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Valeur

VALEUR

En argumentation, le terme valeur renvoie à :
— La valeur de vérité d’une proposition, v. Présupposition.
— La valeur d’une argumentation ou d’un argument, v. Évaluation ; Normes ; Force.
— La question des valeurs et des jugements de valeur, qui fait l’objet de cette entrée.

Les valeurs sont au fondement de la théorie de l’argumentation de Perelman et Olbrechts-Tyteca. Le Traité (1958) les introduit comme des objets essentiels de l’argumentation et postule, semble-t-il, la spécificité des principes qui les régissent. Mais, du point de vue de l’argumentation, rien dans le Traité ne semble s’opposer à ce qu’on fasse des valeurs des objets de discours comme les autres.

1. La découverte des valeurs par La Nouvelle Rhétorique

1.1 La découverte des valeurs

La tradition philosophique considère que les questions « sur le bien, les fins, le juste, le nécessaire, le vertueux, le vrai, le jugement moral, le jugement esthétique, le beau, le vrai, le valide » (Frankena 1967 : Value and Valuation) relèvent de domaines séparés (morale, droit, esthétique, logique, économie, politique, épistémologie).
Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle qu’elles ont été repensées dans le cadre d’une théorie générale des valeurs, de lointaine ascendance platonicienne. De là, « cette ample discussion sur la valeur, les valeurs, les jugements de valeur s’est ensuite répandue jusqu’en psychologie, dans les sciences sociales, les humanités et même dans le discours ordinaire » (ibid.).
La notion de valeur a été introduite dans le domaine de l’argumentation par la Nouvelle Rhétorique de Perelman & Olbrechts-Tyteca [1958], dans la filiation philosophique de Dupréel (1939) (Dominicy s. d.). Cette notion est également au centre des travaux de Carl Wellman (1971) sur le raisonnement conductif.
La question des valeurs est non seulement à l’origine du développement de la nouvelle rhétorique, mais elle en constitue le fondement permanent, comme le montre le chapitre introductif de la Logique juridique (1979) intitulé « La nouvelle rhétorique et les valeurs ».

Perelman présente sa découverte de la théorie de l’argumentation comme le dépassement d’un programme de recherche sur une « logique des jugements de valeur » (1979, § 50, p. 101 ; 1980, p. 457). Cette recherche l’a conduit aux constats suivants :

« Il n’y a pas de logique des jugements de valeur » (ibid.) qui permettrait leur organisation rationnelle, conclusion qui est dite « inattendue » (ibid.).

— Contrairement au projet de la philosophie classique, il est impossible de construire une ontologie qui permettrait un calcul des valeurs réglant leur hiérarchisation.

— Le traitement des valeurs par le positivisme logique aboutit à une impasse. Il maintient une coupure entre les valeurs et les faits dont elles ne peuvent être dérivées. Cette coupure a pour conséquence de rejeter dans l’irrationnel tout recours aux valeurs ; or les valeurs sont au fondement du raisonnement pratique, aboutissant à la prise de décision. En particulier, selon la vision positiviste, le droit devrait être considéré comme irrationnel puisqu’il repose sur des affirmations de valeurs. Cette conclusion est unanimement considérée comme absurde et inacceptable.

À la recherche d’autres méthodes capables de rendre compte de l’aspect rationnel du recours aux valeurs, Perelman les découvre dans la Rhétorique et les Topiques d’Aristote, qui lui fournissent les instruments permettant une étude empirique de la manière dont les individus justifient leurs choix raisonnables. Il a ainsi été amené à redéfinir son objectif théorique non plus comme une logique mais comme une (nouvelle) rhétorique (ibid.).

1.2 L’opposition valeur/fait, jugement de valeur / jugement de réalité

La NR articule deux questions concernant les valeurs.
— La première est d’origine logique. Elle concerne les jugements de valeur, portés sur un être ou sur une situation concrète.
— La deuxième est d’origine philosophique. Elle concerne les valeurs substantielles telles que le vrai, le beau et le bien, qui sont les plus générales de toutes les valeurs.

La NR approche les valeurs par les distinctions suivantes.

1.2.1 Les bases de l’opposition selon le TA

Les faits sont nécessaires et contraignent l’esprit, alors que les valeurs demandent une adhésion de l’esprit.
Mais en pratique, les jugements de valeurs et les jugements de réalité sont difficiles à distinguer. Des considérations contextuelles peuvent être nécessaires pour caractériser un jugement comme un jugement de valeur : “c’est une voiture” peut être un jugement de fait ou un jugement de valeur ; “c’est une vraie voiture” est seulement un jugement de valeur (voir Dominicy, n. d., p. 14-17).

Les jugements de valeur ne peuvent être ni dérivés de, ni opposés aux jugements de réalité. Valeurs et faits vivent dans des mondes distincts.

— En science, si deux jugements de vérité sur une même réalité sont contradictoires, l’un d’eux est nécessairement faux (principe du tiers exclu). Mais deux jugements de valeur contradictoires sur un même objet, “ceci est beau ! vs ceci est laid !”, peuvent tous deux être justifiés (mais pas d’une même voix), indépendamment de tout appel à la réalité.

— Les contradictions légitimes entre jugements de valeur ne peuvent être résolues en éliminant une des valeurs en conflit, comme on élimine une proposition fausse. On peut seulement hiérarchiser les valeurs (ibid., p. 107).

Le Traité conclut en maintenant, « à titre précaire », et pour des auditoires particuliers, l’opposition entre jugement de fait et jugement de valeur (p. 680)

La dichotomie fait/valeur est au fondement de la construction argumentative perelmanienne. Elle absolutise l’écart entre le raisonnable des pratiques courantes et du droit et le rationnel de la logique et des sciences, consacrant ainsi le fossé entre “les deux cultures”, celle des faits (sciences) et celle des valeurs (humanités), V. Démonstration ; Preuve.

1.2.2 Faits et valeurs : deux types « d’objets d’accord » de l’argumentation ?

Les accords dans le Traité

Pour Perelman, le fonctionnement comme argument des affirmations de valeur comme des affirmations de réalité et de vérité présuppose laccord des participants. L’ensemble de ces « accords préalables » à l’argumentation proprement dite crée une atmosphère de « communion » (p. 74) permettant le développement de la situation argumentative-rhétorique proprement dite.

Toujours selon le Traité, l’argumentation peut se fonder sur deux classes d‘objets, un objet étant défini comme tout ce sur quoi on peut être ou non d’accord :

Nous nous demanderons quels sont les objets d’accord qui jouent un rôle différent dans le processus argumentatif. Nous croyons qu’il sera utile, à ce point de vue, de grouper ces objets en deux catégories, l’une relative au réel, qui comporterait les faits, les vérités et les présomptions, l’autre relative au préférable, qui contiendrait les valeurs, les hiérarchies et les lieux du préférable (Id., p. 88 ; souligné dans le texte).

Le Traité dit encore que

La notion de “fait” est caractérisée uniquement par l’idée que l’on a d’un certain genre d’accords au sujet de certaines données, celles qui se réfèrent à une réalité objective. (Id. p. 89)

Les faits se définiraient par un accord sur les données objectives et les valeurs se définiraient par un accord sur quelque chose qui ne relève pas de la réalité objective : on a le sentiment que la notion d’accord efface la distinction fait/valeur.
On retient que, pour les nécessités de l’argumentation et de la communication, l’accord peut se réaliser sur les faits comme sur les valeurs, ce qui leur permet d’être utilisés comme arguments.

Remarque : L’accord est-il un prérequis de l’argumentation ?

L’argumentation fonctionne aussi bien en régime de désaccord qu’en régime d’accord.
Les participants peuvent être en désaccord sur les faits comme sur les valeurs. Comme les valeurs, les faits ne s’imposent pas à l’esprit, mais doivent faire l’objet d’une adhésion. L’absence d’accord ne fait nullement obstacle à leur utilisation argumentative. A fortiori, dans une situation argumentative où se développe un désaccord profond, les discours des uns et des autres prennent appui sur des valeurs radicalement incompatibles et des faits contestés par l’autre partie. Faits et valeurs doivent alors être négociés par les parties et composés par le médiateur. C’est dans ces processus d’ajustement que l’argumentation prend toute sa raison d’être.
Le rôle des tiers (juge, électeur, médiateur, votant) devient alors essentiel pour trancher les conflits de valeurs et de réalité, toujours en référence à un cas particulier.

2.1.3 Statut de l’épidictique

Selon Perelman, le processus d’acquisition des valeurs est différent du processus d’acquisition de la vérité. Les valeurs sont acquises en particulier à travers l’éducation et le langage et elles font l’objet de renforcement spécifique à travers le genre épidictique.
Les genres délibératif et judiciaire sont des genres argumentatifs, visant à la prise de décision collective en situation de conflits de positions. Selon Perelman, le genre épidictique a un statut tout différent, il n’admet pas la contradiction ; son objet est le renforcement de l’adhésion aux valeurs du groupe afin de déclencher l’action, V. Émotion. Sans les valeurs, « les discours visant à l’action ne pourraient trouver de levier pour émouvoir et mouvoir leurs auditeurs. » (1977, p. 33)

Alors qu’il insiste sur les contradictions irréductibles qui règnent dans le domaine des valeurs, Perelman soustrait finalement les valeurs à la contradiction sociale effective en faisant de l’épidictique un genre par nature unanimiste.
Le genre épidictique peut exclure le blâme et se restreindre à l’éloge, par des conventions littéraires et sociales alignant sur l’hagiographie des saintes et des saints les hommages rendus aux femmes et aux hommes vivants et morts. Ces conventions ne sont pas différentes de celles qui veulent qu’un groupe dresse des statues à ses héros et ses saints, et pas à ses canailles et à ses démons.
C’est le cadre social des discours d’hommage et de vénération et non pas la nature des choses qui, le cas échéant, exclut le blâme, et non pas la nature des choses. L’avocat du Diable a toujours un rôle à jouer, même dans les dossiers de canonisation. Si l’éloge des défunts est unanime, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas d’opposant ou que les opposants n’ont rien à dire, mais parce que, par convention de deuil, ils se taisent. L’éloge épidictique de la vertu cesse d’être unanime dès qu’on lui donne un contenu précis.

Pris hors de cette pratique conventionnelle, l’épidictique se définit par deux actes de langage symétriques, l’éloge et le blâme. Ces actes définissent moins un genre qu’une position (footing) qui peut être prise aussi bien dans le discours politique que dans le discours judiciaire.

2. Schèmes argumentatifs et « lieux des valeurs » : deux types de règles ?

2.1 Valeurs et lieux des valeurs VS. Faits et schèmes argumentatifs ?

Selon le Traité, à l’opposition des valeurs et des faits correspond l’opposition des principes argumentatifs qui les régissent. Les valeurs sont régies par les lieux (loci, topoi):

Quand il s’agit de fonder des valeurs ou des hiérarchies ou de renforcer l’intensité de l’adhésion qu’elles suscitent, on peut les rattacher à d’autres valeurs ou à d’autres hiérarchies pour les consolider, mais on peut aussi avoir recours à des prémisses d’ordre très général, que nous qualifierons du nom de lieux, les [tópoi] d’où dérivent les Topiques [d’Aristote], ou traités consacrés au raisonnement dialectique. (P. 112)

Le Traité est formel sur ce point :

Nous n’appellerons lieux que des prémisses d’ordre général permettant de fonder des valeurs et des hiérarchies, et qu’Aristote étudie parmi les lieux de l’accident. (P. 113)

À contrario, on comprend que les principes qui fondent, c’est-à-dire qui justifient, les conclusions factuelles ne seront pas appelées lieux (loci, tópoi), et c’est bien ce que l’on constate dans la 3e partie du Traité. Cette partie, qui forme l’essentiel de l’ouvrage, est intitulée « Techniques argumentatives », techniques qui sont caractérisées par l’emploi de « schèmes argumentatifs » (p. 251).
Mais on constate évidemment que les schèmes, les techniques d’association correspondent étroitement à ce que la tradition appelle « lieux communs argumentatifs”, ce que le Traité ratifie dans une incidente d’une importance capitale si l’on considère les tentatives précédentes pour opposer faits et valeurs : ces schèmes

[peuvent être aussi être considérés] comme des lieux de l’argumentation (p. 255).

On renonce donc à réserver l’appellation lieu aux seules règles des valeurs. Il resterait à apprécier les conséquences de ce réalignement terminologique sur l’opposition conceptuelle fait/valeur.

2.3.2 Lieux des valeurs

Sont considérés comme les loci « les plus courants » les suivants (id., p. 95/) :

— Lieu de la quantité, selon lequel quelque chose vaut mieux qu’autre chose pour des raisons quantitatives. (id., 115)
— Lieu de la qualité, utilisé « quand l’on conteste la vertu du nombre ». (id., p. 119)
— Lieu de l’ordre : Les lieux de l’ordre affirment la supériorité de l’ antérieur sur le postérieur. (id., p. 125)
— Lieu de l’existence : Les lieux de l’existant affirment la supériorité de ce qui existe, de ce qui est actuel, de ce qui est réel, sur le possible, l’éventuel, ou l’impossible. (id., p. 126).
— Lieu de l’essence : on « [accorde] une valeur supérieure aux individus en tant que représentants bien caractérisés de [l’]essence » (id., p. 126).

