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“Toi aussi!”

Lat. Tu quoque !, “Toi aussi !” ; de tu “toi”, quoque “aussi”. En latin, français, et anglais, le topos est nommé d’après la réplique qui typiquement réalise cet argument.

Action quelconque
Lorsque L2 demande à L1 d’expliquer ou de justifier son action α, ou plus largement, pourquoi il agit de telle manière, L1 peut répondre :
— qu’il a toujours fait comme ça, et qu’ainsi il obtient de bons résultats,
— ou que d’autres font la même chose, mon voisin fait (aussi) comme ça, et on s’en trouve bien tous les deux.

D’une façon générale, la réplique “ je fais α parce que X le fait” est une stratégie banale de légitimation par l’imitation lorsque α est une action quelconque, non évaluée :

X fait une action quelconque α.
Le fait que X fasse α crée un précédent susceptible de légitimer les actions de ce type.

X peut en outre être considéré comme un modèle, ce qui donne à α une seconde forme de légitimité, V. Précédent, Modèle. Si L2 demande à L1 de justifier son action, L1 répond : X le fait, et moi je suis son exemple. Il légitime, explique, rend compte de son action en attribuant la même action à l’acteur de référence X.

Action prohibée
Dans le scénario de l’argumentation “Toi aussi !”, L2 reproche à L1 une action non plus quelconque mais prohibée :

L1 fait telle action défendue, α(-).
L2 le lui reproche.

Face à ce reproche, L1 a différentes stratégies à sa disposition.
1) Il peut d’abord ne pas souscrire à l’évaluation négative implicite ou explicite de L2, en considérant qu’il n’y a rien à justifier :

Et pourquoi je ne le ferais pas ? Je fais ce qui me plaît 

2) S’il rentre dans le jeu de la justification, il peut répondre à L2 que d’autres en font bien autant :

Landru assassinait bien ses maîtresses, pourquoi pas moi ?

La force d’une telle légitimation dépend de la gravité de la transgression et du nombre de transgresseurs. Si on ne respecte pas les feux en pleine campagne, quand la circulation est nulle et la visibilité parfaite on se justifie en disant “c’est interdit, mais tout le monde le fait”, “le type devant est passé, j’ai suivi”. L’expression anglaise “two wrongs make a right” (voir infra) pourrait ainsi être amplifiée “many wrongs make a right” : la fréquence et la régularité des transgressions crée une légitimité par application de l’argument du nombre, ou de l’usage contre la loi, V. Consensus.

Dans le cas où L2 lui-même fait α, deux possibilités pour L1.
— Il peut simplement légitimer son action par le (mauvais) exemple donné par L2 : on a bien raison de faire comme ça !

— Il peut également répliquer par une contre-accusation “Toi aussi ! qui cherche à met L2 face à la contradiction entre ce qu’il prêche et ce qu’il fait, V. Ad hominem :

— Mais toi aussi tu le fais ! tu fais bien la même chose !

L1 reconnaît qu’il n’a pas le droit d’agir ainsi, mais il met L2 hors d’état de lui en faire le reproche. En termes de stase, la réplique porte sur la légitimité du juge, V. Stase :

L1 : — Ça te va bien de me reprocher ça ! Je t’en prie, pas toi ! Je n’ai pas de leçons de morale à recevoir de toi.

Pour L1, L2 n’est pas un locuteur véridique.

“Two wrongs (don’t) make a right”

En anglais, la maxime “two wrongs don’t make a right”, est citée en relation avec l’argument “you too !”, “Toi aussi”. Elle s’applique au vrai /faux comme au moralement juste / injuste : Deux erreurs ne font pas une vérité, deux transgressions ne créent pas un droit, on ne répare pas un mal par un mal

Dans le domaine moral

Dans le domaine moral, la maxime peut être prise en deux sens différents.

— Un délit, un mauvais comportement ne devient pas légitime parce qu’il est répandu.
— On ne doit pas rendre le mal pour le mal, comme pousse à le faire l’argument de réciprocité.
On ne peut justifier un mauvais traitement fait à quelqu’un en arguant, par une sorte de loi du talion par anticipation qu’à notre place, c’est ce que lui nous aurait fait[1].
— On ne combat pas le mal par le mal, on ne corrige pas une injustice par une autre injustice. On ne peut combattre le mal que par des moyens légaux et moraux, même si on est tenté d’ajouter : dans la mesure du possible. En d’autres termes, un but, même louable, ne peut être poursuivi par des moyens répréhensibles. Par exemple, on ne peut en finir avec la torture en torturant le dernier tortionnaire, ce serait un cas d’auto-réfutation pragmatique.

Quand deux erreurs font une vérité 

La maxime “two wrongs (don’t) make a right” semble défier la règle “moins par moins égale plus”. Mais il arrive parfois que deux erreurs ou deux malentendus se corrigent. C’est semble-t-il ainsi que Kepler a découvert sa seconde loi, ou “loi des aires” : « le rayon-vecteur reliant une planète au Soleil balaie des aires égales en des temps égaux. »

Il convient de souligner l’étrange situation épistémologique de cette découverte. De la combinaison de deux lois fausses (force inversement proportionnelle à la distance, force proportionnelle à la vitesse) Képler déduit un résultat exact.
Russo, La genèse des lois de Képler, 1973)[2]


[1] D’après [fallacyfiles.org/twowrong. html], ( 20-09-2013] [2] L’AstronomieSociété Astronomique de France. Vol. 87, p.13. http://articles.adsabs.harvard.edu/cgi-bin/nph-iarticle_query?1973LAstr..87….1R&defaultprint=YES&filetype=.pdf


 

Témoignage

  • Témoignage vient du lat. classique testĭmōnǐum, “serment”.

Un témoin est une personne qui rapporte des faits spécifiques, dont elle a une expérience directe, à d’autres personnes, qui peuvent avoir à en connaître dans un cadre professionnel ou privé.

Le témoignage par excellence est celui qui porté lors du procès judiciaire. Mais, d’une façon générale, le témoignage est un moyen de preuve qui caractérise les sciences humaines (droit, histoire, théologie). Sous la forme d’interviews médiatiques, il participe à la construction des représentations sociales des événements marquants. Sous la forme du récit conversationnel, il rend compte et structure les expériences privées des participants à l’interaction en cours, et justifie les prises de positions du locuteur.

1. L’acte de témoigner

Dans un type de discussion dont le prototype est le procès judiciaire “porter témoignage, apporter son témoignage” est un acte de langage qui a la forme d’un argument d’autorité “le témoin T dit que P, donc P.

— Conditions préliminaires devant être satisfaites pour qu’une personne T puisse être considéré comme témoin d’un événement E

    • La question Q actuellement discutée est liée à un événement E­­ pertinent pour une communauté.
    • Les intervenants clés de la discussion n’ont pas d’accès direct à E.
    • T remplit les conditions générales lui permettant de témoigner sur la question Q
    • T était en position de recueillir directement des information sus E.

Condition essentielle : le témoignage est soumis à un engagement spécial de dire la vérité :

    • T affirme que P
    • P est pertinent pour Q
    • Dans le domaine judiciaire, la vérité de la parole de T est institutionnellement garantie (le faux témoignage est un délit)
    • P est vrai

Sur le plan judiciaire, on distingue le témoin judiciaire qui dépose son récit des faits, et le témoin instrumentaire qui doit être présent lors de la rédaction d’un acte officiel.

2. Poids du témoignage

La rhétorique ancienne considère que le témoignage fait partie des “preuves non techniques”, où il joue un rôle pivot. Le témoignage de l’homme libre est garanti par le serment, son poids dépend de la réputation du témoin (de son autorité). Le témoignage de l’esclave est garanti par la torture.

2.1 Évaluation intrinsèque du témoigdnage

Le témoignage et les témoins dans une action judiciaire peuvent être attaqués sous différents angles, recevabilité institutionnelle du témoignage, examen du témoin, examen du fait tel qu’il est rapporté.
Le poids du témoignage dépend de sa capacité à résister à ces critiques. Dans la Grèce ancienne, la critique du témoignage et des témoins est un morceau de bravoure de l’avocat :

L’interrogatoire des témoins constitue la partie essentielle de l’altercatio. C’est là que les avocats déploient leur talent, leur souplesse pour embarrasser, déconcerter, effrayer, discréditer, décrier, diffamer les témoins opposés, faire ressortir leurs contradictions, leurs variations, les représenter comme suspects à cause de leur nationalité, de leur condition, de leurs antécédents, comme hostiles à l’accusé, favorables à l’accusateur, de parti pris, par haine, collusion, vengeance, corruption. (Daremberg & Saglio, Testimonium, p. 154-155)

De ces discours contre les témoins « les jurisconsultes et les empereurs ont tiré plus tard les règles sur la valeur des témoignages ». Ces règles sont au fondement de la tradition occidentale en fait de critique du témoignage, même si on n’évalue plus la qualité d’un témoignage par le statut social ou le genre du témoin, ni par l’intensité de la torture que peut supporter le témoin ; en fait, « la bière et les cigarettes marchent mieux que la baignoire » [1].

