Archives de catégorie : Non classé

Réfutation par les faits

RÉFUTATION PAR LES FAITS

L’affirmation d’un fait concret se réfute par la constatation qu’elle est démentie par la réalité : “Pierre est roux” se réfute dès qu’on constate que Pierre est brun. L’affirmation d’un  fait générique “tous les Syldaves sont roux” se fait par simple contre-exemple, “ce Syldave est brun”. Mais l’impact des faits sur les croyances est beaucoup moins net que ne le laissent penser ces exemples. Elles fonctionnent en réseau et on peut s’arranger d’un fait gênant en déclarant le fait marginal ou mal observé.

1. Falsification d’une affirmation factuell

Une affirmation factuelle peut être produite comme le rapport d’une évidence sensible immédiate, ou comme conclusion d’une argumentation “Tu es tout rouge, tu te sens fatigué, tu as certainement de la fièvre.” Toute argumentation contient des assertions de ce type, qui toutes peuvent être cibles d’une réfutation. Les modalités de cette réfutation varient selon la nature de l’assertion.
En philosophie , « an atomic fact is the simplest kind of fact and consists in the possession of a quality by some specific, individual thing » (SEP, Logical atomism). Un énoncé élémentaire rapporte un fait élémentaire. En langue naturelle, on peut admettre que l’énoncé élémentaire attribue a un être une propriété relevant de l’évidence empirique et donc réfutable empiriquement.

1.1 Réfutation d’une assertion rapportant un fait élémentaire

L’affirmation d’un fait concret se réfute par la constatation qu’elle est démentie par la réalité : “Tu dis ceci, mais moi je constate cela”. C’est une application du principe de non contradiction ; la règle des contraires dit que deux termes contraires ne peuvent être vrais du même sujet.

Affirmation : Pierre a les cheveux bruns
Constat : Pierre a les cheveux roux

Application de la règle des contraires : “noir” et “roux” sont des contraires ; ils peuvent être simultanément faux, mais ils ne peuvent pas être simultanément vrais. L’affirmation Pierre a les cheveux noirs est réfutée.
Le fait allégué et le fait constaté doivent appartenir à la même classe de contraires : on ne réfute pas “Marie a un chat” en affirmant, sur la base d’un constat, que “Marie a un lapin”.

La même procédure fonctionne également sur les contradictoires. Dans le régime sexuel du 19e siècle, on réfute “Marie est un homme”, en constatant que Marie est une femme. On réfute l’affirmation en montrant que sa contradictoire est vrai.
De même si deux termes sont dans la relation de possession / privation, autre forme de contraires : on m’accuse d’avoir, dans ma colère, arraché l’oreille de quelqu’un je demande à ce quelqu’un de venir devant le tribunal montrer qu’il a bien ses deux oreilles.

La présence constatée d’un contraire permet d’éliminer tous les autres termes de la famille de contraires à laquelle il appartient. Cet argument a une portée immense, il constitue le régime de réfutation standard des affimations fausses portant sur des jugements de faits élémentaires.

L’affirmation d’un fait concret générique, “tous les Syldaves ont les cheveux roux” se réfute en par un contre exemple, en trouvant un Syldave aux cheveux noirs. Cette réfutation générique est en principe beaucoup plus aisée que la réfutation d’une allégation sur un cas singulier : n’importe quel Syldave aux cheveux noirs fait l’affaire dans le premier cas, tandis que l’allégation singulière demande la connaissance concrète de l’être mentionné.

Résistance à la réfutation par les faits
On résiste à la réfutation par les faits d’abord en maintenant l’affirmation de fait originelle :

 pour moi il a les cheveux roux

On admet alors qu’il y a entre le brun et le roux une zone floue.

2. Impact des faits sur les théories et les croyances

Il est normal de vérifier ce qui est présenté comme un fait. Si les faits élémentaires, comme ceux précédemment invoqués, sont supposés s’imposer (mais voir infra), les faits complexes peuvent être déconstruits et reconstruits pour s’ajuster aux théories, et réciproquement, les théories peuvent être remaniées pour s’ajuster aux faits.

