditoire. Au terme de ce processus dadaptation, on peut se demander, en fin de compte, qui a absorbé qui, qui a persua qui ? La rhétorique extrovertie, rhétorique de la persuasion, est menacée par le solipsisme de lidentification ; elle nexprime quune introversion de groupe.
L’étrange concept de « communion » proposé par le Traité caractérise bien laboutissement de ce processus d’empathie fusionnelle.

4.2 Identification dans la théorie de l’argumentation dans la langue

La notion didentification est fondamentale dans la théorie de largumentation dans la langue. Le producteur de l’énoncé met en scène une gamme dénonciateurs, sources des points de vue évoqués dans lénoncé, puis il sidentifie à tel énonciateur et non pas à tel autre, cette identification étant marquée dans la structure grammaticale. Mais ce concept didentification est totalement étranger au concept psychologique didentification discuté en liaison avec la question de la persuasion.

5. Qui étudie la persuasion ?

L’argumentation rhétorique ne peut pas être caractérisée par son objet qui serait le processus de persuasion, pour la simple raison que la persuasion est un objet revendiqué par bien dautres disciplines : sciences et philosophie de la cognition, neuropsychologie, “programmation neurolinguistique, “Public Relations”, etc.
L’ouvrage de Vance Packard, La persuasion cachée [Hidden persuaders], célèbre et évité dans les études d’argumentation, est paru en 1957, un an avant le Traité de l’argumentation. Il développe une critique mordante de l’approche de la décision comme dérivée de bonnes raisons exposées dans un discours persuasif : les gens énumèrent toutes les bonnes raisons qu’ils ont d’acheter tel type de produit, et au bout du compte ils en achètent un autre. Cette critique a été élaborées dès le début des années 1920 par Walter Lippman (1922), puis par Edward L. Bernays (1928), qui ont jeté les bases d’une recherche des motivations inconscientes des acheteurs, et des électeurs, mais néanmoins déterminantes pour leurs choix, fondant ainsi le nouveau champ d’étude des “Relations Publiques” [Public Relations, PR).
Accord  Spin doctors

Le neuromarketing poursuit cette entreprise de dissolution du concept de persuasion par la recherche des méthodes capables d’orienter l’acheteur et de déclencher le réflexe d’achat. Lanalyse de la persuasion est un des objets de la psychologie sociale. Cette discipline compte parmi ses objets fondamentaux létude théorique et expérimentale des influences sociales : la persuasion, les convictions, la suggestion, lemprise, lincitation, la formation et les manifestations des attitudes, des représentations, et les transformations des manières dagir des individus ou des groupes. Le mouvement du monde, les événements matériels, parmi lesquels les découvertes scientifiques, les innovations techniques et les flux langagiers qui les accompagnent ou les constituent, produisent et rectifient les représentations, les pensées, les paroles et les actions des individus et des groupes.

Les grandes études classiques de psychologie sociale publiées au siècle dernier sur la persuasion ne mentionnent guère la rhétorique, ni dailleurs largumentation ; par exemple, on ne trouve ni le mot rhétorique ni le mot argumentation dans un recueil de textes sur la psychologie de la persuasion, intitulé La persuasion (Yzerbit et Corneille 1994). La problématique de la persuasion peut être légitimement invoquée à propos du discours, mais létude du processus de persuasion, y compris sous ses facettes langagières, ne peut en aucun cas être menée dans le seul cadre des études rhétoriques (Chabrol et Radu 2008).

Dans le monde contemporain l’accent est mis sur l’influence et sur les influenceurs plus que sur la persuasion, ce qui peut s’interpréter comme une prédominance de la suggestion cachée, sinon de la manipulation, sur les processus persuasifs argmentatifs ouverts.

6. La persuasion, une fonction du langage

De même que la rhétorique ne peut pas se définir par la persuasion, elle ne peut pas se définir comme létude des genres langagiers persuasifs, dans la mesure où la fonction persuasive nest pas liée à un genre mais est coextensive à lexercice du langage. La fonction persuasive est un aspect de ce que les différents modèles des fonctions du langage classent comme fonction daction sur le destinataire (fonction dappel, Bühler [1933], ou fonction conative, Jakobson [1963]).).

Si la persuasion est définie comme un changement des représentations et, par conséquent, du comportement de l’interlocuteur, alors toute énoncé informatif, comme “il est 8 h” est argumentatif. Si le destinataire doit prendre le train de 7h55 et savoure un dernier café, pensant qu’il est huit heures moins le quart, alors l’information change radicalement sa vision de l’avenir immédiat.
La logique naturelle est également une théorie de la
persuasion généralisée, par focalisation de l’attention sur les aspects pertinents de la réalité.

Benveniste oppose lhistoire (le récit) au discours, et fait de lintention dinfluencer une caractéristique de tout discours :

Nous avons, par contraste, situé davance le plan du discours. Il faut entendre discours dans sa plus large extension : toute énonciation supposant un locuteur et un auditeur, et chez le premier l’intention d’influencer l’autre en quelque manière. Cest dabord la diversité des discours oraux de toute nature et de tout niveau … mais cest aussi la masse des écrits qui reproduisent les discours oraux ou qui en empruntent le tour et les fins. (Benveniste [1959], p. 242 ; nous soulignons).

Nietzsche, dans ses leçons sur la rhétorique, généralise la force rhétorique pour en faire « lessence du langage » :

La force [Kraft] qu’Aristote appelle rhétorique, qui est la force de démêler et de faire valoir, pour chaque chose, ce qui est efficace et fait de limpression, cette force est en même temps lessence du langage : celuici se rapporte aussi peu que la rhétorique au vrai, à lessence des choses ; il ne veut pas instruire [belehren], mais transmettre à autrui [auf Andere übertragen] une émotion et une appréhension subjective. ([1971], p. 111)

Ces tendances à la généralisation de la persuasion à tout discours sont compatibles avec toutes les définitions classiques de la rhétorique comme technique capable de développer la capacité langagière des individus (Lausberg [1960], §111).

Persuasion et alignement

Dans cette perspective, se dégage une définition strictement langagière de la persuasion : tenter de persuader, cest cadrer, cestàdire tenter dinscrire la réaction langagière de linterlocuteur dans la suite idéale, tracée par lintervention du locuteur. Cette suite idéale a pour caractéristique majeure de respecter les présupposés, et sans doute bon nombre de sousentendus et dapporter de nouveaux développements sur le thème donné. Il sensuit quêtre persuadé, cest s’aligner, ratifier le discours qui vous est adressé, respecter le cadrage imposé et produire des interventions argumentativement coorientées à celles de lheureux persuadeur. On externalise ainsi la notion de persuasion, en dautres termes, on en fait léconomie.

7. Persuasion et « colonisation des esprits »

Le mot persuasion a une orientation positive. Toute la réflexion sur la persuasion rhétorique est guidée par le présupposé que lœuvre de persuasion est intrinsèquement bonne, même si les hommes et les femmes ont une tendance fâcheuse à faire un mauvais usage des meilleures choses. Le persuadeur est mis dans la position haute, de lhomme de bien, porteur de l’intérêt général, aristocrate de la parole, alors que lauditoire est dans la position basse, inconsistante, de ceux qui ne savent pas trop, qui sont incapables de mener à terme un raisonnement soutenu (voir la définition dite rhétorique de lenthymème) ni de décider par euxmêmes, qui risquent de se laissent manipuler, et quil faut donc guider, V. Orateur — Auditoire.

Dans les domaines religieux et politique , la persuasion est le nom décent du prêche et de la propagande ; convertisseurs et propagandistes se veulent également “hommes de bien” désireux de persuader. À lépoque même du Traité, Domenach attribue à la propagande la fonction de « créer, transformer ou confirmer des opinions » ([1950], p. 8), la fonction même que la Nouvelle rtorique attribue à l’argumentation.

Persuader, cest convertir ou « coloniser les esprits », selon lexpression de Margaret Mead (Dascal 2009), pour les sauver de quelque mal et les orienter vers quelque bien dont ils ne sont ni persuadés ni convaincus. Pas plus que de juges et de tribunaux, les dictatures et les intégrismes nont jamais manqué de persuadeurs. V. Dissensus.