(1) Recevabilité du témoignage

Dans la Rome ancienne « témoigner est un droit « qui n’appartient qu’aux personnes libres, particuliers ou magistrats, citoyens ou étrangers, hommes ou femmes. » (Testimonium, 152, col. 1) ; concernant le témoignage instrumentaire « sont incapables en général les impubères, les fous, les femmes, les esclaves » (155, col. 1). L’admissibilité des femmes libres au témoignage dépend de la nature de l’affaire traitée. Sur le paradoxe du témoignage des femmes comme témoignage faible voir §5 infra.

(2) Crédibilité du témoin

Même si le témoin a la capacité requise, l’avocat peut diminuer le poids de son témoignage par les arguments suivants.
Il a mauvaise réputation, c’est un traîne-misère : « à Rome, l’étranger, surtout le Grec, l’Oriental, vaut moins que le citoyen, l’humilior moins que l’honestior, surtout au Bas Empire » (Testimonium, 155, col. 1)
Selon Cicéron, dans les tribunaux romains, la garantie apportée par le serment est complétée par celle qu’apporte le statut social du témoin, son éthos, au sens de “réputation”,

Nous appelons ici témoignage tout ce qui est emprunté à une circonstance extérieure pour fonder la conviction. Mais on n’attache pas de poids à tout témoignage ; en effet, la conviction se fonde sur l’autorité, et l’autorité résulte de la nature ou des circonstances. L’autorité venant de la nature est contenue surtout dans la vertu ; comme circonstances interviennent de nombreuses considérations qui donnent de l’autorité, talent, richesse, âge, chance, beauté, art, expérience, force inéluctable et même quelquefois événements fortuits. (Cicéron, Top., XIX, 73 ; p. 91)

— Le témoin est de mauvaise foi, il ment ; il est intéressé à l’affaire ; il est ami, parent de l’accusé, il appartient au même clan… Ou, inversement, il a un compte à régler avec l’autre partie, etc.

— Dans d’autres cas où son témoignage a pu être vérifié, son témoignage s’est révélé erroné.

(3) Crédibilité du témoignage

— Selon sa position déclarée, il n’est pas matériellement possible qu’il ait vu ou entendu ce qu’il rapporte (sur ce critère, voir le dialogue Beaumont-Sloss, V. Argument,… les mots).
Il se trompe : il n’a pas “la science du fait”, il n’est pas compétent ; il a été abusé.
D’autres témoins disent le contraire.
— Il est le seul à l’affirmer, son témoignage ne peut être retenu (adage “testis unus, testis nullus” “un seul témoin, pas de témoin”), règle qui connaît des exceptions.
Son récit comporte des contradictions ; le fait tel qu’il est rapporté est matériellement impossible.

2.2 Témoignage et autres types de preuves

La valeur accordée au témoignage par rapport aux autres types de preuve est variable,

 À Gortyne, où les seules preuves admises sont le serment et le témoignage, ce dernier a une importance prépondérante ; […] Dans le reste de la Grèce, le juge a au contraire une entière liberté d’appréciation. A Cnide le juge jure de ne pas juger selon le témoignage s’il lui paraît faux. Solon cite sans ordre de préférence les contrats et les témoignages. Il n’y a pas de classement légal des preuves. L’ordre où les énumère Aristote : lois, témoins, contrats, dires des esclaves, serments, n’a pas de valeur pratique, car en fait les dires de l’esclave tiennent le premier rang. (Testimonium, 150, col. 1)

Cette valeur est toujours forte, mais :

Abstraction faite des exagérations des avocats, la preuve testimoniale a été discréditée en Grèce par les défauts de la procédure et surtout par cette mauvaise foi des Grecs, passée en proverbe chez les autres peuples et qui ressort des plaidoyers et des autres textes. (Testimonium, 150, col. 1)

La notion de témoignage dans les textes anciens couvre un domaine beaucoup plus vaste que le témoignage personnel sur un événement particulier. Constituent des témoins « les auteurs anciens, les oracles, les proverbes, les dires des contemporains illustres » (Vidal 2000, p. 60). Le témoignage correspond alors à toute parole faisant foi, soit sur les faits, et il s’agit alors de témoins au sens actuel, soit sur les lois et les principes, il s’agit alors d’autorités.

Dans les Topiques, Cicéron considère que le témoignage fait partie des données du procès, autrement dit des preuves “non techniques”, c’est-à-dire ne relevant pas de l’argumentation produite par l’orateur. Il ‘ensuit que le témoignage est la preuve par excellence dans le domaine judiciaire ; sa force est supérieure à celle des arguments rhétoriques.

3. Témoignage en matière de foi

La croyance que le désir de clamer la vérité de la parole divine est plus fort que n’importe quelle sorte de douleur est inhérente à la tradition chrétienne du martyre. Le substantif martyre désignant la personne qui subit le martyr, provient d’un mot grec qui signifie “témoin” ; le martyre chrétien est le témoin de la parole divine. Avec l’importance donnée aux martyres, le monde chrétien a donné une nouvelle vigueur à la problématique de la validation d’un dire par la torture :

Je ne crois que les histoires dont les témoins se feraient égorger
Pascal, Pensées, fragment 672

La validation de la parole par le martyr n’échappe pas au paradoxe. C’est un fait que des gens ont été torturés et sont morts pour des croyances et des valeurs les plus diverses ; Giordano Bruno est un “martyre de l’athéisme”. Il faut donc que la définition soit renversée : selon Saint Augustin « ce qui fait le martyre, ce n’est pas la peine (subie) mais la cause (défendue) »[2]. Si la cause est mauvaise (hérésie), le “martyre”, c’est-à-dire la personne torturée, n’est qu’un délinquant justement puni comme tel.

4. Est-on témoin de soi-même ?

Dans notre culture, l’aveu est un argument fort pour la culpabilité. Ce n’est pas toujours le cas : selon la loi juive, on croit le témoin de ce que j’ai fait plutôt que les aveux que je fais. C’est ce que dit l’évangéliste Jean : « Si c’est moi qui rends témoignage de moi-même, mon témoignage n’est pas vrai. » (V, 31[3]). Le témoignage n’est pas réflexif, V. Relations. Autrement dit, les aveux sont considérés comme un témoignage contre soi-même, qui ne l’emporte pas forcément sur les autres témoignages et preuves
D’une façon générale, le problème est celui de l’évaluation de la parole de l’accusé contre celle du témoin. Le témoignage à charge peut se heurter aux dénégations de l’accusé, comme le témoignage à décharge peut aussi se heurter aux aveux de l’accusé. On pourrait penser que le témoignage à charge l’emporte sur les dénégations et que les aveux l’emportent sur le témoignage à décharge. Après tout, le criminel est mieux placé que n’importe qui pour savoir et dire ce qu’il a fait. Mais tout cela n’est que vraisemblance, qui ne permettent pas de faire l’économie de l’enquête.

5. Paradoxe du témoignage faible

Le mot latin testis signifie “témoin” et “testicule”. Dans la culture romaine, comme dans certaines cultures contemporaines, le témoignage est le privilège des hommes ; le témoignage d’une femme, s’il est admis, est considéré comme plus faible et moins crédible ; il faut plusieurs témoignages de femmes pour équilibrer le témoignage d’un seul homme.
Si le témoignage d’un homme équivaut à celui de deux femmes, alors le fait qu’un texte présente le témoignage de femmes pour accréditer un fait est une preuve de la véracité du dire ; si le texte était inventé, alors on aurait fait témoigner des hommes. Cet argument est développé à partir des évangiles relatant la résurrection du Christ. Ils rapportent que ce sont des femmes qui ont découvert le tombeau vide et la faiblesse du témoignage est donnée pour preuve de l’authenticité du fait.


 [1] “Mattis to Trump: beer, cigarettes work better than waterboarding”, la torture par l’eau. http://www.military.com/daily-news/2016/11/23/mattis-trump-beer-cigarettes-work-better- waterboarding.html (07-05-2017)
[2] « “Martyrem non facit poena, sed causa” (Augustin Contra Cresconium, III, 47) » André Mandouze, Les persécutions à l’origine de l’Église. In Jean Delumeau Histoire vécue du peuple chrétien. Toulouse, Privat, 1979, p. 54.
[3] Bible Segond Nouveau Testament.


 

Systématique, Arg —

L’argument systématique fonctionne sur un système organisé, une structure où tout se tient. Le principe de systématicité dit que chaque élément d’un système prend son sens non pas en lui-même mais en relations avec les autres éléments de ce système.
Dans le cas d’un texte, le principe affirme que chaque énoncé doit être compris non pas en lui-même mais dans ses relations avec les autres énoncés de ce même texte.
Ce principe s’applique aux recueils de lois et règlements comme aux textes sacrés et aux chefs-d’œuvre littéraires.

Pour être systématique, le texte doit être non contradictoire, non redondant, et exhaustif, V. Cohérence ; Inutilité ; Complétude.

Les arguments fondés sur le contexte de la disposition légale comme l’argument de l’objet de la loi, ou l’argument de l’intitulé de la section du code présupposent la systématicité du code de lois.
Sur ce caractère systématique repose également la possibilité d’une application relativement rigoureuse des arguments a pari, par les contraires, a fortiori.

