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Type d’argumentation

SCHÈME ARGUMENTATIF ou TOPOS

 

Un schème argumentatif (topos, type d’argumentation) est une formule semi-abstraite, une forme sémantique de type inférentiel, associant un argument à une conclusion. Le schème/topos et l’argumentation sont dans la relation type/occurrence.
Cette forme inférentielle est partagée  un grand par un certain nombre d’argumentations concrètes ou enthymèmes : argument a fortiori, d’autorité, par les termes opposés… etc.  L’identification des schèmes dans un texte est un moment clé de l’analyse argumentative.

1. Le schème, calque de la structure de l’argumentation

Les arguments par la cause, par l’autorité, par les termes contraires, par le dilemme, par la catégorisation, par la définition, par le genre, par l’espèce, par l’analogie, par l’absurde… sont les schèmes argumentatifs les plus connus et les plus utilisés.

Un schème argumentatif (ou topos, type d’argument) est une formule inférentielle semi-abstraite qui associe de façon stable un type d’argument à un type de conclusion.
Le schème argumentatif correspond à la forme sémantique qui définit une catégorie d’argumentations concrètes.

La tradition nous a légué des inventaires plus ou moins systématisés des schèmes argumentatifs, et la recherche continue à les enrichir et à les préciser, V. Typologies : AnciennesModernes – Contemporaines

Le schème peut être implicitement contenu dans le texte, en continu ou dispersé dans un passage (exemple, V. Gaspillage) ou encore y figurer explicitement sous la forme d’un énoncé générique, V. Tranquillité, §2.

— Les expressions type d’argumentation, schème (schéma) d’argumentation, schème argumentatif désignent d’une façon non ambiguë une classe d’inférences argumentatives.

— Le mot topos et l’expression lieu commun sont ambigus entre un sens formel inférentiel et un sens substantiel. En français, l’expression “lieu commun” désigne par défaut un lieu commun substantiel ; il faut donc préciser, le cas échéant, qu’on parle bien d’un lieu commun inférentiel.

Le mot topos a la même ambiguïté, mais comme depuis la Rhétorique d’Aristote, il est associé à une forme argumentative et qu’il a le grand avantage de la brièveté, on utilise par défaut topos au sens de type d’argumentation lorsque le contexte le permet.
L’ambivalence de topos et lieu commun entre croyance substantielle vraisemblable et inférence acceptable se retrouve dans fallacie, mauvais raisonnement et croyance fausse.

L’expression ligne argumentative est ambiguë et peut renvoyer à un type d’argument ou à une stratégie argumentative, éventuellement adoptée par plusieurs participants.

2. Topos et enthymème

Un type d’argumentation engendre un nombre indéterminé d’occurrences d’argumentations concrètes. Cette relation type / occurrence d’une argumentation correspond à la relation topos / enthymème. Dans la formulation d’Aristote :

un lieu [topos] est une tête de chapitre sous laquelle se rangent un grand nombre d’enthymèmes. (Rhét., II, 26, 1403a17 ; trad. Chiron, p. 420).

Par une métaphore célèbre, Cicéron définit les lieux (loci, sg. locus) comme

« Les magasins où l’on cherche les arguments », c’est-à-dire les enthymèmes,
« la formule » de l’enthymème (Top., I, 8 ; p. 69 ; I, 9 ; p. 70).

Notation du topos
Certains schèmes sont exprimés sous forme de proverbes ou de maximes, par exemple le proverbe “qui peut le plus peut le moins” correspond à la variante “du plus au moins” du schème “à plus forte raison”, a fortiori.
On peut aussi les exprimer sous la forme de formules typiques, comme celles que propose Bentham “attendons un peu, le moment n’est pas favorable”, pour rejeter une mesure sans avoir à se prononcer sur son intérêt. En contexte, lorsque son application est immédiate, l’énoncé du proverbe ou de la formule générale peut tenir lieu d’argumentation.

Le topos peut être exprimé dans une notation inspirée de la logique, en remplaçant les composantes indéfinies par des variables. Soit le schème a fortiori, “à plus forte raison” (d’après Ryan 1984) :

siP est O” est plus vraisemblable (recommandable…) que “E est O”
et siP est O” est faux (n’est pas vraisemblable, pas recommandable),

alors < E est O > est faux (pas vraisemblable, pas recommandable)

Enthymème (argumentation) fondé sur ce topos :

Si les professeurs ne savent pas tout, à plus forte raison les élèves.

Soit le topos des contraires :

topos : si “A est B”, alors “non-A est non-B”

Enthymème correspondant :

Si je ne t’ai servi à rien pendant ma vie, au moins que ma mort te soit utile.

Cette notation n’exprime rien de plus que la formule discursive générique qu’elle abrège et clarifie. Elle ne doit pas être prise pour une forme exprimant le contenu “logique” de celle-ci. Elle exprime la structure profonde de l’enthymème qui la réalise, ni plus ni moins que ne le fait une formulation générique. Son incontestable intérêt est de permettre une présentation plus claire des liens coréférentiels entre les termes généraux et de la structure de la liaison “argument-conclusion”.

3. Exemple : Schème et argumentations sur le gaspillage

Détecter un schéma dans un texte est un moment clé de l’analyse argumentative, mais cette identification n’est pas toujours facile ; elle nécessite une reconstruction méthodique, qui peut s’effectuer selon les lignes suivantes.

— Délimiter le passage dont on pense qu’il correspond à une argumentation structurée par ce topos (ce passage est reconnu comme un enthymème correspondant au même topos).
— Prendre une définition explicite du topos concerné.
— Montrer comment le topos se projette sur le passage ; pour cela, il faut établir une correspondance point par point entre le schéma et le passage analysé. Ces liens consistent essentiellement en des opérations linguistiques de reformulation plus ou moins strictes.

L’application de la méthode topique à l’analyse d’argumentations concrètes peut être illustrée par le topos du gaspillage et les exemples (enthymèmes) qui en sont les manifestations concrètes, dans Perelman & Olbrechts-Tyteca ([1958], p. 375) :

L’argument du gaspillage consiste à dire que, puisque l’on a déjà commencé une œuvre, accepté des sacrifices qui seraient perdus en cas de renoncement à l’entreprise, il faut poursuivre dans la même direction. C’est la justification fournie par le banquier qui continue à prêter à son débiteur insolvable espérant, en fin de compte, le renflouer. C’est l’une des raisons qui, selon sainte Thérèse, incitent à faire oraison, même en période de “sécheresse”. On abandonnerait tout, écrit-elle, si ce n’était “que l’on se souvient que cela donne agrément et plaisir au seigneur du jardin, que l’on prend garde à ne pas perdre tout le service accompli et aussi au bénéfice que l’on espère du grand effort de lancer souvent le seau dans le puits et de le retirer sans eau”. ([1958], p. 375).

Le topos est exprimé dans le passage suivant ; nous avons ajouté deux implicites mis en italiques.

Puisque l’on a déjà commencé une œuvre, [dont on espère tirer bénéfice], accepté des sacrifices qui seraient perdus en cas de renoncement à l’entreprise, il faut poursuivre dans la même direction, [en espérant toujours en tirer un bénéfice]

Ce qui permet de dire que tel passage “contient” une occurrence de tel topos, c’est qu’il est possible de mettre en relation terme à terme le topos avec ce passage, ce qui donne le tableau suivant pour le second enthymème

C’est l’une des raisons qui, selon sainte Thérèse, incite à faire oraison, même en période de “sécheresse”. On abandonnerait tout, écrit-elle, “si ce n’était que l’on se souvient que cela donne agrément et plaisir au seigneur du jardin, que l’on prend garde à ne pas perdre tout le service accompli et aussi au bénéfice que l’on espère du grand effort de lancer souvent le seau dans le puits et de le retirer sans eau”.

 Tableau des opérations linguistiques associant le topos à l’enthymème qu’il structure (mêmes conventions).

ARGUMENTATION OPÉRATION LANGAGIÈRE TOPOS
le service accompli “accompli” présuppose commencé
un “service” est une œuvre
on a déjà commencé une œuvre
le grand effort de lancer souvent
le seau dans le puits
“grands efforts” => sacrifice accepté des sacrifices
en période de sécheresse
et de le retirer sans eau
sécheresse, métaphore mystique traditionnelle pour “pas d’accroissement de la foi” qui n’ont servi à rien
perdre tout le service accompli

on abandonnerait tout

perdre, perdu

abandonner, renoncement

seraient perdus en cas de renoncement
bénéfice que l’on espère exprime un élément implicite du topos  
faire oraison même en période de sécheresse [continuer à prier] poursuivre dans la même direction

Le topos peut être disséminé dans le texte dont il organise la cohérence, V. Gaspillage §3.

Identifier un topos dans un texte (ou lui appliquer un topos), c’est, à la fois, enrichir ce texte et en fournir une interprétation.

4. Désignation des schèmes argumentatifs

Les types d’arguments sont nommés selon leur forme ou leur contenu. Sur l’usage de termes latins, et le type de relations exprimées par les diverses prépositions “argument par, sur, de…”, V. Ab —, ad —, ex .

4.1 Étiquettes spécifiques à un type de question argumentative

Certains arguments célèbres ont été nommés en référence à leur contenu spécifique, par exemple :
— L’argument du troisième homme est une objection faite par Aristote à la théorie platonicienne des formes intelligibles opposées aux individus. Selon cette objection, cette théorie implique une régression à l’infini. Il s’agit d’une variante de l’argument du vertige.

— L’argument contre les miracles : entre la probabilité que le mort ait été ressuscité et la probabilité que le témoin se trompe, la seconde est la plus forte (Hume, 1748, §86 “Of Miracles”). C’est un raisonnement au cas par cas où un cas est éliminé sur la base de probabilités.

— L’argument ontologique prétend démontrer l’existence de Dieu à partir de la notion d’être parfait. C’est une forme d’argument a priori, par la définition : l’idée de perfection implique(rait) l’idée d’existence.