On peut répondre à ce discours contre la persuasion qu’il y a plusieurs différences essentielles entre argumentation et propagande.
— D’une part, l’argumentation est une activité critique, qui suppose un dialogue entre partenaires en principe égaux ; encore fautil que leurs droits politiques et humains et leur sécurité soient assurés et qu’ils disposent du temps nécessaire à la réflexion et à la discussion.
— L‘argumentation est par nature ouverte. L‘intention persuasive s’avoue comme telle, alors que l’influence exercée par la propagande est infraconsciente, et se dissimule pour paraître refléter la nature des choses. La propagande est diffuse et lancinante. Elle met en œuvre tous les moyens, y compris l’argumentation. Bien audelà du langage, elle a recours à la suggestion, la théâtralisation, la ritualisation, et s’articule bien avec l’action violente, V. Probable §3.

8. Argumenter dans une structure d’échange

La théorie de la persuasion rhétorique est discutée dans le cadre dune interaction orateur-aditoire sans structure déchange, ce qui explique le rôle essentiellement passif attribué à lauditoire.

L’argumentation dialectique : réduire la diversi des positions

La pragmadialectique part non pas dune opinion à transmettre, mais dune différence dopinion, qui accorde à chaque opinion une égale dignité de principe, le but final étant de réduire cette différence. Elle « prend pour objet la résolution des divergences dopinions par le moyen du discours argumentatif » (van Eemeren & Grootendorst 1992, p. 18). Elle ouvre au maximum, dans sa règle 1 lespace du débat et de la controverse :

Liberté Les parties ne doivent pas faire obstacle à la libre expression des points de vue ou à leur mise en doute.
Eemeren, Grootendorst, Snoeck Henkemans 2002, p.182183

Elle se propose de parvenir à un consensus rationnel, par élimination du doute ou du point de vue mis en doute. Cette résolution se fait par élimination de l’opinion qui n’a pas été défendue de façon concluante :

Clôture si un point de vue na pas é défendu de façon concluante, celui qui l’a avancé doit le retirer. Si un point de vue a été défendu de façon concluante, lautre partie doit retirer les doutes quil avait émis visàvis dece point de vue. (Ibid.)

Ces opérations doivent conduire à un consensus soit sur l’opinion, soit sur son retrait de l’interaction actuelle, sinon de l’esprit de l’autre, du moins de l’interaction actuelle. La persuasion pragmadialectique valide l’opinion qui a soutenu l’épreuve du feu de la critique.

Approches interactionnelles : articuler les positions

Les approches interactionnelles de l’argumentation sorientent vers une direction différente, celle de la coconstruction des positions, qui substitue l’effort de coopération à l’effort de persuasion, et renonce à l’idée que l’autre point de vue peut / doit être éliminé. La thèse que lon propose à lassentiment de l’interlocuteur peut sortir profondément transformée de la rencontre. Mieux que par élimination des différences, le consensus peut être obtenu par fusion des points de vue primitifs ou par coconstruction dune nouvelle argumentation produisant un nouveau point de vue. En somme, les interactants se comportent comme des dialecticiens évolutionnistes hégéliens procédant par synthèse des positions en présence, et non pas comme des dialecticiens aristotéliciens, qui avancent par élimination du faux , V. Dialectique.


[1] Les Caractères ou les mœurs de ce siècle [1688]. In Œuvres complètes. Texte établi et annoté par J. Benda, Paris, Gallimard, 1951.

La métaphore en débat :


Société humaine et “société” des rats taupes nus

Accord

L’analogie dune / congère peut être fondée sur une identité physico-mathématique, V.Métaphore §3 . On parle couramment de “société” animale pour certains insectes (fourmis, termites, abeilles), ainsi que pour une catégorie unique de mammifères, les rats taupes nus (RTN) : le mot société est-il dans ce cas employé métaphoriquement, ou renvoie-t-il à un  fondement biologique identique pour les groupes humains et les groupes animaux?

1 Un épisode dans les “guerres de la sociobiologie”

Les rats-taupes nus (RTN) sont décrits comme suit :

Le rat-taupe nu (Heterocephalus glaber) est un mammifère à l’apparence vraiment bizarre, il ressemble à un saucisse cocktail allongée, avec de grandes dents saillantes. Les rats-taupes nus vivent dans de grandes colonies souterraines d’environ 80 animaux, qui sont dominées par une seule femelle reproductrice, la reine. Ce système social est très inhabituel chez les mammifères, mais il est similaire à celui couramment observé chez les abeilles et les termites et est appelé eusocial.
Université de Cambridge, Projets Rats Taupes Nus.[1]

La discussion suivante a pour origine un article de divulgation de S. Braude & E. Lacey, “Une monarchie révolutionnaire : la société des rats-taupes”[6]. Leur description du comportement des taux de taupes est attaquée dans une réponse à cet article :

Outre la transmission de connaissances sur les rats-taupes, l’article de S. Braude et E. Lacey s’efforce de placer les observations dans le champ de la théorie néo darwinienne de l’évolution, et si possible dans celui, plus restreint mais très « mode » de la sociobiologie. Je voudrais mettre en évidence un certain nombre d’artifices rhétoriques qui servent ce dernier objectif.

La sociobiologie est “l’étude systématique des fondements biologiques de tous les comportements sociaux” (Wilson, Sociobiology : The New Synthesis. 1975, 4)[7]. L’artifice rhétorique est l’utilisation constante du vocabulaire des sociétés humaines pour décrire le comportement des rats taupes. Lepape considère que ce vocabulaire est le cheval de Troie des propagandistes de la socio-biologie :

On relève tout d’abord [dans l’article de Braude & Lacey] un nombre important de références à une « division du travail ». Une réelle division du travail ne se rencontre guère que dans notre espèce et peut-être, pour certaines scènes de chasse collective, chez les grands mammifères. Un tel processus suppose en effet que les protagonistes aient une représentation du résultat, de sorte qu’une division de ce qu’il y a à faire puisse se réaliser. C’est pourquoi on préfère généralement utiliser le terme de « polyéthisme » à propos des insectes sociaux, indiquant simplement une diversité des conduites, sans présager des représentations dont sont capables les animaux. Pourtant, l’expression « division du travail » est utilisée quatre fois ; le mot « tâche » apparaît quatre fois également ; l’expression « chargés de » se rencontre quatre fois aussi, et « ils s’occupent de » une fois ; les termes de « coopération » et de « subalterne » sont utilisés une fois. Il est question trois fois de « statut sexuel » pour désigner l’état reproductif ou non des animaux. A plusieurs reprises, les ressemblances qu’à toute première vue on pourrait établir avec les sociétés d’insectes sont traitées comme des homologies vraies. (G. Lepape, La Recherche, 1992)

La question concerne l’objectivité et la métaphoricité du vocabulaire. Des termes ou expressions comme division du travail ou tâche prennent les relations humaines comme un domaine ressource, utilisé pour décrire le comportement singulier des rats-taupes. À l’instar du modèle d’atome du système solaire, une telle métaphore peut être utilisée à des fins pédagogiques et explicatives. Elle reste bénigne lorsqu’elle est maîtrisée, c’est-à-dire que l’analogie est limitée et n’est pas être confondue avec une véritable identité.

D’autre part, la métaphore tend à l’assimilation ; elle suggère ici qu’il existe une « véritable homologie » entre l’organisation de la société humaine et le mode d’interactions entre animaux. Dans un premier temps, le champ étudié était les interactions entre RTN, et les sociétés humaines fournissaient, par catachrèse, les ressources linguistiques et conceptuelles nécessaires à cette étude. Le comportement des RTN ayant indubitablement un fond biologique, la métaphore assimilative suggère qu’il existe une « véritable homologie » entre l’organisation de la société humaine et le mode d’interactions entre animaux. On en conclut qu’il serait intéressant de développer les recherches dans le domaine des fondements biologiques des relations sociales ; c’est ce que fait la sociobiologie : Dans les sociétés humaines, certains individus sont-ils biologiquement prédestinés à telle tâche ou telle fonction sociale ?