Ces lieux dits des valeurs correspondent aux lieux de l’accident des Topiques d’Aristote (id., p. 113), V. Topique du préférable. L’accident est une prédication sur un objet. Les lieux de l’accident sont, par définition, opératoires sur le champ des objets aussi bien que sur celui des valeurs
De telles liaisons graduelles peuvent être représentées par des échelles argumentatives corrélées, V. Échelle ; Topos en sémantique.
Le processus de valorisation se comprend par la justification qu’on en donne :

X est (+) parce que il y en a beaucoup, peu
c’est rond, c’est lourd, ça n’a pas de forme, c’est couleur moutarde
j’aime
il y en a peu, ça vient de sortir
il l’a fait avant, c’est un classique
c’est là, c’est disponible, c’est facile, c’est difficile, c’est possible

La justification est satisfaisante dès que l’interlocuteur est satisfait. Du point de vue argumentatif, la structure justificative n’est pas différente de :

C’est inflammable, c’est très sec, et ils ont mis des produits dedans.

La préférence correspond aux mêmes structures au comparatif, qu’on peut représenter sur une échelle :

X est (+) que Y parce qu’encore plus (+) (moderne, etc.

————/————————/————————> (+) MODERNE
              Y                               X

Les valeurs ne se distinguent ni par leur nature ni par leur règle d’usage dans l’argumentation. Elles peuvent plus ou moins se classer selon leur degré de généralité. Les plus abstraites ne sont privilégiées et retenues pour fondamentales que par une valorisation réglée sans doute par le lieu de l’essence.
Elles ne sont pas régies par des schèmes argumentatifs spécifiques, mais par les schèmes communs.

C’est ce qu’on constate également lorsqu’on passe aux opérations permettant de justifier des valeurs et aux opérations de valorisation (infra, §4).

3. Valeur, émotion et orientation

Le passage suivant est peut-être clé pour la compréhension du rôle des valeurs dans la philosophie de Perelman. Par une habile dissociation, la Nouvelle rhétorique met hors champ les « passions » au profit des valeurs :

Notons que les passions, en tant qu’obstacles, ne doivent pas être confondues avec les passions qui servent d’appui à une argumentation positive, et qui seront d’habitude qualifiées à l’aide d’un terme moins péjoratif, tel que valeur par exemple. (Ibid., p. 630 ; je souligne)

Voir également la citation supra (§2.1.B) : le rôle des valeurs est « [d’]émouvoir et mouvoir » l’assistance.

La notion de valeur renvoie aux questions de la subjectivité, de l’émotion, et, sur le plan sémantique, de l’orientation et des biais constitutifs du parler ordinaire. Les mots exprimant des valeurs sont des mots porteurs d’orientations argumentatives, constitués en couples antonymiques. Ce lexique organisé par l’antonymie peut être considéré comme un gigantesque réservoir de “couples antagonistes”, générateurs et organisateurs de situations argumentatives :

“plaisir/déplaisir”, “savoir/ignorance”, “beauté/laideur”, “vérité/mensonge” ; “vertu/vice ; “harmonie/chaos, discorde” ; “amour/haine ; “justice/injustice”, “liberté/oppression” …

L’antonymie s’exprime également par des syntagmes plus ou moins figés (“expression de soi / refoulement”, “vie au grand air / vie dans les bureaux”). Le discours peut enfin construire de longues séquences anti-orientées, sous la figure de l’antithèse.
Le rapport de valorisation/dévalorisation peut être inversé : esthétique de la laideur/(beauté), éloge classique de la cohérence et de la constance, éloge baroque de l’inconstance, etc. 

La pomme et les trois libidos
La tendance à l’atomisation et à la multiplication des valeurs ne met pas en cause le fait que le discours rhétorique a toujours tablé sur certaines valeurs substantielles, peut-être plus prosaïques que “le Vrai, le Bien, le Beau, l’Absolu” (voir supra), mais solidement attachées à la condition humaine et ayant un contenu relativement spécifiable, à savoir honos, uoluptas, pecunia, la gloire, c’est- à-dire le désir de reconnaissance ; le plaisir sous toutes ses formes ; l’argent et les biens matériels. Ces trois investissements libidinaux constituent ainsi, d’après la Genèse, les trois valeurs principales objets des désirs humains.
C’est la valorisation du réel par les trois libidos qui a mis fin à l’état d’innocence :

La femme vit que l’arbre était bon à manger et agréable à la vue, et qu’il était précieux pour ouvrir l’intelligence. (Genèse 3, 6)

« Bon à manger » : le bon, comme plaisir des sens ; « agréable à la vue » : le beau, plaisir des yeux ; « précieux pour ouvrir l’intelligence » ; le vrai, plaisir du savoir, qui ne figurait pas dans la précédente trinité des valeurs. Ces trois valeurs sont disponibles pour une valorisation immédiate dans l’argumentation pragmatique, qui est en fait le schème d’argument préféré du Diable ; conjugués, ces trois plaisirs définissent le divin : « le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. » (id. 3, 5).

3. Fonder et exploiter les jugements de valeur

Les jugements de valeur entrent dans les argumentations avec un statut d’axiome — joker serait peut-être plus exact – utilisable à tout moment pour infléchir ces argumentations. Ils fonctionnent selon les schèmes ordinaires.

3.1 Argumentation justifiant un jugement de valeur

En français, le terme “valorisation” a une orientation positive ; le mot suppose l’apport d’un surcroît de valeur : il s’agit toujours d’une « hausse de la valeur marchande » ; de « donner plus de valeur » ; de « passer à une utilisation plus noble » (Larousse, Valorisation [1]). Il est impossible de parler de “valorisation” au sens d’évaluation négative. On parlera donc d’évaluation (positive ou négative) pour désigner l’opération argumentative situant un fait, une déclaration, une proposition d’action par rapport à une valeur.
La prédication d’une valeur sur un fait ou un objet s’effectue selon une procédure argumentative standard. Par exemple, la souveraineté nationale est une valeur, comme en témoignent les usages des syntagmes “la souveraineté est une valeur”. Sa racine se trouve dans l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 :

Art. 3. Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. [2]

La souveraineté est au principe de l’autorité légitime. Le fait de figurer dans cette “Déclaration” lui confère son statut d’axiome, utilisable à tout moment pour infléchir une argumentation.

Une question concrète d’évaluation se pose si, par exemple, telle disposition d’un traité demande à être évaluée par rapport à cette valeur. Pour cela, on recourt aux précédents, c’est-à-dire aux éléments de définition de référence, enrichis de leurs corollaires légaux et des expériences tirées des situations passées, le tout avec les marges de négociation habituelles. L’opération d’évaluation a la forme suivante :

— La souveraineté nationale se définit par les conditions Ci, Cj, Ck…
(souveraineté financière, militaire…) telles qu’elles ont été invoquées pour motiver les décisions Da, Db, …
— Dans des circonstances analogues, telle assemblée de référence a décidé que tel traité respectait/ne respectait pas ces conditions. Donc, le présent traité se situe/ne se situe pas dans la ligne de telle et telle décision passée.
— Donc, nous pouvons/ne pouvons pas signer ce traité (sans renoncer à notre souveraineté nationale).

3.2 Argumentation exploitant des évaluations

L’argumentation par l’absurde, l’argumentation pragmatique supposent des opérations de valorisation :

Question : Faut-il faire F ?
Argumentation : F aura pour conséquence C1
Évaluation positive de C1 :

C1 est (+) du point de vue de la valeur Vi: “C’est bénéfique pour la santé publique.”
Conclusion : Faisons F.

La réfutation peut emprunter deux chemins :

(i) Contre-évaluation de C1 :

C1 est (–) du point de vue de la valeur Vj : “C’est une atteinte aux libertés”.

Cette intervention ouvre une stase d’évaluation, Vi(+) vs. Vj(-). Le dilemme est tranché par une hiérarchisation des valeurs Vi et Vj en fonction des circonstances de la discussion.

(ii) Introduction d’une autre conséquence :

F aura pour conséquence C2
Évaluation de C2 : C2 est (–) du point de vue de la valeur Vm.

Vm peut être identique à Vi, ce qui donne à la réfutation une teinte ad hominem :
La légalisation du cannabis réduira certes l’activité des petits trafiquants, mais elle développera celle des gros trafiquants.

Dans les deux cas, la conclusion reste : Ne faisons surtout pas A. On peut sortir de l’impasse par une hiérarchisation adaptée aux circonstances du moment : “Mais là, Vi est moins importante que Vm ”.

En période de pandémie, les impératifs de santé publique permettent de restreindre les libertés.
La liberté est proclamée dans la devise républicaine, pas la santé publique.

On peut également invalider une valeur par ses conséquences pratiques ; ce schème d’argument semble privilégié pour toutes les formes de traitement des valeurs :

Au nom de la liberté, on dit et on fait n’importe quoi
Liberté, que de crimes on commet en ton nom ! (Manon Roland, Girondine, guillotinée pendant la Révolution française).


[1] [http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/valorisation/81001], (20-09-2013).
[2] Cité d’après https://www.legifrance.gouv.fr/contenu/menu/droit-national-en-vigueur/constitution/declaration-des-droits-de-l-homme-et-du-citoyen-de-1789 ( 20-01-2022).

Typologies Contemporaines

Trois TYPOLOGIES CONTEMPORAINES

Perelman & Olbrecht-Tyteca (1958) proposent une réelle typologie des schèmes d’arguments, articulée sur plusieurs niveaux, selon des principes originaux. Toulmin, Rieke & Janik (1984) proposent une liste de neuf « formes de raisonnement ». Walton, Reed & Macagno  reviennent à une liste systématique et détaillée des schèmes d’argument.

1. Perelman & Olbrechts-Tyteca, Traité de l’Argumentation, 1958

Perelman & Olbrecht-Tyteca proposent une première typologie des arguments, dans le Traité de l’argumentation (1958). Perelman la reprend en 1977 avec quelques simplifications significatives dans L’Empire rhétorique ; la Logique juridique (1979), présente l’ensemble des arguments juridiques.

1.1 Typologie du Traité

D’après Conley, le Traité contient « plus de quatre-vingt formes différentes d’argumentation, et des remarques éclairantes sur plus de soixante-cinq figures » (1984, p. 180-181), richesse qu’il oppose à la « logique honteuse » [renegade logic] de Toulmin.
Ces formes d’argumentations sont présentées dans la troisième partie du Traité, « Les structures argumentatives », qui est composée de cinq chapitres :

Chap. 1. Les arguments quasi-logiques
Chap. 2. Les arguments basés sur la structure du réel
Chap. 3. Les liaisons qui fondent la structure du réel
Chap. 4. La dissociation des notions
Chap. 5. L’interaction des arguments

Le chapitre 5 correspond à la structure argumentative textuelle ; y sont discutées des questions de dispositio. Les autres chapitres sont consacrés aux techniques argumentatives ; ils opposent les techniques d’association (chap. 1 à 3) à la technique de dissociation (chap. 4).
Les techniques d’association correspondent aux classiques topos, ou schèmes d’argumentation. Elles sont décrites dans les trois premiers chapitres.
La technique de dissociation est une stratégie spécifique qui repose sur une redéfinition des termes. V. Dissociation, Distinguo ; Définition persuasive.

1.1 « Les techniques d’association »

Perelman souligne les liens entre les trois grands types d’arguments permettant « d’associer » un argument à une conclusion.

 « Arguments quasi-logiques » (§46-59)

Cette catégorie couvre les schémas d’argumentation suivants :

    • 46-49. Contradiction et incompatibilité ; le ridicule
    • 50-51. Identité et définition ; analyticité, analyse et tautologie
    • 52. Règle de justice
    • 53. Réciprocité
    • 54. Transitivité
    • 55-56. Partie/tout
    • 57. Comparaison
    • 58. L’argumentation par le sacrifice
    • 59. Probabilités

Les arguments quasi-logiques « prétendent à une certaine force de conviction, dans la mesure où ils se présentent comme comparables à des raisonnements formels logiques ou mathématiques » (p. 258).
Cette définition peut être rapprochée de la définition d’un argument fallacieux comme étant « un argument qui semble valable, mais qui ne l’est pas ». (Hamblin 1970, p. 12).

« Arguments basés sur la structure du réel » (§60-77)

L’étiquette générale « argument fondé sur la structure du réel » recouvre les arguments « censés être en accord avec la nature même des choses » (p. 191), qui « utilisent [la structure de la réalité] pour établir une solidarité entre les jugements acceptés et d’autres que l’on souhaite promouvoir » (p. 261). Les liaisons de succession et de causalité structurent cet ensemble d’argumentations. Figurent d’abord parmi les arguments de cette catégorie :

— Le lien causal, l’argument pragmatique, §61-63
Les §63-73 présentent les arguments où la causalité est liée à l’action humaine :
— Les fins et les moyens : l’argument du gaspillage ; l’argument de la direction (§64-68)
— La personne et ses actes, L’argument d’autorité ; le groupe et ses membres (§68-73)
— La notion de “relation de coexistence” est étendue à “l’acte et l’essence” et à “la relation symbolique” (§74-75).
— Les §76-77 présentent des arguments « plus complexes », de second niveau :

L’argument de double hiérarchie (§74)
Arguments concernant les différences de degré et d’ordre. (§75)

Le chapitre VIII de L’Empire rhétorique reprend l’intitulé « Arguments basés sur la structure du réel » et regroupe les mêmes schèmes sous trois intitulés :

— Les relations de succession
— Les relations de coexistence
— La liaison symbolique, les doubles hiérarchies, les différences d’ordre.