4.2 Étiquettes couvrant des regroupements d’argumentations de différents types

Certaines étiquettes désignent non pas des types, mais des regroupements de types d’arguments, en fonction de leur contribution au traitement de la question.

— Argumentation répondant à la lettre du discours, ad litteram, V. Sens strict.
— Argument sur le fond vs. sur la forme ; argument ad rem ; sur le discours, ad orationem.
— Argument central vs. périphérique.

Ces étiquettes désignent des arguments ou des discours argumentatifs de différents types, et les positionnent selon leurs degrés et leur type de pertinence pour la discussion de cette question.

4.3 Étiquettes neutres et étiquettes orientées

Dans le cas général, l’étiquette désignant une argumentation réfère à la nature du lien entre argument et conclusion : l’argument fait référence aux conséquences (ad consequentiam), à l’autorité (ab auctoritate), à la cohérence de la personne (ad hominem), à l’émotion (ad passionem) ou à telle émotion particulière (ad odium). L’argumentateur peut reconnaître, sans se désavouer, qu’il argumente par les conséquences, ad hominem, ex datis, sur des croyances religieuses (ad fidem) ou à la rigueur sur le nombre, ad numerum. Ces arguments peuvent être évalués, dans une seconde étape, normative.

Certains arguments mettant en jeu la personne sont désignés par des étiquettes orientées. On ne peut pas désigner un argument comme un appel à la stupidité ou à la paresse intellectuelle (ad socordiam), à la superstition (ad superstitionem), voire à l’imagination (ad imaginationem), sans l’invalider et s’en prendre indirectement à la personne qui l’utiise (ad personam). L’appel à la foi sera jugé comme fallacieux ou non selon que l’analyste partage ou non les croyances du locuteur.
Il s’ensuit que l’intervention normative est partisane. Le métalangage est biaisé, les étiquettes simultanément nomment et évaluent, description et évaluation se confondent.

5. Les schèmes dans les textes argumentatifs

La notion de type d’argument ancre l’étude de l’argumentation dans le concret de la parole argumentative. La capacité à identifier un argument d’autorité, un argument pragmatique, un argument hypothético-déductif fait partie des compétences indispensables à la fois à la production, à l’interprétation et à la critique du discours argumentatif, V. Balisage.

Certains ouvrages, comme la Somme théologique de Thomas d’Aquin ou le texte de Montesquieu « De l’esclavage des nègres », sont entièrement descriptibles comme une succession dense et sèche d’arguments. D’autres textes donnent une impression de fluidité difficilement réductible à des formes argumentatives. Les schémas argumentatifs étant relativement sous-déterminés par les contenus langagiers, il existe parfois plusieurs possibilités d’analyse d’un même segment textuel, certaines invalidantes, d’autres non. Les considérations contextuelles, la reconstruction des implicites jouent alors un rôle crucial.
Cette indétermination ne doit pas systématiquement être retenue comme une mauvaise qualité de l’argumentation. On doit toujours se demander si on a affaire à un mauvais argumentateur ou à un virtuose de la pragmatique.

On peut comparer le texte argumentatif à une prairie naturelle, dont les plus belles fleurs correspondraient aux types d’arguments canoniques. Mais il faut aussi se demander de quoi est fait le tissu végétal de la prairie où vivent ces fleurs, s’intéresser, comme dirait Francis Ponge, à “La fabrique du pré”, c’est-à-dire prendre en compte le fait qu’il y a de l’argumentation avant les arguments, non seulement dans les énoncés mais aussi dans toutes les opérations produisant l’énoncé, dans les prises de position qui engendrent la question, et, d’une façon générale, dans tous les actes et phénomènes sémiotiques dans lesquels s’insèrent les énoncés argumentatifs, V. Schématisations.

6. Schème argumentatif et liaisons entre phrases

La notion de type d’argumentation se propose de capter la spécificité des enchaînements argumentatifs ; elle s’inscrit à ce titre dans la problématique de la cohérence textuelle. Dans le discours, les transitions entre énoncés successifs s’effectuent selon des principes hétérogènes : un contenu qui en implique un autre, un champ sémantique qui développe son isotopie, une idée reçue qui en convoque une autre, des constructions syntaxiques qui, en parallèle ou en opposition, se complètent, des sonorités et des rythmes qui s’appellent et s’organisent en formes globales, etc. ; tous les plans linguistiques et encyclopédiques peuvent donner du liant aux suites d’énoncés.
Le progrès du discours n’est pas réductible à une série de connexions entre idées, réglées par une sorte de mathématique. Il reste soumis à la pression de la réalité et au surgissement d’événements que le locuteur ne contrôle pas ; s’il se tord le pied, si un événement imprévu survient dans son voisinage, le fil de son discours s’en trouve forcément brisé pour repartir sur des formes totalement nouvelles.

Dans tout discours, les idées se nouent parfois de façon étrange, comme le montrent les connecteurs au fait, ou à propos, qui marquent une rupture thématique. Lorsque les liaisons combinent syntagmes figés, calembours et coq à l’âne, l’enchaînement est dit sémantiquement incohérent, sans liaison, a pu être reçu comme un symptôme de l’égarement mental :

Une femme atteinte à soixante-huit ans, de folie maniaque pour la sixième fois, manifeste une grande activité d’esprit. […] Un jour, elle s’exprime en ces termes : on dit que la vierge est folle ; on parle de la lier ; ce qui ne fait pas l’affaire des gens du département de l’Allier.
J.-B. M. Parchappe, Symptomatologie de la folie [1851][1]

En outre, même si l’on traite un discours où on peut s’attendre à trouver des liaisons Argument – Conclusion c’est-à-dire dans une situation argumentative, les connexions aux frontières de ce discours échappent aux topoï et sont gérées au moyen d’organisateurs (ou planificateurs) méta-discursifs, comme, par exemple, l’annonce “je proposerai quatre arguments”. Un argument tiré de l’observation peut coexister avec un argument tiré du livre saint, un calcul arithmétique et un argument par les contraires. Ce genre de succession suppose des sauts thématiques aux frontières des passages développant chacun de ces arguments, ainsi que de divers effets de liste ou phénomènes de coordination qui s’organisent sur un plan totalement différent de celui des schèmes argumentatifs.
Dans la rhétorique argumentative classique, ces problèmes d’organisation textuelle étaient rattachés à l’elocutio et à la dispositio.


 [1] Cité par Jean Rigoli, Lire  le délire. Aliénation, rhétorique et littérature en France au 19e siècle, Paris, Fayard, p. 230.


 

Transitivité

Arg. de la TRANSITIVITÉ

Soit un énoncé reliant deux groupes nominaux par un verbe, N1 — Verbe —N2.
Le verbe exprime une relation transitive si N1 — Verbe —N2 et  N2 — Verbe —N3, alors nécessairement N1 Verbe N3

Si Pierre est un ancêtre de Paul et Anatole est un ancêtre de Pierre, alors Anatole est un ancêtre de Paul.
La relation exprimée par l’expression verbale “— est un ancêtre de —” est dite transitive [1].

SI a est un ancêtre de b, ET si b est un ancêtre de c, ALORS a est un ancêtre de c.
Si m est la mère de n et n la mère de o, alors m n’est pas la mère de o.

La relation exprimée par l’expression verbale “— est la mère de —” n’est pas transitive.

En mathématiques, un prédicat R est dit transitif si, lorsqu’il lie a à b et b à c, il lie aussi a à c; autrement dit :

SI “aRb” ET “bRc” ALORS “aRc”.

La transitivité est à la base du raisonnement par récurrence en mathématiques.

En langue naturelle, la relation être un ancêtre de est transitive ; le verbe manger n’est pas transitif : si a mange b et b mange c, alors a ne mange pas forcément c. Le carnivore mange l’herbivore, l’herbivore mange de l’herbe, mais le carnivore ne mange pas forcément l’herbe, sauf en cas d’urgence. De même, le verbe aimer :

SI a aime b, ET SI b aime c, ALORS a N’AIME PAS FORCÉMENT c :
La relation aimer n’est pas transitive.

Les inférences fondées sur la transitivité d’un prédicat font partie des automatismes argumentatifs exploités par l’argumentation quotidienne. Leur possibilité ou impossibilité est inscrite dans le sens des mots aimer, mère de, ancêtre de.
Elles sont mobilisables toutes les fois qu’on a affaire à une hiérarchie d’au moins trois objets positionnés sur une échelle graduée :

Si a est plus grand, plus vieux, plus riche… que b,
et si b plus grand, plus vieux, plus riche… que c,

alors a est plus grand, plus vieux, plus riche… que c.

La transitivité est à la base du fonctionnement des échelles argumentatives.


[1] Cette transitivité est totalement différente de celle qui, en grammaire, lie un verbe transitif (manger) à son objet direct (manger la pomme).

Tranquillité

Arg. de la TRANQUILLITÉ

Le calme s’oppose à l’excitation émotionnelle et à la tension psychique. L’appel à la tranquillité est un moyen de s’opposer à la discussion d’un problème pénible dans l’espoir qu’il ne sera jamais abordé.

1. Le calme et l’argumentation des émotions

Le calme peut être défini négativement comme l’absence d’excitation, l’état psychique et physique d’une personne vivant selon ses routines, n’ayant aucune préoccupation urgente.

Dans la typologie aristotélicienne des émotions rhétoriques, le calme s’oppose à la colère, V. Émotion. Le calme est donc considéré comme un état émotionnel parmi d’autres.

En théorie des émotparions, le calme correspond au niveau de base (humeur de base) de la vie psychique. Par opposition à l’excitation émotionnelle initiale, le retour au calme est le moment où toute émotion, positive ou négative se résorbe. On peut ramener au calme un groupe d’enthousiastes qui s’excite joyeusement à l’idée de partir à la guerre, ou quelqu’un qui fait une crise de honte.