5.2 Métaphore vive ou catachrèse de métaphore ?
Comment nommer des phénomènes nouveaux ?

Cet « artifice rhétorique », le recours au langage métaphorique, n’est pas un simple outil de présentation utilisé à des fins didactiques. Il est maintenant pleinement utilisé pour décrire les interactions entre rtn, comme le montre la présentation introductive qui en est faite supra. Il est d’ailleurs intégré au langage scientifique, depuis l’article scientifique inaugural à leur sujet[8]. Le vocabulaire de base utilisé par les chercheurs pour parler des insectes eusociaux et des RTN emprunte systématiquement au vocabulaire des organisations sociales humaines. Ce vocabulaire de base comprend les mots suivants (extraits des citations précédentes, en italiques) :

social, système social, eusocial
des colonies dominées par une seule femelle reproductrice, la reine 

deux ou trois castes
exécuter une tâche
prise en charge en commun des soins donnés aux jeunes (les individus s’occupent de portées qui ne sont pas les leurs) ;
division du travail,
spécialisation fonctionnelle chez les non-reproducteurs (par exemple, castes de soldats et d’ouvriers).

La signification fondamentale de mots comme colonie, caste, reine, soldat, ouvrier concerne essentiellement les humains. Leur usage mots implique de manière cruciale la conscience de soi et l’intentionnalité. La notion de tâche implique une différenciation hiérarchique entre deux individus humains, la capacité du premier à concevoir un projet, à donner des ordres et des instructions au second, qui a la capacité de comprendre ce qu’on lui demande et d’accomplir la tâche. La notion de soins [care] implique une vie psychologique intérieure complexe, combinant des états émotionnels, cognitifs et un sens de la responsabilité morale. La notion de division du travail implique une planification intentionnelle d’un processus, sa division en sous-tâches autonomes et leur répartition stratégique.

Ces caractéristiques sont-elles secondaires et parasites pour la signification des mots utilisés pour l’étude du comportement des RTN, la métaphore étant un dispositif de dénomination libre de tout engagement idéologique ? Ou ces termes sont-ils utilisés précisément dans la perspective d’une assimilation complète, la métaphore exprimant alors une identité, celle d’un même  modèle ? Humains et RTN relèveraient alors d’un même modèle biologique, comme dunes et congères relèvent d’un même modèle physico-mathématique ? V.Métaphore §3.
En d’autres termes, un tel nom est-il une pure métaphore ou une catachrèse de métaphore ? La catachrèse est définie comme l’utilisation d’un signifiant ayant déjà sa signification propre, pour faire référence à un nouveau contenu, auparavant dépourvu de signifiant ; le transfert s’effectue par métaphore, métonymie ou synecdoque.

Le débat peut être traduit en termes linguistiques, en tant que discussion sur les forces et les dangers de la néologie métaphorique.

— Pour : Les nouveaux phénomènes doivent recevoir un nom. Si le nom peut, par analogie ou métaphore, transmettre une première compréhension de la chose, tant mieux.
— Contre : Il faut donner aux nouveaux phénomènes des noms non connotés ou d’inventer de nouvelles expressions. Par exemple, l’expression « statut reproductif » n’est pas connotée, alors que le « statut sexuel » l’est (d’après Le Pape). Le mot société représente les RTN comme des agents intentionnels, ayant une vie mentale analogue à la vie mentale humaine, ce qui est trompeur, c’est une fallacie de personnification, V. Pathétique.

Ainsi, les opposants dénoncent ce système métaphorique de dénomination non seulement comme non scientifique, mais comme un premier pas sur une pente glissante, suggérant à tort une vision a-culturelle et anhistorique des sociétés humaines.
Le risque couru dans cette affaire est l’oubli de l’analogie ; or « l’analogie n’est jamais plus contraignante que lorsqu’elle s’abolit et a cessé d’être perçue comme analogie. Devenue invisible, elle se confond avec l’ordre des choses » (Gadoffre 1980, p. 6).


[1] Naked Mole-Rat Initiative, www.phar.cam.ac.uk/research/NMRI
[2] Dans La Recherche, juillet-août 1989. Réaction de Gilles Le Pape, dans La Recherche oct. 1992, suivie, dans ce même numéro, d’une réponse des auteurs.
[3] “Non-human animal behavior was not the only subject addressed in Sociobiology; famously, the first and last chapters of the book addressed Wilson’s views about the amenability of human behavior to be studied by a similar sort of project. These were developed to some extent in his later book, On Human Nature (Wilson, 1978). For a variety of reasons, primarily because Wilson was perceived to be arguing that many problematic social behaviors were unchangeable, the contents of these two chapters provoked an extremely acrimonious debate sometimes referred to as the “sociobiology wars” (…). Because this debate attracted so much attention, the term “sociobiology” has come to be associated with this early proposed human project, or at least the description of it set up for attack by its critics (…). The critics claimed that “Pop Sociobiologists” were committed to a form of genetic determinism, an overly strong adaptationism and had a tendency to ignore the effects of learning and culture.(https://plato.stanford.edu/entries/sociobiology/)
[4] Eusocialité chez un mammifère: élevage coopératif dans des colonies de rats-taupes nus — Résumé: Les observations en laboratoire sur une colonie de 40 Heterocephalus collectée sur le terrain montrent qu’une seule femelle se reproduit. Les individus restants constituent deux ou trois castes, chacune regroupant les deux sexes et pouvant être distinguées par leurs différences de taille et de tâches qu’elles accomplissent. Ces caractéristiques, associées à une longue durée de vie, au chevauchement des générations, au soin coopératif des portées et au possible polyéthisme (*) permettent d’établir des parallèles avec les insectes eusociaux. ” Jarvis JU, Science, 1981 May 1; 212 (4494): 571-3.
Polyéthisme : “Spécialisation fonctionnelle des différents membres d’une colonie d’insectes sociaux, conduisant à une division du travail dans la colonie.


 

Indirection, Stratégie d’—

Stratégie d’INDIRECTION

Utilisée pour contourner une censure : 1) Feindre de confirmer une position et la réfuter de fait ;
(2) feindre de réfuter une position et la confirmer de fait.

Une réponse à une question argumentative peut être apportée directement ou indirectement.
On adopte une stratégie d’indirection lorsqu’il peut être périlleux de dire ouvertement ce qu’il pense. Le paradoxes de la réfutation faible est un cas d’affirmation indirecte de la position que l’on combat en apparence. V. Paradoxe de l’argumentation, §3 ; Réfutation, §5.

Stratégies d’indirection dans l’Encyclopédie de Diderot et  D’Alembert (1751-1772)

Les « articles détournés » de l’Encyclopédie se jouent d’une censure d’ailleurs disposée à fermer les yeux. Cette  stratégie d’indirection est explicitée par Condorcet, un des collaborateurs de L’Encyclopédie.

[L’Encyclopédie], « est un dépôt où ceux qui n’ont pas le temps de se former une idée d’après eux-mêmes, devaient aller chercher celles qu’avaient eues les hommes les plus éclairés et les plus célèbres ; dans lequel  enfin des erreurs respectées seraient ou  trahies par la faiblesse de leurs preuves ou ébranlées par le seul voisinage des vérités qui en sapent le fondement. (Condorcet, Vie de Voltaire. 1798 [1])

« Trahies par la faiblesse de leurs preuves  » : Un argument faible pour P affaiblit P ,  et une réfutation faible d’ une position renforce cette position

« Ébranlées par le seul voisinage des vérités qui en sapent le fondement » :
Les effets du mélange d’erreur et de vérité sont redoutables
— Un peu de vérité mélangé au mensonge fait passer le mensonge.
— Juxtaposée à une erreur , la vérité « ébranle » l’erreur traditionnelle, mais l’erreur nouvelle peut aussi bien ébranler la vérité scientifique. Quel que soit l’optimisme des Lumières, la vérité ne peut pas s’auto-certifier.

L’éditeur de Diderot, Jacques-André Naigeon, accompagne l’article de l’Encyclopédie Mosaïque et chrétienne philosophie, rédigé par Diderot, de l’avertissement suivant à propos du contraste   entre les termes « si mesurés, si respectueux » de l’article et « les principes philosophiques » de leur auteur

Diderot n’avait donc pour ce qu’il appelle ici très pieusement les saintes écritures, qu’un respect apparent, et à proprement parler, de pure circonstance et il pensait même avec un savant théologal* dont les paroles sont remarquables, que toutes les religions ont cela, qu’elles sont étranges et horribles au sens commun : mais il écrivait sous le règne d’un tyran jaloux de son autorité à qui les prêtres répétaient sans cesse qu’il se rendrait d’autant plus puissant, qu’il saurait mieux faire respecter la religion, c’est-à-dire ses ministres. Il ne se dissimulait pas tout ce qu’il avait à craindre de ces apôtres du mensonge. ([2] P.. 411)

[Diderot]  s’exprime avec la même circonspection dans tous les articles où il était à peu près sûr que ses ennemis iraient chercher curieusement** sa profession de foi mais dans d’autres articles détournés & dont les titres assez insignifiants semblent ne rien promettre de philosophique, il foule aux pieds ces mêmes préjugés religieux avec d’autant plus de mépris qu’il avait été forcé de les respecter ailleurs. ([2] p. 412-413)
(*) professeur de théologie (**) avec grand soin


[1] Cité d’après les Œuvres complètes de Voltaire. Tome I. Paris, Ozanne, 1838, p. 27-28.