« Liaisons qui fondent la structure du réel »  §78-88

Cette étiquette correspond à des arguments exploitant des liaisons paradigmatiques ou métaphoriques. La catégorie correspondante est divisée en deux sous-catégories :
— « Le fondement par le cas particulier » : argumentation par l’exemple ; illustration ; Modèle et antimodèle (§78-81).
— « Le raisonnement par analogie » et la métaphore (§82-88).

L’intitulé « … qui fondent la structure du réel » n’est pas retenu dans L’Empire rhétorique. Les contenus correspondants sont regroupés sous deux chapitres distincts :

Chap. IX, L’arguments par l’exemple, l’illustration et le modèle
Chap. X, Analogie et métaphore

On ne retrouve donc pas la distinction opérée par le Traité entre les arguments “fondant” la structure du réel et ceux “basés sur” la structure du réel.

La distinction faite dans le présent ouvrage entre argumentation établissant / exploitant une relation de causalité, un lien d’analogie, une définition, une autorité est d’une autre nature. L’utilisation réussie d’un argument fondé sur l’autorité, etc. présuppose que l’autorité exploitée a été préalablement établie.

1.2 Les techniques de dissociation

La différence fondamentale entre les techniques d’association et de dissociation est que les premières opèrent sur des jugements ; elles « établissent une solidarité entre les jugements acceptés et les autres que l’on souhaite promouvoir » (p. 261) ; elles correspondent aux schémas argumentatifs proprement dits.

En revanche, les techniques de dissociation opèrent sur des « concepts » (p. 411 ; je souligne) : « [elles] se caractérisent principalement par les modifications qu’elles introduisent dans les notions, puisqu’elles visent moins à utiliser le langage accepté qu’à s’orienter vers une nouvelle formulation » (p. 191-192). Les deux termes de l’opposition association/dissociation sont donc de nature très différente.

2. Toulmin, Rieke, Janik, An introduction to reasoning [Introduction au raisonnement], 1984

Toulmin, Rieke, Janik distinguent neuf formes argumentatives «most frequently to be met with in practical situations. » (1984, p. 147-155 ; p. 155)

— Quatre formes fondamentales

reasoning from  raisonnement par :
analogy analogie
generalization généralisation
sign signe
cause cause

— Cinq autres formes :

dilemma dilemme
authority autorité
classification classification
opposites contraires
degree degré

Dans l’argumentation fondée sur le degré, « the different properties of a given thing are presumed to vary in step with one another » (id., p. 155)

Ce groupe restreint a un air de famille avec les listes classiques dérivées de Cicéron, V. Typologies anciennes, §2

4. Douglas Walton, Chris Reed, Fabrizio Macagno, Argumentation schemes [“Schèmes argumentatifs”], 2008.

L’ouvrage propose un aide-mémoire des types d’arguments [A user’s compendium of schemes] (2008, p. 308-346). Les différents schémas ou schèmes (schemes) sont désignés par le mot argument, à l’exception de (19), (20), (21), respectivement Argumentation from values, from sacrifice, from the group and its members. Chacune de ces formes admet des sous-types.

4.1 Autorités : position, expertise, témoignage, plus grand nombre (p. 309-314)

1. argument from position to know : a. fondée sur le fait qu’on est bien placé pour savoir
2. a. from expert opinion a. fondée sur l’expertise
3. a. from witness testimony a. fondée sur un témoignage
4. a. from popular opinion,
ad populum
a. invoquant l’opinion courante, ad populum
5. a. from popular practice a. invoquant la pratique courante

Les arguments (4) sont tirés de ce que les gens croient généralement, tandis que les arguments (5) se réfèrent à ce que les gens font généralement.

4.2 Exemple, analogie (p. 315-316)

6. a. from example a. fondée sur un exemple
7. a. from analogy a. fondée sur une analogie
8. Practical reasoning from analogy Raisonnement pratique par analogie

Les arguments (7) concernent les croyances ; les arguments (8) justifient une façon de faire par le fait qu’elle est conforme à la façon de faire courante.

4.3 Composition et division (p. 316-317)

9. a. from composition a. fondée sur la composition
10. a. from division a. fondée sur la division

4.4 Négation, opposition (p. 317-318)

11. a. from opposition (contradictory, contrary, converse, incompatible) a. fondée sur une opposition (contraire, contradictoire, converse, incompatible)
12. Rhetorical argument from opposition Argumentation rhétorique par opposition

(topos des contraires)

Les schémas d’argumentation basés sur la négation peuvent être logiquement valables ou non ; leur définition est toujours délicate.

4.5 Alternative (p. 318-319)

13. argument from alternatives Argumentation fondée sur l’existence d’une alternative (connecteur ou, disjonction)

(13) exprime le raisonnement sur la disjonction exclusive ; le rejet d’un terme entraîne l’acceptation de l’autre.

4.6 Classification (p. 319-320)

14. a. from verbal classification A. de la classification verbale

« a a la propriété F, et pour tout x, si x a la propriété F, alors x a la propriété G, donc a a la propriété G » (ibid., p. 319).
L’ensemble des F est inclus dans celui des G. »

15. a. from definition to verbal classification A. de la définition à la classification

« a est défini (catégorisé) comme un D, et pour tout x, si x tombe sous la définition D, alors x a la propriété G, donc a a la propriété G » (ibid., p. 319).

16. a. from vagueness of a verbal classification a. du vague d’une classification verbale
17. a. from arbitrariness of a verbal classification a. de l’arbitraire d’une classification verbale

Si, dans un dialogue donné, un segment n’atteint pas le degré de précision requis par ce dialogue, (est « too vague »), ou s’il est “arbitrairement défini”, alors ce segment doit être rejeté (ibid., p. 319-320). Ces cas relèvent des maximes conversationnelles prévues par le principe de coopération de Grice.

4.7 Personnes, valeurs, actions et sacrifice (p. 321-327)

18. Argument from interaction of act and person  Arg. de l’acte à la personne et de la personne à l’acte
19. Argumentation from values  Arg. fondé sur des valeurs
20. Argumentation from sacrifice  Arg. fondée sur le sacrifice

Le schème 20 exprime le fait que la valeur d’un objet est proportionnelle à celle des sacrifices qu’on consent pour l’obtenir. Ce schème n’a rien à voir avec 24. Argument from waste ni 25. Argument from sunken costs, (voir infra).

21. a. from the group and its members  Arg. généralisant au groupe une qualité de ses membres

« Si un membre m d’un groupe G possède telle propriété Q (« m has […] Q »), alors tous les membres du groupe la possèdent également (« G has […] Q »). Le schème 21 exprime le topos proverbial “Qui se ressemble s’assemble” : si une personne est raciste, on suppose que les gens qu’elle fréquente le sont également. La propriété est généralisée aux autres membres du groupes, puis au groupe lui-même. Si un individu est grand, le groupe auquel il appartient n’est pas forcément grand.

22. Practical reasoning Raisonnement pratique
23. Two-person practical reasoning Raisonnement pratique impliquant deux personnes

Selon (21) on poursuit une fin, alors on doit accepter les moyens et étapes nécessaires pour l’atteindre. 22. précise que l’on doit accepter les moyens suggérés par quelqu’un d’autre.

24. argument from waste a. du gaspillage
25. a. from sunk costs a. des coûts irrécupérables(i)

Les pages 10-11 (ibid.) donnent pour synonymes argument from waste, référé à Perelman et Olbrechts-Tyteca, et argument from sunk costs. Ils figurent cependant ici sous deux entrées.

4.8 Ignorance (p. 327-328)

26. a. from ignorance a. fondée sur l’ignorance
27. epistemic argument from ignorance a. épistémique fondée sur l’ignorance

Le schème 27. couvre le cas “si c’était vrai, les journaux en auraient certainement parlé”.

4.9 Cause, effet ; abduction ; conséquence (p. 328-333)

28. argument from cause to effect a. fondée sur la cause et concluant à l’effet
29. a. from correlation to cause a. concluant d’une corrélation à une causalité
30. a. from sign a. fondée sur le signe
31. abductive argumentation scheme Schème pour l’argumentation abductive
32. argument from evidence to a hypothesis a. justifiant ou rejetant une hypothèse à partir des faits
33. a. from consequences a. pragmatique, par les conséquences positives ou négatives
34. Pragmatic argument from alternatives a. pragmatique dans le cas d’une alternative

Le schème 34. est un cas particulier de (33), le choix est entre faire/ne pas faire quelque chose et souffrir/ne pas subir de conséquences négatives.

4.10 Les émotions : peur et pitié (p. 333-335)

35. argument from threat menacer (arg.) pour faire agir
36. a. from fear (appeal to f.)) faire peur (arg.) pour faire agir
37. a. from danger dissuader de faire en arguant d’un risque encouru

Les schèmes (35), (36), (37) correspondent à différentes stratégies utilisant la peur.

38. a. from need for help une action est justifiée par l’aide qu’elle apporte à quelqu’un
39. a. from distress une action est justifiée par l’aide qu’elle apporte à -quelqu’un qui est dans la détresse

Les deux émotions envisagées sont la peur (35, 36, 37) et la pitié (38, 39). La colère, la honte, sont également des émotions a grand potentiel argumentatif.V. Émotion ; Promesse et menace.

4.11 Engagement, ethos, ad hominem (p. 335-339)

40. a. from commitment  Arg. fondée sur les engagements

Comme pour les formes (16) et (17), l’univers de discours de référence est ici un jeu dialectique ou un dialogue tendant à se dialectiser. L’argumentation sur l’engagement (prise en charge, committment) soutient que, ayant pris en charge P, le locuteur doit aussi prendre en charge Q (is committed to) Q, car Q est une conséquence (est déductible ?) de P.

41. ethotic argument  a. éthotique
42. generic ad hominem  a. ad personam
43. Pragmatic inconsistency  a. ad hominem opposant les croyances et les actes
44. argument from inconsistent commitment  a. ad hominem
45. Circumstantial ad hominem  Arg. ad hominem contextuel

Le schème 44. porte sur la fluctuation et l’incohérence des principes et croyances du locuteur.

Les schèmes (43) et (45) expriment des formes de contradictions entre les engagements personnels et les actions.

Les formes (43), Pragmatic inconsistency, et (45), Circumstantial ad hominem, semblent très proches.

46. argument from bias  Arg. du parti pris
47. bias ad hominem  Arg. de la personnalité biaisée

Les formes (46) et (47) sont très proches : (46), A. from bias : “L est de parti-pris ; ses conclusions sont suspectes” ; (47), Bias ad hominem : “L est de parti-pris ; je ne lui fais pas confiance”. Le parti-pris est relatif à un domaine, mais il est commode de considérer que toute la personnalité est biaisée (ce qu’on appelait naguère un “esprit faux”).

4.12 Gradation ; pente glissante (p. 339-341)

48. argument from gradualism  Arg. fondé sur la progression, l’itération

D’après les commentaires pages 114-115 (ibid.), la forme (48) relève de la pente glissante, slippery slope, formes (49) à (53). Elle exprime le paradoxe du sorite, également mentionné en (52).

49. Slippery slope argument  Arg. de la pente glissante
50. Precedent slippery slope argument  Arg. combinant pente glissante et précédent

Le schème 50. exprime le cas de la pente glissante utilisée pour rejeter un traitement exceptionnel, car cette exception fonderait une ligne de précédents aboutissant à l’inacceptable.

51. sorite slippery slope argument  Arg. du sorite comme pente glissante
52. Verbal slippery slope argument  Arg. de la pente glissante verbale (p) (r)
  1. envisage le cas de la pente glissante utilisée pour rejeter l’attribution d’une propriété à un objet, car cette propriété se transmet de proche en proche jusqu’à un objet qui ne la possède manifestement pas. Voir aussi (48).
53. Full slippery slope argument  Arg. de la pente glissante radicale (s)

L’argument de la pente glissante est invoqué pour ne pas s’engager dans une série sans fin.

4.13 Règles, exceptions, précédent (p. 342-345)

54. Argument for constitutive-rule claim  Arg. justifiant une règle constitutive d’un jeu de langage

Le schéma (54) concerne les règles de la langue (synonymie) et les principes de codification dans les langues institutionnellement codifiées (“D compte comme W”).

55. a. from rules  Arg. fondée sur une règle
56. a. for an exceptional case  Arg. visant à suspendre la règle en invoquant :
une exception
57. a. from precedent — un précédent
58. a. from plea for excuse une excuse

Les schèmes 56. et 58. permettent de suspendre à la règle habituelle en invoquant respectivement une exception, ou une excuse ; ou alors de la changer, en invoquant un précédent, 57.

4.14 Perception, mémoire (345-346)

59. a. from perception on affirme P en invoquant la perception de P
60. a. from memory le souvenir de P

Les schèmes 59. et 60. expriment le fait qu’on peut raisonnablement croire en un fait donné sur la base de la perception ou du souvenir dudit fait.


 

Typologies Modernes

Quatre TYPOLOGIES MODERNES

Les typologies de Dupleix et Bossuet (17e S.) sont d’inspiration cicéronienne. D’une inspiration toute nouvelle, la typologie de Locke (1690), examinée par Leibniz (1765), valide les arguments de type scientifique et introduit la notion de fallacie. La typologie de Bentham propose une typologie des argumentations politiques (1735).