2.1 Sauver la théorie

Mais, au moins dans le domaine des sciences humaines, le constat du contraire est moins concluant qu’il n’y paraît avec l’exemple précédent. La théorie affirme, directement ou indirectement que P. Or le bon sens, l’intuition linguistique, poussent plutôt à “constater” Q, quelque chose de contradictoire avec P. Plusieurs options sont possibles pour sortir du dilemme.

— Rejeter la théorie, mais c’est une solution coûteuse et douloureuse.
Minorer le fait gênant, en l’opposant à la masse des faits qui confirment la théorie, ou que la théorie permet d’expliquer ou de coordonner de façon satisfaisante.
Mettre le fait gênant entre parenthèses en attendant de pouvoir l’intégrer dans la théorie.
Admettre des exceptions, et passer de l’universalité à la généralité. En logique classique, on ne peut pas soutenir que “tous les cygnes sont blancs” et concéder que ce cygne particulier, lui, est  noir. Le quantifieur tous marque qu’il s’agit d’une affirmation universelle, l’existence d’un cygne noir réfute de façon concluante l’universalité de l’affirmation, mais pas sa généralité, qu, elle,i permet des exceptions, V. raisonnement par défaut.
— Réformer l’intuition, et décider que la théorie est géniale, précisément parce qu’elle nous fait voir les choses “autrement”, de façon plus riche et plus profonde, et qu’en fait P est une sorte de structure profonde de l’intuition élémentaire exprimée par Q. En d’autres termes, on peut résister à la réfutation en choisissant de réformer les hypothèses internes (la théorie) ou les hypothèses externes (ce qui compte pour un fait).

2.2 La croyance résiste aux faits qu’on lui oppose

Le discours prédictif est en principe soumis au contrôle des faits : quelqu’un prédit que tel événement va, ou doit se produire, mais, le moment venu, tout le monde peut constater que  rien ne se passe. On prédit la fin du monde pour mercredi prochain, mais mercredi arrive, le monde continue, et le prophète renvoie à plus tard la réalisation de sa prophétie.

« Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances »

Le « culte » que M. Vinteuil voue à sa fille malgré sa conduite scandaleuse inspire à Proust la leçon suivante.

Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances, ils n’ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent pas ; ils peuvent leur infliger les plus constants démentis sans les affaiblir, et une avalanche de malheurs ou de maladies se succédant sans interruption dans une famille, ne la fera pas douter de la bonté de son Dieu ou du talent de son médecin. Mais quand M. Vinteuil songeait à sa fille ou à lui-même du point de vue du monde, du point de vue de leur réputation, quand il cherchait à se situer lui-même au rang qu’ils occupaient dans l’estime générale, alors ce jugement d’ordre social, il le portait exactement comme l’eût fait l’habitant de Combray qui lui était le plus hostile, il se voyait avec sa fille dans le dernier bas-fonds. (Marcel Proust, Du côté de chez Swann, 1913[1])

un Le mais qui enchaîne sur la première phrase, la plus souvent citée, de ce passage suggère que les choses vont plus loin qu’une simple suppression, ou refoulement. « Les faits » n’altèrent pas le culte, — l’amour —, que Vinteuil voue à sa fille, mais il « se [voit] avec sa fille dans le dernier bas-fonds. » Les faits restent là, sous le régime “Je sais bien mais quand même”.

La croyance peut résister au fait élémentaires qu’on lui oppose

Lorsque l’affirmation mise en avant correspond à un résultat d’expérience, on la réfute en refaisant l’expérience, pour constater que ce qui se passe réellement n’a rien à voir avec ce qui avait été dit, ou que l’expérience, telle qu’elle a été décrite, ne fonctionne pas.
Mais il ne suffit pas qu’elle fonctionne de manière irréfutable pour qu’elle soit acceptée, comme le prouve le cas d’Ignace Semmelweis (1818-1865), “l’inventeur du lavage des mains”.