[2] Naigeon, Œuvres de Denis Diderot. publiées, sur les manuscrits de l’auteur, par Jacques-André Naigeon. T. VI. Paris, Desray et Deterville, An VI – 1798 ; p. 411-413.


 

Abduction

  • Lat. abductio “action d’emmener”, par un mouvement dirigé vers l’extérieur (v. infra, sens 2).

1. L’abduction comme réduction relative de l’incertitude

Aristote définit l’abduction comme un syllogisme dialectique dont la majeure est vraie, la mineure simplement probable, et, en conséquence, la conclusion probable (Aristote, P. A., ii, 25-30, p. 317). La conclusion seule, sans la mineure, est plus improbable que la mineure, donc la mineure renforce relativement l’acceptabilité de la conclusion. Cette situation rappelle la définition cicéronienne de l’argumentation comme rédution de l’incertitude, V. Argumentation 1.

Ce syllogisme permet de construire une réponse à la question “La justice peut-elle être enseignée ?”, “Peut-on apprendre à être juste ?” en combinant :

— Une prémisse certaine : il est clair que la science peut être enseignée,
— avec une prémisse douteuse : la vertu est une science, qu’on pourrait exprimer sous la forme d’une analogie, la vertu ressemble à la science ;
— pour conclure que : la vertu peut s’enseigner.

Bien qu’incertaine, la seconde prémisse est tout de même moins douteuse que la conclusion “la vertu peut s’enseigner” : elle peut donc servir d’argument pour cette conclusion. On retrouve ce montage dans des discours comme :

Il faut enseigner la citoyenneté, ce n’est au fond qu’un ensemble de savoirs et de pratiques sociales ; or les savoirs, ça s’enseigne et toutes les compétences pratiques peuvent s’améliorer par l’enseignement.

Cette forme est exemplaire du fonctionnement de l’argumentation. Dans des contextes démonstratifs, le raisonnement se développe à partir du vrai, dans la stricte limite de ce qu’autorisent les prémisses prises à la lettre. L’argumentation conclut, en toute connaissance de cause, à partir d’informations incomplètes, faute de mieux ; elle permet néanmoins d’améliorer le statut épistémique d’une croyance. C’est une logique non pas d’élimination mais de réduction du doute et de l’incertitude, V. Raisonnement par défaut.

2. L’abduction comme dérivation d’hypothèse à partir de faits

Le concept moderne d’abduction a été introduit par le philosophe Charles Sanders Peirce. Pour Peirce, il existe deux sortes d’inférences, l’inférence déductive et l’inférence abductive ou abduction. Dans l’abduction, on part de la constatation d’un fait “inattendu”, c’est-à-dire n’entrant pas dans le système explicatif disponible. L’abduction est une forme d’inférence par laquelle on propose une hypothèse expliquant ce fait. Cette hypothèse n’est pas le produit de l’application d’un algorithme de découverte, mais le fruit d’un processus créatif : « en fin de compte, l’abduction n’est rien d’autre que de la devinette [guessing] » (Peirce [1958], § 219).

La problématique dans laquelle s’inscrit l’abduction est non pas celle de la logique mais celle de la méthode scientifique (ibid., chap. 6). Le travail scientifique consiste à proposer, sur la base de faits, des hypothèses vraisemblables « suggérées » par ces faits, dans le cadre d’un paradigme scientifique donné. L’abduction est le premier moment de cette démarche.
La pratique de l’abduction n’est pas guidée par des règles logiques mais par des principes, comme le principe selon lequel tout fait admet une explication : une hypothèse “abduite” est intéressante « s’il apparaît qu’elle rend le monde raisonnable [reasonable] » (ibid., §202) ; ou encore le principe d’exclusion des hypothèses dites métaphysiques, c’est-à-dire qui n’auraient aucune conséquence expérimentale.

À la différence de l’abduction qui part des faits à la recherche de théorie, la déduction peircienne part d’une théorie à la recherche de faits : on recherche les conséquences expérimentales de l’hypothèse explicative.
L’opposition abduction / induction rappelle celle qui existe entre raisonnements a priori / a posteriori  (propter quid — quia).

Mieux que comme une forme bâtarde de déduction ou d’induction, l’argumentation gagnerait à être vue comme une forme d’abduction ; du fait que la lumière est allumée, “j’abduis”, je fais l’hypothèse, qu’il y a quelqu’un dans la pièce ; mais cette hypothèse reste à vérifier.
L’étude de l’argumentation comme processus abductif s’est révélée particulièrement fructueuse dans les domaines de la médecine, de la science et du droit (Walton 2004 ; Gabbay & Woods, 2005 ; Woods, 2009).


 

Contre-Argument, Contre-argumentation

Argumentation, Contre-argumentation

Sous une même question argumentative QA, peuvent se développer :

— d’une part, un discours D qui développe la proposition P,
— et d’autre part, un discours Dqui réfléchit au même problème selon d’autres critères, et lui trouve une solution P, différente de P, en s’appuyant sur des arguments et des argumentations Arg, et tout cela en s’abstenant systématiquement de mentionner D.

D se présente simplement un discours autre qui choisit d’ignorer le discours concurrent, et de se concentrer sur la construction de sa propre position.
Une telle stratégie fortement assertive permet de focaliser positivement l’intervention, elle évite les paradoxes de la réfutation, mais peut être considérée comme une forme de mépris des arguments avancés par une partie adverse, “même pas dignes d’une réfutation

On parle de contre-argumentation lorsque de tels discours entrent ouvertement en contact. À l’affirmation d’une position argumentée D, l’interlocuteur réplique par l’affirmation d’une autre position également argumentée, CD.

L : — Construisons la nouvelle école ici, les terrains sont moins chers.
           PropositionD, Argument ArgD

L : — Si on la construit là-bas, les élèves auront moins de transport.
— PropositionD, Argument ArgD

Cette structure d’argumentation / contre-argumentation peut correspondre à une situation argumentative émergente, ou aux moments où les participants présentent et argumentent leur position sans considérer la proposition de l’antagoniste. Une telle situation peut se produire à tout moment dans une situation argumentative concrète, particulièrement aux moments où les partenaires doivent récapituler leurs positions. V. Antithèse.

On parle de contre-proposition argumentée, et de conclusion incompatible, non pas de *contre-conclusion.

Contre-argumentation faible

La contre-argumentation faible fonctionne comme la réfutation faible : elle renforce la position qu’elle attaque. Dans le passage suivant, N. Chomsky tire argument de ce qu’il construit comme l’échec de la contre-argumentation de son adversaire, le philosophe H. Putnam, pour suggérer que lui, Chomsky, pourrait bien avoir raison :

Jusqu’ici, à mon sens, non seulement [Putnam] n’a pas justifié ses positions, mais il n’est pas parvenu à préciser ce que sont ces positions. Le fait que même un philosophe de son envergure n’y parvienne pas nous autorise peut-être à conclure que…
Noam Chomsky, Discussion sur les commentaires de Putnam 1979 [1]

Les points de suspension terminant la phrase sont de Chomsky. L’éloge des compétences de son adversaire, « un philosophe de son envergure », fait partie de cet important topos de la réfutation du discours contre-argumentatif. V. Politesse ; Ignorance.

Réfutation substantielle et réfutation contextuelle

La réfutation substantielle d’une argumentation correspond aux mécanismes de réfutation visant la forme et le contenu de cette argumentation (Brandt et Apothéloz 1991, p. 98-99).Dans une opposition argumentation vs contre-argumentation, les deux partenaires argumentent au sens positif du terme, c’est-à-dire défendent une position. Mais argumentation et contre-argumentation ont en outre un rôle de réfutation réciproque, qu’on peut appeler réfutation contextuelle.
Par le jeu de la négation en situation bipolarisée, le fait de fournir une raison de faire ou de croire B, incompatible avec A, se transforme en raison de ne pas faire ou de ne pas croire A.
Les arguments positifs qui soutiennent A peuvent être désignés, relativement à B, comme des contre-arguments contextuels c’est-à-dire “des arguments qui défendent une proposition autre”.