Du point de vue de l’argumentation des émotions, à tout discours argumentant une émotion forte négative (appels à la haine, à l’indignation, à la colère, la honte, la peur…), comme une émotion forte positive (discours de l’enthousiasme, de la joie, de l’exaltation, de la ferveur…), on peut opposer un contre-discours déconstruisant l’émotion et appelant au calme.

2. Contre le changement : L’appel à la tranquillité

L’argument de la tranquillité [1] a été défini et nommé par Bentham (1824), V. Topiques politiques §2. Il s’agit d’une tentative pour repousser la discussion d’un problème dans l’espoir qu’il ne sera jamais abordé. On substitue à la discussion d’un problème une méta-discussion sur l’urgence de sa discussion.
Bentham considère cette manœuvre comme fallacieuse, et la classe dans la catégorie des fallacies de temporisation [fallacies of delay], dirigées contre la liberté de proposition et l’innovation politique : “tout ça n’est pas très important, en pratique c’est déjà réglé, on a d’autres priorités, tu es bien le seul à voir là un problème…

Attachée au consensus, la tranquillité est construite comme une valeur qui serait menacée par l’ouverture d’une situation argumentative.
Le désir de ne pas être dérangé peut être invoquée comme argument pour ne pas participer à la vie politique et sociale:

Le vote ne regarde que les hommes, puisque les femmes, – heureusement pour leur tranquillité, – n’ont pas de droits politiques.
Clarisse Juranville, Manuel d’éducation morale et d’instruction civique, [s. d.].[1]

3. « Le gouvernement a actuellement d’autres priorités »

La séquence suivante est extraite d’un débat entre étudiants sur l’immigration et la nationalité.

Tout d’abord, l’étudiante Am donne une description soigneusement formulée et légèrement orientée des deux parties et de leurs positions, V. Orientation. Ensuite, elle prend une position implicite mais claire en faveur du parti soutenant « que le gouvernement actuellement a d’autres priorités qui sont plus importantes et que ce n’était pas nécessaire de revenir sur ça”, sur la base d’un typique argument “laissez-nous tranquilles”.

L’argument de la tranquillité, qu’on pourrait d’ailleurs appeler l’argument “fichez-nous la paix avec …” a cette particularité qu’il a une version non verbale parfaitement claire, le refus de participer à la discussion : c’est cet argument incarné que tente de vaincre le professeur dans la première intervention.

Prof      alors vous restez muets silencieux rien vous avez rien retenu là-dedans rien ne vous a frappés quels sont les points on va commencer à les lister donc pouvez les donner oui
Am      déjà ya deux points de vue en fait fin
Prof      y a deux points de vue vous avez vu qu’il y avait oui
Am      deux partis qui s’opposent ya ceux qui veulent heu
 comme la pétition de tous les artistes cinéastes etcétéra qui veulent que: la que l’imfin le que le code de nationalité soit illimité soit 
pour tout le monde et que que tous les sans tous les sans-papiers soient régularisés donc euh sans limite
Prof      hum hum hm hm
Am      et le deuxième point de vue c’est ceux qui disent que y faut pour qu’y ait un droit des personnes y faut qu’y ait: un droit d’état donc y faut qu’y ait justement des limites et que: et aussi fin généralement ces personnes sont celles qui disent que le gouvernement actuellement a d’autres priorités qui sont plus importantes et que ce n’était pas nécessaire de revenir sur ça
Prof      d’accord
Débat sur l’immigration[2]

L’appel au calme valorise la tranquillité en tant qu’état politique conservateur compatible avec l’apathie, l’inertie et la paresse. Un tel état est menacé par des proposants insatisfaits, prêts à exiger des changements et à entamer des discussions, c’est-à-dire à ouvrir une situation argumentative, qui provoquera une poussée d’adrénaline, se traduisant par de la colère, de l’enthousiasme ou de l’anxiété au sein du groupe. C’est parce qu’il trouble le calme, dérange le consensus, que le proposant paie le prix de la charge de la preuve.


[1] Lat. ad quietem, lat. quies, « repos ; vie calme en politique, neutralité » (Gaffiot [1934], Quies). Ang. appeal to repose, conservatism.
[2] Paris, Vve P. Larousse, 5e édition, “conforme au programme de 1882” [1re partie Éducation morale, chap. Le vote. § Les femmes et la politique].
[3] Corpus Débat sur l’immigration – TP étudiants, http://clapi.univ-lyon2.fr/V3_Feuilleter.php ?num_corpus=35 (30-09-2013)


 

Topos – Lieu Commun

TOPOS – LIEU COMMUN

À la différence de type d’argument, le mot topos et l’expression lieu commun, sont ambigus entre une interprétation formelle et une interprétation substantielle.

1. Topos

1.1 Topos inférentiel

Pour désigner les types d’argumentations, Aristote utilise le mot grec topos (sg. τόπος, pl. τόποι, topoï). Le topos des contraires, le premier de la liste des topoï de la Rhétorique est introduit comme suit :

Un lieu (topos) des enthymèmes démonstratifs se tire des contraires (Rhét., II, 23, 1397a7 ; Dufour, p. 115)

Un topos inférentiel est un schème argumentatif ou type d’argumentation, c’est-à-dire un schème discursif général associant de façon plausible un énoncé argument à un énoncé conclusion.
L’actualisation d’un topos, d’une forme argumentative, produit une argumentation concrète ou enthymème.

Le terme topos n’est jamais péjoratif lorsqu’il désigne un type d’argument.

Une topique est un ensemble plus ou moins systématique de topoï inférentiels fonctionnant dans un domaine argumentatif particulier, V. Topique juridique ; Topique politique.

À la différence de type d’argument, le mot topos est ambigu entre une interprétation formelle et une interprétation substantielle.

Le concept de topos a été redéfini dans la théorie de l’argumentation dans la langue, V. Topos en sémantique.

1.2 Topos en analyse littéraire

En analyse littéraire, le concept de topos a été introduit par Curtius, pour désigner une donnée substantielle, thème, matière, permanente, amplifiable et adaptable ; « un archétype, une représentation du subconscient collectif au sens où l’entendait C. G. Jung » (Curtius [1948], I, p. 180). Par exemple, l’association “le vieillard et l’enfant” constitue en ce sens un topos, toujours exploité dans les publicités pour les sociétés de gestion de patrimoine.

Le topos substantiel permet de remplir une case discursive obligée. Ainsi, l’évocation d’éventuels contre-exemples ou même d’une réfutation auxquels on déclare se soumettre docilement par avance est un topos de clôture des exposés scientifiques. Les propositions de Curtius ont été à l’origine d’un important courant de recherche sur les topoï, notamment en Allemagne (Bornscheuer 1976 ; Breuer et Schanze 1981). L’expression lieu commun est également utilisée avec ce même sens.

2. Lieu commun

Comme topos, lieu commun, souvent réduit à lieu, peut désigner une formule inférentielle ou un lieu commun substantiel, V. Invention.

2.1 Lieu commun inférentiel

Cicéron traduit topos (inférentiel) par locus “lieu” (pl. loci), locus communis, “lieu commun” (pl. loci communes, “lieux communs”).

La définition du lieu [locus] pourrait donc être : magasin des arguments, et celle de l’argument : moyen servant à convaincre d’une chose douteuse. (Top., II, 16, 8 ; p. 69-70)

L’expression lieu commun correspond au latin locus communis, qui traduit le mot grec topos. En ce sens, un lieu commun est une forme inférentielle, un schème argumentatif.
Dans cet emploi, lieu commun peut être réduit à lieu ; on parle ainsi du lieu de la personne, du lieu des contraires, etc.

2.2 Lieu commun substantiel : le cliché

Un lieu commun substantiel, ou lieu commun tout court, correspond à l‘expression formulaire d’une pensée courante. C’est le sens courant de l’expression, qui est synonyme de “cliché”, dont elle partage l’orientation dépréciative : “pensée commune, non critiquée, donc probablement fausse, sans originalité ni valeur esthétique ou conceptuelle”.
Comme dans le cas de fallacie, la frontière est floue entre le formel et le substantiel.

Le terme topos peut avoir le même sens dépréciatif lorsqu’il désigne un lieu commun substantiel.

3. Lieux communs inférentiels et prémisses propres à chaque genre

La Rhétorique distingue topoï universels et prémisses propres à un domaine de la réalité :

Par “espèces” j’entends les prémisses propres à chaque genre et par “lieux” j’entends les lieux qui sont communs de façon indifférenciée à tous les domaines de réalité.
Aristote, I, 2, 1358a1, 30 ; Chiron. p.138

Les topoï (modes de raisonnement) sont universels :

Les lieux (topoi) « sont ce qui s’applique en commun aux questions de justice, de physique, de politique et à nombre d’autres questions d’espèces (eidos) différentes, par exemple le lieu du plus et du moins ; car un syllogisme ou un enthymème tiré de ce lieu ne seront pas plus applicables à une question de justice qu’à une question de physique ou à n’importe quel autre sujet. (Ibid., 10-15, p. 136-137).

Les domaines de connaissance se distinguent les uns des autres non pas parce qu’ils mobilisent des lieux (modes de raisonnement) spécifiques, mais parce que certaines prémisses leur sont propres, « spécifiques » :

Il y a en physique des prémisses dont on ne peut tirer ni enthymème ni syllogisme qui soit valable sur des questions d’éthique  (Ibid., 15, p. 137), – et inversement.

La distinction entre prémisses spécifiques et topoï est tributaire de l’ontologie aristotélicienne et de la vision de la logique et des sciences qui lui est attachée.