Jacques-Bénigne Bossuet, Logique du Dauphin, 1677
Scipion Dupleix, Logique, 1603

Les deux typologies du Grand Siècle présentées ci-dessous sont tirées de La logique, ou art de discourir et raisonner de Scipion Dupleix ([1607]) et de la Logique du Dauphin, de Bossuet ([1677]). Ces ouvrages n’ont peut-être pas d’importance historique particulière, mais elles donnent une idée de l’état de la terminologie au XVIIe siècle, clairement apparentée au système cicéronien, V. Typologies (I).
Comme le dit son titre, la Logique de Bossuet est un manuel d’éducation des princes ; le Dauphin est l’héritier présomptif du royaume.

Pour faciliter la lecture, les schèmes d’arguments identiques ont été mis en regard. L’ordre des lignes est celui de Bossuet, l’ordre de Dupleix a été modifié, les numéros correspondent à l’ordre des schèmes dans le texte originel.
Tableau :
– Première colonne, Dupleix ([1607]).
– Deuxième colonne, Bossuet ([1677]).
– Troisième colonne, entrée(s) correspondante(s).

Dupleix [1607] Bossuet [1677], p. 139 sqq. Entrées
3. Étymologie 1. Étymologie
notatio nominis
V. Sens vrai du mot
4. Conjugués 2. Conjugata V. Dérivation
1. Définition 3. Définition V. Catégorisation ; Définition
2. Dénombrement des parties 4. Division V. Composition ; Cas par cas
5. Genre et espèce 5. Genre
6. Espèce
7. Propre
8. Accident
V. Genre ; Classification ; Catégorisation ; Définition ; A pari ; Analogie
6. Similitude
7 Dissimilitude
9. Ressemblance, a simili
10. Dissemblance, a dissimili
V. Analogie ; Comparaison
13. Cause 11. Cause V. Causalité
14. Effets 12. Effets V. Conséquence
10. Antecedens
9. Adjoincts ou conjoincts
11. Consequens
13. Ce qui précède
14. Ce qui accompagne
15. Ce qui suit
V. Circonstances
8. Contraires 16. Contraires V. Contraires
17. A repugnantibus (1) V. A repugnantibus ; Ad hominem
12. Repugnans (1) V. Contraires
18. Tout et partie (2) V. Composition et division
Cas par cas
15. Comparaison des choses plus grandes, égales et moindres 19. Comparaison
a minori, a majori, a pari
V. Analogie ; Comparaison
20. Exemple, ou induction V. Exemple ; GénéralisationInduction

Les deux typologies donnent la priorité aux arguments exploitant les ressources qui contribuent à la définition d’un mot ou d’un concept, en vue de leur exploitation dans le raisonnement syllogistique. Cette énumération de l’ensemble des arguments de base est suivie par l’énumération habituelle des schémas d’arguments s’appuyant sur la causalité, l’analogie, la comparaison, les circonstances périphériques, les oppositions et l’induction.

(1) Topos 17 de Bossuet : l’étiquette a repugnantibus fait référence à une variété d’ad hominem.
Le topos 12 de Dupleix fait référence aux prédicats ne convenant pas (repugnans) à un sujet ; par exemple, pierre et homme sont incompatibles parce que “être une pierre” ne peut pas être dit de homme.

(2) Le topos 2 de Dupleix, tout et partie, se rapporte davantage à la composition et à la division.
Le topos 18 de Bossuet, par énumération des parties, est apparenté au topos de la définition. Par exemple, “être un bon capitaine” est défini par l’énumération des qualités pertinentes : “être courageux, sage, etc.”

2.  John Locke, Essais sur l’entendement humain, 1690
Gottfried Wilhelm Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain, 1765

Dans l’Essai sur l’entendement humain, John Locke mentionne

Quatre sortes d’arguments dont les hommes ont accoutumé de se servir en raisonnant avec les autres hommes, pour les entraîner dans leurs propres sentiments, ou du moins pour les tenir dans une espèce de respect qui les empêche de contredire. ([1690], L. IV, chap. 17, De la raison, § 19-22) :

Il s’agit des arguments :

— Ad verecundiam, argument d’autorité ou de modestie, fondé sur la difficulté de contredire une autorité. Il correspond à la preuve éthotique :V. Modestie ; Autorité ; Éthos.
Ad ignorantiam, ou argument sur l’ignorance
Ad hominem, sur la cohérence et la révision des croyances de la personne
Ad judicium, ensemble d’arguments sur les choses, appliquant la méthode scientifique,
V. Fond.

Cette typologie distingue entre arguments valides et fallacieux : seul le quatrième, l’argument ad judicium, apporte « une véritable instruction, et nous avance dans le chemin de la connaissance. »

Cette brève typologie n’a rien à voir avec les listes précédentes, inspirées de Cicéron : c’est que sous l’intitulé ad judicium sont introduites toutes les formes de raisonnement utilisées en mathématique et dans les sciences expérimentales.
Contrairement aux typologies classiques, les arguments ne sont plus rapportés à une logique liée à une ontologie naturelle, mais aux exigences de la méthode scientifique, V. Fallacieux. On entre dans un nouvel univers.

Dans les Nouveaux essais sur l’entendement humain [1765], Leibniz tempère le verdict de fallacie frappant tous les arguments qui ne sont pas ad judicium, en prenant en considération le contexte de l’argumentation. Il ajoute l’argument du vertige (ad vertiginem), qui porte sur la négation du principe de contradiction (ibid., p. 437).

3. Jeremy Bentham, Le livre des fallacies [The Book of fallacies], 1824.

V. Topiques politiques

 

Typologies Anciennes

Quatre TYPOLOGIES ANCIENNES


La typologie d’Aristote (Rhétorique) est un catalogue de 28 topoï (schèmes argumentatifs). Cicéron (Topiques) présente une liste structurée, orientée vers la pratique judiciaire, et centrée sur les questions de définition. Ce legs a été transmis par Boèce au Moyen Âge.

1. Aristote, Rhétorique (entre 329 et 323 av. J.-C.)

1.1 Système des preuves et catalogue d’arguments rhétoriques

Le catalogue de la Rhétorique doit être rapporté au cadre de la typologie aristotélienne des différents types de raisonnements portés par les différents types de discours, rhétorique,  dialectique et  scientifique (syllogistique).
Tricot souligne que « le syllogisme est le genre, le scientifique (producteur de science) [est] la différence spécifique qui sépare la démonstration scientifique des syllogismes dialectiques et rhétoriques » (in Aristote, S. A., I, 2, 15-25 ; p. 8, note 3).
Le concept rhétorique de persuasion doit être situé dans ce contexte : le discours scientifique produit une connaissance apodictique (certaine), l’interaction dialectique produit une vérité probable et le syllogisme rhétorique ou l’enthymème est un élément du discours persuasif, ni probant ni probable.

1.2 Des distinctions hésitantes

Aristote établit les distinctions suivantes entre les différents types de preuves rhétoriques (preuve = pistis, « moyen de pression ») :

Les preuves attachées au logos sont l’enthymème, qui correspond à la déduction ; l’exemple, qui correspond à l’induction ; et, par ailleurs, sont introduits les arguments fondés sur les indices, probables ou certains. L’enthymème et l’exemple sont dits communs aux trois genres rhétoriques.
Mais l’articulation de ces différents types de preuves et la cohérence du texte de la Rhétorique tel qu’il nous est parvenu est problématique (McAdon 2003, 2004). La classification des preuves rattachées au logos connaît des variantes :

(a) J’appelle enthymème le syllogisme rhétorique et exemple l’induction rhétorique […] Il n’y a rien d’autre en dehors de cela. (Rhét., I, 2, 1356b4 ; trad. Chiron, p.128).

(b) Les enthymèmes se tirant des vraisemblances et des signes. (Rhét., I, 2, 1357a30 ; trad. Chiron, p. 133).

(c) On énonce les enthymèmes à partir de quatre sources : […] le vraisemblable, l’exemple, la preuve et le signe. (Rhét., II, 25, 1402b1 ; trad. Chiron, p. 415).

L’exemple est mis sur le même plan que l’enthymème en (a), mais considéré comme une forme d’enthymème en (c); les enthymèmes ont quatre sources en (c), et deux en (b). Il est difficile de trouver un système rigoureux à travers ces exposés des preuves rhétoriques, V. Schème argumentatifExemple ; Indice ; Vrai ; Vraisemblable.

À ces trois formes (enthymème – exemple – indice  s’ajoutent de fait les lieux des Topiques, qui correspondent aux diverses formes de déduction syllogistique, V. Syllogisme.

1.3 Les topoï de la Rhétorique

La Rhétorique énumère vingt-huit « topoï des enthymèmes démonstratifs » (Rhét., II, 23 ; trad. Chiron, p. 377 et sv.). Dans le tableau qui suit, ces 28 topoï sont énumérés dans l’ordre de la Rhétorique ; ils sont désignés soit par l’étiquette qui leur est donnée dans la traduction de P. Chiron, soit par une expression proche ; ils sont suivis de renvois aux entrées correspondantes :

    1. « Les contraires » — V.  Contraires
    2. « Les flexions semblables » — V. Dérivation
    3. « Les termes corrélés » — V. Corrélatifs
    4. « Le plus et le moins » — V. A fortiori
    5. « L’examen du temps » — V.  Cohérence
    6. « Retourner [les critiques] contre leur auteur » ; le caractère : “toi tu ne le ferais pas, et moi je le ferais ?” — V. Éthos ; Échelle; A fortiori
    7. « La définition »— V. Définition
    8. « Les différentes manières dont un mot peut s’entendre »
      — V. Définition ; Ambiguïté; Distinguo; Dissociation
    9. « La division » — V. Cas par cas
    10. « L’induction » — V. Généralisation; Induction ; Exemple
    11. « Le jugement déjà prononcé sur la même question » par des personnes d’autorité
      — V. Précédent ; Autorité
    12. « Les parties » — V. Cas par cas ; Composition et division
    13. Les conséquences positives et négatives — V. Pragmatique
    14. L’antithèse entre les contraires (cas particulier du topos13) — V. Pragmatique ; Dilemme
    15. « Au grand jour et en secret » — V. Mobile
    16. Des rapports proportionnels — V. Comparaison; A fortiori
    17. Même effet, même cause — V. Causalité; Conséquence
    18. Les choix inconséquents — V.  Cohérence
    19. « Le motif » — V. Mobile ; Interprétation
    20. « Ce qui persuade et ce qui dissuade d’agir » — V. Pragmatique
    21. « Les faits qui passent pour avérés alors qu’ils sont incroyables » — V. Vrai ; Vraisemblable
    22. « Pointer les incohérences  » des affirmations adverses — V. Contradiction ; Cohérence
    23. « Donner la raison de la fausse opinion » — V. Mobile ; Interprétation
    24. « La cause » — V. Causalité
    25. « S’il aurait été possible de faire mieux » — V. Cohérence ; Force des choses
    26. « Quand des actions successives amènent une contradiction » — V. Contradiction ; Cohérence
    27. Des erreurs commises par l’accusation — V. Cohérence
    28. Du nom — V. Nom propre

La Rhétorique ne propose pas de typologie articulée en plusieurs niveaux, mais une simple liste. On peut suggérer certains regroupements qui ne font que reproduire ceux qu’opéreront les typologies ultérieures ; en résumé :

— Centralité des questions de la définition, de la relation causale, de la déduction – consécution, de l’analogie.

— Famille de topoï qui exploitent des structures logico-linguistiques.

— Famille de topoï reposant sur des stéréotypes comportementaux, sur le caractère des humains et la motivation de leurs actions. Ces topoï transposent ou adaptent à l’action humaine des principes logiques ou causaux, par exemple voir topoï 6, 14, 15, etc.

2. Cicéron, Topiques (44 av. J.-C.)

Cicéron propose une typologie des arguments dans une œuvre de jeunesse, De l’invention, et dans son dernier ouvrage consacré à l’argumentation, les Topiques. À la différence de la Topique d’Aristote qui expose une méthode pour trouver des arguments dans le cadre d’un échange dialectique, la Topique de Cicéron est orientée vers la pratique judiciaire, où il prend ses exemples. À la différence également de la typologie-catalogue d’Aristote dans la Rhétorique, la typologie de Cicéron est une typologie systématique, qui efface la distinction entre une argumentation scientifique (syllogistique-ontologique) et une argumentation rhétorique exploitant en vrac des procédés sans principes unificateurs.
Dans ce cadre, Cicéron propose la typologie suivante.

(i) Arguments intrinsèques, « inhérents au sujet même » ou ayant « quelque rapport au point en question » (Top., II, 8; p. 69 ; p. 70).
(ii) Arguments pris en dehors du point en question, correspondent aux preuves dites non-techniques, qui « reposent sur le témoignage » porté par des personnes jouissant d’une autorité (Top., XIX, 72; p. 91).

Les objets et les faits sont construits et discutés sur la base d’arguments tirés de cinq sources principales. La terminologie latine utilisée par Cicéron et ses continuateurs a été prolongée par la terminologie néolatine développée à l’époque moderne.

Définition – V. Catégorisation ; Définition ; Cas par cas ; Sens vrai ; Dérivation

Arguments sur le genre et les espèces (a genere; a forma generis) :
— par énumération des parties (partium enumeratio)
— sur “l’étymologies” (ex notatione)
— des mots de la même famille (a conjugata)
— sur la différence (de genre) (a differentia).