Discours, Contre-discours et Charge de la preuve

Lorsque le dialogue argumentatif est engagé, particulièrement lorsque la question argumentative a une longue histoire, les deux discours en présence combinent en miroir deux types d’opérations :

Travail négatif de rejet de l’autre discours.
Travail positif de construction d’une proposition autre.

La charge de la preuve rompt cet équilibre apparent. On peut alors parler, dans une situation donnée de discours et de contre discours. Si Y supporte la charge de la preuve, il est dans l’absolu, contre-discours de X.
Si le cadre de la discussion change, la charge de la preuve change de discours.


[1] Massimo Piattelli-Palmarini éd., Théorie du langage, théorie de l’apprentissage, Paris, Le Seuil, 1979, p. 461.

 

 

 

Ad rem

In the Latin phrase ad rem, rem is the accusative of the noun res, which can be taken to mean « object, being » or « legal case, dispute ». (Gaffiot, Res)

The argument ad rem can be defined in two ways.

Ad rem1. In the first sense of res, « reality », the argument ad rem is an argument that focuses on « the reality of things ». It is probably in this sense that Whately assimilates the argument ad rem to Locke’s argument ad judicium.

Ad rem2. On the other hand, res can refer to « the judicial case, the dispute ».
[Res] clearly refers to a debate in the expressions nihil ad rem « that is not the question » and quid ad rem?, « what does it matter?« .

In this sense, the ad rem argument relies on a fact [res] that is relevant to a cause [causa]. S. Matter

On the articulation ad remad judicium – to the matter – to the letter (ad litteram), S. Ad judicium.

Counter-Accusation

The counter-accusation is a defense strategy by which the accused

— Acknowledges the existence of the facts (the moped was burned) and their qualification (it is a misdemeanor).
— Denies being the author of the misdemeanor, and attributes it to someone else, S. Stasis.

Accuser: — You stole the moped!

Among other possibilities, the accused can countercharge:

— a third person:
            But it’s not me, it’s the boss!

— her accuser:

— of the misdemeanor of which she is herself accused:
           You stole the moped! it is the one who says who is!

— of another misdemeanor:
            And you stole a backpack in the train!

The reply (3) can be taken as an implicit admission and can also be used to allow the prosecution of the new accused.

Examples of counter-accusation

The counter-accusation strategy works as well in the informal setting of the family as in some types of courts.

It is reported that the accused in witchcraft trials in the Basque Country in the 17th century used this procedure.

Shortly before the sending of the royal commission of which de Lancre would be a part, significant events had already taken place, in the same places, and with the same characters that we will see reappear in the text of the Table: Local rivalries between family groups had given rise to accusations of witchcraft, an expeditious but disastrous way of getting rid of the rival group, which in response makes use of the same procedure.

Pierre De Lancre, [A Picture of the inconstancy of evil angels and demons, where it is amply spoken about sorcerers and witchcraft,] 1612 [1]

The strategy  works dramatically in political trials, especially if the accuser is the judge.

The láogăi “is a re-education through labor camp in the People’s Republic of China” (Wikipedia, Laogai).

Finally, as we have seen in the laogai, whoever accuses, in communist China, is always right, since he is armed with untouchable quotes and slogans; you almost systematically worsen your case by defending yourself. The only effective response is therefore a counter-accusation at a higher level: whether it is well-founded or not is of little importance, the main thing being that it is expressed in politically correct terms. The logic of the debate thus leads to a constant widening of the field of attacks, of the number of attacks and of the number of those attacked.
Stéphane Courtois & al. [The Black Book of Communism] 1997 [2]

It has a lot of weight in the people’s court and the media tribunal.

You are fake news!”.
Trump’s Impeachment Defense Borrows an Old Karl Rove Strategy — Ed Kilgore (The Guardian, 11. 13, 2019)

There’s one Rovian strategic principle that Team Trump is following to absolute perfection before and during the impeachment proceedings the president now faces, as explained in a 2005 academic discussion of Rove’s campaign modus operandi :
            Tactic #3: Accuse Your Opponent of What He/She is Going to Accuse You Of
This is another preemptive tactic, in which Bush has launched his campaigns by accusing his opponent of his own weaknesses.[3]


[1] Pierre De Lancre. Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons, où il est amplement traité des sorciers et de la sorcellerie, 1612. Introd. and notes by Nicole Jacques-Chaquin. Paris, Aubier, 1982, p. 8.
[2] Courtois Stéphane, Werth Nicolas, Jean-Louis Panné, Paczkowski Andrzej, Margolin Jean-Louis 1997. Le livre noir du communisme – Crimes, terreur, répression. Paris, Robert Laffont, p. 582
[3] http://nymag.com/intelligencer/2019/11/team-trump-deploying-rovian-strategy-of-accusing-accusers.html


 

Lettre, Appel à la — du discours

Argumentation fondée sur la LETTRE du discours

La lettre du discours s’oppose à son esprit. L’argumentation prend en compte la lettre  du discours, ce que dit le discours afin d’esquiver ce que le discours veut dire.

Lat. arg. ad litteram, de littera, “lettre”.
Lat. arg. ad orationem, de oratio, “propos, parole”.
Les deux étiquettes peuvent se référer à un discours écrit ou oral.

1. En droit

En droit, l’argument de la lettre de la loi (ad litteram, ad orationem) sert à justifier une application de la loi fondée sur le sens évident du texte légal, V. Sens strict.
Cet appel à la lettre est contré par l’appel à l’esprit de la loi, fondé, par exemple, sur l’intention du législateur.

D’une façon générale, l’appel au sens littéral d’un texte oral ou écrit peut être invoqué dans toutes les questions d’interprétation.

1. Dans l’argumentation quotidienne

— Dans une interaction, le second tour de parole “à la lettre” s’en tient au sens littéral, à ce qui vient d’être expressément dit, mot pour mot, par le premier locuteur, en laissant de côté ce qu’il a voulu dire.
C’est le cas de la réponse suivante à un acte de parole indirect de demande de faire, adouci en une question :

L1 :    — Pouvez-vous me passer le sel ?
L2 :    — Oui

Mais L2 ne passe pas la salière à L1. L2 a répondu à la lettre de la question de L1, sans tenir compte du fait que L1 ne sollicitait pas une information sur la capacité de L2 à faire circuler la salière, mais demandait à L2 de faire quelque chose, lui passer le sel.

— Dans une situation argumentative, la réponse à la lettre est une manœuvre de destruction du discours. Pour cela, L2 s’en tient au sens de l’énoncé, du discours (oral ou écrit) produit par L1, sans tenir compte des intentions communicationnelles de L1 (du sens de l’interlocuteur).
Dans un troisième tour, L1 peut rejeter cette réponse :

Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire !

L2 peut alors justifier sa réponse en donnant pour argument la lettre de ce qu’a dit L1 dans son premier tour de parole :

Je ne sais pas ce que vous avez voulu dire, mais c’est ce que vous avez dit.

L2 satisfait à son obligation de parole, et renvoie la parole à son interlocuteur, à charge pour ce dernier de reformuler ce qu’il veut dire. L2 considère qu’il n’a pas à contribuer à la recherche de la vérité, V. Silence, et qu’il peut légitimement chercher à bloquer le discours de L1 par tous les moyens.
La réponse sur la lettre du discours est un bon indicateur de situation conflictuelle. Elle s’oppose à une réponse qui, charitablement, tient compte de l’intention du discours et ne cherche pas à tirer avantage d’une formulation indirecte ou maladroite.

L’exemple suivant est un cas extrême de réponse à la lettre :

Le policier : — Tu me dis “Untel a fait le coup” et je te libère
Le suspect : — “Untel a fait le coup[1].

Le suspect a dit à la lettre ce que le policier lui demandait de dire, mais il ne sera probablement pas libéré pour autant.

Exemple : Objectif officiel et objectif caché d’une recherche scientifique

Le cas suivant est un cas particulier de l’opposition Motif — Mobile, où on oppose à la bonne raison expressément formulée une raison inavouable cachée, ici parce qu’elle est illégale.