Au XIXe siècle, les femmes mourraient beaucoup de fièvre puerpérale. L’Hôpital Central de Vienne avait deux services d’accouchement, et on constatait les femmes mourraient beaucoup plus dans l’un que dans l’autre, 11,4% pour le Service n°1 contre 2,7% pour le Service n°2, pour l’année 1846. Cette différence était expliquée par l’hypothèse d’un choc psychologique subi par les femmes du service n°1 ; les prêtres qui assistaient les femmes au moment de leur mort devaient traverser tout ce service, où la mortalité était particulièrement importante, alors que, dans l’autre service, ils pouvaient se rendre directement au chevet des mourantes, sans être remarqués. Semmelweis, médecin dans cet hôpital testa cette hypothèse en demandant aux prêtres de ne plus passer par ce service pour se rendre au chevet des mourantes ; le différentiel de mortalité resta le même.
Il observa que le Service n°1 servait à la formation des étudiants en médecine qui pratiquaient des dissections le matin, avant de s’occuper des femmes dans le service d’accouchement. Le Service n°2 servait à la formation des sages-femmes, qui ne prenaient pas part aux séances de dissection. Semmelweis remarqua qu’après ces dissections ses doigts avaient une odeur bizarre ; il se lava donc les mains dans une solution que nous dirions désinfectante, et demanda à chacun des étudiants d’en faire autant. Résultats : en avril 1847, dans le Service n°1, 20% des femmes mouraient de fièvre puerpérale. A partir de mai, et après introduction du lavage des mains, la mortalité tomba aux environs de 1% dans ce même service.

Ce fait a une force de persuasion qu’on pourrait croire irrésistible. Mais le fait est une chose et la conviction une autre. Comment admettre que les mains des médecins qui apportent la vie puisse ainsi apporter la mort ? Vingt ans plus tard certains collègues de Semmelweis attribuaient toujours la mortalité des femmes après l’accouchement à un choc psychologique attribuable à leur sensibilité si particulière.

Le loup et l’agneau : La preuve impuissante

La fable de la Fontaine Le loup et l’agneau (Fables, i, X) illustre un fonctionnement ordinaire du discours de la preuve, et montre que la preuve peut n’avoir aucun poids lorsqu’il s’agit de besoins vitaux.

La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l’allons montrer tout à l’heure.

Situation :

Un agneau se désaltérait
Dans le courant d’une onde pure.
Un loup survient à jeun qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.

L’interaction s’ouvre par un violent reproche, comme les humains en font habituellement à leurs futures victimes :

“Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?”
Dit cet animal plein de rage :
“Tu seras châtié de ta témérité”

Le délit est présupposé (tu troubles mon breuvage). La demande d’explication sur les mobiles ([qu’est-ce] qui te rend si hardi ?) semble laisser à l’agneau une possibilité de justification, mais elle est immédiatement suivie de la condamnation (tu seras châtié de ta témérité). Cette prise de parole est mystérieuse : pourquoi le loup parle-t-il ? Il pourrait simplement mettre à profit la nourriture qu’il quêtait et qu’il rencontre enfin ; il pourrait manger l’agneau comme l’agneau boit l’eau. L’agneau répond par un constat d’évidence :

—  Sire, répond l’agneau, que Votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu’elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d’Elle,
Et que par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.

La conclusion est rigoureuse, puisque les lois physiques font que le ruisseau ne remonte jamais à sa source. Mais “concluant” ne signifie ni “impossible à contredire”. Le loup réitère sa première accusation et en introduit une deuxième :

—  Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et je sais que de moi tu médis l’an passé.

L’agneau repousse cette deuxième accusation, puis une troisième, toujours de façon concluante :

—  Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ?
Reprit l’agneau, je tette encor ma mère.
—  Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.
—  Je n’en ai point.

Mais la dernière attaque est irréfutable, et ne laisse plus la parole à la défense :

— C’est donc quelqu’un des tiens :
Car vous ne m’épargnez guère,
Vous, vos bergers, et vos chiens.
On me l’a dit : il faut que je me venge.

Et l’on conclut que les bonnes raisons ne déterminent pas le cours de l’histoire :

Là-dessus, au fond des forêts
Le loup l’emporte, et puis le mange,
Sans autre forme de procès.


[1] Marcel Proust, Du côté de chez Swann, T. 1. Paris, France Loisirs, p. 226.