V. Catégorisation ; Définition ; Cas par cas ; Sens vrai ; Dérivation

Relation causale – V. Causalité ; Conséquence

Analogie (a similitudine) – V. Analogie 

Opposés (ex contrario) – V. A contrario ; Contraires

Circonstances – V. Circonstances

Cette liste brève et articulée d’arguments est d’une importance capitale dans la tradition occidentale des études d’argumentation. Elle a été transmise au Moyen Age par Boèce (vers 480-524 ; Top., vers 522), et a été reprise par la logique, la dialectique et la philosophie médiévales. Elle n’est pas si éloignée de celle que proposent Toulmin, Rieke & Janik, V. Typologies Contemporaines, §2

3. Quintilien, Institution oratoire (autour de 95)

Au § 10 du Livre V de l’Institution oratoire, intitulé Des arguments, Quintilien récapitule une liste de 24 formes argumentatives (I. O., V, 10, 94 ; p. 153-154). Une première série de topoï se rattache à la topique substantielle, V. Invention. Une seconde série présente un catalogue de schèmes argumentatifs. Le traducteur, J. Cousin, note que :

Cette liste-résumé, qui paraît être un emprunt, rappelle néanmoins des classifications antérieures, dont les éléments sont rangés dans un ordre différent : […] ; quant aux rhéteurs postérieurs, ils renchérissent ou condensent sans raison apparente. (Note au Livre X, p. 240)

4. Boèce, Des différences topiques (autour de 522)

L’ouvrage de Boèce (vers 480-524), De topicis differentiis sur les Différences topiques contient ce qui a été transmis au Moyen Âge des théories anciennes de l’argumentation. Il fixe un vocabulaire technique qui sera repris par la dialectique, la logique et la philosophie médiévales. Ce vocabulaire sera encore en usage à l’époque moderne, avec Dupleix et Bossuet, V. Typologie (II).
Le tableau suivant correspond au texte de Boèce. Il a été établi à partir de la traduction de E. Stump (Boethius [1978], p. 74), et du texte latin.

Première colonne : terme de Cicéron cité par Boèce.
Deuxième colonne : terme de Thémistius cité par Boèce. Si les deux colonnes sont fusionnées, c’est que Cicéron et Thémistius emploient le même terme.
Troisième colonne : traduction Stump de la première colonne (du terme de Cicéron cité par Boèce).
Quatrième colonne : traduction Stump de la deuxième colonne (du terme de Thémistius cité par Boèce).

L’équivalence entre le terme de Cicéron et le terme de Thémistius est affirmée par Boèce.

Cicéron Thémistius Trad. Stump Cicéron Trad. Stump Themistius  

Entrées

A toto a substantia from the whole f. substance Définition
A partium
enumeratione
a diuisione f. the enumeration of parts f. division Division
Tout / parties
A notatione a nominis interpretatione f. a sign,
f. designation
f. explanation of the name Définition
Sens vrai du mot
A coniugatis f. conjugates Dérivation
A genere a toto f. genus f. the whole Catégorisation
Classification
Genre
A forma a parte OU a specie f. kind f. species Catégorisation
Classification
Genre
A similitudine a simili f. similarity Analogie
A differentia a toto OU a parte f. differentia Genre
Composition
A contrario ab oppositis f. a contrary Contraires
A contrario
Contradictoire
Ab adiunctis f. associated things Circonstances
Ab antecedentibus f. antecedents Circonstances
A consequentibus f. consequents Circonstances
Conséquence
A repugnantibus ab oppositis f. incompatibles Contraires
Contradictoire
Ab efficientibus a causis f. causes Cause
A comparatione — maiorum
— minorum
– parium
f. comparison, of a
— greater thing, — lesser thing
— equal thing
Comparaison
A fortiori

Le tableau est complété par l’argument tiré de l’autorité (ab auctoritate).

Il est difficile de faire la guerre aux Carthaginois, Scipion l’Africain l’a dit, et il les connaissait bien (Bk III, 1199C ; trad. p. 70).


 

Typologie des argumentations

TYPOLOGIE DES ARGUMENTATIONS

En argumentation, le mot typologie est utilisé dans deux contextes.
(i) On parle parfois de typologie des modes de structuration des passages argumentatifs où une série de prémisses vient soutenir une conclusion, V. Convergence ; Liaison ; Série ; Épichérème ; Sorite

(ii) On parle généralement de  typologie des argumentations pour désigner l’ensemble des schèmes liant l’argument à la conclusion selon un certain rapport sémantique. Les typologies classiques comptent d’une à plusieurs dizaines de schèmes, V. Typologies anciennes; Typologies modernes; Typologies contemporaines

1. Typologie

Une typologie des schèmes argumentatifs a pour but, autant que faire se peut, de classer ces schèmes en grandes familles et de situer ces familles les unes par rapport aux autres. Selon les principes adoptés (forme linguistique, pouvoir persuasif, productivité, etc) on peut construire différentes typologies.

Une typologie est une classification, c’est-à-dire un système de catégories emboîtées, où on peut distinguer un niveau de base (niveau 1) ; des catégories super-ordonnées (niveau +1, etc.), de plus grande généralité que le niveau de base ; des catégories subordonnées, plus détaillées (niveau -1, etc.).
Un catalogue ou une collection de formes constitue une typologie à un seul niveau. Catégoriser c’est identifier un être comme membre d’une catégorie, en reconnaissant dans cet être les traits qui définissent la catégorie, et l’intégrer dans la classification où figure cette catégorie, cf. infra, §5.

Topique

Le mot topique est formé sur le mot topos au sens de “type d’argument, schème argumentatif” pour désigner une collection de types d’arguments.
La topique juridique rassemble les types d’arguments particulièrement utilisés dans le domaine du droit.
La collection d’arguments réunie par Bentham constitue une topique politique du discours conservateur, tel que l’entendent ses adversaires.

On utilise aussi le mot topique pour désigner des ensembles récurrents d’arguments. Dans ce sens, le script d’une question argumentative, rassemblant les argumentations et contre-argumentations attachées à une question, constitue la topique attachée à cette question.

2. « Réviser la tradition »

Les collections de schèmes argumentatifs, semblent engagées dans un perpétuel mouvement de renouvellement et de redéfinition, motivées par une série de d’interrogations récurrentes.

— Sur leur nombre, Voir infra.

— Sur leur nature : Les schèmes argumentatifs correspondent-ils à des formes de raisonnements ? Si oui, comme certaines listes de schèmes sont assez longues, chaque schème illustre-t-il une forme de raisonnement bien spécifique ? Quelle relation ces éventuels raisonnements ont-ils avec les raisonnements déductifs et inductifs ?

— Sur leur caractère systématique : Qu’est-ce qui, à travers la diversité des schèmes, fait système dans une typologie qui les regroupe (Blair 2012, Chap. 12 and 13) ?

— Sur leur nature et leur origine :
D’où viennent les types d’argument ?
S’agit-il de structures linguistiques saillantes et stables qu’on peut empiriquement repérer sur des discours argumentatifs de divers types ?
Ces structures sont-elles des universaux de raisonnement liés aux universaux linguistiques ?
Correspondent-ils à des êtres logiques, des catégories a priori de l’esprit humain ?
Ou à des structures anthropologiques générales de l’expérience humaine ?
Quel est leur lien aux cultures où ils fonctionnent ?

— Sur leurs variations culturelles et historiques : Comment ces schèmes sont-ils affectés par l’histoire, s’ils le sont ? La question se pose particulièrement quand on compare les 9 “formes de raisonnement” de Toulmin, Rieke & Janik (Typologies contemporaines) avec les listes de topoï cicéronienne et post-cicéroniennes (Typologies anciennes).

Alors que la tradition intellectuelle générale change, changent également les nœuds associant activement les idées [the active associative nodes for ideas] ainsi que leur classification. Réviser la tradition a été un phénomène courant dans l’Antiquité ; Aristote propose une liste des topoï différente de celle des sophistes, Cicéron une liste différente de celle d’Aristote, Quintilien propose autre chose que Cicéron, Thémistius ne s’accorde pas avec ses prédécesseurs, non plus que Boèce qui, par-dessus le marché, n’est pas non plus d’accord avec Thémistius.
Cette révision continue de nos jours, avec les “Grandes idées” [Great Ideas] du Professeur Mortimer Adler (augmentées au-delà de la centaine d’origine), et avec des articles comme l’étude très utile du Père Gardeil sur les lieux communs dans le Dictionnaire de théologie catholique ; après avoir reproduit la description ainsi que l’organisation des lieux de Melchior Cano (dont il note qu’ils sont parfois repris d’Agricola mot pour mot), Gardeil propose, dans la grande tradition topique, une classification encore meilleure, la sienne.

Walter J. Ong, Ramus. Method and the decay of dialogue, 1958, p. 122[1]

On retient de ce passage d’abord la définition générale des topoï comme des « active associative nodes for ideas », théorisés depuis la naissance de la rhétorique dans le cadre d’une théorie de l’argumentation dans le discours. Mais son intérêt tout particulier vient de ce qu’il décrit clairement le piège taxinomique : pour en finir avec la prolifération des typologies des arguments, on se propose de construire la typologie qui mettra tout le monde d’accord. Mais au bout du compte, on constate qu’on n’a fait qu’ajouter une typologie supplémentaire à une liste déjà trop longue, c’est-à-dire qu’on a aggravé le mal auquel on prétendait porter remède. Cette observation peut être lue comme un contrepoint historique ironique, aux travaux qui, en cette même année, 1958, allaient relancer la réflexion sur l’argumentation et les topiques.

3. Place de la typologie des arguments dans les théories de l’argumentation

La question des types d’arguments joue un rôle majeur dans certaines théories de l’argumentation, d’autres redéfinissent la notion, d’autres encore ne lui accordent qu’un rôle secondaire.

(i) L’exemple illustrant le schéma de Toulmin correspond à une forme très productive, le processus de catégorisation-nomination.
Dans la terminologie de Toulmin, un type de loi de passage (warrant) correspond à un type d’argument, comme l’ont montré Ehninger et Brockriede ([1960]).
Toulmin, Rieke et Janik (1984) ont proposé une typologie des arguments, V. Typologies contemporaines.

(ii) La notion de type d’argument est centrale pour la Nouvelle Rhétorique de Perelman et Olbrechts-Tyteca comme pour la Pragma-Dialectique et la Logique Informelle.

(iii) La théorie de l’Argumentation dans la langue d’Anscombre et Ducrot ne rencontre pas la question des types d’arguments. La notion de topos sémantique est définie comme un lien  entre prédicats, et correspond assez bien, sur le plan cognitif à la définition des “lieux” comme des « active, associative nodes for ideas » (Ong, cf. supra) . Les grandes différences entre topoï sémantiques et topoï argumentatifs classiques sont que :
— Le nombre des topoï sémantiques est très grand, alors que le nombre des topoï argumentatifs plafonne à moins d’une centaine.
— Les topoï sémantiques ne sont pas des types de raisonnement mais des couples de prédicats.

(iv) La logique naturelle de Grize est fondée sur l’analyse des schématisations. Les opérations de configuration et d’étayage renvoient à la notion classique de soutien d’une conclusion par un argument ; les types d’arguments correspondent en principe aux “types d’étayage”. Cette ligne n’est pas développée dans le sens d’une théorie des types d’arguments, mais elle pourrait l’être. Concrètement, la recherche de Grize se concentre sur trois types d’étayage, l’inférence logique, la causalité et l’explication.

4. Nombre de schèmes d’argumentation

Les collections classiques de types d’arguments en énumèrent d’une dizaine à une petite centaine de schèmes.
La Rhétorique d’Aristote propose un ensemble de vingt-huit topoï, plus quelques “lieux des enthymèmes apparents”. Les Topiques de Cicéron en énumèrent une douzaine, vingt-cinq pour l’Institution oratoire de Quintilien. Boèce transmet au Moyen Âge quinze formes, V. Typologies anciennes. La Logique de Dupleix (1607) celle de Bossuet (1677), qui peuvent sans doute être considérées comme des représentants, à l’époque moderne de cette tradition, énumèrent respectivement quatorze et vingt formes.

D’autres typologies modernes sont très divergentes : Locke propose une typologie à quatre éléments, augmentée d’un par Leibniz (Locke [1690] ; Leibniz [1765]), mais dans un monde scientifique totalement différent du monde classique.
Bentham relève trente et une formules argumentatives pour le seul champ de l’argumentation politique, V. Typologies modernes.

À l’époque contemporaine, Conley compte dans le TA « plus de quatre-vingt types d’argument » (Conley 1984, p. 180-181), V. Typologies contemporaines.

5. Formes des typologies

On pourrait opposer les typologies à la Aristote et les typologies à la Perelman & Olbrechts-Tyteca. Alors qu’Aristote énumère une série de topoï dans une succession qui paraît arbitraire, V. Typologie (I). Perelman & Olbrechts-Tyteca ont construit une typologie des différentes “techniques d’association” clairement organisée en quatre niveaux.

— Catégoriser un segment de discours comme un “argument pragmatique”, c’est identifier dans ce segment les traits caractéristiques qui définissent l’argument pragmatique (niveau 1).
— La catégorie 1 “argument pragmatique” peut elle-même entrer dans la catégorie 2, “argument exploitant une relation causale”. Elle constitue une espèce de cette seconde catégorie.
— Dans la typologie perelmanienne, cette catégorie 2 est rangée dans la catégorie 3 des « argumentation[s] basée[s] sur la structure du réel ».