— SITUATION : Un litige sur le statut juridique d’une recherche et de son  financement.
Cadre général : La recherche dans le domaine D est soumise à une disposition légale L interdisant la recherche susceptible de conduire à des résultats de type U.
Cas particulier : Un groupe de recherche R soumet à l’institution I un projet P relevant du domaine D. Les objectifs de recherche sont définis dans le projet accompagnant la demande de financement.
— Le financement est accordé.
— La recherche produit un résultat X apparemment de type U.

QUESTION : Cette recherche a-t-elle respecté la disposition légale L interdisant la recherche conduisant à des résultats de type U ?

OUI : La défense peut soutenir que 1) X n’est pas de type U, ou que 2) X est bien de type U, mais qu’il a été obtenu involontairement, donc que la loi a été respectée. Dans ce second cas, la défense argumente en deux temps, d’abord sur la lettre de ce que dit et ne dit pas expressément le projet P :

Aucune recherche susceptible de produire des résultats de type U ne figure dans les objectifs de recherche.

Elle rend compte ensuite du résultat U :

X (U) est un résultat inattendu, comme cela arrive régulièrement dans la recherche scientifique.

— NON : L’accusation rejette l’argument fondé sur la lettre du projet :

Si le cahier des charges ne fait pas explicitement référence à U comme un objectif de la recherche c’est pour éviter les conséquences juridiques et politiques évidentes.

Puis elle réinterprète le projet :

Des membres éminents de la communauté scientifique concernée disent que le cahier des charges décrit des travaux correspondant à la définition communément admise de U. Il s’agit donc bien d’une recherche de type U. Le résultat en question n’a pas “émergé », mais a été produit intentionnellement. Financeurs et chercheurs ont donc sciemment enfreint la disposition légale L.

Conclusion :

Les chercheurs avaient un agenda caché. Ils ont effectivement effectué des recherches de type U, qu’ils les aient désignées comme telles ou non.
Les responsables de la recherche et de l’institution l’ayant financée doivent être condamnés. [2]


[1] Exemple venant du séminaire d’Oswald Ducrot. 

[2] Exemple adapté de Glenn Kessler, « The repeated claim that Fauci lied to Congress about ‘gain-of-function’ research ». The Washington Post, 29 octobre 2021.
https://www.washingtonpost.com/politics/2021/10/29/repeated-claim-that-fauci-lied-congress-about-gain-of-function-research/


 

 

 

Ad judicium

Lat. iudicium, “judgment”. legal action; judgment; capacity to judge

Locke [1690] opposes the ad judicium argument, declared valid, to three kinds of argument he considers fallacious, the arguments ad ignorantiam, ad hominem and ad verecundiam (Lat. verecundia, modesty); S. Collections (2).

The argument ad judicium is defined as:

The using of proofs drawn from any of the foundations of knowledge or probability. This I call argumentum ad judicium. This alone of all the four, brings true instruction with it, and advances us in our way to knowledge. (Locke [1690], Vol. 2, p. 411)

The following declaration shows that this validity is derived not only from judgment but also from “the things themselves”:

[truth] must come from proofs and arguments, and light arising from the nature of things themselves. (Id., p. 411-412).

So, the ad judicium argument, is based on scientific procedures and criteria (“foundations of knowledge or probability”), and develops object-based knowledge. In any case, this mode of reasoning excludes the passions and distrusts the speech, S. Ornament and argument.

Ad judicium is not strictly speaking an argument scheme in itself, but instead covers the whole scientific methodology. From Locke’s definitions, it follows that the correct argumentative method is the name of scientific method when applied to social questions and human projects.

*

Ad hominem and ad verecundiam arguments also appeal to judgment, at least to a calculus: ad hominem appeals to consistency; ad verecundiam is based on a sense of modesty or personal insufficiency that can be well grounded or not. They are nonetheless considered fallacious because they are subjective. Subjective does not here mean “arbitrary”, but rather nonuniversal, context-bound, taking the circumstances of the speech situation and the speaker’s transitional state of knowledge into account, what he or she knows, believes or dares say or not.

Argument thus conceived rejects the speaker and his system of knowledge as consistently relative. It is the antithesis of what Grize calls « a logic of subjects », S. Schematization

Ad judicium, a homonymic label

Various non-equivalent, definitions are attached to the ad judicium label. This can prove somewhat confusing.

(1) Perhaps referring to Locke, Whately considers that the ad judicium label designates “most likely the same” as the ad rem argument ([1832], p. 170), that is, argument to the matter, or to the thing itself.This identification is grounded in the fact that Locke considers that true knowledge derives “from the nature of things themselves” (see supra).
In this case the terminology would just be redundant, which is relatively benign.

(2) A dictionary of theology defines ad judicium as: “an argumentation calling on common sense and general opinion to validate a position”[1] which is something quite different, and totally opposed to Locke’s perspective, if we consider his positions on rhetoric, S. Ornamental fallacy.

(3) And Bentham uses the ad judicium label to designate a series of fallacies of confusion (Bentham [1824]), S. Political Arguments: Two collections.

The terminological and conceptual field covered by the ad judicium label can thus be arranged as follows:
— In Locke’s sense scientific reasoning, based on things.
— In Whately’s sense, same as ad rem, argument on the merits of the case.
— In theology, argument based on the consensus of nations.
— In Bentham’s sense, the ad judicium fallacies are manoeuvres tending to obstruct the sound exercise of judgement.


 

Expérience de pensée

EXPÉRIENCE DE PENSÉE

1. Expérience de pensée

L’expression “expérience de pensée” (EP) apparue au 18e siècle, a été popularisée par Ernst Mach (Gedanken Experiment) au 20e siècle  (SEP, Thought experiment), Cette forme de raisonnement a été pratiquée depuis l’antiquité aussi bien en Orient qu’en Occident.
(Ex. 1) L’exemple qui suit est empruntée à Ibn Sina (Avicenne) (980-1037), où il apparaît dans deux passages:

We say: If a human is created all at once, created with his limbs separated and he does not see them, and if it happens that he does not touch them and they do not touch each other, and he hears no sound, he would be ignorant of the existence of the whole of his organs, but would know the existence of his individual being as one thing, while being ignorant of all the former things. What is itself the unknown is not the known.
Avicenna, al-Nafs (c. 1027). V.7 (Marmura p. 390) [1]

He will not doubt his affirming his self existing, but with this he will not affirm any limb from among his organs, no internal organ, whether heart or brain, and no external thing. Rather, he would be affirming his self without affirming for it length, breadth and depth. And if in this state he were able to imagine a hand or some other organ, he would not imagine it as part of his self or a condition for its existence.
You know that what is affirmed is other than what is not affirmed and what is acknowledged is other than what is not acknowledged. Hence the self whose existence he has affirmed has a special characteristic of its being his very self, other than his body and organs that have not been affirmed.
Hence the one who affirms has a means to be alerted to the existence of the soul as something other than the body—indeed, other than body—and to his being directly acquainted with this existence and aware of it. If he is oblivious to this, he would require educative prodding.
Id. I.1 (Marmura p. 387)

Le raisonnement hypothétique envisage une situation reconnue comme possible dans le monde tel qu’il est, et produit des conclusions exploitables dans ce monde. Ce raisonnement conclut sur la base du vrai et du faux.
À la différence du jugement hypothétique, l’expérience de pensée repose sur la construction narrative d’une situation qu’il est impossible de réaliser, dans l’état actuel de ce que nous appelons “monde, réalité”, de nos capacités technologiques et de nos principes éthiques. Dans ce monde fictionnel les lois de la physique et de la physiologie sont suspendues.
En d’autres termes, les prémisses de ce raisonnement ne sont ni vraies, ni probables, ni plausibles, mais impossibles, “in-vraisemblables”.

Malgré cela, il serait possible d’en tirer des conséquences vraies sur le monde et les humains, en développant la fiction pour en tirer des conclusions catégoriques qu’elle affirme vraie dans le monde réel et pertinentes pour une discussion en cours dans un domaine spéculatif, ici la philosophie morale. Les expériences de pensée,

suggest that we can learn about the real world by virtue of merely thinking about imagined scenarios (SEP, Thought experiment).

L’expression expérience de pensée, ou par la pensée, ou par l’imagination (Wikipedia, Expérience de pensée) est quelque peu oxymorique. L’expérience est définie comme une « connaissance acquise par interaction avec l’environnement » (Wikipedia Expérience, 30-09-21). Par substitution de la définition au défini, une expérience de pensée, par la pensée ou par l’imagination est une connaissance acquise par interaction avec un environnement qu’il est, par définition impossible de construire dans le monde réel et avec lequel il est impossible d’interagir. L’expérience de/par la pensée a tous les charmes de l’énigme de bureau.