 

Topos en sémantique

TOPOS en SÉMANTIQUE

Dans la théorie de l’argumentation dans la langue de Ducrot et Ancombre, les topoï sont définis comme des principes généraux, communs « présentés comme acceptés par la collectivité » (Ducrot 1988, p. 103 ; Anscombre & Ducrot, 1986 ; Anscombre 1995a). Ces principes mettent en relation graduelle des propriétés (prédicats ou échelles) elles-mêmes graduelles. Ils prennent quatre formes :

+ D, + B « Plus on s’élève dans l’échelle P, plus on s’élève dans l’échelle Q » (Ducrot 1988, p. 106) : (+) régime démocratique, (+) bonheur des citoyens
– T, – S Plus on descend dans P, plus on descend dans Q :
(–) temps de travail, (–) stress
+ A, – V Plus on a P, moins on a Q : (+) argent, (–) vrais amis
– S, + M Moins on fait P, plus on est Q : (–) sport, (+) maladies

Cette forme de liaison entre prédicats correspond à celle est utilisé par Perelman & Olbrechts-Tyteca dans leur discussion des valeurs ([1958], p. 115-128), V. Topique du préférable.

1. Donc, et, pourtant

Les mêmes prédicats peuvent être associés par les quatre formes d’un même topos associant par donc ou et par exemple “être riche”, (R), “être heureux”, (H) .
Selon M. Tout-le-monde :

(i)         +R, donc +H     il est riche (donc, etdonc ) heureux
(ii)        –R, donc –H      il est pauvre (donc, etdonc ) malheureux

Ces deux cas se correspondent par application du topos des contraires.
Par ailleurs, “l’argent ne fait pas le bonheur”, comme le montre le cas du savetier heureux et du financier malheureux (La Fontaine, Le savetier et le financier). Ces deux cas correspondent à la version en mais ou pourtant des topoï (i) et (ii) :

(iii)       +R, mais –H      il est riche, (mais, pourtant) malheureux
(iv)       –R, mais +H      il est pauvre, (mais pourtant) heureux

Ces quatre formes délimitent ce que la doxa, les croyances communes portées par la langue, infèrent entre l’argent et le bonheur, la santé et le sport. Il s’agit d’inférences sémantiques, donc de pseudo-raisonnements dans la mesure où ils ne disent rien du réel ; c’est la langue qui parle. Cette vision fonde le scepticisme de la théorie de l’argumentation dans la langue vis-à-vis de l’argumentation ordinaire comme forme de raisonnement, V. Critique ; Démonstration.

Le Nouveau testament organise les topoï de la richesse – pauvreté ; les riches sont heureux en attendant, mais seront finalement malheureux et les pauvres sont malheureux en attendant, mais seront finalement heureux :

Je vous le dis encore, il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. (Matthieu, 19, 24 ; Bible Louis Segond)
Ainsi les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers. (Matthieu, 20, 16 ; Bible Louis Segond)

On trouve donc les quatre inférences : “+/– P, +/– Q”, mais pas dans les mêmes systèmes de croyances, sachant qu’un même locuteur peut avoir recours, selon ses nécessités, à plusieurs systèmes de croyances contradictoires. Certaines croyances sont préférées, aucune n’est interdite par la langue, mais les croyances paradoxales sont des croyances militantes, qui s’accompagnent d’une argumentation.

2. Trop

Considérons le cas du sport Sp et de la santé Sa. L’existence d’un lien de causalité est reprise dans les topoï suivants :

<+, +>, <–, –>

+Sp, +Sa          il fait du sport, donc il est en bonne santé
–Sp, –Sa          il irait mieux s’il faisait plus de sport !  Quand  j’arrête le sport, je me sens mal !

Cependant, le développement < +, + > peut trouver sa limite, marquée par trop.

Il fait trop de sport, donc il est en mauvaise santé

<+, –>
D’autre part, le topos “+Sp, +Sa” peut être contesté par le topos <+, –>, qui a ses partisans :

+Sp, –Sa : Les sportifs meurent jeunes

<–, +>
Ou, par application au précédent du topos des contraires, “–Sp, +Sa ” :

–Sp, +Sa : « no sport » (Churchill, interrogé sur les raisons de sa bonne santé)

3. Application des topoi et effets de seuil

Il est parfois délicat d’appliquer les quatre formes topiques “+/– P, +/– Q”, à certaines combinaisons de prédicats. Considérons la situation où deux personnes, L1 et L2, doivent prendre le train, et sont soucieuses à la fois de ne pas manquer le train et de ne pas arriver trop en avance à la gare. L1 et L2 ne veulent ni manquer le train ni arriver trop en avance à la gare. Soit elles “vont y arriver”, soit elles ont déjà irrémédiablement “raté leur train”. T note le prédicat “avoir du temps” ; D note le prédicat “se dépêcher”. + T” note “plus on a de temps” ; “– T” note “moins on a de temps” ; idem pour D.

1. On va y arriver : sans se dépêcher ou en se dépêchant

Trois situations correspondent à ce cas.

<+T, –D>
L1 se dépêche ; L2 trouve qu’il n’y a pas de raison de se dépêcher :

Pas la peine de te dépêcher, il est huit heures, et même huit heures moins cinq.
On a beaucoup de temps, donc on va y arriver, prenons notre temps !

Cet enchaînement correspond au topos < + T, – D >, “plus on a de temps, moins on doit se dépêcher”.

<–T, +D>
L1 traîne dans les préparatifs ; L2 pense que, si ça continue comme ça, ils vont rater leur train. Il alerte L1 :

Déchetoi : il est huit heures, il est même huit heures cinq.
On n’a plus beaucoup de temps, il reste peu de temps, vraiment peu !

Cet enchaînement correspond au topos < –T, +D >, “moins on a de temps, plus on doit se dépêcher”.

<–T, +D> réfute “on n’a plus le temps nécessaire pour attraper le train
L
1 pense qu’ils ont raté leur train ; L2 pense qu’ils ont encore une chance, à condition de se dépêcher:

L2 : – Dépêche-toi : il est huit heures, il est même huit heures moins cinq.
Mais si, on va y arriver ! On n’a pas beaucoup de temps, mais il reste quand même un peu de temps ! ; On est en retard, mais on peut encore y arriver !

Cet enchaînement semble utiliser directement le topos “+T, +D”, “plus on a de temps, plus il faut se dépêcher”, ce qui peut sembler paradoxal. Le contexte montre qu’il y a un effet de seuil.
L2 part de la représentation de L1 on n’a pas assez de temps”, donc “pas la peine de se dépêcher, puisqu’on va sûrement rater le train”. L2 réfute cette représentation :

L2 : —il reste en effet peu de temps (–T), mais suffisamment pour qu’on puisse attraper le train si tu te dépêches, donc dépêche-toi ! (“–T, +D”)

L2 n’applique pas “+T, +D”, il réfute “on n’a pas assez de temps”. Ce n’est pas “plus on a de temps” qui joue ici, mais “plus de temps que tu ne penses”, à savoir “encore un peu de temps”, et cette prémisse mobilise normalement le topos “–T, +D”.

(2) On ne va pas y arriver, même si on se dépêche

(d) L1 s’active fébrilement alors que L2 a perdu tout espoir d’attraper le train :

L2 : — Pas la peine de te dépêcher : il est huit heures, et même huit heures cinq.

On ne va pas y arriver, on n’a plus assez de temps”. L2 raisonne a fortiori : à huit heures, on n’aurait plus le temps d’y arriver, a fortiori à huit heures cinq on n’y arrivera pas.

Se dépêcher pour faire quelque chose présuppose qu’on a assez de temps pour le faire en se dépêchant. C’est ce présupposé que rejette L2 ici. L1 se comporte comme s’il pensait avoir suffisamment de temps en se dépêchant. L2 ne présuppose pas “moins on a de temps, moins on doit se dépêcher ”, il réfute “on peut y arriver si on se dépêche”. Comme dans (c), il faut tenir compte d’un effet de seuil. Dans ce contexte, l’évocation du topos “–T, –D” “moins on a de temps, moins on doit se dépêcher” serait ironique.


 

Topique politique

TOPIQUE POLITIQUE

Cette entrée présente, d’une part, une topique substantielle interrogative spécifique au champ politique (§1) du XXe siècle, et, d’autre part, deux collections de schèmes discursifs argumentatifs avancés dans les débats parlementaires et plus généralement dans les débats politiques des sociétés démocratiques, la collection de Bentham (1824), à laquelle fera écho celle d’Hirschman (1991).

1. Paramètres du débat politique

La délibération politique est, entre bien d’autres choses, une activité de résolution de problème. Considérée sous cet angle, elle mobilise une topique substantielle interrogative (V. Invention) constituée par l’ensemble des questions générales, spécifiques de ce champ, qu’il convient de se poser avant de prendre une décision :

Cette mesure (cette action…) est-elle légale, juste, honorable ? Opportune ? Utile ? Nécessaire ? Sûre ? Possible ? Facile ? Agréable ? Quelles en sont les conséquences prévisibles ? (D’après Nadeau 1958, p. 62)

Cette topique substantielle simple, robuste et efficace, a été conçue à la fin du IIe siècle avant notre ère. Elle s’applique à l’action en général, publique ou privée.

Elle peut être mise sous forme :

1) Interrogative-délibérative : “Si vous vous interrogez sur la nécessité de telle mesure, regardez si elle est juste, nécessaire, réalisable, glorieuse, rentable, et si elle aura des conséquences positives”. La topique est utilisée comme une heuristique ; on construit une position politique sur un sujet donné en répondant (de façon argumentée) à ces questions.

2) Prescriptive-justificative :Si vous voulez soutenir telle mesure, montrez qu’elle est juste, nécessaire, etc.”

3) Évaluative :Vous avez bien montré que cette mesure est juste, nécessaire, glorieuse ; (mais) vous ne dites rien sur ses conséquences et sur les modalités pratiques de sa réalisation”.

2. Arguments et fallacies du débat parlementaire :
L’inventaire de Bentham

Dans le Manuel de sophismes politiques (1996 ; The Book of Fallacies [1824]), Bentham s’intéresse aux arguments produits dans les assemblées délibératives. Cette topique est fortement orientée vers la réfutation du discours conservateur, qui s’oppose aux réformes, c’est pourquoi il parle globalement de fallacie. La valeur argumentative de chacune de ces formes est discutée en détail aux chapitres correspondants.
Bentham ne rapporte pas ses fallacies à des formes logiques, mais les présente sous forme d’énoncés qui constituent des condensés d’argumentation, parfois proches du slogan. Les schèmes d’argumentation sont ici des formules discursives.