— Toujours dans la typologie perelmanienne, cette catégorie 3 est rangée dans la catégorie 4, regroupant les techniques d’association” avec les techniques de dissociation.

— Cet ultime niveau est coiffé du sommet “techniques d’argumentation”, qui correspond en quelque sorte à un des principaux “règnes discursifs” regroupant, à côté de l’argumentation, d’autres êtres discursifs dont Perelman ne parle pas : Techniques de narration, techniques de description ?

5. Fondements des typologies

Les typologies des formes d’arguments peuvent être envisagées de différents points de vue.

1) Du point de vue de leur contribution à l’accroissement des connaissances, on opposera les arguments non probants et les arguments probants, depuis l’époque moderne généralement assimilés aux moyens de preuves scientifiques. Dans les termes de Locke, seuls les seconds sont « accompagné[s] d’une véritable instruction, et [nous avancent] dans le chemin de la connaissance » (Locke [1690], p. 573), V. Typologies modernes. Dans ce cadre, les argumentations les plus intéressantes sont les argumentations analytiques liées à la définition conceptuelle, les argumentations inductives, les argumentations mettant en jeu des relations causales, etc. Dans ce cadre, l’argumentation par analogie peut avoir une valeur heuristique ou pédagogique, alors que les argumentations rusant avec le langage naturel et manipulant la relation interpersonnelle sont sans pertinence.

2) Du point de vue de leur fonctionnement linguistique. On peut opposer les arguments reposant sur une relation de contiguïté, de type métonymie, et les arguments reposant sur une relation de ressemblance, de type analogie catégorielle ou structurelle, ou sur l’exploitation d’une métaphore.
Cette opposition correspond en gros à celle que Perelman et Olbrechts-Tyteca établissent entre les arguments qui reposent sur la structure du réel (type causal) et ceux qui fondent la structure du réel (type analogique),V. Typologies contemporaines.

 3) Du point de vue de leur productivité. La productivité d’un topos est plus ou moins grande selon le nombre d’argumentations concrètes (enthymèmes) qui en dérivent.
On peut opposer les topoï très productifs comme l’argumentation exploitant le binôme catégorisation –  définition ou le topos des contraires, à des topoï relativement peu productifs, comme l’argumentation par le gaspillage.

4) Du point de vue de leur force relative (de leur pouvoir de légitimation). Un bel exemple d’organisation des formes topiques selon leur force est donné par la hiérarchie des arguments juridico-théologiques dans le domaine arabo-musulman, telle que l’établit Khallâf ([1942]). Il distingue dix sources, ordonnées selon leur degré de légitimité.
Les formes les plus légitimes sont celles qui s’appuient sur le Coran ou la Tradition des Hadiths.
Celles qui ont le degré de légitimité le plus bas sont, dans l’ordre, les lois des peuples monothéistes suivies des avis des compagnons du prophète ; les arguments mettant en avant les pratiques de l’Islam originel sont considérés comme les plus faibles. Telle était la situation en 1942 ; elle a connu de grands changements avec la montée du Salafisme.

6. Quelques typologies

Quatre typologies anciennes

Quatre typologies modernes

Trois typologies contemporaines


[1] Cambridge, Harvard University Press, 1958, p. 122.


 

Type d’argumentation

SCHÈME ARGUMENTATIF ou TOPOS

 

Un schème argumentatif (topos, type d’argumentation) est une formule semi-abstraite, une forme sémantique de type inférentiel, associant un argument à une conclusion. Le schème/topos et l’argumentation sont dans la relation type/occurrence.
Cette forme inférentielle est partagée  un grand par un certain nombre d’argumentations concrètes ou enthymèmes : argument a fortiori, d’autorité, par les termes opposés… etc.  L’identification des schèmes dans un texte est un moment clé de l’analyse argumentative.

1. Le schème, calque de la structure de l’argumentation

Les arguments par la cause, par l’autorité, par les termes contraires, par le dilemme, par la catégorisation, par la définition, par le genre, par l’espèce, par l’analogie, par l’absurde… sont les schèmes argumentatifs les plus connus et les plus utilisés.

Un schème argumentatif (ou topos, type d’argument) est une formule inférentielle semi-abstraite qui associe de façon stable un type d’argument à un type de conclusion.
Le schème argumentatif correspond à la forme sémantique qui définit une catégorie d’argumentations concrètes.

La tradition nous a légué des inventaires plus ou moins systématisés des schèmes argumentatifs, et la recherche continue à les enrichir et à les préciser, V. Typologies : AnciennesModernes – Contemporaines

Le schème peut être implicitement contenu dans le texte, en continu ou dispersé dans un passage (exemple, V. Gaspillage) ou encore y figurer explicitement sous la forme d’un énoncé générique, V. Tranquillité, §2.

— Les expressions type d’argumentation, schème (schéma) d’argumentation, schème argumentatif désignent d’une façon non ambiguë une classe d’inférences argumentatives.

— Le mot topos et l’expression lieu commun sont ambigus entre un sens formel inférentiel et un sens substantiel. En français, l’expression “lieu commun” désigne par défaut un lieu commun substantiel ; il faut donc préciser, le cas échéant, qu’on parle bien d’un lieu commun inférentiel.

Le mot topos a la même ambiguïté, mais comme depuis la Rhétorique d’Aristote, il est associé à une forme argumentative et qu’il a le grand avantage de la brièveté, on utilise par défaut topos au sens de type d’argumentation lorsque le contexte le permet.
L’ambivalence de topos et lieu commun entre croyance substantielle vraisemblable et inférence acceptable se retrouve dans fallacie, mauvais raisonnement et croyance fausse.

L’expression ligne argumentative est ambiguë et peut renvoyer à un type d’argument ou à une stratégie argumentative, éventuellement adoptée par plusieurs participants.

2. Topos et enthymème

Un type d’argumentation engendre un nombre indéterminé d’occurrences d’argumentations concrètes. Cette relation type / occurrence d’une argumentation correspond à la relation topos / enthymème. Dans la formulation d’Aristote :

un lieu [topos] est une tête de chapitre sous laquelle se rangent un grand nombre d’enthymèmes. (Rhét., II, 26, 1403a17 ; trad. Chiron, p. 420).

Par une métaphore célèbre, Cicéron définit les lieux (loci, sg. locus) comme

« Les magasins où l’on cherche les arguments », c’est-à-dire les enthymèmes,
« la formule » de l’enthymème (Top., I, 8 ; p. 69 ; I, 9 ; p. 70).

Notation du topos
Certains schèmes sont exprimés sous forme de proverbes ou de maximes, par exemple le proverbe “qui peut le plus peut le moins” correspond à la variante “du plus au moins” du schème “à plus forte raison”, a fortiori.
On peut aussi les exprimer sous la forme de formules typiques, comme celles que propose Bentham “attendons un peu, le moment n’est pas favorable”, pour rejeter une mesure sans avoir à se prononcer sur son intérêt. En contexte, lorsque son application est immédiate, l’énoncé du proverbe ou de la formule générale peut tenir lieu d’argumentation.

Le topos peut être exprimé dans une notation inspirée de la logique, en remplaçant les composantes indéfinies par des variables. Soit le schème a fortiori, “à plus forte raison” (d’après Ryan 1984) :

siP est O” est plus vraisemblable (recommandable…) que “E est O”
et siP est O” est faux (n’est pas vraisemblable, pas recommandable),

alors < E est O > est faux (pas vraisemblable, pas recommandable)

Enthymème (argumentation) fondé sur ce topos :

Si les professeurs ne savent pas tout, à plus forte raison les élèves.

Soit le topos des contraires :

topos : si “A est B”, alors “non-A est non-B”

Enthymème correspondant :

Si je ne t’ai servi à rien pendant ma vie, au moins que ma mort te soit utile.

Cette notation n’exprime rien de plus que la formule discursive générique qu’elle abrège et clarifie. Elle ne doit pas être prise pour une forme exprimant le contenu “logique” de celle-ci. Elle exprime la structure profonde de l’enthymème qui la réalise, ni plus ni moins que ne le fait une formulation générique. Son incontestable intérêt est de permettre une présentation plus claire des liens coréférentiels entre les termes généraux et de la structure de la liaison “argument-conclusion”.

3. Exemple : Schème et argumentations sur le gaspillage

Détecter un schéma dans un texte est un moment clé de l’analyse argumentative, mais cette identification n’est pas toujours facile ; elle nécessite une reconstruction méthodique, qui peut s’effectuer selon les lignes suivantes.

— Délimiter le passage dont on pense qu’il correspond à une argumentation structurée par ce topos (ce passage est reconnu comme un enthymème correspondant au même topos).
— Prendre une définition explicite du topos concerné.
— Montrer comment le topos se projette sur le passage ; pour cela, il faut établir une correspondance point par point entre le schéma et le passage analysé. Ces liens consistent essentiellement en des opérations linguistiques de reformulation plus ou moins strictes.

L’application de la méthode topique à l’analyse d’argumentations concrètes peut être illustrée par le topos du gaspillage et les exemples (enthymèmes) qui en sont les manifestations concrètes, dans Perelman & Olbrechts-Tyteca ([1958], p. 375) :

L’argument du gaspillage consiste à dire que, puisque l’on a déjà commencé une œuvre, accepté des sacrifices qui seraient perdus en cas de renoncement à l’entreprise, il faut poursuivre dans la même direction. C’est la justification fournie par le banquier qui continue à prêter à son débiteur insolvable espérant, en fin de compte, le renflouer. C’est l’une des raisons qui, selon sainte Thérèse, incitent à faire oraison, même en période de “sécheresse”. On abandonnerait tout, écrit-elle, si ce n’était “que l’on se souvient que cela donne agrément et plaisir au seigneur du jardin, que l’on prend garde à ne pas perdre tout le service accompli et aussi au bénéfice que l’on espère du grand effort de lancer souvent le seau dans le puits et de le retirer sans eau”. ([1958], p. 375).

Le topos est exprimé dans le passage suivant ; nous avons ajouté deux implicites mis en italiques.

Puisque l’on a déjà commencé une œuvre, [dont on espère tirer bénéfice], accepté des sacrifices qui seraient perdus en cas de renoncement à l’entreprise, il faut poursuivre dans la même direction, [en espérant toujours en tirer un bénéfice]

Ce qui permet de dire que tel passage “contient” une occurrence de tel topos, c’est qu’il est possible de mettre en relation terme à terme le topos avec ce passage, ce qui donne le tableau suivant pour le second enthymème

C’est l’une des raisons qui, selon sainte Thérèse, incite à faire oraison, même en période de “sécheresse”. On abandonnerait tout, écrit-elle, “si ce n’était que l’on se souvient que cela donne agrément et plaisir au seigneur du jardin, que l’on prend garde à ne pas perdre tout le service accompli et aussi au bénéfice que l’on espère du grand effort de lancer souvent le seau dans le puits et de le retirer sans eau”.

 Tableau des opérations linguistiques associant le topos à l’enthymème qu’il structure (mêmes conventions).

ARGUMENTATION OPÉRATION LANGAGIÈRE TOPOS
le service accompli “accompli” présuppose commencé
un “service” est une œuvre
on a déjà commencé une œuvre
le grand effort de lancer souvent
le seau dans le puits
“grands efforts” => sacrifice accepté des sacrifices
en période de sécheresse
et de le retirer sans eau
sécheresse, métaphore mystique traditionnelle pour “pas d’accroissement de la foi” qui n’ont servi à rien
perdre tout le service accompli

on abandonnerait tout

perdre, perdu

abandonner, renoncement

seraient perdus en cas de renoncement
bénéfice que l’on espère exprime un élément implicite du topos  
faire oraison même en période de sécheresse [continuer à prier] poursuivre dans la même direction

Le topos peut être disséminé dans le texte dont il organise la cohérence, V. Gaspillage §3.

Identifier un topos dans un texte (ou lui appliquer un topos), c’est, à la fois, enrichir ce texte et en fournir une interprétation.

4. Désignation des schèmes argumentatifs

Les types d’arguments sont nommés selon leur forme ou leur contenu. Sur l’usage de termes latins, et le type de relations exprimées par les diverses prépositions “argument par, sur, de…”, V. Ab —, ad —, ex .

4.1 Étiquettes spécifiques à un type de question argumentative

Certains arguments célèbres ont été nommés en référence à leur contenu spécifique, par exemple :
— L’argument du troisième homme est une objection faite par Aristote à la théorie platonicienne des formes intelligibles opposées aux individus. Selon cette objection, cette théorie implique une régression à l’infini. Il s’agit d’une variante de l’argument du vertige.

— L’argument contre les miracles : entre la probabilité que le mort ait été ressuscité et la probabilité que le témoin se trompe, la seconde est la plus forte (Hume, 1748, §86 “Of Miracles”). C’est un raisonnement au cas par cas où un cas est éliminé sur la base de probabilités.

— L’argument ontologique prétend démontrer l’existence de Dieu à partir de la notion d’être parfait. C’est une forme d’argument a priori, par la définition : l’idée de perfection implique(rait) l’idée d’existence.

4.2 Étiquettes couvrant des regroupements d’argumentations de différents types

Certaines étiquettes désignent non pas des types, mais des regroupements de types d’arguments, en fonction de leur contribution au traitement de la question.

— Argumentation répondant à la lettre du discours, ad litteram, V. Sens strict.
— Argument sur le fond vs. sur la forme ; argument ad rem ; sur le discours, ad orationem.
— Argument central vs. périphérique.