2. Autres exemples

Galileo Galilei (1564-1642) On the speed of falling objects

Dans le Dialogo sopra i due massimi sistemi del mondo (Dialogue sur les deux grands systèmes du monde), Galilée réfute la théorie aristotélicienne de la chute des corps, selon laquelle les corps lourds tombent plus rapidement que les corps légers. Salviati est le porte-parole de Galilée, et Simplicio celui d’Aristote.
Le passage suivant est considéré comme une expérience de pensée (SEP, Thought Experiment), mais rien ne fait obstacle à sa réalisation physique, et c’est d’ailleurs ce que fait Galilée lui-même. Rien n’empêche donc d’y voir non pas une expérience de pensée mais un compte-rendu ou un projet d’expérience, exposant le raisonnement qui sous-tend le montage expérimental et les mathématiques qui permettent d’anticiper de façon certaine sur son résultat.

Salviati— But, even without further experiment, it is possible to prove clearly, by means of a short and conclusive argument, that a heavier body does not move more rapidly than a lighter one provided both bodies are of the same material and in short such as those mentioned by Aristotle. But tell me, Simplicio, whether you admit that each falling body acquires a definite [63] speed fixed by nature, a velocity which cannot be increased or diminished except by the use of force [violenza] or resistance.
[…]
Salv. — If then we take two bodies whose natural speeds are different, it is clear that on uniting the two, the more rapid one will be partly retarded by the slower, and the slower will be somewhat hastened by the swifter. Do you not agree with me in this opinion?
Simplicio — You are unquestionably right.
Salv. — But if this is true, and if a large stone moves with a speed of, say, eight while a smaller moves with a speed of four, then when they are united, the system will move with a speed less than eight; but the two stones when tied together make a stone larger than that which before moved with a speed of eight. Hence the heavier body moves with less speed than the lighter; an effect which is contrary to your supposition. Thus you see[108] how, from your assumption that the heavier body moves more rapidly than the lighter one, I infer that the heavier body moves more slowly.
Galileo Galilei, Dialogues Concerning Two New Sciences, 1638.[2]— Voir analyse  §4

Mencius, 4th Century BC, The Small Child and the Welld’.

Why do I say that all people possess within them a moral sense that cannot bear the suffering of others? Well, imagine now a person who, all of a sudden, sees a small child on the verge of falling down into a well. Any such person would experience a sudden sense of fright and dismay. This feeling would not be something he summoned up in order to establish good relations with the child’s parents. He would not purposefully feel this way in order to win the praise of their friends and neighbors. Nor would he feel this way because the screams of the child would be unpleasant.
By imagining this situation we can see that one who lacked a sense of dismayed commiseration in such a case simply could not be a person. Moreover, anyone who lacks the sense of shame cannot be a person; anyone who lacks a sense of deference cannot not be a person; anyone who lacks a sense of right and wrong cannot not be a person.
The sense of commiseration is the seed of humanity, the sense of shame is the seed of righteousness, the sense of deference is the seed of ritual, and the sense of right and wrong is the seed of wisdom. Everyone possesses these four moral senses just as they possess their four limbs. To possess such seeds and yet claim to be unable to call them forth is to rob oneself; and for a person to claim that his ruler is incapable of such moral feelings is to rob his ruler.
Menciuseno. 2003, Bk 2 Part A, 6. [3] Voir analyse § 4

Chateaubriand (1768-1848), Tuer un homme à la Chine

Ô conscience ! Ne serais-tu qu’un fantôme de l’imagination, ou la peur des châtiments des hommes ? Je m’interroge ; je me fais cette question :Si tu pouvais, par un seul désir, tuer un homme à la Chine et hériter de sa fortune en Europe, avec la conviction surnaturelle qu’on n’en saurait jamais rien, consentirais-tu à former ce désir ?
J’ai beau m’exagérer mon indigence; j’ai beau vouloir atténuer cet homicide en supposant que, par mon souhait, le Chinois meurt tout à coup sans douleur, qu’il n’a point d’héritier, que même à sa mort ses biens seront perdus pour l’État ; j’ai beau me figurer cet étranger comme accablé de maladies et de chagrins ; j’ai beau me dire que la mort est un bien pour lui, qu’il l’appelle lui-même, qu’il n’a plus qu’un instant à vivre; malgré mes vains subterfuges, j’entends au fond de mon cœur une voix qui crie si fortement contre la seule pensée d’une telle supposition, que je ne puis douter un instant de la réalité de la conscience.
Chateaubriand, Génie du Christianisme, 1802. 1e Part., L. 6, Chap. 2 Du remords et de la conscience. [4]

3. L’argumentation dans l’expérience de pensée

Norton (1996), réfute l’idée que de telles expériences “draw from some special source of knowledge of the world that transcend our ordinary epistemic resources” (p. 333-334). Il considère que les EP mobilisent “our standard epistemic resources: ordinary experiences and the inferences we draw from them” (id., 334).  La discussion porte sur le statut épistémologique des expériences de pensée,

One viewpoint is my own view that thought experiment are merely picturesque arguments, and in no way remarkable epistemologically. […] The other will be the view of Jim Brown [1991[5]  that certain thought experiments affords us a glimpse into a Platonic world populated by the law of nature themselves.  According to my view it is essential that all thought experiment can be reconstructed as argument (id.)

La reconstruction des EP dans le cadre d’un modèle épistémologique de l’argumentation au sens de Norton n’est pas de notre ressort.
Nous nous bornerons à esquisser une analyse argumentative des quatre expériences de pensée proposées à partir des textes, originaux ou traduits, où elles sont exposées.

On peut distinguer trois types d’EP selon qu’elles se développent :

— à partir d’une situation contrefactuelle, possible, en fait fausse, mais qui aurait pu se réaliser dans le passé (voir le roman de CK Dick, The man in the high castle)
— à partir d’une situation imaginaire théoriquement possible, mais dont les conditions d’observation ne sont jamais réalisées dans le monde actuel (Mencius)
— à partir d’une situation imaginaire que toute notre expérience et nos savoirs sur le monde existant portent à déclarer impossible, pour en tirer néanmoins des conclusions sur le monde existant (Ibn Sina).

Il est possible d’envisager une situation expérimentale possible sur laquelle on peut raisonner de façon concluante, en attendant la confirmation expérimentale. C’est, si l’on veut, une expérience “par la pensée” (Galilée), mais la différence est cruciale en relation avec l’expérience.

4. Schématisation des processus argumentatifs dans les exemples (2), Galilée et (3), Mencius

L’EP suppose un mécanisme de dérivation de la conclusion à partir de la situation hypothétique, possible ou impossible. Ces processus de dérivation peuvent mettre en jeu n’importe quel mécanisme argumentatif.
À titre d’illustration, nous prendrons l’EP de Galilée à propos de la chute des corps, et celle de Mencius, sur l’existence d’un sens moral

(Ex. 2) Galileo Galilei (1564-1642) On the speed of falling objects

Dans l’exemple (2), Galilée traite un problème de physique par un raisonnement par l’absurde (lire en Annexe, le texte plus complet). Il s’oppose à la thèse aristotélicienne selon laquelle les corps lourds tombent plus vite que les corps légers, autrement dit :

Assumption for reductio proof : The speed of fall of bodies in a given medium is proportionate to their weight (Norton 1996, p. 341-342) [6]

Galilée a le génie de se demander ce qui se passe lorsque deux pierres, l’une lourde et l’autre légère sont tied together, attachées l’une à l’autre. Cette croyance entraîne deux conclusions contradictoires (id.),

— La pierre légère ralentit la vitesse de la pierre lourde et la pierre lourde accélère la vitesse de la pierre légère. Donc les deux pierres attachées l’une à l’autre tombent à une vitesse intermédiaire, inférieure à la vitesse de la pierre lourde seule. 
— La pierre légère attachée à la pierre lourde forme un corps plus lourd que la pierre la plus lourde. Donc les deux pierres attachées l’une à l’autre ont une vitesse supérieure à la vitesse de la pierre lourde seule (d’après Norton, 1996, 341-342).