1. L’inventaire

Bentham propose une typologie à deux niveaux, où il distingue quatre grandes catégories de fallacies, qui en appellent à :

1) L’autorité, celle des sages ancêtres ou celle des institutions.
2) L’alarmisme, réprimant la discussion par des discours de peur.
3) La temporisation, dont l’objet est de renvoyer la discussion aux calendes grecques.
4) La confusion, catégorie dont le principe unitaire n’est lui-même pas très clair.

1) L’autorité [f. of authority]

— “Nos ancêtres étaient plus sages” (“l’argument chinois”) ; ad verecundiam.

— “Les lois sont irrévocables”, parce qu’elles sont garanties par des contrats sacralisés ; ad superstitionem.

— Les lois ont été faites alors que les législateurs avaient prêté serment ; or “les serments sont irrévocables, ils sont gagés sur des puissances surnaturelles” [ad superstitionem]. Cette manœuvre met en avant le caractère sacré des lois pour interdire toute réforme.

— “C’est sans précédent !” ; ad verecundiam.

— L’autorité dissimulée sous de la fausse modestie [self-assumed authority ; ad ignorantiam ; ad verecundiam].

— L’autorité outragée : il y a des gens qu’on doit croire sur parole ; toute enquête à leur sujet serait une offense : “Moi, faire des choses pareilles ! Soupçonner un homme comme moi !” [self-trumpeter’s fallacy].

— Personnalité dont l’avis est déterminant [laudatory personalities ; ad amicitiam]. Telle mesure doit être rejetée parce que des gens très bien s’y opposent.

2) Fallacies alarmistes [f. of danger]

Elles font appel à la peur (ad metum) ou à la haine (ad odium) pour légitimer l’opposition aux réformes :

— Attaquer la personne [vituperative personalities ; ad odium] : “Celui qui propose cette réforme entretient de mauvais desseins ; il a mauvaise réputation ; de mauvaises fréquentations ; il porte le même nom que quelqu’un qui a laissé un mauvais souvenir.

— Crier au loup-garou [hobgoblin argument] : “Pas d’innovation ! Elles conduisent à l’anarchie !

— Inspirer la méfiance : “On se demande ce qui se cache derrière tout ça.

— Se réfugier derrière les institutions [official malefactor’s screen] : “Celui qui nous attaque, attaque le gouvernement, la Constitution, la République …

— Intimider l’accusateur [accusation-scarer device], en le traitant systématiquement de calomniateur, particulièrement si les preuves qu’il apporte ne sont pas absolument concluantes.

3) Fallacies de temporisation [f. of delay]

Ces manœuvres permettent de gagner du temps, dans l’espoir que, sans cesse repoussée, la décision ne sera jamais prise. Certaines de ces manœuvres font appel à la stupidité et à la paresse d’esprit (ad socordiam).

— Tranquilliser, apaiser : [the quietist fallacy ; ad quietem] : “Pourquoi changer ? Personne ne se plaint !

— Donner une consolation fallacieuse [false consolation ; ad quietem] : “Allez donc voir ailleurs, c’est bien pire !

— Renvoyer à plus tard, aux calendes grecques [procrastinator’s argument ; ad socordiam] : “Attendez donc, ce n’est pas le bon moment”.

— Ralentir la procédure, faire de l’obstruction [snail’s pace argument ; ad socordiam] : “Chaque chose en son temps ! Pas de précipitation !”.

— Opérer des diversions subtiles (artful diversion ; ad verecundiam] : “Pourquoi cette mesure ? Discutons plutôt de telle autre, qui est plus intéressante !

4) Fallacies de confusion [f . of confusion]

Leur objet est de créer le doute et d’embrouiller la discussion lorsqu’elle ne peut plus être évitée.

4.1 Utilisation de termes biaisés, introduisant une pétition de principe (question-begging appellatives), par exemple générosité / prodigalité.

4.2 Imposture terminologique (impostor terms); parler de zèle religieux pour désigner la persécution religieuse.

4.3 Généralités vagues (vague generalities), liées à l’usage de termes comme Religion, État

4.4 “Idoles”, mots sacrés et intouchables (allegorical idols), par exemple, parler des “autorités gouvernementales” pour désigner les membres du gouvernement ; ou n’importe quelle institution dont le nom est magnifié par une majuscule : l’Eglise, l’Université.

4.5 Généralisation abusive (sweeping classifications), par exemple, “les crimes des rois” ; certains rois ont commis des crimes ; on peut donc intituler un ouvrage “Les crimes des rois” et résumer l’ouvrage en disant que “les rois sont des criminels”.

4.6 Pseudo-distinctions, fausses symétries, (sham distinctions), par exemple l’opposition liberté / licence (voir 4.1)

4.7 “Le peuple est intrinsèquement corrompu” (popular corruption), ce qui rend inapplicable tout régime parlementaire.

4.8 Sophismes antirationnels [anti-rational fallacies], qui brouillent la pensée et font obstacle à l’examen, par exemple, l’usage d’oppositions comme “c’est bien en théorie, mais en pratique ça ne marche pas”, ou d’un qualificatif comme « spéculatif”.

4.9 Affirmations paradoxales [paradoxical assertions], qui permettent par exemple de rejeter une demande de “simplification” comme une mesure “jacobine”, c’est-à-dire populiste.

4.10 Erreurs d’attribution causale [non causa pro causa]. Considérons un système ayant des points positifs et des points négatifs. Pour ne pas réformer le négatif, on dit qu’il est à la source du positif ; ainsi l’effet, « notre peuple est vertueux“, (national virtue), est rattaché à une cause, “l’opulence du clergé”.

4.11 Parti-pris, esprit de parti (partiality-preacher’s argument), on argumente contre l’usage en arguant des abus qu’il peut occasionner, ou contre une institution en arguant qu’elle a des effets négatifs, sans dresser un bilan où les effets positifs peuvent équilibrer les effets négatifs.

4.12 “La fin justifie les moyens” (the end justifies the means)

4.13 Opposition systématique, 1 : L’intérêt général prime sur l’intérêt de parti (opposer-general’s justification).
On ne doit pas argumenter contre sa propre opinion ; une mesure qu’on estime bonne doit être soutenue, même si on est dans l’opposition.

4.13 Opposition systématique, 2 : présenter comme dirimante une objection qui pourrait être intégrée à titre d’amendement [rejection instead of amendment ; ad judicium].

2. Les étiquettes latines

Bentham accompagne fréquemment la description des diverses fallacies d’étiquettes latines, qui font référence aux états cognitifs-émotionnels qui leur sont associés.

Ad judiciumlat. judicium “tribunal ; jugement”
Cette étiquette est régulièrement utilisée pour caractériser les fallacies de confusion. Celles-ci ont en effet pour objectif d’embrouiller l’interlocuteur, de jeter le trouble dans son esprit. La fallacie ad judicium correspond donc à un état cognitif-émotionnel de celui dont l’esprit est paralysé.
Cet usage est tout à fait compatible avec la définition que Locke  donne de l’argument ad judicium, qui présuppose que les locuteurs ont leur intelligence à leur disposition, V. Typologie modernes.

Quatre étiquettes renvoient à des états émotionnels corrélés à des états cognitifs spécifiques.

Ad verecundiam, lat. verecundia,  sentiment de modestie, exploité par l’usage fallacieux de l’autorité pour intimider l’interlocuteur, V. Modestie.

Ad odium, lat. odium, « haine », associée à ad socordiam, lat. socordia, “insouciance ; stupidité”.

Ad superbiam, lat. superbia, “arrogance ; orgueil”

Ad quietem, lat. quies,  “Repos […] 2. Vie calme en politique, neutralité » (Gaffiot, Quies),


 

Topique juridique

TOPIQUE JURIDIQUE

La topique juridique est une topique inférentielle. Elle regroupe un ensemble de schèmes d’arguments considérés par les juristes comme les plus importants pour leur domaine. L’étude de ces schèmes constitue la base de la “logique juridique” de Perelman (1979).
Cette topique intéresse la théorie générale de l’argumentation dans la mesure où les problèmes qu’elle traite sont la spécialisation, dans le domaine du droit, de schèmes généraux que l’on rencontre dans l’argumentation ordinaire et dans d’autres domaines. C’est à ce titre qu’elle est abordée ici ; la liste d’arguments discutés par Cicéron dans ses Topiques, et dont on considère qu’elle a une portée générale, est une topique juridique. V. Typologies anciennes.

Une topique juridique est un ensemble d’instruments discursifs qui constituent les règles d’interprétation des textes juridiques. Ces règles permettent l’application d’un texte à un cas, éventuellement en étendant sa signification et sa force légale, si, en l’état, le texte s’applique mal à la situation considérée. Étant donné un fait f soumis à l’évaluation sur la base d’un code (légal, religieux…), il peut se faire que f entre clairement dans une catégorie M prévue par le code ; le règlement dispose que les M sont traités de telle et telle façon ; donc f doit être traité de telle et telle façon, et le problème est réglé.
Mais il peut se faire aussi que f ne se rattache pas clairement à telle catégorie M plutôt qu’à telle autre catégorie X ; le code ou le règlement ne propose pas de catégorie immédiatement applicable à la situation. Cette situation correspond à une stase de catégorisation et de définition. Il faut alors étendre M ou X jusqu’à ce que l’une de ces catégories puisse couvrir f. Cette extension constitue le processus d’interprétation. Sous la contrainte du cas particulier à résoudre, le juge (ou la personne chargée d’appliquer le règlement) doit prendre une initiative, qui créera peut-être un précédent ; elle doit non plus interpréter la loi, mais produire la loi. La topique juridique est la boîte contenant les outils qui autorisent de telles dérivations.