 

Réfutation par l’impossibilité du contraire

RÉFUTATION PAR L’IMPOSSIBILITÉ DU CONTRAIRE

La réfutation par l’impossibilité du contraire permet de rejeter un jugement sur un être, en faisant remarquer qu’il n’est pas possible pour cet être de faire l’objet du jugement contraire : “Pour être loué pour sa sobriété, il faut avoir la possibilité d’être intempérant”. C’est le topos “on ne peut pas dire le contraire” — donc ce que tu dis n’a ni sens, ni intérêt :

— Le locuteur dit que Pierre, qu’il est gentil (G) ; cette qualité a des contraires, être méchant (M).
— Pour qu’on puisse attribuer à Pierre la qualité G (G), il faut aussi que P soit susceptible de recevoir la qualité contraire, M

L1 : — Pierre a agi gentiment.
L2 : — Pour dire ça, encore faudrait-il qu’il ait eu la possibilité d’être méchant.

Pour qu’une déclaration apporte une réelle information, il faut que, dans la situation considérée, on puisse donner l’information contraire :

Dans Le Figaro de ce matin, le PDG d’EDF Henri Proglio affirme que le parc nucléaire français est en très bon état, en même temps on imagine mal comment il pourrait dire le contraire.
France Culture, Journal de 9 h, 18 avril 2011

On s’attend à ce que le PDG d’une entreprise soit positif au sujet de son entreprise.

Réfutation

RÉFUTATION

 

Le processus de réfutation proprement dit porte sur la structure et les contenus des argumentations visées, argument, conclusion, ainsi que la loi de passage qui assure la pertinence de l’argument pour la conclusion. L’argumentation peut globalement être rejetée sans examen si on juge que sa conclusion n’apporte pas une réponse pertinente à la question.

Le rejet du discours peut viser sa destruction. Tous les éléments entrant dans la formation du discours écrit comme le discours oral en situation peuvent alors être utilisés ou manipulés afin de présenter ce discours comme intenable, y compris le ton de la voix ou la tenue vestimentaires de son locuteur.
Ce locuteur peut en particulier être la cible d’une attaque personnelle, sans rapport avec sa position et les arguments qui la soutiennent.

L’argumentation est prise en compte a minima lorsqu’elle est déclarée infra-argumentative et traitée par le mépris ou par la dérision, lorsque son adversaire s’amuse à la désorienter argumentation et argumentateur.

La réfutation proprement dite est un acte réactif de rejet d’un discours visant à invalider une argumentation en tant que telle. Par extension, le mot réfutation peut être utilisé pour désigner la simple dénégation d’une affirmation.

Du point de vue du dialogue ordinaire, une proposition est réfutée si, après avoir été discutée, elle est abandonnée par l’adversaire, explicitement ou implicitement ; il n’en est plus question dans l’interaction.

La réfutation suppose que soit établie une connexion explicite avec ce discours. Cette reprise peut s’effectuer sous diverses modalités dans le discours réfutateur, p. ex. maximisation ou minimisation.

Alors que la réfutation pose une relation discursive agonistique, les objections sont présentées dans un cadre a priori coopératif et peuvent être intégrées à la discussion.

Le mot réfuter peut désigner toutes les formes de rejet explicite d’une position, à l’exception des propositions d’action : on réfute des thèses, des opinions prétendant à la vérité, mais on repousse, on rejette plus qu’on ne réfute (?) un projet ; les accusations peuvent être réfutées ou repoussées.

1. Réfutation portant sur l’argumentation elle-même

Chacune des composantes de la structure argumentative peut être la cible de l’acte de réfutation.

1.1 Rejet de l’argument

L’argument donné en faveur d’une conclusion peut être rejeté de différentes façons.

— L’argument peut être factuellement rectifié,

L1 : — Le vent vient de l’ouest, on va avoir la pluie, notre pique-nique est fichu !
L2 :  — Non, non,  pas de problème, c’est le vent du sud qui souffle aujourd’hui.