On a donc affaire à une argumentation par l’absurde, concluante, qui permet à Galilée de rejeter la thèse d’Aristote, et d’affirmer sa propre thèse, tous les corps tombent à la même vitesse [8] dans le vide.
L’expérience de pensée est ici la pensée d’une expérience possible, que rien n’empêche de réaliser — sauf la difficulté de créer un milieu où règne le vide parfait.

(Ex. 3) Mencius, 4th Century BC, The Small Child and the Well

Pour décrire l’argumentation développée dans le texte de Mencius (exemple 2.2), nous utiliserons une méthode dérivée de celle qu’utilise Grize pour les opérations argumentatives construisant les objets de discours.

3.2.1 L’argumentation positive

Annonce et situation
Mencius annonce sa thèse sur l’universalité du “moral sense” et développe ensuite une situation, sur laquelle se fonde l’expérience de pensée.
Cette situation  décrit schématiquement un fait sans doute rare mais possible :

Imagine now a person who, all of a sudden, sees a small child on the verge of falling down into a well.

Cette situation décrit une scène et rapporte une perception, sans la lier à aucune action. Le destinataire peut se projeter dans cette situation. Les psychologues expérimentaux pourraient certainement imaginer une expérience, portant non pas sur un individu particulier ni sur l’humanité entière, qui prendrait pour base non pas les réactions à une situation réelle, mais à une situation représentée.

Mencius en dérive de sa supposition une thèse qu’il développe en deux étapes.

1) Point de départ, argument: attribution d’un état mental accompagnant  nécessairement la perception de la scène primitive :

Any such person would experience a sudden sense of fright and dismay.

Cette dérivation est fondée sur une intuition, un sentiment d’évidence ou de révélation intérieure, accessible par introspection,  “I would experience…”.
Mencius ne dit pas  que l’enfant est sauvable, ni que la personne émue “se précipiterait pour sauver l’enfant”. L’interprétation est compatible avec “se sauverait effrayé / par peur d’être pris dans une sale affaire”.

2) développement de l’argument: Opérations argumentatives de spécification, re-catégorisation, généralisation

Dans ce passage, le moteur argumentatif — le moteur du passage de l’argument, la situation, à la conclusion sur l’existence de quatre sens moraux — n’est pas l’inférence mais des opérations de transformation: reprise, reformulation, spécification  re-catégorisation.
En suivant le développement textuel de l’argument à la conclusion:

Argument —>  [an experience] spécifiée comme a sudden sense of fright and dismay
>
reprise par a feeling, (to) feel
> re-formulée comme a sense of dismayed commiseration 
> recatégorisée et généralisées
comme un des quatre  moral senses” <— Conclusion

La dernière étape introduite par “moreover” affirme l’existence de quatre sentiments moraux définissant l’être humain : la généralisation est portée par une analogie :

humanity, righteousness, ritual, right and wrong.
Everyone possesses these four moral senses just as they possess their four limbs

La dérivation de la thèse des quatre sentiments moraux à partir d’un sentiment de « fright and dismay” s’accompagne de deux généralisations portant sur la personne objet de ce sentiment moral, et sur l’autre sur la situation. On passe  d’un risque individuel de souffrance à la souffrance de tous

a small child > généralisation > others
on the verge of falling down into a well > généralisation > sufferings

3) Cette conclusion est testée et développée par application du topos des contraires

all people possess within them a moral sense that cannot bear the suffering of others
one who lacked a sense of dismayed commiseration in such a case simply could not be a person.

{Humans] would experience a sudden sense of fright and dismay, soit “H would experience F
— par application du topos des contraires :“ non-F would be non-H”

one who lacked a sense of dismayed commiseration in such a case simply could not be a person.

3.2.2 Objections et réfutation

La nature argumentative du texte est  attestée par la mention d’objections possibles de nature utilitariste :

— something he summoned up in order to establish good relations with the child’s parents.
— purposefully feel this way in order to win the praise of their friends and neighbors
— because the screams of the child would be unpleasant.

Ces objections sont rejetées, non pas discutées et réfutées. Elles sont exploitées par une argumentation implicite ad ignorantiam – cas par cas: on ne peut pas imaginer d’autres ressorts à l’action secourable.

On peut opposer à la conclusion de Mencius la thèse de Xunzi (3e siècle av. JC) selon laquelle “Human nature is bad”

Human nature is bad. Their goodness is a matter of deliberate effort. […] They are born with feelings of hate and dislike with them. (Xunzi, Chap 25, Human Nature is bad, p. 248. [9])

Conclusion

L’EP part d’une situation contrefactuelle ou fictive et lui applique un mécanisme de dérivation afin d’en tirer une conclusion pertinente dans le cadre d’une certaine question que nous nous posons sur le monde.
La structure de l’EP  est celle de l’argumentation hypothétique. Sa spécificité tient à la situation envisagée qui est  aux limites, voire au delà du possible. Une fois posée cette hypothèse, l’argumentation se déroule selon les mécanismes argumentatifs généraux.
L’EP met en jeu les mécanismes généraux de l’argumentation ; en cela, elle ne constitue pas un nouveau “type d’argument”.
Cette conclusion est banale, si on la rapporte au fait connu de tous, que l’argumentation peut être extrêmement pressante et bien construite dans un discours par ailleurs délirant.


[1] Avicenna’s al-Nafs [On Psychology)] , which is a section of his al-Shifa (On Healing). Translations are from Michael Marmura, 1986, “Avicenna’s  ‘Flying Man’ in Context” The Monist 69  p. 387. Quoted from David Sanson, “Selection from the floating man”. https://www.davidsanson.com/texts/avicenna-floating-man.html

[2] Dialogues Concerning Two New Sciences by Galileo Galilei. Translated from the Italian and Latin into English by Henry Crew and Alfonso de Salvio. With an Introduction by Antonio Favaro. New York: Macmillan, 1914. [Discorsi e dimostrazioni matematiche intorno a due nuove scienze attenenti alla meccanica e i movimenti locali. Leiden, Elzevier 1638. Quoted after https://oll.libertyfund.org/title/galilei-dialogues-concerning-two-new-sciences#Galileo_0416_238

[3] Mencius. [2003]. Translated with an Introduction and Notes by D. C. Lau. Penguin Classics. (First published 1970). Mencius is the romanized name of the Chinese philosopher Mèng Kē or Mengzi, et le titre de l’ouvrage rassemblant ses propos.
Pour bien marquer que l’analyse ne porte pas sur le texte chinois de Mencius mais uniquement sur la traduction anglaise de ce texte par Robert Eno, nous tiliserons systématiquement la notation Menciuseno. On peut comparer avec la traduction anglaise MenciusLau ou la traduction française Menciuscouvreur.

[4] François René de Chateaubriand,  Génie du Christianisme, 1802. 1e Part., L. 6, Chap. 2 Du remords et de la conscience. Cité d’après l’éd. Tours, Mame, 1877, p. 87. Sur l’origine littéraire du “paradoxe du mandarin” et sur son immense fortune, voir Michel Delon, « De Diderot à Balzac, le paradoxe du mandarin », Revue italienne d’études françaises [En ligne], 3 | 2013, mis en ligne le 15 décembre 2013, consulté le 02 mai 2019. URL : http:// journals.openedition.org/rief/248 ; DOI : 10.4000/rief.248

[5] Jim R. Brown, The laboratory of the mind: Thought experiments in the Natural Science. London, New York: Routledge 1991)

[6] Norton, John D. 1996, Are Thought Experiments Just What You Thought? Canadian Journal of Philosophy, 26: 333–366.

[7] Norton, John D. 1996, Are Thought Experiments Just What You Thought? Canadian Journal of Philosophy, 26, p. 333–366.

[8] Pour une discussion intégrant le milieu dans lequel tombent les pierres, voir Norton, 1996.

[9] Xunzi – The complete text. Translated and with an introduction by Eric L Hutton. Princeton, Princeton UP, 2014.

[10] Chateaubriand,  Génie du Christianisme, 1802. 1e Part., L. 6, Chap. 2 Du remords et de la conscience. Cité d’après l’éd. Tours, Mame, 1877, p. 87. Sur l’origine littéraire du “paradoxe du mandarin” et sur son immense fortune, voir Michel Delon, « De Diderot à Balzac, le paradoxe du mandarin », Revue italienne d’études françaises [En ligne], 3 | 2013, mis en ligne le 15 décembre 2013, consulté le 02 mai 2019. URL : http:// journals.openedition.org/rief/248 ; DOI : 10.4000/rief.248