Dans ce cas, l’interprétation se fait sous la pression du cas particulier à catégoriser. Elle peut également se faire en général, indépendamment de tout cas particulier. L’argumentation part alors de la proposition P à interpréter, qui a le statut d’argument, Cette proposition est admise parce qu’elle appartient à un stock d’énoncés, Code, Règlement, Texte sacré…, lui-même admis par la communauté des interprétateurs. On en dérive une proposition Q, ayant le statut de conclusion, qui correspond à une interprétation de P ; l’extension produit du sens et participe du processus de compréhension.

La limite de l’interprétation est fixée par le principe “on n’interprète pas ce qui est clair” (parfois cité sous sa forme latine : “interpretatio cessat in claris”), V. Sens strict. Ce principe consacre l’existence d’un sens littéral, fondé sur les données grammaticales. Si, pour être électeur, il faut avoir 18 ans et être de nationalité française, on ne peut pas demander à voter si l’on ne remplit que l’une des deux conditions : ce serait faire du et un ou ; il n’y a rien à interpréter. Il existe cependant des cas où le sens clair doit être rejeté, par exemple si le texte est manifestement altéré par une erreur typographique.

1. Trois topiques

Les topiques de Kalinowski et de Tarello sont fréquemment reprises dans le cadre général des études d’argumentation (Perelman 1979 ; Feteris 1999 ; Vannier 2001). Nous y avons joint la topique lawoutlines.com, sans nom d’auteur[1]. Elles font largement usage de la terminologie latine. Chaque colonne cite les arguments listés dans la topique concernée, dans l’ordre qui leur est donné dans cette topique.
Les renvois aux entrées du dictionnaire sont faits infra §2, Les schèmes.

Kalinowski (1965) — 11 formes

Arg. a pari
— a contrario sensu, ou a contrario
— a fortiori ratione, ou a fortiori
— a maiori ad minus, “du plus grand au plus petit”
— a generali sensu, arg. de la généralisation de la loi
— a ratione legi stricta
— pro subjecta materia, argument du sujet de la loi
— tiré des travaux préparatoires
— a simili,
argument analogique
— ab auctoritate, ou argument d’autorité

— a rubrica
, ou argument du titre

Tarello (1974) (in Perelman 1979, p. 55), 13 formes

Arg. a contrario
— a simili,
arg. analogique
— a fortiori

— a completudine
— a coherentia
psychologique

— historique
— apagogique
— téléologique
— économique
— ab exemplo
— systématique
— naturaliste

lawoutlines, 10 formes

Arg. by analogy or arg. a pari
— of greater justification ; or arg. a fortiori
by contrast or arg. a contrario
of absurdity or ab absurdum
from generality or a generali sensu
from superfluity or ab inutilitate
from context or in pari materia

— from subject matter or pro subjecta materia
from title or a rubrica
from genre or ejusdem generis

2. Les schèmes

Au total, trente-quatre schèmes d’arguments sont mentionnés.

— Trois formes sont communes aux trois topiques :

A contrario —  a contrario sensu by contrast or a contrario
A fortiori rationea fortiori of greater justification or a fortiori
A pariby analogy or a pari a simili.

— Quatre formes sont communes à deux topiques :

A generali sensu, argument de la généralité de la loi
Pro subjecta materia ; argument tiré de l‘objet de la loi, ou du sujet de la discussion
A rubrica , argument de l’intitulé de la loi
Argumentation apagogique, ou par l’absurde, ad absurdum.

— Quinze formes sont spécifiques à l’une ou l’autre des trois topiques :

Arg. in pari materia, argument tiré de la cohérence des lois, s’appliquant à un même objet, V. Cohérence
— ratione legi strict, arg. tiré de la lettre de la loi, V. Sens strict
— ab auctoritate, V. Autorité ; Précédent
— a completudine, V. Complétude
— a coherentia, V. Non contradiction ; Cohérence
— économique, V. Inutilité
— ab exemplo, V. Précédent ; Exemple; Précédent
— systématique
— naturaliste, V. Force des choses
— de la superfluité, ab inutilitate, V. Inutilité
— du genreejusdem generis
— des travaux préparatoires, V. Intention du législateur
— historique, V. id.
— psychologique, V.  id.
— téléologique, V. id.

On obtient donc vingt-deux formes distinctes, ou dix-neuf si on admet que sous des étiquettes diverses, les arguments dits des travaux préparatoires, historique, psychologique et téléologique visent également à prendre en compte « l’intention du législateur » (Perelman 1979, p. 55).

3. Regroupements

Du point de vue du sens de ces arguments, on peut opérer les regroupements suivants.

(i) Schèmes généraux, non spécifiques au droit.

Une série d’arguments utilisés en droit sont des formes générales applicables à d’autres situations d’argumentation. Arguments :

Arg. de cohérence (a coherentia)
— a pari, a simili, analogie
— du genre
— a contrario
— a fortiori
— par l’absurde
— du précédent
— d’autorité.

En droit, ces deux dernières formes d’argument font appel à la continuité historique de la pratique juridique légale.

(ii) Arguments sur des données relatives à la genèse de la loi

Une classe d’arguments légitime les interprétations fondées sur les conditions de production de la loi :

Arg. des travaux préparatoires
— historique
— téléologique
— psychologique.

(iii) Arguments sur le caractère systématique du code des lois

Les formes suivantes fondent des interprétations sur le caractère systématique attribué au Code. Arguments :

— de la cohérence, a coherentia,
— sur la cohérence des lois sur un même sujet, in pari materia,
— de la complétude
— de l’inutilité (non redondance)
— du titre, a rubrica.

Ces différentes formes argumentatives reposent sur le postulat que le texte à interpréter est parfait : on n’y relève ni contradiction, ni redondance ; tout y est nécessaire : rien d’inutile, ou de superflu ; tout se tient : les éléments n’ont de sens que par leur relation dans la structure. Cette insistance sur le caractère systématique du code légal pousse vers une vision mécanique de la loi et de son application. À la limite, on attribue au code des propriétés qui sont celles d’un système formel.

Les définitions de ces formes argumentatives dans le domaine du droit, leurs conditions d’application, les exemples pouvant les illustrer ainsi que les problèmes liés à leur usage reviennent aux ouvrages spécialisés.

4. Fonction prescriptive de cette topique

Cette topique fournit les instruments pour légitimer les interprétations de la loi en vue de leurs applications à des cas concrets. Comme toutes les topiques, elle peut être mise sous forme prescriptive, elle devient alors un guide pour la rédaction des lois. Le rédacteur sait que ses écrits seront interprétés en fonction des principes énumérés : il sait qu’on appliquera au texte qu’il est en train de rédiger des arguments par analogie, qu’on l’interprétera en fonction de la rubrique dans laquelle il sera classé, etc. Si l’argument “économique” ou de l’inutilité suppose que les lois ne sont pas redondantes, le législateur devra s’efforcer d’exclure toute redondance dans la rédaction de la loi.

5. Généralisation à d’autres domaines d’interprétation

V. Interprétation


[1]legal tradition-trahan.doc, p. 21-22. www.lsulawlist.com/lsulawoutlines/index.php?folder=/tRaDitions, 20-09-2013.


 

Topique du préférable

TOPIQUE DU PRÉFÉRABLE


1. Topique perelmanienne du préférable

Perelman & Olbrechts-Tyteca traitent les valeurs au moyen des “lieux du préférable”, présentés comme distincts des “techniques argumentatives”. De fait, ces lieux dits du préférable sont bien des schèmes argumentatifs s’appliquant à tous les objets de l’argumentation.

Perelman & Olbrechts-Tyteca considèrent que le réel et le préférable définissent les deux objets de l’argumentation, le premier étant lié aux faits et le second aux valeurs :
— Le préférable inclut « les valeurs, les hiérarchies et les lieux du préférable », soit les valeurs, leurs principes d’organisation et leurs règles de fonctionnement.
— Le réel constitué par « les faits, les vérités et les présomptions » (Perelman et Olbrechts-Tyteca [1958], p. 88).

Perelman & Olbrechts-Tyteca traitent les valeurs au moyen des lieux du préférable, distincts des « techniques argumentatives », qui correspondent aux types d’argumentation. Ces lieux du préférable sont définis comme « des prémisses d’ordre général permettant de fonder des valeurs et des hiérarchies ».
Quatre lieux essentiels organisent le préférable : les lieux de la quantité, de la qualité, de l’existence, de l’essence et de l’ordre (proche du lieu de l’essence), (ibid., p. 115). Nous faisons suivre ces lieux d’exemples qui les appliquent à des situations ordinaires.

Quantité : selon le lieu de la quantité, « quelque chose vaut mieux qu’autre chose pour des raisons quantitatives » (ibid., p. 115) :

“plus il y en a, mieux c’est”.
Je préfère les magasins Xaro, c’est moins cher, ils en donnent plus pour le même prix.

Qualité : le lieu de la qualité « conteste la vertu du nombre » (ibid., p. 119) :

“plus c’est rare, plus c’est précieux”.
Je préfère la boutique Naoré, c’est plus sélect !

— Ordre : ce lieu affirme tantôt « la supériorité de l’antérieur sur le postérieur », par exemple de la cause sur l’effet ou des principes sur les conséquences, et tantôt la supériorité du postérieur sur l’antérieur, par exemple la supériorité de la fin ou du but sur les moyens (ibid., p. 125).

Je préfère boire à la source.

— Les lieux de l‘existant « affirment la supériorité de ce qui existe, de ce qui est actuel, de ce qui est réel sur le possible, l’éventuel ou l’impossible » (id. p. 126). Ces lieux s’expriment dans le proverbe “un tiens vaut mieux que deux tu l’auras” :

Je préfère être vivant dans un monde imparfait que mort dans un monde idéal.

— Le lieu de l’essence « affirme la supériorité de l’individu qui incarne le mieux l’essence » sur les autres individus dérivés de la même essence (ibid., p. 126-127). Il correspond au topos :

“Plus quelque chose est proche de son prototype, mieux c’est”
De toutes les contrefaçons, je préfère celle qui se rapproche le plus de l’original.