Pourquoi le “Code” de Hammourabi n’est pas un Code

Selon Wikipédia, le Code de Hammurabi est un code :

Le Code de Hammurabi est un texte juridique babylonien daté d’environ 1750 av. J.-C., à ce jour le plus complet des codes de lois connus de la Mésopotamie antique.
(Code de Hammurabi, 27-08-20)

Jean Bottéro a montré dès 1982 que le texte gravé sur la stèle de Hammourabi n’est pas un Code, et conclut que cette désignation passée dans l’usage est erronée, et ne peut être maintenue que mise entre guillemets. La question est la suivante :

Le “Code” de Hammourabi est-il bien [un Code de lois] ? Non ! Et voici pourquoi. (Jean Bottéro, Le “Code” de Hammourabi, 1982) [1]

La démonstration se base sur le fait que le texte n’est pas exhaustif, qu’il est redondant et contradictoire. Première raison, le texte comporte des carences : « les lacunes en matière législative » (Id.). Le texte n’est pas exhaustif, par exemple certains délits ne sont pas mentionnés

Si les coups portés par un fils à son père sont prévus, ne le sont ni le parricide ni l’infanticide. (Id., p. 196-197)

Seconde raison, les redondances et les contradictions. Le même délit est traité deux fois, le texte est donc redondant. Il s’agit d’une affaire de dépôt non restitué, et les sanctions sont contradictoires. Dans un cas il est dit que

Cette affaire ne comporte aucun recours en justice

alors que dans le second cas, le dépositaire « sera mis à mort ».

Ce texte n’est pas un code, car ne remplit aucune des conditions qui caractérisent un Code comme système.

Bottéro en conclut que les articles ne sont pas des lois mais des « sentences », et que le “Code” de Hammourabi est un « recueil de jurisprudence », qui n’est pas soumis aux contraintes structurelles du Code législatif.


[1] Cité d’après Mésopotamie. Paris, Gallimard, 1987, p. 196-197 ; 199.

Syzygie

    • Le mot syzygie est une adaptation du mot grec sizigίa (συζυγία) au sens de “appariement, conjonction”.

1. Dans l’exégèse catholique

En exégèse catholique traditionnelle, on dit que deux êtres, événements, actions forment une syzygie lorsque
1/ ils ne sont pas contemporains ;
2/ ils présentent une forte analogie ;
3/ le premier préfigure, signifie ou annonce le second.

L’élément précurseur appelé “Type” annonce l’événement à venir dit “Antitype”. Le Type a sa réalité profonde dans sa fonction de signifiant de l’Antitype.
Le mot antitype est un calque du grec ancien [antitypos]. L’antitype est l’image, l’impression que le type concret, actuel produit dans l’esprit (d’après Bailly, [Antitype]].

Cette opposition type/antitype est spécifique, elle n’a rien à voir avec celle de modèle/antimodèle. Le préfixe anti- n’indique pas ici l’opposition (antialcoolique) ni l’ordre temporel (antidaté).

Dans l’exégèse catholique traditionnelle, ce concept sert à articuler l’Ancien et le Nouveau Testament. L’Ancien Testament est le lieu des Types, le Nouveau Testament le lieu des Antitypes. La méthode d’interprétation fondée sur cette vision théologique de l’histoire est connue sous le nom de figurisme ou de typologie :

La typologie rapproche deux événements ou deux personnages historiques dont l’un annonce l’autre en vertu de “correspondances”, mais qui sont l’un et l’autre également réels et insérés dans la trame d’un continuum historique… L’antitype non seulement répète mais complète et “parfait” le type.
Noé, Abraham, Moïse… sont des “types” du Christ. (Ellrodt 1980, p. 38 ; p. 43)

Ce qui est en germe dans l’Ancien Testament s’accomplit dans le Nouveau. Ainsi le déluge est le typos du baptême, le baptême est anti-typos du déluge. (Wikipédia, Figurisme)

Appliqué au monde présent, considéré comme un Type, le principe de syzygie le projette sur l’au-delà qui en est l’Antitype. Dans cet emploi, il a une fonction pédagogique qui est de donner au croyant une idée de son état futur : le Roi actuel est le Type, dont le Père Tout-Puissant est l’Antitype.

Pour [l’homme], Dieu fit alterner les images des syzygies, lui présentant en premier lieu les images des choses petites, en second lieu des choses grandes, comme le monde et l’éternité. Le monde actuel en effet est éphémère, tandis que le monde à venir est éternel.
Les Homélies Clémentines [Premiers siècles du christianisme].[1]

La théorie des syzygies est un moyen d’ordonner l’histoire, elle permet de définir et d’évaluer l’antérieur par rapport au postérieur : ce qui vient avant est analogue à, mais a moins d’être que ce qui vient après. L’argumentation par la syzygie est une variante locale et spécialisée de l’argument du progrès dans un monde à deux états seulement, si on admet que la bougie (type) “annonce” l’ampoule électrique (antitype).

2. Une interprétation de la répétition historique

Le 18 Brumaire (9 novembre) 1799, Napoléon Bonaparte exécuta un coup d’État qui renversa le Directoire et instaura sa dictature. Par la « deuxième édition du 18 Brumaire », Marx désigne le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte en décembre 1851.

Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce […]. Et nous constatons la même caricature dans les circonstances où parut la deuxième édition du 18 Brumaire.
Karl Marx, Le 18 Brumaire de L. Bonaparte, 1851[2]

Le précepte marxien “l’histoire se vit d’abord sous forme de tragédie et se répète sous forme de farce” est une forme inversée de la syzygie, posée comme loi historique : le second élément est dévalorisé par rapport au premier.


[1] Trad. A. Siouville. Paris, Rieder, 1933, p. 110.
[2] https://www. marxists.org/francais/marx/works/1851/12/brum3.htm] (20-09-13).


 

Syllogisme

Syllogisme

1. Le syllogisme aristotélicien

Aristote est « l’inventeur” de la théorie formelle du syllogisme, qui se caractérise par l’usage de variables, c’est-à-dire de lettres minuscules a, b, c …ou majuscules A, B, C … remplaçant les termes concrets et permettant l’étude du raisonnement dans toute sa généralité.
En logique, c’est-à-dire en science, le syllogisme est défini comme,

Un discours dans lequel, certaines choses étant posées, une autre chose différente d’elles en résulte nécessairement par les choses même qui sont posées. (Aristote, Top., i, 1, 25 ; p. 2)

Le syllogisme classique est un discours composé de trois propositions quantifiées. Les « choses posées » sont les deux prémisses du syllogisme, « la chose différente qui en résulte nécessairement » est la conclusion. Le syllogisme classique fait intervenir deux prémisses, l’inférence immédiate une seule.
Un syllogisme valide (valid) est un syllogisme tel que, si ses prémisses sont vraies (sound), sa conclusion est nécessairement vraie ; il est impossible que ses prémisses soient vraies et sa conclusion fausse. Un tel syllogisme est une démonstration.

La définition, le mode de construction et l’étude des conditions de validité du syllogisme constitue  la logique des propositions analysées, c’est-à-dire de propositions dont la forme générale “A est B”, soit “Sujet est Prédicat”.
La logique des propositions non analysées part de propositions dont on ne connaît pas la structure interne, et dont on sait seulement qu’elles peuvent être vraies ou fausses. Elle étudie les modes de combinaison de ces propositions au moyen des connecteurs logiques. Cette logique n’est pas d’origine aristotélicienne mais stoïcienne.

2. Termes, figures et modes du syllogisme

Le syllogisme articule trois termes, dits grand terme T, petit terme t et moyen terme M :
— Le grand terme T est le terme prédicat de la conclusion. La prémisse où figure le grand terme est dite prémisse majeure.
— Le petit terme t est le terme sujet de la conclusion. La prémisse où figure le petit terme est dite prémisse mineure.
— Le moyen terme M connecte le grand terme et le petit terme ; il disparaît dans la conclusion, qui est de la forme “t est T”.

La forme du syllogisme dépend de la position sujet ou prédicat du moyen terme dans la majeure et la mineure. Il y a quatre possibilités, qui constituent les quatre “figures” du syllogisme. Par exemple un syllogisme où le moyen terme est sujet dans la majeure et prédicat dans la mineure est un syllogisme de la première figure :

Majeure
Mineure
M — T
t — M
homme — raisonnable
cheval — homme
Conclusion t — T cheval — raisonnable

Chaque proposition peut être, d’une part, universelle ou particulière, d’autre part, affirmative ou négative, soit quatre possibilités. On a donc 4 possibilités pour la majeure ; chacune de ces 4 possibilités se combine avec une mineure qui admet également 4 possibilités, idem pour la conclusion, soit en tout 4 x 4 x 4 = 64 formes. En outre, chacune de ces formes admet les 4 figures, soit en tout 256 “modes”, ou formes possibles de syllogisme

Ces modes constituent l’inventaire des discours syllogistiques possibles. Certains syllogismes sont valides, d’autres non ; un syllogisme non valide est un paralogisme, V. Évaluation du syllogisme.

Exemple : modes valides de la première figure

Les déductions syllogistiques s’exposent clairement dans le langage de la théorie des ensembles. On considère des ensembles non vides :

— Deux ensembles disjoints n’ont pas d’éléments en commun ; leur intersection est vide.
— Deux ensembles sécants ont certains éléments en commun ; leur intersection est non vide.
— Un ensemble est inclus dans un autre ensemble quand tous les éléments du premier appartiennent au second.