Ces étiquettes désignent des arguments ou des discours argumentatifs de différents types, et les positionnent selon leurs degrés et leur type de pertinence pour la discussion de cette question.

4.3 Étiquettes neutres et étiquettes orientées

Dans le cas général, l’étiquette désignant une argumentation réfère à la nature du lien entre argument et conclusion : l’argument fait référence aux conséquences (ad consequentiam), à l’autorité (ab auctoritate), à la cohérence de la personne (ad hominem), à l’émotion (ad passionem) ou à telle émotion particulière (ad odium). L’argumentateur peut reconnaître, sans se désavouer, qu’il argumente par les conséquences, ad hominem, ex datis, sur des croyances religieuses (ad fidem) ou à la rigueur sur le nombre, ad numerum. Ces arguments peuvent être évalués, dans une seconde étape, normative.

Certains arguments mettant en jeu la personne sont désignés par des étiquettes orientées. On ne peut pas désigner un argument comme un appel à la stupidité ou à la paresse intellectuelle (ad socordiam), à la superstition (ad superstitionem), voire à l’imagination (ad imaginationem), sans l’invalider et s’en prendre indirectement à la personne qui l’utiise (ad personam). L’appel à la foi sera jugé comme fallacieux ou non selon que l’analyste partage ou non les croyances du locuteur.
Il s’ensuit que l’intervention normative est partisane. Le métalangage est biaisé, les étiquettes simultanément nomment et évaluent, description et évaluation se confondent.

5. Les schèmes dans les textes argumentatifs

La notion de type d’argument ancre l’étude de l’argumentation dans le concret de la parole argumentative. La capacité à identifier un argument d’autorité, un argument pragmatique, un argument hypothético-déductif fait partie des compétences indispensables à la fois à la production, à l’interprétation et à la critique du discours argumentatif, V. Balisage.

Certains ouvrages, comme la Somme théologique de Thomas d’Aquin ou le texte de Montesquieu « De l’esclavage des nègres », sont entièrement descriptibles comme une succession dense et sèche d’arguments. D’autres textes donnent une impression de fluidité difficilement réductible à des formes argumentatives. Les schémas argumentatifs étant relativement sous-déterminés par les contenus langagiers, il existe parfois plusieurs possibilités d’analyse d’un même segment textuel, certaines invalidantes, d’autres non. Les considérations contextuelles, la reconstruction des implicites jouent alors un rôle crucial.
Cette indétermination ne doit pas systématiquement être retenue comme une mauvaise qualité de l’argumentation. On doit toujours se demander si on a affaire à un mauvais argumentateur ou à un virtuose de la pragmatique.

On peut comparer le texte argumentatif à une prairie naturelle, dont les plus belles fleurs correspondraient aux types d’arguments canoniques. Mais il faut aussi se demander de quoi est fait le tissu végétal de la prairie où vivent ces fleurs, s’intéresser, comme dirait Francis Ponge, à “La fabrique du pré”, c’est-à-dire prendre en compte le fait qu’il y a de l’argumentation avant les arguments, non seulement dans les énoncés mais aussi dans toutes les opérations produisant l’énoncé, dans les prises de position qui engendrent la question, et, d’une façon générale, dans tous les actes et phénomènes sémiotiques dans lesquels s’insèrent les énoncés argumentatifs, V. Schématisations.

6. Schème argumentatif et liaisons entre phrases

La notion de type d’argumentation se propose de capter la spécificité des enchaînements argumentatifs ; elle s’inscrit à ce titre dans la problématique de la cohérence textuelle. Dans le discours, les transitions entre énoncés successifs s’effectuent selon des principes hétérogènes : un contenu qui en implique un autre, un champ sémantique qui développe son isotopie, une idée reçue qui en convoque une autre, des constructions syntaxiques qui, en parallèle ou en opposition, se complètent, des sonorités et des rythmes qui s’appellent et s’organisent en formes globales, etc. ; tous les plans linguistiques et encyclopédiques peuvent donner du liant aux suites d’énoncés.
Le progrès du discours n’est pas réductible à une série de connexions entre idées, réglées par une sorte de mathématique. Il reste soumis à la pression de la réalité et au surgissement d’événements que le locuteur ne contrôle pas ; s’il se tord le pied, si un événement imprévu survient dans son voisinage, le fil de son discours s’en trouve forcément brisé pour repartir sur des formes totalement nouvelles.

Dans tout discours, les idées se nouent parfois de façon étrange, comme le montrent les connecteurs au fait, ou à propos, qui marquent une rupture thématique. Lorsque les liaisons combinent syntagmes figés, calembours et coq à l’âne, l’enchaînement est dit sémantiquement incohérent, sans liaison, a pu être reçu comme un symptôme de l’égarement mental :

Une femme atteinte à soixante-huit ans, de folie maniaque pour la sixième fois, manifeste une grande activité d’esprit. […] Un jour, elle s’exprime en ces termes : on dit que la vierge est folle ; on parle de la lier ; ce qui ne fait pas l’affaire des gens du département de l’Allier.
J.-B. M. Parchappe, Symptomatologie de la folie [1851][1]

En outre, même si l’on traite un discours où on peut s’attendre à trouver des liaisons Argument – Conclusion c’est-à-dire dans une situation argumentative, les connexions aux frontières de ce discours échappent aux topoï et sont gérées au moyen d’organisateurs (ou planificateurs) méta-discursifs, comme, par exemple, l’annonce “je proposerai quatre arguments”. Un argument tiré de l’observation peut coexister avec un argument tiré du livre saint, un calcul arithmétique et un argument par les contraires. Ce genre de succession suppose des sauts thématiques aux frontières des passages développant chacun de ces arguments, ainsi que de divers effets de liste ou phénomènes de coordination qui s’organisent sur un plan totalement différent de celui des schèmes argumentatifs.
Dans la rhétorique argumentative classique, ces problèmes d’organisation textuelle étaient rattachés à l’elocutio et à la dispositio.


 [1] Cité par Jean Rigoli, Lire  le délire. Aliénation, rhétorique et littérature en France au 19e siècle, Paris, Fayard, p. 230.


 

Transitivité

Arg. de la TRANSITIVITÉ

Soit un énoncé reliant deux groupes nominaux par un verbe, N1 — Verbe —N2.
Le verbe exprime une relation transitive si N1 — Verbe —N2 et  N2 — Verbe —N3, alors nécessairement N1 Verbe N3

Si Pierre est un ancêtre de Paul et Anatole est un ancêtre de Pierre, alors Anatole est un ancêtre de Paul.
La relation exprimée par l’expression verbale “— est un ancêtre de —” est dite transitive [1].

SI a est un ancêtre de b, ET si b est un ancêtre de c, ALORS a est un ancêtre de c.
Si m est la mère de n et n la mère de o, alors m n’est pas la mère de o.

La relation exprimée par l’expression verbale “— est la mère de —” n’est pas transitive.

En mathématiques, un prédicat R est dit transitif si, lorsqu’il lie a à b et b à c, il lie aussi a à c; autrement dit :

SI “aRb” ET “bRc” ALORS “aRc”.

La transitivité est à la base du raisonnement par récurrence en mathématiques.

En langue naturelle, la relation être un ancêtre de est transitive ; le verbe manger n’est pas transitif : si a mange b et b mange c, alors a ne mange pas forcément c. Le carnivore mange l’herbivore, l’herbivore mange de l’herbe, mais le carnivore ne mange pas forcément l’herbe, sauf en cas d’urgence. De même, le verbe aimer :

SI a aime b, ET SI b aime c, ALORS a N’AIME PAS FORCÉMENT c :
La relation aimer n’est pas transitive.

Les inférences fondées sur la transitivité d’un prédicat font partie des automatismes argumentatifs exploités par l’argumentation quotidienne. Leur possibilité ou impossibilité est inscrite dans le sens des mots aimer, mère de, ancêtre de.
Elles sont mobilisables toutes les fois qu’on a affaire à une hiérarchie d’au moins trois objets positionnés sur une échelle graduée :

Si a est plus grand, plus vieux, plus riche… que b,
et si b plus grand, plus vieux, plus riche… que c,

alors a est plus grand, plus vieux, plus riche… que c.

La transitivité est à la base du fonctionnement des échelles argumentatives.


[1] Cette transitivité est totalement différente de celle qui, en grammaire, lie un verbe transitif (manger) à son objet direct (manger la pomme).

Tranquillité

Arg. de la TRANQUILLITÉ

Le calme s’oppose à l’excitation émotionnelle et à la tension psychique. L’appel à la tranquillité est un moyen de s’opposer à la discussion d’un problème pénible dans l’espoir qu’il ne sera jamais abordé.

1. Le calme et l’argumentation des émotions

Le calme peut être défini négativement comme l’absence d’excitation, l’état psychique et physique d’une personne vivant selon ses routines, n’ayant aucune préoccupation urgente.

Dans la typologie aristotélicienne des émotions rhétoriques, le calme s’oppose à la colère, V. Émotion. Le calme est donc considéré comme un état émotionnel parmi d’autres.

En théorie des émotparions, le calme correspond au niveau de base (humeur de base) de la vie psychique. Par opposition à l’excitation émotionnelle initiale, le retour au calme est le moment où toute émotion, positive ou négative se résorbe. On peut ramener au calme un groupe d’enthousiastes qui s’excite joyeusement à l’idée de partir à la guerre, ou quelqu’un qui fait une crise de honte.

Du point de vue de l’argumentation des émotions, à tout discours argumentant une émotion forte négative (appels à la haine, à l’indignation, à la colère, la honte, la peur…), comme une émotion forte positive (discours de l’enthousiasme, de la joie, de l’exaltation, de la ferveur…), on peut opposer un contre-discours déconstruisant l’émotion et appelant au calme.

2. Contre le changement : L’appel à la tranquillité

L’argument de la tranquillité [1] a été défini et nommé par Bentham (1824), V. Topiques politiques §2. Il s’agit d’une tentative pour repousser la discussion d’un problème dans l’espoir qu’il ne sera jamais abordé. On substitue à la discussion d’un problème une méta-discussion sur l’urgence de sa discussion.
Bentham considère cette manœuvre comme fallacieuse, et la classe dans la catégorie des fallacies de temporisation [fallacies of delay], dirigées contre la liberté de proposition et l’innovation politique : “tout ça n’est pas très important, en pratique c’est déjà réglé, on a d’autres priorités, tu es bien le seul à voir là un problème…

Attachée au consensus, la tranquillité est construite comme une valeur qui serait menacée par l’ouverture d’une situation argumentative.
Le désir de ne pas être dérangé peut être invoquée comme argument pour ne pas participer à la vie politique et sociale:

Le vote ne regarde que les hommes, puisque les femmes, – heureusement pour leur tranquillité, – n’ont pas de droits politiques.
Clarisse Juranville, Manuel d’éducation morale et d’instruction civique, [s. d.].[1]

3. « Le gouvernement a actuellement d’autres priorités »

La séquence suivante est extraite d’un débat entre étudiants sur l’immigration et la nationalité.

Tout d’abord, l’étudiante Am donne une description soigneusement formulée et légèrement orientée des deux parties et de leurs positions, V. Orientation. Ensuite, elle prend une position implicite mais claire en faveur du parti soutenant « que le gouvernement actuellement a d’autres priorités qui sont plus importantes et que ce n’était pas nécessaire de revenir sur ça”, sur la base d’un typique argument “laissez-nous tranquilles”.

L’argument de la tranquillité, qu’on pourrait d’ailleurs appeler l’argument “fichez-nous la paix avec …” a cette particularité qu’il a une version non verbale parfaitement claire, le refus de participer à la discussion : c’est cet argument incarné que tente de vaincre le professeur dans la première intervention.

Prof      alors vous restez muets silencieux rien vous avez rien retenu là-dedans rien ne vous a frappés quels sont les points on va commencer à les lister donc pouvez les donner oui
Am      déjà ya deux points de vue en fait fin
Prof      y a deux points de vue vous avez vu qu’il y avait oui
Am      deux partis qui s’opposent ya ceux qui veulent heu
 comme la pétition de tous les artistes cinéastes etcétéra qui veulent que: la que l’imfin le que le code de nationalité soit illimité soit 
pour tout le monde et que que tous les sans tous les sans-papiers soient régularisés donc euh sans limite
Prof      hum hum hm hm
Am      et le deuxième point de vue c’est ceux qui disent que y faut pour qu’y ait un droit des personnes y faut qu’y ait: un droit d’état donc y faut qu’y ait justement des limites et que: et aussi fin généralement ces personnes sont celles qui disent que le gouvernement actuellement a d’autres priorités qui sont plus importantes et que ce n’était pas nécessaire de revenir sur ça
Prof      d’accord
Débat sur l’immigration[2]

L’appel au calme valorise la tranquillité en tant qu’état politique conservateur compatible avec l’apathie, l’inertie et la paresse. Un tel état est menacé par des proposants insatisfaits, prêts à exiger des changements et à entamer des discussions, c’est-à-dire à ouvrir une situation argumentative, qui provoquera une poussée d’adrénaline, se traduisant par de la colère, de l’enthousiasme ou de l’anxiété au sein du groupe. C’est parce qu’il trouble le calme, dérange le consensus, que le proposant paie le prix de la charge de la preuve.