Du point de vue formel, ces topoï fonctionnent de manière scalaire, selon la forme “plus… plus…” et “moins… plus…” caractérisant les topoï sémantiques :

Plus on a d’argent, mieux c’est (le financier)
Moins on a d’argent, mieux c’est (le savetier).

Selon le Traité, ces lieux des valeurs correspondent aux lieux de l’accident des Topiques d’Aristote (ibid., p. 113). Ils opèrent donc, dans leur principe, sur un domaine plus vaste que celui des valeurs.

2. Topique aristotélicienne du préférable

Les lieux propres au préférable ou lieux propres sont les lieux qui s’appliquent aux valeurs. Ils sont présentés sous la même forme dans les Topiques d’Aristote (L. III) et dans sa Rhétorique (I, 7). De Pater propose le tableau suivant (p. 126) :

Est préférable, meilleur : Topiques Rhétorique
1. Ce que choisirait plutôt l’homme prudent 116a14 1364b11-12
2. Ce qui relève d’une meilleure science 116a21-22 1364b10
3. Ce qui est désirable en soi (santé, non gymnastique) 116a29-30 1364b3-5
4. Le possible plus que l’impossible 116a26 1365a35
5. Ce dont la privation est plus sensible 117b4-7 1364a31
6. Ce qui est plus difficile 117b28-29 1364a29
7. De deux choses ajoutées à une même troisième, celle qui rend le tout plus grand (ou meilleur) 118a31, b10 1365b13

Comme tous les autres lieux, les lieux du préférable jouent leur rôle de loi de passage (De Pater, 1965, p. 164). Dans la mesure où les préférences et les valeurs imbibent l’action et le discours ordinaires, les lieux dits propres à ce domaine du préférable sont des lieux communs de la parole ordinaire.

Les modes de justification du préférable correspondent aux collocations favorites des verbes préférer, choisir…. Il est donc possible de les déterminer empiriquement, dans une langue donnée.


[1] La Fontaine, Le savetier et le financier.

“Toi aussi!”

Arg. “TOI AUSSI !

L’argument « toi aussi !” est nommé d’après la réplique qui typiquement le réalise : L1 fait quelque chose, L2 le lui reproche, et L1 lui rétorque “Toi aussi (tu le fais, tu fais la même chose !)”. L1 se justifie par l’exemple donné précisément par L2, et lui retourne le reproche.

Action quelconque
Lorsque L2 demande à L1 d’expliquer ou de justifier son action α, ou plus largement, pourquoi il agit de telle manière, L1 peut répondre :
— qu’il a toujours fait comme ça, et qu’ainsi il obtient de bons résultats,
— ou que d’autres font la même chose, mon voisin fait (aussi) comme ça, et on s’en trouve bien tous les deux.

D’une façon générale, la réplique “je fais α parce que X le fait” est une stratégie banale de légitimation par l’imitation lorsque α est une action quelconque, non évaluée :

X fait une action quelconque α.
Le fait que X fasse α crée un précédent susceptible de légitimer les actions de ce type.

X peut en outre être considéré comme un modèle, ce qui donne à α une seconde forme de légitimité, V. Précédent, Modèle. Si L2 demande à L1 de justifier son action, L1 répond : X le fait, et moi, je suis son exemple. Il légitime, explique, rend compte de son action en attribuant la même action à l’acteur de référence X.

Action prohibée
Dans le scénario de l’argumentation “Toi aussi !”, L2 reproche à L1 une action non plus quelconque, mais prohibée :

L1 fait telle action défendue, α(-).
L2 le lui reproche.

Face à ce reproche, L1 a différentes stratégies à sa disposition.
1) Il peut d’abord ne pas souscrire à l’évaluation négative implicite ou explicite de L2, en considérant qu’il n’y a rien à justifier :

Et pourquoi je ne le ferais pas ? Je fais ce qui me plaît 

2) S’il rentre dans le jeu de la justification, il peut répondre à L2 que d’autres en font bien autant :

Landru assassinait bien ses maîtresses, pourquoi pas moi ?

La force d’une telle légitimation dépend de la gravité de la transgression et du nombre de transgresseurs. Si on ne respecte pas les feux en pleine campagne, quand la circulation est nulle et la visibilité parfaite, on se justifie en disant “c’est interdit, mais tout le monde le fait”, “le type devant est passé, j’ai suivi”. L’expression anglaise “two wrongs make a right” (voir infra) pourrait ainsi être amplifiée “many wrongs make a right” : la fréquence et la régularité des transgressions crée une légitimité par application de l’argument du nombre, ou de l’usage contre la loi, V. Consensus.

Dans le cas où L2 lui-même fait α, deux possibilités pour L1.
— Il peut simplement légitimer son action par le (mauvais) exemple donné par L2 : on a bien raison de faire comme ça !
— Il peut également répliquer par une contre-accusation “Toi aussi ! qui cherche à met L2 face à la contradiction entre ce qu’il prêche et ce qu’il fait, V. Ad hominem :

— Mais toi aussi tu le fais ! Tu fais bien la même chose !

L1 reconnaît qu’il n’a pas le droit d’agir ainsi, mais il met L2 hors d’état de lui en faire le reproche. En termes de stase, la réplique porte sur la légitimité du juge :,

L1 : — Ça te va bien de me reprocher ça ! Je t’en prie, pas toi ! Je n’ai pas de leçons de morale à recevoir de toi.

Pour L1, L2 n’est pas un locuteur véridique.

“Two wrongs (don’t) make a right”

En anglais, la maxime “two wrongs don’t make a right”, est citée en relation avec l’argument “you too !”, “Toi aussi”. Elle s’applique au vrai /faux comme au moralement juste / injuste : Deux erreurs ne font pas une vérité, deux transgressions ne créent pas un droit, on ne répare pas un mal par un mal.

Dans le domaine moral

Dans le domaine moral, la maxime peut être prise en deux sens différents.

— Un délit, un mauvais comportement ne devient pas légitime parce qu’il est répandu.
— On ne doit pas rendre le mal pour le mal, comme pousse à le faire l’argument de réciprocité.
On ne peut justifier un mauvais traitement fait à quelqu’un en arguant, par une sorte de loi du talion par anticipation, qu’à notre place, c’est ce que lui nous aurait fait [1].
— On ne combat pas le mal par le mal, on ne corrige pas une injustice par une autre injustice. On ne peut combattre le mal que par des moyens légaux et moraux, même si on est tenté d’ajouter : dans la mesure du possible. En d’autres termes, un but, même louable, ne peut être poursuivi par des moyens répréhensibles. Par exemple, on ne peut en finir avec la torture en torturant le dernier tortionnaire, ce serait un cas d’auto-réfutation pragmatique.

Quand deux erreurs font une vérité 

La maxime “two wrongs (don’t) make a right” semble défier la règle “moins par moins égale plus”. Mais, non plus dans la vie morale, mais dans la vie pratique, il arrive parfois que deux erreurs ou deux malentendus se corrigent. C’est semble-t-il ainsi que Kepler a découvert sa seconde loi, ou “loi des aires” : « le rayon-vecteur reliant une planète au Soleil balaie des aires égales en des temps égaux » :

Il convient de souligner l’étrange situation épistémologique de cette découverte. De la combinaison de deux lois fausses (force inversement proportionnelle à la distance, force proportionnelle à la vitesse) Képler déduit un résultat exact.
Russo, La genèse des lois de Képler, 1973)[2]


[1] Le nom de l’argument en latin “tu quoque !”, reprend le célèbre mot de César à Brutus qu’il découvre parmi ses assassins.
[2] D’après [fallacyfiles.org/twowrong. html], ( 20-09-2013] [3] L’AstronomieSociété Astronomique de France. Vol. 87, p.13. http://articles.adsabs.harvard.edu/cgi-bin/nph-iarticle_query?1973LAstr..87….1R&defaultprint=YES&filetype=.pdf


 

Témoignage

TÉMOIGNAGE

Les témoignages sont produits dans les conditions suivantes.
— La question Q actuellement discutée est liée à un événement E­­ pertinent pour une communauté.
— Les intervenants clés de la discussion n’ont pas d’accès direct à E.
T était en position de recueillir directement des informations sur E.
T affirme que P.
L’examen du témoignage porte sur :
— Sa recevabilité.
— La crédibilité du témoin.
— La crédibilité du témoignage.

Un témoin est une personne qui rapporte des faits spécifiques, dont elle a une expérience directe, à d’autres personnes, qui peuvent avoir à en connaître dans un cadre professionnel ou privé.
Le témoignage par excellence est celui qui est porté lors du procès judiciaire ; témoignage vient du latin testĭmōnǐum, “serment”. Mais, d’une façon générale, le témoignage est un moyen de preuve qui caractérise les sciences humaines (droit, histoire, théologie). Dans le cadre d’interviews médiatiques, il participe à la construction des représentations sociales des événements marquants. Sous la forme du récit conversationnel, il rend compte et structure les expériences privées des participants à l’interaction en cours, et justifie les prises de positions du locuteur.

1. L’acte de témoigner

“Apporter son  témoignage” est un acte de langage qui a la forme d’un argument d’autorité “le témoin T dit que P, donc P.

— Conditions préliminaires devant être satisfaites pour qu’une personne T puisse être considérée comme témoin d’un événement E

    • La question Q actuellement discutée est liée à un événement E­­ pertinent pour une communauté.
    • Les intervenants clés de la discussion n’ont pas d’accès direct à E.
    • T remplit les conditions générales lui permettant de témoigner sur la question Q
    • T était en position de recueillir directement des informations sur E.

Condition essentielle : le témoignage est soumis à un engagement spécial de dire la vérité :

    • T affirme que P
    • P est pertinent pour Q
    • Dans le domaine judiciaire, la vérité de la parole de T est institutionnellement garantie (le faux témoignage est un délit)
    • P est vrai

Sur le plan judiciaire, on distingue le témoin judiciaire qui dépose son récit des faits, et le témoin instrumentaire qui doit être présent lors de la rédaction d’un acte officiel.