M, P, S sont des ensembles réunissant respectivement les éléments, m1mj ; p1pj, s1sj.

Syllogisme de forme A – A – A

Il combine trois propositions universelles affirmatives, notées A.

tout M est P          tout élément de M est aussi élément de P
                                 M est inclus dans P
— être un M” implique— être un
P”

or tout S est M         tout élément de S est aussi élément de M
                                       S est inclus dans P
                                       “— être un S” implique— être un M

donc tout S est P         tout élément de S est aussi élément de P
S
est inclus dans P
                                         “— être un S” implique— être un P”

Syllogisme de forme E – I – O

Il combine une proposition universelle négative E avec une proposition particulière affirmative I pour produire une proposition particulière négative O.

aucun M n’est P      Aucun élément de M n’est élément de P
                                    L’intersection de M et P est vide
                                    M et P sont disjoints

or certain(s) S sont M (certain(s) = “un certain ou plusieurs”)
              Certain(s) éléments de S sont aussi éléments de M
              L’intersection de S et M n’est pas vide

donc certain(s) S ne sont pas des P
              Certain(s) éléments de S ne sont pas éléments de P
              S n’est pas inclus dans P

3. Constructions syllogistiques

3.1 Syllogismes avec prémisse à sujet concret

Les définitions précédentes correspondent au syllogisme catégorique traditionnel (aristotélicien). On parle également de syllogisme lorsqu’une ou les deux prémisses sont à sujet concret. Un sujet concret est un sujet désignant un individu unique, au moyen de diverses expressions comme “ceci”, “cet être”, “Pierre”, “la chose qui —”.
Les syllogismes opérant l’instanciation d’une universelle sont des exemples de tels syllogismes combinant une prémisse à sujet concret et une prémisse à sujet général. Ils permettent d’attribuer à un individu les propriétés de la classe à laquelle il appartient : “les x sont B ; ceci est un x ; ceci est B”.

Le raisonnement suivant fondé sur deux propositions à sujet concret peut aussi être appelé syllogisme :

Cet être est P
ce même être est non Q
donc certains P sont non Q
Tous les P ne sont pas Q

              “Tous les P sont Q” est faux.

Ce raisonnement permet la réfutation empirique des propositions universelles, “tous les cygnes sont blancs” (V. Contraires) :

Le cygnus atratus est noir
le cygnus atratus est un cygne
donc certains cygnes ne sont pas noirs
              autrement dit,  “tous les cygnes sont blancs” est faux.

3.2 Syllogisme hypothétique (ou conditionnel) — Syllogisme conjonctif — Syllogisme disjonctif

V. Connecteur logique.

3.3 Formes syllogistiques à plus de deux prémisses

Un enchaînement de syllogismes constitue un polysyllogisme ou sorite logique, ou argumentation en série.
Par extension, on parle de syllogisme à propos d’argumentations complexes, dont la structure peut rappeler celle du syllogisme, V. Convergence ; Liaison ; Série ; Épichérème.

On parle également de syllogisme au sens large, pour désigner un enchaînement de propositions, dont la forme syntaxique et le mode d’enchaînement rappellent plus ou moins celles d’un syllogisme, et qui convergent vers une conclusion affirmée catégoriquement. De telles constructions n’ont plus rien à voir avec la syllogistique, V. Expression.
Le fameux syllogisme “Tout ce qui est rare est cher, un cheval bon marché est une chose rare, donc un cheval bon marché est cher” la seconde prémisse réfute la première, il est donc normal que la conclusion soit absurde.

4. Règles du syllogisme — Paralogisme

V. Évaluation du syllogisme

5. L’argumentation syllogistique ordinaire

Le syllogisme est le moteur direct de formes fondamentales d’argumentation, en tout premier lieu de la catégorisation, de la définition et des raisonnements fondés sur les classifications.

Comme pour l’inférence immédiate, l’utilisation de certaines des formes du syllogisme est un automatisme intuitif. Mais, si les conclusions tirables de prémisses comme “Tout A est B, tout B est C” sont des évidences facilement sous-entendues, il n’en va pas forcément de même pour des formes comme “Certains A sont B, aucun B n’est C” dont les conclusions doivent être tirées explicitement : “certains artistes sont racistes, aucun racisme n’est innocent”. Les syllogismes faisant intervenir des modalités déontiques, “certains accusés sont innocents, aucun innocent ne doit être condamné”, sont au centre de l’argumentation pratique.

On oppose le raisonnement syllogistique au raisonnement argumentatif, V. Preuve. Mais le syllogisme est une combinaison de propositions simples, positives ou négatives, quantifiées. Il combine dans un discours ordinaire réglé des propositions exprimées dans une langue ordinaire attentive à ce qu’elle dit. Le syllogisme correspond à une zone limitée et réglée du raisonnement ordinaire. Il en va de même pour l’arithmétique mathématique et les calculs ordinaires. Le raisonnement syllogistique est l’exercice d’une compétence langagière ; construire ou comprendre un syllogisme c’est parler sa langue. La seule particularité de l’exercice est que, de par l’usage qu’il fait de variables, la théorie du syllogisme ne fournit aucune accroche à la subjectivité, ce qui explique peut-être pourquoi on l’oppose aux autres formes d »argumentation.

Comme bien d’autres formes de raisonnements ordinaires, un syllogisme peut être valide ou non. Mais ce n’est pas parce qu’une argumentation en langue ordinaire peut être valide qu’elle cesse d’être une argumentation.

Capacité de raisonnement syllogistique et théorie du syllogisme

Cette capacité linguistique de raisonnement syllogistique est indépendante de l’existence d’une théorie du syllogisme. Selon Graham (1989, p. 168) :

La civilisation chinoise n’a jamais abstrait les formes selon lesquelles elle raisonne, comme le montre ce syllogisme de Wang Ch’ung (AD 27- c.100), qui sonne si familier :

“L’homme n’est qu’une créature [parmi les autres], et même s’il est roi ou marquis, sa nature ne diffère pas de celle des [autres] êtres : Tous les êtres meurent, comment un homme pourrait-il donc devenir immortel ?”
Wang Chong (27~104), Discussions critiques (~80) [1]


[1] Traduction, présentation et notes de Nicolas Zufferey. Paris, Gallimard, 1997, p. 77


 

Subjectivité

Subjectivité

Le discours naturel est structuré par la subjectivité des interlocuteurs. Le substantif subjectivité vient de l’adjectif subjectif, qui a une forte orientation négative ; est subjectif ce qui

ne correspond pas à une réalité, à un objet extérieur, mais à une disposition particulière du sujet qui perçoit. Synon. apparent, illusoire. […] Péj. Qui se fonde sur un parti-pris. (TLFi)

Dans cette acception, le mot subjectivité renvoie à une position arbitraire, prétendant se dérober au contrôle qu’exercent les autres et la réalité. En argumentation, on parle de subjectivité  pour rejeter un discours, en le ramenant à l’expression d’un “je”, d’une position strictement individuelle, dénuée de substance et de généralité.

Émile Benveniste a redéfini la subjectivité en soulignant que le je est inséparable du tu, et la relation intersubjective, l’échange je – tu fonde l’être humain comme être de langage et de dialogue :

C’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet. […]  La subjectivité dont nous traitons ici est la capacité du locuteur à se poser comme « sujet ». Elle se définit […] comme l’unité psychique qui transcende la totalité des expériences vécues qu’elle assemble, et qui assure la permanence de la conscience. Or nous tenons que cette « subjectivité » […] n’est que l’émergence dans l’être d’une propriété fondamentale du langage. Est « ego » qui dit « ego ». Nous trouvons là le fondement de la « subjectivité » qui se définit par le statut linguistique de la « personne ».
La conscience de soi n’est possible que si elle s’éprouve par contraste. Je n’emploie je qu’en m’adressant à quelqu’un, qui sera dans mon allocution un tu. C’est cette condition de dialogue qui est constitutive de la personne, car elle implique en réciprocité que je deviens tu dans l’allocution de celui qui à son tour se désigne par je.
Benveniste, [1958]/1963, p. 259-250

Si « la condition de dialogue est constitutive de la personne », c’est la réduction de la subjectivité à une condition individuelle qui est fallacieuse, puisqu’elle suppose un je qui ne deviendrait jamais un tu.
Cette subjectivité se manifeste dans le fonctionnement corrélatif des pronoms je et tu, qui fixent les repères de la parole sur le moment son énonciation. Le discours s’oriente selon les coordonnées de la deixis, personne – lieu – temps : est je : celui qui dit “jeicimaintenant”.

On rencontre des phénomènes relevant de la subjectivité à chaque pas de l’étude de l’argumentation naturelle (Polo 2020) ; leur étude générale croise celle de l’anthropologie de l’argumentation, V. Fallacieux 2
On peut distinguer deux formes de subjectivité dans l’argumentation, deux formes qui sont l’avers et le revers d’une même médaille : la subjectivité affective, et la subjectivité épistémique.