Il peut être admis mais sans pertinence pour la conclusion (voir § 4.3)

Il peut être admis comme tel, reconnu pertinent pour la conclusion mais considéré comme trop faible, de mauvaise qualité :

L1 : — Le Président a parlé, la bourse va remonter.
L2 : — Que voilà une excellente raison !

Le rejet de l’argument n’entraîne pas automatiquement celui de la conclusion :

L1 : — Pierre arrivera mardi, il veut être là pour l’anniversaire de Paul.
L2 : — L’anniversaire de Paul est lundi,
L11 : — Mais Pierre arrive bien mardi, c’est moi qui lui ai pris son billet.

Néanmoins, seuls les locuteurs les plus ascétiques réfutent les arguments discutables ou mauvais avancés en faveur de conclusions qu’ils considèrent bonnes ou vertueuses.

1.2 Rejet de la conclusion déclarée non pertinente pour la vraie question

La conclusion peut être rejetée alors même qu’une certaine validité est reconnue à l’argument (possiblement sur le mode ironique) ; c’est une forme inoffensive de concession :

L1 : — Il faut légaliser la consommation du haschich, les taxes permettront de combler le déficit de la sécurité sociale.
L2 : — Ça augmentera sûrement les rentrées fiscales, mais ça augmentera encore plus le nombre de drogués et la course aux drogues dures. Il faut maintenir l’interdit.
L3 : — La question n’est pas le déficit de la sécurité sociale, mais la santé publique.

La contre-argumentation établit une contre-conclusion, en laissant intacte l’argumentation à laquelle elle s’oppose.

1.3 Rejet de la loi de passage

La loi de passage peut être mise en cause et l’argument considéré comme sans pertinence pour la conclusion,

L1 : — Le vent vient de l’ouest, on va avoir la pluie, notre pique-nique est fichu !
L3 :  — Non, ici c’est plutôt le vent du sud qui apporte la pluie

Le rejet de l’argument peut entraîner l’ouverture d’une stase de définition et l’ouverture d’une nouvelle question argumentative (sous-débat),

L1 : — Il est très intelligent, il a lu tout Proust en trois jours.
L2 : — L’intelligence n’a rien à voir avec la vitesse de lecture.

L1 : — Ce soir, on mange des nouilles !
L2 : — Encore ! On en a déjà mangé à midi.

L1 : — Oui, et il faut les finir

L’adverbe “ justement” est un indice de la substitution d’un principe inférentiel à un autre, par laquelle les données sont réorientées vers une conclusion opposée (Ducrot et al. 1982), V. Orientation

L2 : — Encore ! C’est anti diététique, on en a déjà mangé à midi.
L1 : — Justement, il faut les finir. On ne doit pas gaspiller la nourriture.

1.4 Réfutation d’un type d’argument par mise en œuvre d’un élément spécifique de son contre-type.

Réfutation standard, mobilisant une des règles critiques (discours contre) associées au type argumentatif : “contre un témoignage” ; “contre une argumentation fondée sur une autorité” ; “contre une définition” ; “contre une induction” ; “contre une affirmation de causalité”, etc.
Par exemple, on sait qu’un témoignage peut être rejeté si l’on montre que le témoin n’était pas en position de voir ce qu’il prétend avoir vu. Cette règle est invoquée dans l’argumentation suivante :

Vous prétendez avoir reconnu Paul. Mais tout cela se passait à la tombée de la nuit et vous étiez en voiture. (Voir exemple Argument§1.1)

Les règles critiques concernant les discours contre peuvent être exploitées sous sa forme d’une réfutation, d’une objection ou d’une concession.

Réfutation par rejet du type argumentatif lui-même
À la différence des précédentes, les réfutations suivantes s’en prennent au type argumentatif lui-même. On soutient alors un discours général, qui rejette a priori toutes les formes d’autorité, d’analogie, etc. (V. exemple Analogie catégorielle §4).

L1 : — Voyez ce qui s’est passé en 1929 !
L2 : — Mais en 29, il y avait un certain Hitler …
L3 : — Oh, vous savez, en histoire, tout est toujours analogue à n’importe quoi…

L2 réfute l’analogie en mobilisant la règle critique sur les différences essentielles.
L3 la réfute en l’englobant dans un refus général de l’analogie.