[1] Lat. ad quietem, lat. quies, « repos ; vie calme en politique, neutralité » (Gaffiot [1934], Quies). Ang. appeal to repose, conservatism.
[2] Paris, Vve P. Larousse, 5e édition, “conforme au programme de 1882” [1re partie Éducation morale, chap. Le vote. § Les femmes et la politique].
[3] Corpus Débat sur l’immigration – TP étudiants, http://clapi.univ-lyon2.fr/V3_Feuilleter.php ?num_corpus=35 (30-09-2013)


 

Topos – Lieu Commun

TOPOS – LIEU COMMUN

À la différence de type d’argument, le mot topos et l’expression lieu commun, sont ambigus entre une interprétation formelle et une interprétation substantielle.

1. Topos

1.1 Topos inférentiel

Pour désigner les types d’argumentations, Aristote utilise le mot grec topos (sg. τόπος, pl. τόποι, topoï). Le topos des contraires, le premier de la liste des topoï de la Rhétorique est introduit comme suit :

Un lieu (topos) des enthymèmes démonstratifs se tire des contraires (Rhét., II, 23, 1397a7 ; Dufour, p. 115)

Un topos inférentiel est un schème argumentatif ou type d’argumentation, c’est-à-dire un schème discursif général associant de façon plausible un énoncé argument à un énoncé conclusion.
L’actualisation d’un topos, d’une forme argumentative, produit une argumentation concrète ou enthymème.

Le terme topos n’est jamais péjoratif lorsqu’il désigne un type d’argument.

Une topique est un ensemble plus ou moins systématique de topoï inférentiels fonctionnant dans un domaine argumentatif particulier, V. Topique juridique ; Topique politique.

À la différence de type d’argument, le mot topos est ambigu entre une interprétation formelle et une interprétation substantielle.

Le concept de topos a été redéfini dans la théorie de l’argumentation dans la langue, V. Topos en sémantique.

1.2 Topos en analyse littéraire

En analyse littéraire, le concept de topos a été introduit par Curtius, pour désigner une donnée substantielle, thème, matière, permanente, amplifiable et adaptable ; « un archétype, une représentation du subconscient collectif au sens où l’entendait C. G. Jung » (Curtius [1948], I, p. 180). Par exemple, l’association “le vieillard et l’enfant” constitue en ce sens un topos, toujours exploité dans les publicités pour les sociétés de gestion de patrimoine.

Le topos substantiel permet de remplir une case discursive obligée. Ainsi, l’évocation d’éventuels contre-exemples ou même d’une réfutation auxquels on déclare se soumettre docilement par avance est un topos de clôture des exposés scientifiques. Les propositions de Curtius ont été à l’origine d’un important courant de recherche sur les topoï, notamment en Allemagne (Bornscheuer 1976 ; Breuer et Schanze 1981). L’expression lieu commun est également utilisée avec ce même sens.

2. Lieu commun

Comme topos, lieu commun, souvent réduit à lieu, peut désigner une formule inférentielle ou un lieu commun substantiel, V. Invention.

2.1 Lieu commun inférentiel

Cicéron traduit topos (inférentiel) par locus “lieu” (pl. loci), locus communis, “lieu commun” (pl. loci communes, “lieux communs”).

La définition du lieu [locus] pourrait donc être : magasin des arguments, et celle de l’argument : moyen servant à convaincre d’une chose douteuse. (Top., II, 16, 8 ; p. 69-70)

L’expression lieu commun correspond au latin locus communis, qui traduit le mot grec topos. En ce sens, un lieu commun est une forme inférentielle, un schème argumentatif.
Dans cet emploi, lieu commun peut être réduit à lieu ; on parle ainsi du lieu de la personne, du lieu des contraires, etc.

2.2 Lieu commun substantiel : le cliché

Un lieu commun substantiel, ou lieu commun tout court, correspond à l‘expression formulaire d’une pensée courante. C’est le sens courant de l’expression, qui est synonyme de “cliché”, dont elle partage l’orientation dépréciative : “pensée commune, non critiquée, donc probablement fausse, sans originalité ni valeur esthétique ou conceptuelle”.
Comme dans le cas de fallacie, la frontière est floue entre le formel et le substantiel.

Le terme topos peut avoir le même sens dépréciatif lorsqu’il désigne un lieu commun substantiel.

3. Lieux communs inférentiels et prémisses propres à chaque genre

La Rhétorique distingue topoï universels et prémisses propres à un domaine de la réalité :

Par “espèces” j’entends les prémisses propres à chaque genre et par “lieux” j’entends les lieux qui sont communs de façon indifférenciée à tous les domaines de réalité.
Aristote, I, 2, 1358a1, 30 ; Chiron. p.138

Les topoï (modes de raisonnement) sont universels :

Les lieux (topoi) « sont ce qui s’applique en commun aux questions de justice, de physique, de politique et à nombre d’autres questions d’espèces (eidos) différentes, par exemple le lieu du plus et du moins ; car un syllogisme ou un enthymème tiré de ce lieu ne seront pas plus applicables à une question de justice qu’à une question de physique ou à n’importe quel autre sujet. (Ibid., 10-15, p. 136-137).

Les domaines de connaissance se distinguent les uns des autres non pas parce qu’ils mobilisent des lieux (modes de raisonnement) spécifiques, mais parce que certaines prémisses leur sont propres, « spécifiques » :

Il y a en physique des prémisses dont on ne peut tirer ni enthymème ni syllogisme qui soit valable sur des questions d’éthique  (Ibid., 15, p. 137), – et inversement.

La distinction entre prémisses spécifiques et topoï est tributaire de l’ontologie aristotélicienne et de la vision de la logique et des sciences qui lui est attachée.


 

Topos en sémantique

TOPOS en SÉMANTIQUE

Dans la théorie de l’argumentation dans la langue de Ducrot et Ancombre, les topoï sont définis comme des principes généraux, communs « présentés comme acceptés par la collectivité » (Ducrot 1988, p. 103 ; Anscombre & Ducrot, 1986 ; Anscombre 1995a). Ces principes mettent en relation graduelle des propriétés (prédicats ou échelles) elles-mêmes graduelles. Ils prennent quatre formes :

+ D, + B « Plus on s’élève dans l’échelle P, plus on s’élève dans l’échelle Q » (Ducrot 1988, p. 106) : (+) régime démocratique, (+) bonheur des citoyens
– T, – S Plus on descend dans P, plus on descend dans Q :
(–) temps de travail, (–) stress
+ A, – V Plus on a P, moins on a Q : (+) argent, (–) vrais amis
– S, + M Moins on fait P, plus on est Q : (–) sport, (+) maladies

Cette forme de liaison entre prédicats correspond à celle est utilisé par Perelman & Olbrechts-Tyteca dans leur discussion des valeurs ([1958], p. 115-128), V. Topique du préférable.

1. Donc, et, pourtant

Les mêmes prédicats peuvent être associés par les quatre formes d’un même topos associant par donc ou et par exemple “être riche”, (R), “être heureux”, (H) .
Selon M. Tout-le-monde :

(i)         +R, donc +H     il est riche (donc, etdonc ) heureux
(ii)        –R, donc –H      il est pauvre (donc, etdonc ) malheureux

Ces deux cas se correspondent par application du topos des contraires.
Par ailleurs, “l’argent ne fait pas le bonheur”, comme le montre le cas du savetier heureux et du financier malheureux (La Fontaine, Le savetier et le financier). Ces deux cas correspondent à la version en mais ou pourtant des topoï (i) et (ii) :

(iii)       +R, mais –H      il est riche, (mais, pourtant) malheureux
(iv)       –R, mais +H      il est pauvre, (mais pourtant) heureux

Ces quatre formes délimitent ce que la doxa, les croyances communes portées par la langue, infèrent entre l’argent et le bonheur, la santé et le sport. Il s’agit d’inférences sémantiques, donc de pseudo-raisonnements dans la mesure où ils ne disent rien du réel ; c’est la langue qui parle. Cette vision fonde le scepticisme de la théorie de l’argumentation dans la langue vis-à-vis de l’argumentation ordinaire comme forme de raisonnement, V. Critique ; Démonstration.

Le Nouveau testament organise les topoï de la richesse – pauvreté ; les riches sont heureux en attendant, mais seront finalement malheureux et les pauvres sont malheureux en attendant, mais seront finalement heureux :

Je vous le dis encore, il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. (Matthieu, 19, 24 ; Bible Louis Segond)
Ainsi les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers. (Matthieu, 20, 16 ; Bible Louis Segond)

On trouve donc les quatre inférences : “+/– P, +/– Q”, mais pas dans les mêmes systèmes de croyances, sachant qu’un même locuteur peut avoir recours, selon ses nécessités, à plusieurs systèmes de croyances contradictoires. Certaines croyances sont préférées, aucune n’est interdite par la langue, mais les croyances paradoxales sont des croyances militantes, qui s’accompagnent d’une argumentation.

2. Trop

Considérons le cas du sport Sp et de la santé Sa. L’existence d’un lien de causalité est reprise dans les topoï suivants :

<+, +>, <–, –>

+Sp, +Sa          il fait du sport, donc il est en bonne santé
–Sp, –Sa          il irait mieux s’il faisait plus de sport !  Quand  j’arrête le sport, je me sens mal !

Cependant, le développement < +, + > peut trouver sa limite, marquée par trop.

Il fait trop de sport, donc il est en mauvaise santé

<+, –>
D’autre part, le topos “+Sp, +Sa” peut être contesté par le topos <+, –>, qui a ses partisans :

+Sp, –Sa : Les sportifs meurent jeunes

<–, +>
Ou, par application au précédent du topos des contraires, “–Sp, +Sa ” :

–Sp, +Sa : « no sport » (Churchill, interrogé sur les raisons de sa bonne santé)

3. Application des topoi et effets de seuil

Il est parfois délicat d’appliquer les quatre formes topiques “+/– P, +/– Q”, à certaines combinaisons de prédicats. Considérons la situation où deux personnes, L1 et L2, doivent prendre le train, et sont soucieuses à la fois de ne pas manquer le train et de ne pas arriver trop en avance à la gare. L1 et L2 ne veulent ni manquer le train ni arriver trop en avance à la gare. Soit elles “vont y arriver”, soit elles ont déjà irrémédiablement “raté leur train”. T note le prédicat “avoir du temps” ; D note le prédicat “se dépêcher”. + T” note “plus on a de temps” ; “– T” note “moins on a de temps” ; idem pour D.

1. On va y arriver : sans se dépêcher ou en se dépêchant

Trois situations correspondent à ce cas.

<+T, –D>
L1 se dépêche ; L2 trouve qu’il n’y a pas de raison de se dépêcher :

Pas la peine de te dépêcher, il est huit heures, et même huit heures moins cinq.
On a beaucoup de temps, donc on va y arriver, prenons notre temps !

Cet enchaînement correspond au topos < + T, – D >, “plus on a de temps, moins on doit se dépêcher”.

<–T, +D>
L1 traîne dans les préparatifs ; L2 pense que, si ça continue comme ça, ils vont rater leur train. Il alerte L1 :

Déchetoi : il est huit heures, il est même huit heures cinq.
On n’a plus beaucoup de temps, il reste peu de temps, vraiment peu !

Cet enchaînement correspond au topos < –T, +D >, “moins on a de temps, plus on doit se dépêcher”.

<–T, +D> réfute “on n’a plus le temps nécessaire pour attraper le train
L
1 pense qu’ils ont raté leur train ; L2 pense qu’ils ont encore une chance, à condition de se dépêcher:

L2 : – Dépêche-toi : il est huit heures, il est même huit heures moins cinq.
Mais si, on va y arriver ! On n’a pas beaucoup de temps, mais il reste quand même un peu de temps ! ; On est en retard, mais on peut encore y arriver !

Cet enchaînement semble utiliser directement le topos “+T, +D”, “plus on a de temps, plus il faut se dépêcher”, ce qui peut sembler paradoxal. Le contexte montre qu’il y a un effet de seuil.
L2 part de la représentation de L1 on n’a pas assez de temps”, donc “pas la peine de se dépêcher, puisqu’on va sûrement rater le train”. L2 réfute cette représentation :

L2 : —il reste en effet peu de temps (–T), mais suffisamment pour qu’on puisse attraper le train si tu te dépêches, donc dépêche-toi ! (“–T, +D”)

L2 n’applique pas “+T, +D”, il réfute “on n’a pas assez de temps”. Ce n’est pas “plus on a de temps” qui joue ici, mais “plus de temps que tu ne penses”, à savoir “encore un peu de temps”, et cette prémisse mobilise normalement le topos “–T, +D”.

(2) On ne va pas y arriver, même si on se dépêche

(d) L1 s’active fébrilement alors que L2 a perdu tout espoir d’attraper le train :

L2 : — Pas la peine de te dépêcher : il est huit heures, et même huit heures cinq.

On ne va pas y arriver, on n’a plus assez de temps”. L2 raisonne a fortiori : à huit heures, on n’aurait plus le temps d’y arriver, a fortiori à huit heures cinq on n’y arrivera pas.

Se dépêcher pour faire quelque chose présuppose qu’on a assez de temps pour le faire en se dépêchant. C’est ce présupposé que rejette L2 ici. L1 se comporte comme s’il pensait avoir suffisamment de temps en se dépêchant. L2 ne présuppose pas “moins on a de temps, moins on doit se dépêcher ”, il réfute “on peut y arriver si on se dépêche”. Comme dans (c), il faut tenir compte d’un effet de seuil. Dans ce contexte, l’évocation du topos “–T, –D” “moins on a de temps, moins on doit se dépêcher” serait ironique.