1. Subjectivité affective et relationnelle

La  relation argumentative étant tripolaire, le locuteur doit d’abord gérer trois types de relation je – tu, selon qu’il s’adresse directement ou indirectement à un allié, à un opposant ou à un tiers.  Il lui faut maintenir trois types de faces et de positions, trois modalités de politesse.
La relation avec l’opposant est la plus étudiée : attaque personnelle, jeu sur l’autorité de l’un et la modestie de l’autre, etc., mais les relations au tiers et aux alliés sont tout aussi complexes.

Toute situation argumentative sérieuse met en jeu la subjectivité affective des participants.
— Les affects et les émotions corrélés aux points de vue ; V. Pathos ; Émotion ; Ornement.
— L’effort de valorisation de soi, la capacité à porter et défendre un point de vue, V. Éthos.

2. Subjectivité épistémique

Lorsqu’on parle de subjectivité, on pense d’abord aux affects, elle n’est pas moins présente dans les opérations cognitives, qui caractérisent l’argumentation : il y a subjectivité dès qu’il y a contextualisation du raisonnement.
Par exemple, l’effet de subjectivité est particulièrement évident dans une forme d’argumentation qu’on pourrait croire des plus “objectives”, l’argumentation faisant intervenir la cause. Or la détermination d’une cause repose sur une construction d’une chaîne de causes et d’une sélection d’un point de cette chaîne qui sera dit être la cause, V. Causalité (2).
L’argumentation pragmatique fait intervenir une évaluation des conséquences en fonction des intérêts des personnes. Dans les affaires humaines une argumentation est dite par l’absurde si, d’une façon générale, ses conséquences contrarient des intérêts humains.

Une fallacie est une erreur, intentionnelle ou non. Or si la vérité est universelle, l’erreur est toujours l’erreur de quelqu’un ou de quelques-uns, donc une manifestation de la subjectivité. Si l’erreur est subjective, on conclut, par affirmation du conséquent, que toute manifestation de la subjectivité est trace d’erreur, et on engage le combat contre la subjectivité, qui est un combat contre la langue naturelle.
Commentant Whately sur les arguments ad hominem, ad verecundiam, ad populum, et ad ignorantiam, auxquelles il ajoute ad baculum et ad misericordiam, considérés comme fallacieux, Walton note qu’ils s’opposent à aux arguments ad rem et ad judicium, arguments visant la chose elle-même, et considérés comme valides, V. Ad judicium ; Fond. Ces arguments sont jugés fallacieux parce qu’ils contiennent

un élément “personnel”, c’est-à-dire qu’ils sont dépendants de leur source [source-based], ils sont relatifs à (aimed at) une source ou une personne (un participant à l’argumentation) et non pas à la chose même. Ils ont un caractère subjectif, qui s’oppose à la preuve objective [objective evidence] traditionnellement invoquée en argumentation (Walton 1992, p. 6).

La connaissance absolue n’admettant de prémisses qu’apodictiquement vraies, tout raisonnement local est rejeté, ce qui amène à se priver des ressources du raisonnement par défaut, et à considérer toute théorie effective comme fausse, V. Vrai.

Personnes et groupes raisonnent non seulement sur des stocks de connaissances forcément limités, mais leurs conclusions sont orientées par leurs intérêts et leurs affects. Les argumentations qui développent ces systèmes locaux sont polluées par ces péchés originels.

Le localisme du raisonnement est manifeste dans toutes les argumentations concluant à partir des croyances et des croyances admis par l’interlocuteur. Il en va de même pour les argumentations fondées sur le défaut de savoir qu’il soit lié à une personne particulière ou à une lacune de l’information ; ou sur les capacités limitées de l’humanité (ad vertiginem), V. Silence ; Ignorance ; Vertige.
Les fallacies désignées comme des appels à la superstition (ad superstitionem), à l’imagination (ad imaginationem), à la bêtise ou à la paresse intellectuelle (ad socordiam); ou encore appels à la foi (ad fidem), sont ainsi deux fois invalidées : non seulement par les limitations épistémiques inhérente à toute argumentation, mais aussi parce  que leurs arguments sont viciés dans leurs contenus mêmes, V. Type d’argument(ation.

La condamnation du raisonnement local conduirait à rejeter le raisonnement par défaut, et à considérer toute théorie effective comme fausse, V. Vrai.

3. Position subjective et preuve scientifique

Gaston Bachelard oppose radicalement la science à l’opinion et aux besoins.

La science, dans son besoin d’achèvement comme dans son principe, s’oppose absolument à l’opinion. S’il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l’opinion, c’est pour d’autres raisons que celles qui fondent l’opinion ; de sorte que l’opinion a, en droit, toujours tort’.
L’opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s’interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. Il ne suffirait pas, par exemple, de la rectifier sur des points particuliers, en maintenant, comme une sorte de morale provisoire, une connaissance vulgaire provisoire. L’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. (1938, p. 14)

En parlant d’utilité et de besoin, Bachelard retrouve des éléments fondamentaux de la subjectivité ; les besoins sont la manifestation organique et psychique de l’existence subjective, avec le développement concomitant des valeurs et des émotions. Les choses étant ce qu’elles sont, la recherche de la satisfaction de ces besoins n’est pas dissociable de la condition humaine. Il n’y a pas de question à ce sujet ; la recherche scientifique est elle-même, un prodigieux outil au service d’intérêts de l’humanité, ou de groupes particuliers. Le refus de cette subjectivité constitutive conduit au vertige dont parle Leibniz.

4. Jusqu’où peut-on aller avec le langage ordinaire ?

La question de la subjectivité est celle du langage ordinaire. Dans son aboutissement, le langage scientifique exclut le langage ordinaire, ou n’en fait qu’un usage résiduel, dans les interstices du raisonnement. Dans son développement, comme le dit Quine, il s’appuie sur le langage ordinaire, « jusqu’au moment où il y a un gain décisif à l’abandonner » (1972, p. 20-21), V. Démonstration.


 

Structure argumentative

On parle de structure argumentative dans trois sens différents :

1. Structure de base de l’acte d’argumenter

La structure de base de l’argumentation  correspond à son organisation interne, c’est-à-dire à la forme générale de la relation du ou des arguments à la conclusion, V. Modèle de Toulmin ; Convergence – Liaison – Série; Épichérème.

2. Structure d’une question argumentative

La structure d’une question argumentative particulière se représente sous la forme d’une carte argumentative, représentant les articulations des différents niveaux de questions dérivées à la question principale, V. Script.

3. Structure d’une interaction ou d’un texte argumentatif

La structure d’une interaction ou d’un texte argumentatif correspond à l’ordonnancement des informations, des arguments, des concessions et des réfutations dans un événement discursif particulier. La structure d’une interaction argumentative institutionnalisée reprend les arrangements institutionnels des séquences successives. Dans les deux cas, les sous-séquences ne sont pas toutes nécessairement argumentatives, V. Balisage.


 

 

Stratégie

Une stratégie est un ensemble d’actions planifiées et coordonnées par un acteur en vue d’atteindre un but précis.

Une stratégie peut être antagonique ou coopérative. Les stratégies antagoniques se développent et s’opposent dans des champs d’actions non coopératifs, comme la guerre, les échecs ou la concurrence commerciale. Chacune vise à s’assurer un avantage décisif sur un adversaire qui poursuit des buts antagonistes. Les stratégies antagoniques sont dissimulées à l’adversaire, auquel elles se dévoilent au fur et à mesure de leur mise en œuvre, V. Manipulation.
Les stratégies coopératives fonctionnent dans des champs d’actions où les partenaires collaborent à la réalisation d’un même but, dont chacun espère tirer un avantage. Les intentions stratégiques sont alors transparentes pour tous les partenaires. On parle d’une “stratégie de recherche”, pour désigner un plan d’action devant permettre de résoudre un problème, ou de “stratégie pédagogique” à développer avec les élèves.

La stratégie et la tactique s’opposent selon différentes dimensions. Dans le domaine militaire, la stratégie opère avant le combat et la tactique pendant le combat. On parle également de tactique pour désigner l’implémentation locale d’une stratégie globale.

1. Stratégies argumentatives

Les stratégies argumentatives sont des formes de stratégies langagières et communicatives (stratégies énonciatives, stratégies interactionnelles). Une stratégie argumentative est un ensemble d’actions et de choix discursifs et interactifs planifiés et coordonnés en vue d’étayer un point de vue.

Une stratégie argumentative est antagonique si elle a pour but de faire triompher un point de vue contre celui d’un adversaire.
Elle est coopérative dans deux cas :
— les acteurs sont sur le même rôle actanciel, ils partagent un point de vue commun et collaborent pour l’étayer ;
— les acteurs sont sur différents rôles actanciels sans s’identifier à ces rôles, ils collaborent à la construction d’une solution partagée, V. Rôles.

L’expression tactique argumentative pourrait servir en référence à des phénomènes argumentatifs locaux, s’intégrant dans une stratégie globale. Par exemple, le choix d’utiliser tel ou tel type d’argument peut être vu comme un choix tactique, dans le cadre de l’implémentation d’une stratégie argumentative générale.
Une authentique stratégie nécessite la mobilisation simultanée de différents types d’instruments, par exemple la coordination d’un choix des mots, le choix d’arguments d’un mode de présentation de soi (comme ouvert ou fermé aux objections ; calme ou en colère ; etc.). Un schème d’argument peut être identifié sur la base d’un bref passage, tandis que l’étude d’une stratégie nécessite un corpus étendu qui représente adéquatement une position argumentative.