2. Paradoxes de la réfutation faible protégeant la position attaquée

3. Réfuter ou accepter la réfutation

La réfutation porte sur une proposition soutenue par un autre locuteur. Normalement, le locuteur lui-même peut faire des concessions à propos des thèses qu’il défend actuellement, mais il ne les réfute pas. Il y a des subordonnées concessives, mais pas de subordonnées réfutatives.

Face à l’opposant qui prétend réfuter son discours, le proposant peut réfuter la réfutation ou faire des concessions. Il peut aussi admettre la réfutation. C’est ce qui se passe dans le genre retractatio, où le locuteur remanie une position qu’il avait défendue antérieurement (Gaffiot, Retractatio) ce remaniement pouvant aller jusqu’au rejet de ses anciennes positions, V. Ad hominem.

Réciprocité

Argumentation fondée sur la  RÉCIPROCITÉ

 

Soit un énoncé reliant deux groupes nominaux : “N 1 — Verbe — N2”. Par permutation des actants (conversion), on obtient l’énoncé : “N 2 — Verbe —N1”
La relation établie par le verbe entre les deux actants est symétrique (ou réciproque) si ces deux énoncés sont des paraphrases l’un de l’autre. “A est égal à B” est un verbe symétrique, alors que “A mange B” n’est pas un verbe symétrique, même s’il peut être symétrique dans certains de ses emplois, certains êtres étant autophages.

L’énoncé (a) “le poids des pommes est égal à celui des cerises” et l’énoncé (b) obtenu par permutation des actants “le poids des cerises est égal à celui des pommes” sont logiquement équivalents.
Les énoncés obtenus par permutation des actants ne sont pas nécessairement équivalents. Dans l’énoncé (c) “Pierre regarde le fauve”, le verbe apercevoir lie deux actants, Pierre, sujet, et le fauve, objet. En permutant ces deux actants (conversion) on obtient l’énoncé (d) “le fauve regard Pierre”, où le rôle de sujet est tenu cette fois par le fauve, et celui d’objet par Pierre, et (c) n’est pas équivalent à (d). Les deux énoncés ne disent pas la même chose.

Les prédicats “… est l’ami de …” “… est le frère ou la sœur de …” sont symétriques ; si a a rencontré b, alors b a rencontré a, autrement dit, a et b se sont rencontrés.
La distance du point m au point n est une relation symétrique, mais la durée pour parcourir cette distance ne l’est pas forcément.

Une relation “quasi-logique ?
La relation de réciprocité (symétrie) est considérée comme une relation “quasi-logique” par Perelman & Olbrechts-Tyteca. En mathématique, R est symétrique (réciproque, convertible) si elle lie à la fois a à b et b à ; autrement dit, si R est symétrique, alors “aRb” et “bRa”.
Les exemples précédents montrent que cette relation correspond à des déductions impeccables et banales dans le discours ordinaire. Le principe de réciprocité est inscrit dans le sémantisme des relations considérées et savoir l’appliquer c’est simplement savoir parler sa langue.

2. Principe de réciprocité

Dans les relations humaines, la réciprocité n’est pas un constat de fait, mais un impératif moral de première importance, par lequel se matérialise l’égalité des personnes et des groupes. S’agissant d’actes impliquant deux personnes, le strict principe de réciprocité dit que si A agit de telle manière vis-à-vis de B, alors B fait / doit faire / peut faire la même chose à A.
Positivement, si A a fait un cadeau à B, par exemple, l’a invité à dîner, alors B conclut qu’il doit faire la même chose, c’est-à-dire faire un cadeau à A ou l’inviter.

L’argument du “retour d’ascenseur” dit que si A a procuré à B un avantage décisif, alors B doit faire quelque chose d’équivalent pour A lorsque la situation se présentera : “un bienfait n’est jamais perdu”.

Le principe de réciprocité ne peut être strictement appliqué que  dans la mesure où il s’agit d’actes pour lesquels A et B peuvent traiter d’égal à égal. Il n’a pas de sens lorsqu’il existe entre A et B une inégalité fondamentale : si A fait l’aumône à B, ou si A condamne B à une amende, il n’est pas question pour B d’appliquer mécaniquement la réciproque stricte. Mais dans un roman rose, B peut cependant sauver la vie de A et dans un roman policier se venger de celui qui l’a (fait) condamné(er).