2. Poids du témoignage

La rhétorique ancienne considère que le témoignage fait partie des “preuves non techniques”, où il joue un rôle pivot. Le témoignage de l’homme libre est garanti par le serment, son poids dépend de la réputation du témoin (de son autorité). Le témoignage de l’esclave est garanti par la torture.

2.1 Évaluation intrinsèque du témoignage

Le témoignage et les témoins dans une action judiciaire peuvent être attaqués sous différents angles, recevabilité institutionnelle du témoignage, examen du témoin, examen du fait tel qu’il est rapporté.
Le poids du témoignage dépend de sa capacité à résister à ces critiques. Dans la Grèce ancienne, la critique du témoignage et des témoins est un morceau de bravoure de l’avocat :

L’interrogatoire des témoins constitue la partie essentielle de l’altercatio. C’est là que les avocats déploient leur talent, leur souplesse pour embarrasser, déconcerter, effrayer, discréditer, décrier, diffamer les témoins opposés, faire ressortir leurs contradictions, leurs variations, les représenter comme suspects à cause de leur nationalité, de leur condition, de leurs antécédents, comme hostiles à l’accusé, favorables à l’accusateur, de parti pris, par haine, collusion, vengeance, corruption. (Daremberg & Saglio, Testimonium, p. 154-155)

De ces discours contre les témoins, « les jurisconsultes et les empereurs ont tiré plus tard les règles sur la valeur des témoignages ». Ces règles sont au fondement de la tradition occidentale de critique du témoignage, même si on n’évalue plus la qualité d’un témoignage par le statut social ou le genre du témoin, ni par l’intensité de la torture que peut supporter le témoin ; en fait, « la bière et les cigarettes marchent mieux que la baignoire » [1].

(1) Recevabilité du témoignage

Dans la Rome ancienne « témoigner est un droit « qui n’appartient qu’aux personnes libres, particuliers ou magistrats, citoyens ou étrangers, hommes ou femmes. » (Testimonium, 152, col. 1) ; concernant le témoignage instrumentaire « sont incapables en général les impubères, les fous, les femmes, les esclaves » (155, col. 1). L’admissibilité des femmes libres au témoignage dépend de la nature de l’affaire traitée. Sur le paradoxe du témoignage des femmes comme témoignage faible, voir §5 infra.

(2) Crédibilité du témoin

Même si le témoin a la capacité requise, l’avocat peut diminuer le poids de son témoignage par les arguments suivants.
Il a mauvaise réputation, c’est un traîne-misère : « à Rome, l’étranger, surtout le Grec, l’Oriental, vaut moins que le citoyen, l’humilior moins que l’honestior, surtout au Bas Empire. » (Testimonium, 155, col. 1)
Selon Cicéron, dans les tribunaux romains, la garantie apportée par le serment est complétée par celle qu’apporte le statut social du témoin, son éthos, au sens de “réputation”,

Nous appelons ici témoignage tout ce qui est emprunté à une circonstance extérieure pour fonder la conviction. Mais on n’attache pas de poids à tout témoignage ; en effet, la conviction se fonde sur l’autorité, et l’autorité résulte de la nature ou des circonstances. L’autorité venant de la nature est contenue surtout dans la vertu ; comme circonstances interviennent de nombreuses considérations qui donnent de l’autorité, talent, richesse, âge, chance, beauté, art, expérience, force inéluctable et même quelquefois événements fortuits.
(Cicéron, Top., XIX, 73 ; p. 91)

— Le témoin est de mauvaise foi, il ment ; il est intéressé à l’affaire ; il est ami, parent de l’accusé, il appartient au même clan… Ou, inversement, il a un compte à régler avec l’autre partie, etc.

— Dans d’autres cas où son témoignage a pu être vérifié, son témoignage s’est révélé peu fiable.

(3) Crédibilité du témoignage

— Selon sa position déclarée, il n’est pas matériellement possible qu’il ait vu ou entendu ce qu’il rapporte (sur ce critère, voir le dialogue Beaumont-Sloss, in Argument,… les mots).
Il se trompe : il n’a pas “la science du fait”, il n’est pas compétent ; il a été abusé.
D’autres témoins disent le contraire.
— Il est le seul à l’affirmer, son témoignage ne peut être retenu (adage “testis unus, testis nullus”, “un seul témoin, pas de témoin”), règle qui connaît des exceptions.
Son récit comporte des contradictions ; le fait tel qu’il est rapporté est matériellement impossible.

2.2 Témoignage et autres types de preuves

La valeur accordée au témoignage par rapport aux autres types de preuve est variable,

À Gortyne, où les seules preuves admises sont le serment et le témoignage, ce dernier a une importance prépondérante ; […] Dans le reste de la Grèce, le juge a au contraire une entière liberté d’appréciation. À Cnide, le juge jure de ne pas juger selon le témoignage s’il lui paraît faux. Solon cite sans ordre de préférence les contrats et les témoignages. Il n’y a pas de classement légal des preuves. L’ordre où les énumère Aristote : lois, témoins, contrats, dires des esclaves, serments, n’a pas de valeur pratique, car en fait, les dires de l’esclave tiennent le premier rang. (Testimonium, 150, col. 1)

Cette valeur est toujours forte, mais :

Abstraction faite des exagérations des avocats, la preuve testimoniale a été discréditée en Grèce par les défauts de la procédure et surtout par cette mauvaise foi des Grecs, passée en proverbe chez les autres peuples, et qui ressort des plaidoyers et des autres textes. (Testimonium, 150, col. 1)

La notion de témoignage dans les textes anciens couvre un domaine beaucoup plus vaste que le témoignage personnel sur un événement particulier. Constituent des témoins « les auteurs anciens, les oracles, les proverbes, les dires des contemporains illustres » (Vidal 2000, p. 60). Le témoignage correspond alors à toute parole faisant foi, soit sur les faits, et il s’agit alors de témoins au sens actuel, soit sur les lois et les principes, et il s’agit alors d’autorités.

Dans les Topiques, Cicéron considère que le témoignage fait partie des données du procès, autrement dit des preuves “non techniques”, c’est-à-dire ne relevant pas de l’argumentation produite par l’orateur. Le témoignage est la preuve par excellence dans le domaine judiciaire ; sa force est supérieure à celle des arguments rhétoriques.

3. Témoignage en matière de foi

La croyance que le désir de clamer la vérité de la parole divine est plus fort que n’importe quelle sorte de douleur est inhérente à la tradition chrétienne du martyre. Le substantif martyre désignant la personne qui subit le martyr, provient d’un mot grec qui signifie “témoin” ; le martyre chrétien est le témoin de la parole divine. Avec l’importance donnée aux martyres, le monde chrétien a donné une nouvelle vigueur à la problématique de la validation d’un dire par la torture :

Je ne crois que les histoires dont les témoins se feraient égorger.
Pascal, Pensées, fragment 672

La validation de la parole par le martyr n’échappe pas au paradoxe. C’est un fait que des gens ont été torturés et sont morts pour des croyances et des valeurs les plus diverses ; Giordano Bruno est un “martyre de l’athéisme”. Il faut donc que la définition soit renversée : selon Saint Augustin, « ce qui fait le martyre, ce n’est pas la peine (subie) mais la cause (défendue) »[2]. Si la cause est mauvaise (hérésie), le “martyr”, c’est-à-dire la personne torturée, n’est qu’un délinquant justement puni comme tel.

4. Est-on témoin de soi-même ?

Dans notre culture, l’aveu est un argument fort pour la culpabilité. Ce n’est pas toujours le cas : selon la loi juive, on croit le témoin de ce que j’ai fait plutôt que les aveux que je fais. C’est ce que dit l’évangéliste Jean : « Si c’est moi qui rends témoignage de moi-même, mon témoignage n’est pas vrai. » (V, 31[3]). Le témoignage n’est pas réflexif, V. Relations. Autrement dit, les aveux sont considérés comme un témoignage contre soi-même, qui ne l’emporte pas forcément sur les autres témoignages et preuves.
D’une façon générale, le problème est celui de l’évaluation de la parole de l’accusé contre celle du témoin. Le témoignage à charge peut se heurter aux dénégations de l’accusé, comme le témoignage à décharge peut aussi se heurter aux aveux de l’accusé. On pourrait penser que le témoignage à charge l’emporte sur les dénégations et que les aveux l’emportent sur le témoignage à décharge. Après tout, le criminel est mieux placé que n’importe qui pour savoir et dire ce qu’il a fait. Mais tout cela n’est que vraisemblance, qui ne permet pas de faire l’économie de l’enquête.

5. Paradoxe du témoignage faible

Le mot latin testis signifie “témoin” et “testicule”. Dans la culture romaine, comme dans certaines cultures contemporaines, le témoignage est le privilège des hommes ; le témoignage d’une femme, s’il est admis, est considéré comme plus faible et moins crédible ; il faut plusieurs témoignages de femmes pour équilibrer le témoignage d’un seul homme.
Si le témoignage d’un homme équivaut à celui de deux femmes, alors le fait qu’un texte présente le témoignage de femmes pour accréditer un fait est une preuve de la véracité du dire ; si le texte était inventé, alors on aurait fait témoigner des hommes. Cet argument est développé à partir des évangiles relatant la résurrection du Christ. Ils rapportent que ce sont des femmes qui ont découvert le tombeau vide et la faiblesse du témoignage est donnée pour preuve de l’authenticité du fait.


 [1] “Mattis to Trump: beer, cigarettes work better than waterboarding”, la torture par l’eau. http://www.military.com/daily-news/2016/11/23/mattis-trump-beer-cigarettes-work-better- waterboarding.html (07-05-2017)
[2] « “Martyrem non facit poena, sed causa” (Augustin Contra Cresconium, III, 47) » André Mandouze, Les persécutions à l’origine de l’Église. In Jean Delumeau Histoire vécue du peuple chrétien. Toulouse, Privat, 1979, p. 54.
[3] Bible Segond Nouveau Testament.