2. Exemples de stratégies

— Le premier niveau stratégique est celui du choix de la réponse qu’on va donner à la question, V. Stase.

 La stratégie défensive de réfutation se contente de réfuter les propositions de l’adversaire.

— La stratégie de contre-proposition ignore la proposition P de l’adversaire et argumente une proposition P’ incompatible avec P. Dans ce contexte, l’argumentation peut virer à l’explication.

— La stratégie d’objectivation se concentre sur les objets sans mettre en cause les personnes.

La stratégie de pourrissement cherche à faire dégénérer le débat pour éviter que la question soit discutée, V. Destruction.

— Bentham a identifié les types d’arguments dont l’usage coordonné définit une stratégie de temporisation, visant à remettre à plus tard le débat dans l’espoir qu’il n’aura jamais lieu : “les conditions ne sont pas encore remplies pour votre adhésion à l’Union européenne”.

Changement de stratégie : conciliation / rupture

Les stratégies de conciliation ou de rupture avec l’opposant se caractérisent par l’acceptation ou le refus des concessions, la souplesse ou la radicalisation des propositions présentées comme compatibles ou incompatibles. La stratégie de conciliation utilise des informations admises par l’auditoire, présente ses conclusions et recommandations comme dans la continuité des croyances et des actes antérieurs. La stratégie de rupture défie l’auditoire, rejette en bloc ses représentations pour lui en substituer de nouvelles. La première est réformiste, la seconde révolutionnaire.

Ces deux stratégies sont successivement utilisées par Paul, l’apôtre du christianisme. Dans le passage suivant, afin de capter l’attention des Athéniens qu’il aborde pour la première fois, il utilise une stratégie typique de séduction de l’auditoire (captatio benevolentiae), et commence son discours par une référence à leurs propres croyances, V. Rhétorique ; Croyance de l’auditoire :

21. Tous les Athéniens et les étrangers résidant (chez eux) ne passaient leur temps qu’à dire ou à écouter les dernières nouvelles. 22. Paul, debout au milieu de l’Aréopage, dit : “Athéniens, en tout je vous vois éminemment religieux”. 23. Car, passant et regardant ce qui est de votre culte, j’ai trouvé même un autel avec cette inscription : “Au dieu inconnu.” Ce que vous adorez sans le connaître, c’est ce que je vous annonce. (Actes des Apôtres, 17, 21-23.[1]).

Néanmoins, le message chrétien est accueilli avec scepticisme par les Athéniens, qui, en particulier, n’admettent pas la résurrection des morts. Plus tard, dans des circonstances bien différentes, Paul abandonnera cette attitude rhétorique conciliante, pour parler en rupture avec « la sagesse des sages et la science des savants » :

17. Ce n’est pas pour baptiser que le Christ m’a envoyé, c’est pour prêcher l’Évangile, non point par la sagesse du discours, afin que la croix du Christ ne soit pas rendue vaine. 18. En effet, la doctrine de la croix est une folie pour ceux qui périssent ; mais pour nous qui sommes sauvés, elle est une force divine. 19. Car il est écrit : “Je détruirai la sagesse des sages, et j’anéantirai la science des savants.” 20. Où est le sage ? Où est le docteur ? Où est le disputeur de ce siècle ? Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie la sagesse du monde ? 21. Car le monde, avec sa sagesse, n’ayant pas connu Dieu dans la sagesse de Dieu, il a plu à Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication. 22. Les Juifs exigent des miracles, et les Grecs cherchent la sagesse ; 23. Nous, nous prêchons un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les Gentils.
Première épître de Saint Paul aux Corinthiens, 17-2.[2]

2. Manœuvre stratégique

La pragma-dialectique a introduit le concept de manœuvre stratégique [strategic maneuvering] pour concilier les exigences dialectiques et rhétoriques. L’exigence rhétorique est définie comme une recherche d’efficacité : chaque partie souhaite faire triompher son point de vue. L’exigence dialectique est une recherche de rationalité. Au cours d’une rencontre concrète, chacune des parties poursuit simultanément ces deux objectifs. En pratique, la dimension dialectique s’apprécie en fonction des règles pragma-dialectiques pour la résolution rationnelle d’une différence d’opinion, V. Règles. La dimension rhétorique est essentiellement d’ordre communicationnel et présentationnel ; elle intègre notamment les dimensions classiques d’adaptation à l’auditoire du sujet et du style (Eemeren, Houtlosser 2006).


[1] http://bible.catholique.org/ actes-des-apotres/3301-chapitre-17
[2] http://bible.catholique.org/1ere-epitre-de-saint-paul-apotre- aux/3361-chapitre-1 (20-00-2013)


 

Stase

Le mot stase est un calque du grec stasis (στάσις) ; il correspond au latin quaestio, et à l’anglais issue, “question, problème” (Nadeau 1964, p. 366).

La médecine est une source importante d’exemples et d’inspiration pour la théorie argumentative, V. Indice. Le mot stase utilisé en argumentation est une métaphore médicale : « Méd. Arrêt ou ralentissement considérable dans la circulation ou l’écoulement d’un liquide organique… congestion » (PR., Stase). Il y a stase lorsque, les humeurs étant bloquées, l’art médical doit intervenir pour rétablir la bonne circulation des fluides.

De même, il y a “question argumentative”, lorsque la circulation consensuelle du discours (préférence pour l’accord) est bloquée par l’apparition d’une contradiction ou d’un doute, et l’art argumentatif s’applique à rétablir le flux coopératif, du dialogue.
Nadeau définit la situation de stase comme « une position d’équilibre ou de repos qui s’établit entre deux discours opposés » (ibid., p. 369). Dans un état de stase, l’équilibre est celui d’une aporie : « le verbe grec aporein décrit la situation de celui qui, se trouvant devant un obstacle, ne trouve pas de passage » ; l’état psychique associé est l’embarras (Pellegrin 1997, Aporie). Dans l’usage moderne, une aporie est « une contradiction insoluble dans un raisonnement » (TLFi, Aporie).

La tradition rhétorique française traduit stase par “état de cause” ; on pourrait aussi utiliser “point à débattre”, “point en question” ou question argumentative.

1. L’authentique « question rhétorique »

Dans le domaine judiciaire, une stase correspond à une question, nœud d’un conflit que doit trancher le tribunal. La Rhétorique à Herennius définit le premier stade de la rencontre judiciaire comme la détermination du point essentiel constituant la cause :

L’état de cause est défini à la fois par le point essentiel de la riposte du défenseur et par l’accusation portée par l’adversaire. (À Her., i, 18 ; p. 17)

Lorsque les parties sont d’accord, les faits sont considérés comme établis, et dits “pacifiques”. La question n’apparaît qu’avec le désaccord. Tout dépend donc de la nature de la réplique apportée par l’accusé à l’accusateur.

Le texte suivant présuppose que l’adultère est un crime ; que le mari trompé peut légalement tuer son rival et sa femme. Seul le meurtre de l’homme est discuté ici, alors que le mari a également tué sa femme.

5. Le premier point que je m’efforçais de déterminer — c’est assez facile à dire, mais cela doit être cependant l’objectif primordial — était ce que chaque partie désirait établir ainsi, puis les moyens qu’elle voulait utiliser, et voici comment je procédais. Je réfléchissais à ce que le demandeur dirait en premier lieu : c’était un point ou avoué(*) ou controversé. 6. S‘il était avoué, il ne pouvait y avoir aucune question. […] C’était seulement au moment où les parties cessaient d’être d’accord que surgissait le point à débattre [quæestio]. Ainsi : « Tu as tué un homme !» — « Oui, je l’ai tué ». Il y a accord ; je passe. 7. L’accusé doit produire le motif de l’homicide. « Il est licite, dit-il, de tuer un adultère avec sa complice ». Le fondement légal est indiscutable. Il y a désormais à voir en troisième lieu sur quoi porte la contestation : « Ils n’étaient pas adultères » ; « Ils l’étaient ». Point à discuter : il y a doute sur les faits ; c’est une question de conjecture. (I. O., VII, 1, 5-7 ; (* : accordé, accepté)

La notion de stase comme “question” correspond, dans le domaine rhétorique, à la notion aristotélicienne de “problème” dans le domaine dialectique (Aristote, Top., i, 11, 104b-105a10 ; p. 25-28) ; la question est un “problème rhétorique”. La théorie des stases est, de fait, la théorie des « questions rhétoriques » :

La constitutio de l’auteur du ad Herennium correspond donc à la stase de la rhétorique grecque, […] ou, à la “question rhétorique” comme l’a nommée Sextus Empiricus (Contre les Géomètres, III, 4) (Dieter 1950, p. 360)

Ce sens de “question rhétorique” est distinct du sens courant et bien établi qui désigne une question dont le locuteur connaît la réponse et sait que ses interlocuteurs la connaissent, et dont la valeur est celle d’un défi porté aux contradicteurs potentiels, V. Question rhétorique. Pour éviter les confusions, on peut parler de question argumentative.