Dans cette limite, l’appel au principe de réciprocité est une ressource applicable à la régulation des interactions sociales : “Je suis poli avec vous, alors soyez poli avec moi”.
Le locuteur se définit lui-même et définit son partenaire comme des membres d’une même catégorie, qui doivent être traités de la même façon, V. Règle de Justice.

3. Réciprocité comme loi du talion

La loi du talion, œil pour œil, dent pour dent, est une règle de “justice” fondée sur la lettre du principe de réciprocité : si A a causé un dommage à B, il est légitime pour B de causer le même dommage à A.

Si ton amoureux déçu t’a défiguré au vitriol, le tribunal t’accorde le droit de le traiter de même.

Dans le domaine des relations internationales, le principe de réciprocité permet aux États d’affirmer leur égalité dans leurs relations, et éventuellement de justifier une mesure de rétorsion,

Si le pays A exige un visa des ressortissants du pays B, il est juste que le pays B exige également un visa des ressortissants du pays A.

La dissuasion nucléaire, qui repose sur la certitude de destruction réciproque, réactualise le principe du talion. Ces formes qui compensent un dommage par un dommage sont apparentées à l’argument “Toi aussi !”.

4. Réciprocité comme principe de morale naturelle

Elle s’énonce par les maximes :

Faites aux autres ce que vous voudriez qu’ils vous fassent,
Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’ils vous fassent.

Sous la forme “ne faites pas aux autres ce que vous n’auriez pas voulu qu’ils vous fassent”, ce second principe s’oppose à la loi du talion.

Raisonnement par défaut

RAISONNEMENT PAR DÉFAUT

 

Les recherches en intelligence artificielle ont développé l’étude formelle de l’argumentation comme raisonnement par défaut ou raisonnement révisable, du point de vue logique et du point de vue épistémologique.

1. Raisonnement par défaut

Du point de vue logique, le raisonnement révisable est étudié dans le cadre des logiques dites non monotones. À la différence des logiques classiques (ou “monotones”), elles admettent la possibilité qu’une conclusion soit déductible d’un ensemble de prémisses {P1} et ne le soit pas de {P1} augmenté de nouvelles prémisses. En termes de révision des croyances, il s’agit de formaliser l’idée simple qu’un apport nouveau d’information peut amener à réviser une croyance déduite d’un premier ensemble restreint de données.
Du point de vue épistémologique, la théorie du “defeasable reasoning” (Koons 2005) porte sur des croyances permettant des inférences qui admettent des exceptions. Defeasable se traduit par “révisable”, “susceptible d’être invalidé”. L’inférence révisable s’oppose à l’inférence nécessairement (apodictiquement) vraie de la logique classique.

Sur la base de la régularité “les oiseaux volent”, l’inférence révisable considère que 1) l’inférence suivante est valide :

Pioupiou est un oiseau, donc Pioupiou vole

et que 2) cette régularité admet des exceptions.

Les sphéniciformes, autrement appelés manchots, sont des oiseaux, pourtant ils ne volent pas. Si l’on sait que Pioupiou est un oiseau et rien d’autre on ne peut donc, en logique classique, rien conclure sur le fait qu’il vole ou non. La théorie du raisonnement révisable fait ce que fait le raisonnement ordinaire, et admet la conclusion “Pioupiou vole”, à défaut d’information permettant de penser que Pioupiou est un manchot.

Les oiseaux est alors lu “la plupart des oiseaux” ; la possibilité d’exceptions, est notée par la présence d’un modal :

Pioupiou est un oiseau, donc, normalement il vole.

La prémisse étaye la conclusion, mais il est possible que cette prémisse soit vraie et que la conclusion soit fausse. Une conclusion tirée des connaissances disponibles au moment T0 peut être légitime et ne plus l’être en T1 si entre-temps nos connaissances se sont accrues et précisées.