Il y a stase discursive quand, dans une délibération ou une action, sont produites deux affirmations contradictoires, manifestant l’existence d’un désaccord ouvert, qui inhibe la construction collaborative de l’interaction, et de l’action.
Cette contradiction produit une question controversée, dont la réponse est “ambiguë” au sens étymologique du terme, c’est-à-dire double, les deux réponses étant incompatibles.
L’état de stase peut être résolu de multiples façons, par un débat contradictoire où la parole a une importance fondamentale, mais aussi de manière autoritaire, comme Alexandre tranchant le nœud gordien.

L’étude des discours produits dans une telle situation est l’objet des études d’argumentation.
Au début du De Inventione, Cicéron reproche à Hermagoras une vue trop large de ce qu’est une question, incluant les questions philosophiques et scientifique : « Faut-il s’en rapporter au témoignage des sens ? » ou scientifiques, « Quelle est la grosseur du soleil ? » (Cicéron, De Inv., I, VI, 8 ; p. 17). Il restreint la théorie des questions relevant du domaine de l’orateur à celles qui sont traitées dans le cadre des genres rhétoriques, épidictique, délibératif, judiciaire. Néanmoins le concept de question ne semble pas, en lui-même, comporter de telles limites.

2. Stratégies stasiques

La théorie d’Hermogène et d’Hermagoras — La première formulation systématique d’une théorie des stases ou “états de cause” se trouve chez Hermagoras de Temnos (2e partie du IIe S. av. J.-C ; Benett 2005). On peut retrouver la technique des stases en action chez les rhéteurs avant Hermagoras, mais il a le premier identifié formellement et nommé quatre “états de cause” (Nadeau 1964, p. 370). Cette théorie nous est surtout connue par le traité d’Hermogène de Tarse rhéteur grec de la seconde moitié du IIe siècle ap. J.-C (Hermogène, A. R. ; Patillon 1988) qui oppose :
1) D’une part, les questions mal formées, qui ne peuvent donner lieu à débat argumentatif soit parce que la réponse est évidente, soit parce qu’elles sont indécidables, in-discutables rationnellement, V. Conditions de discussion.

2) D’autre part, les questions bien formées, discutables rationnellement. Dans le cas de la situation judiciaire, Hermogène distingue quatre types de questions clés (« stock issues », Nadeau 1964, p. 370-374) :

Stase conjecturale : Le fait est-il avéré ? Si l’une des parties conteste le fait, alors, la stase est dite conjecturale.
Stase sur la définition de l’acte, quelle est la qualification du fait, c’est-à-dire de quelle catégorie relève-t-il ? En pratique, il s’agit de déterminer le nom qu’il faut donner à l’acte : Quelqu’un vole quelque chose à une personne privée dans un temple ; est-il un pilleur de temple ? Quelqu’un est mort ; s’agit-il d’un meurtre ou d’un accident ? V. Catégorisation.
Stase sur la qualité : Dans quel contexte le fait a-t-il eu lieu ? Y a-t-il des circonstances atténuantes ou aggravantes ?

Stase sur la procédure, la façon dont est mené le jugement en cours : La procédure est-elle appropriée ? Convient-il de saisir le tribunal ou le conseil de discipline ?

Ces questions font système (d’après Patillon 1988, p. 59) :

L’accusé ne reconnaît pas le caractère criminel de l’acte : antilepse
                   (“contradiction, objection”, Bailly, [Antilepsis])
ou bien L’accusé admet le caractère criminel de l’acte : opposition =>

Il en assume la responsabilité : compensation
ou bien
Il en rejette la responsabilité, =>

blâme la victime : contre-accusation
ou bien
blâme quelqu’un ou quelque chose d’autre =>

qui peut être coupable : report d’accusation
ou bien
qui ne peut pas être coupable : excuse

La théorie des stases est un instrument puissant permettant de structurer le chaos des discours des personnes impliquées dans une affaire et d’indiquer la direction que doivent suivre les débats.

3. Exemples

Face à l’accusation “Tu as volé ma mobylette !” (stase conjecturale), diverses stratégies de défense peuvent être adoptées, ce choix déterminant le type de débat qui s’ensuit.

1) L’accusé peut nier avoir commis l’acte : Je l’ai même pas touchée, sa mobylette.

2) Accepter le fait et nier la qualification de vol (stase de définition), et re-catégoriser le fait, ce qui peut se faire de différentes manières :

J’ai cru que c’était la mienne.
C’est ma mobylette, celle que tu m’as volé l’an dernier !
Mais cette mobylette m’appartient, tu ne m’as jamais rendu l’argent que je t’avais prêté.

Ta mobylette, je ne l’ai pas volée mais empruntée.

Je t’avais demandé la permission.

3) Reconnaître qu’il y a eu vol, et accuser quelqu’un d’autre :

Ce n’est pas moi, c’est lui !

4) Accuser l’accusateur, contre-accusation:

Ce n’est pas moi, c’est toi, toi qui m’accuses, qui a volé et détruit ta mobylette pour toucher la prime d’assurance.

C’est une réfutation radicale, V. Relation ; Causalité.

5) Minimiser les faits:

C’est une vieille mobylette sans valeur

6) Reconnaître les faits et leur définition mais invoquer des circonstances atténuantes (“qualité”):

C’était juste pour aller chercher des bonbons à ma petite sœur malade.

7) Reconnaître les faits et leur définition mais dégager sa responsabilité:

Le chef de bande m’a obligé.

8) Récuser le tribunal (“stase de procédure”):

Mais qui êtes-vous pour me juger ?
Il n’appartient pas au vainqueur de juger le vaincu.

9) Récuser l’accusateur:

Ça te va bien de me reprocher cela !

10) Reconnaître les faits et s’excuser :

J’ai fait une erreur, Monsieur le Président.

11) Reconnaître les faits et s’en faire gloire (antiparastase, V. Orientation (2) :

Tu étais ivre, je t’ai sauvé la vie en prenant ta mobylette, remercie-moi plutôt !

Certaines de ces stratégies sont exclusives les unes des autres, V. Chaudron.


 

Sorite

  • Sorite provient du mot grec soros signifiant “tas”.

Un sorite est un discours qui progresse par réitération de la même forme syntaxique.

1. Paradoxe du tas

Le sorite du tas est l’un des fameux paradoxes proposés par Eubulide, philosophe grec, contemporain d’Aristote :

Un grain de blé ne suffit pas pour faire un tas de blé, ni deux grains, ni trois grains, etc. En d’autres termes, si n grains de blé ne font pas un tas, n + 1 pas davantage.
Donc aucune quantité de grains de blé ne peut constituer un tas de blé.[1]

De même, si on retire un grain d’un tas de blé, il reste un tas de blé, et ainsi de suite, jusqu’au dernier grain. Un grain de blé est donc lui-même un tas de blé.

Ce paradoxe peut être illustré à partir de n’importe quel nom collectif : amas, cluster, foule, troupeau, armée, collection, bouquet

2. Sorite rhétorique

Un sorite rhétorique (gradatio, climax) est un discours progressant par la réitération d’une même relation cause-effet, engendreur-engendré, ou d’une simple succession temporelle d’événements qui s’enchaînent jusqu’à atteindre un climax, comme dans le poème suivant:

Maudit
soit le père de l’épouse
du forgeron qui forgea le fer de la cognée
avec laquelle le bûcheron abattit le chêne
dans lequel on sculpta le lit
où fut engendré l’arrière-grand-père
de l’homme qui conduisit la voiture
dans laquelle ta mère
:rencontra ton père !

Robert Desnos, La Colombe de l’arche [1923]. [2]

3. Sorite logique

Le terme sorite désigne également le polysyllogisme :

On appelle polysyllogisme une série de syllogismes enchaînés de telle façon que la conclusion de l’un serve de prémisse au suivant (Chenique 1975, p. 255).

Le sorite correspond à l’argumentation en chaîne ou en série (serial argument), encore appelée argumentation subordonnée (subordinate argumentation)

Un enchaînement, aussi long soit-il, de syllogismes valides produit une conclusion valide. Mais la conclusion finale délivrée par une suite d’argumentations n’a que la force de l’argumentation la plus faible. On retrouve la métaphore de la chaîne démonstrative opposée au filet argumentatif, V. Convergence.

4. Sorite chinois

L’expression “sorite chinois” ou “sorite confucéen” est proposée par Masson-Oursel ([1912], p. 17) pour désigner,

[des] argumentations exprimant un enchaînement de moyens mis en œuvre par l’activité humaine en vue d’une fin » (1912, p. 20).

Á propos de cette forme d’argumentation dans un passage de Confucius, Graham (1989) parle de

the sorite form later so common (if A then B; if B then C…) (p. 24), 

considérant sans doute que la qualifications “chinois” n’a pas lieu d’être, les phénomènes désignés par le mot “sorite” étant du même ordre dans la tradition chinoise et la tradition occidentale.
Eno utilise l’expression  “chain syllogism” (2016, p. 11) pour désigner le célèbre passage des Analectes où Confucius justifie la priorité donnée à la rectification des noms:

[Zilu] — Si le prince de Wei vous attendait pour régler avec vous les affaires publiques, à quoi donneriez-vous votre premier soin ?
— A rendre à chaque chose son vrai nom, répondit le Maître.
— Est-ce raisonnable ? répliqua Tzeu lou. Maître, vous vous égarez loin du but. A quoi bon cette réforme des noms ?
Le Maître répondit :
— Que [Zilu] est grossier ! Un homme sage se garde de dire ou de faire ce qu’il ne sait pas.
« Si les noms ne conviennent pas aux choses, il y a confusion dans le langage. S’il y a confusion dans le langage, les choses ne s’exécutent pas. Si les choses ne s’exécutent pas, les bienséances et l’harmonie sont négligées. Les bienséances et l’harmonie étant négligées, les supplices et les autres châtiments ne sont pas proportionnés aux fautes. Les supplices et les autres châtiments n’étant plus proportionnés aux fautes, le peuple ne sait plus où mettre la main ni le pied.»
Un prince sage donne aux choses les noms qui leur conviennent, et chaque chose doit être traitée d’après la signification du nom qu’il lui donne. Dans le choix des noms il est très attentif. ((Analectes, VII.13.3)

Le processus de dégradation présenté dans ce sorite se déroule en cinq étapes, qui s’enchaînent en vertu d’une relation de type cause – conséquence, “si… (alors)…”. La première est celle où les noms sont employés n’importe comment; la dernière est le chaos social qui en résulte.
D’une façon générale, la progression du sorite peut être temporelle (avant > après) ou causale (cause > effet),  ou logique (antécédent > conséquent) ou jouer sur une combinaison de ces relations (engendrement, fil narratif, etc.)

Zilu est un disciple senior de Confucius et un personnage officiel important de l’état de Lu. Ici, il n’hésite pas à déclarer que ce qu’avance Confucius lui paraît «étrange»; s’en prenant ainsi directement à la face du Maître. D’une façon générale, il parle avec le Maître sans trop de souci des prescriptions rituelles réglant les interactions Maître – Disciple, voir Zilu. Ici, il n’hésite pas à déclarer que ce qu’avance Confucius lui paraît «étrange»; s’en prenant ainsi directement à la face du maître. D’une façon générale, il parle avec le Maître sans trop se soucier des prescriptions du rituel, voir Zilu.

Sorite progressif et régressif

Masson-Oursel (1912) [3] oppose le sorite progressif et le sorite régressif.
Le sorite progressif part d’une première étape, d’un état initial où s’amorce le processus, et énumère les étapes de son développement menant jusqu’à un but ou un résultat ultime:

Le sorite régressif part du but ou du résultat, et  énumère les étapes à rebours, en remontant jusqu’à un état initial, source du développement qui vient d’être retracé.

Schème d’inférence  temporel  dans le sorite progressif:
E0 (État initial);  après E0 = E1; après E1E2; …  = Em (État final, Climax)
Dans le sorite régressif:
               Em (état final, climaxavant Em = El; avant El = Ek; …  = Eo (état initial)

Idem pour la cause et l’effet, l’antécédent et le conséquent., etc.

Selon que l’état final est désirable ou non, le sorite  peut être dit positif ou négatif.
Le sorite positif progressif est pédagogique; il précise le plan de la tâche à accomplir,  étude ou  transformation de la personne. Le sorite positif régressif permet de magnifier quelque peu l’état final, il fixe l’objet du désir
Le sorite  régressif négatif est dissuasif; il s’appuie sur un enchaînement d’événements négatifs de plus en plus graves. Le sorite régressif négatif peut servir à réfuter un désir.

Le processus du sorite repose sur l’explicitation d’un mécanisme par étapes.
— Le sorite progressif négatif procède comme l’argument de la pente glissante ou du petit doigt dans l’engrenage (slippery slope). La différence étant que la réfutation par la pente glissante se contente souvent d’évoquer la seconde étape et tout ce qui se passe avant que ne surgisse la catastrophe finale. Le sorite précise les étapes, mais se montre tout aussi discret sur les processus.

La grande étude en deux sorites

Le bref traité de Confucius intitulé La Grande Étude  (Dàxué ,Great Learning) articule un premier sorite régressif suivi d’un sorite progressif sur un contenu identique.

Le sorite régressif va du désir suprême des anciens rois, l’exaltation universelle des vertus, et pose sa raison immédiate: pour cela, il leur a fallu et il faut d’abord gouverner leur pays; pour gouverner le pays, il leur a fallu et il faut  faire régner l’ordre dans sa maison; et ainsi de suite, il remonte à la nature des choses.

1. Les anciens (rois) qui voulaient faire briller les brillantes vertus dans l’univers auparavant gouvernaient leur (propre pays).
2. Voulant gouverner leur pays, auparavant ils faisaient régner l’ordre dans leur maison.
3. Voulant faire régner l’ordre dans leur maison, auparavant ils se cultivaient eux-mêmes.
4 Voulant se cultiver eux-mêmes, auparavant ils corrigeaient leur cœur.
5. Voulant corriger leur cœur, auparavant ils rendaient sincère leur pensée.
6. Voulant rendre sincère leur pensée, auparavant ils tendaient à développer leur connaissance :
6. Tendre à développer sa connaissance, c’est saisir la nature des choses.
(Trad. Masson-Oursel, 1912, p. 20; notre présentation et numérotation)

Toujours selon Masson-Oursel, ce sorite régressif correspond au sorite progressif suivant, qui prend pour première étape la personne parfaite du Sage et parvient au monde parfait. Le premier sorite allait du monde à l’individu, le suivant va de la personne au monde.

Quand la réalité est atteinte, alors la connaissance est complète ; quand la connaissance est complète, alors les pensées sont sincères ; quand les pensées sont sincères, alors le cœur est rectifié ; quand le cœur est rectifié, alors le moi est cultivé ; quand le moi est cultivé, alors la famille est réglée ; quand la famille est réglée, alors l’État est bien gouverné ; quand l’État est bien gouverné, alors le monde est en paix .[3]

Les marqueurs du sorite progressif sont les suivants:
— La transition est marquée par l’expression tse, “alors” […] (Id., p. 19)
— Le schème du raisonnement est : « Ceci, alors cela ». Ainsi s’exprime en chinois le jugement hypothétique, rendu en français par si ou quand. […] — La connexion peut également « s’affirmer très énergiquement par la formule: A ne peut pas aller sans B » (id.) ce qui définit A comme une condition suffisante de B, “A => B
— « La condition première fait pour ainsi dire tache d’huile et se propage en des conditions nouvelles issues les unes des autres. Ainsi, dans Mencius IV, 1, 27, chaque terme s’unit au suivant par l’expression : “le principal fruit (chĕu) de A est B” ». (Id., p. 19).

La différence entre sorite progressif et régressif est purement dans l’organisation textuelle des étapes qui les composent. Ces étapes sont énumérées sous forme de parallélismes : “quand A, alors B”. Quand… appartient à la famille des connecteurs temporels comme à la famille “si… alors”, utilisée pour noter l’implication logique.

Masson-Oursel propose une seconde formulation exprimant la progression (ou la régression) caractéristique du sorite :

Chaque pas en avant représente une anticipation qui se justifie après coup, grâce à la formule:  “en vue de B, il y a un moyen, une voie à suivre (yeou tao) ; A étant donné, alors (seu) B est donné” (Masson Oursel, 1912, p. 20).

Le sorite progressif répond à la question: quelle sera la conséquence de tel acte?, le sorite régressif à la question quelles sont les conditions qui permettent d’atteindre A?:
Le sorite progressif propose un chemin à suivre, une voie sur laquelle sont marquées des étapes successives. On est  autant dans le registre de la méthode que de l’inférence logique. Le sorite régressif énumère les conditions sous lesquelles il est possible d’atteindre un but souhaité.
En somme, le sorite propose un chemin à suivre, une “Voie” sur laquelle sont marquées des étapes successives. On serait alors plus dans le registre de la méthode ou du parcours  que de l’inférence logique.


[1] Le concept de tas est tri-dimensionnel, typiquement de forme pyramidale stable. Il s’ensuit que deux ou trois grains  ne peuvent constituer un tas puisqu’ils ne tiennent pas, ou mal, l’un sur l’autre, le tas n’est pas stable.   En revanche,  il est possible de constituer un tas de quatre grains,  à partir d’une base de trois grains. On pourrait donc dire que le tas est possible  à partir de quatre objets.

[2] Corps et biens. Œuvres, Gallimard, Quarto, p. 536,
www.robertdesnos. asso.fr/index.php/Content/Article/la-colombe-de-l-arche], 20-09-2013.

[3] Masson-Oursel, Paul 1912. Esquisse d’une théorie comparée du sorite. Revue de Métaphysique et de Morale, 20e année, n° 6, novembre 1912. 810-824. Cité d’après Études de philosophie comparée, p. 20. Chineancienne, Pierre Palpant 2006, p.20. http://classiques.uqac.ca/classiques/masson_oursel_paul/etudes_philo_comparee/etudes_philo_comparee.html

[4] Confucius,Tseng-tseu Ta Hio, ou La Grande Étude. Trad. par Guillaume Pauthier. La Revue Encyclopédique, tome LIV, avril-juin 1832, pages 344-364. Cité d’après Chineancienne, P. Palpant www.chineancienne.fr