La présence d’une exception touche d’autres raisonnements portant sur des phénomènes liés au fait de voler ou de ne pas voler. Par exemple, on sait que :

(1) Les oiseaux volent
(2) Pioupiou est un oiseau
(3) Les oiseaux ont les muscles des ailes très développés
(4) Donc Pioupiou a les muscles des ailes très développés

Mais qu’en est-il si Pioupiou ne vole pas ? Il y a un lien entre la capacité de voler et le fait d’avoir les muscles des ailes très développés. Puisque d’après (5), “Pioupiou ne vole pas”, on doit donc suspendre l’inférence vers “Pioupiou a les muscles des ailes très développés”.
En d’autres termes, la conclusion “il a les muscles des ailes très développés” est déductible non pas de “Pioupiou est un oiseau” mais “Pioupiou est un oiseau qui vole”.

Non interrogatif de fin de phrase et l’adverbe a priori sont des indicateurs linguistiques de l’affirmation par défaut :

Il est étudiant de l’Université Paris XX, donc il s’inscrit en thèse à Paris XX, non?
— donc il s’inscrit en thèse à Paris XX, non?
— donc a priori, il s’inscrit en thèse à Paris XX.

Pioupiou est un oiseau,
— donc il vole, non?

— donc a priori il vole.

2. Conditions de réfutabilité du raisonnement par défaut

On distingue deux types de conditions de réfutabilité (defeasability) d’une conclusion C affirmée dans le cadre d’un raisonnement défaisable.

— Il existe de bons arguments (rebutting defeater Koons 2005) pour une conclusion incompatible avec C. Par exemple, si on sait que Pioupiou est un oiseau en peluche, alors on sait qu’il ne peut pas voler.

— Il existe de bonnes raisons de penser que la loi de passage invoquée habituellement dans l’argumentation ne s’applique pas au cas envisagé (undercutting defeaters, ibid.). Par exemple, si l’on sait que l’univers du discours porte sur la faune Antarctique, alors on a de bonnes raisons de suspendre l’inférence.

3. Schématisation de l’inférence par défaut

L’inférence révisable est schématisée comme une règle par défaut [default rule] :

Si Tweety est un oiseau,
en l’absence d’information selon laquelle Tweety est un manchot,
il est légitime de conclure que Tweety vole.

Ce raisonnement est noté et représenté comme suit :

Tweety est un oiseau : tweety n’est pas un manchot
————
Tweety vole

ζ : η
——
θ

ζ : prérequis :          on sait que ζ
η
: justification :    η est compatible avec l’information disponible
θ : conclusion :       Tweety vole   

Cette schématisation exploite les mêmes intuitions et les mêmes concepts que ceux mis en jeu dans le schéma de Toulmin, que l’on peut écrire de la même manière :

D (Donnée, Data) : R (Réfutation, Rebuttal)
————
C (Conclusion, Claim)

D, Donnée : on sait que D, Pioupiou est un oiseau
R, Condition de Réfutation : on n’a pas d’information permettant de penser que la réfutation possible est effectivement vraie, autrement dit que Pioupiou est une exception à la règle selon laquelle les oiseaux volent, c’est-à-dire que Pioupiou est un manchot
C, Conclusion ; Jusqu’à plus ample information, C peut être acceptée et prise comme hypothèse de travail.

Gabbay & Woods (2003) développent une théorie du raisonnement pratique combinant théorie de la pertinence et raisonnement par défaut.

4. Clarification, raisonnement révisable, argumentation

Les modèles de raisonnement révisable s’appliquent dans des situations où l’information fait défaut. Ces situations sont bien distinctes de celles où l’information est suffisante, mais inégalement répartie entre les participants. Il s’agit alors de clarification, d’explication et d’élimination des malentendus, après quoi la conclusion est supposée s’imposer à tous.

Comme le modèle de Toulmin, la théorie du raisonnement révisable fonctionne sur des domaines de connaissance normalisés, où les données et les règles sont connues et admises de tous, en particulier les conditions de réfutation.

D’une façon générale, en situation d’argumentation, non seulement l’information importante peut faire défaut, mais les conditions de confirmation et de réfutation ne sont pas forcément bien définies et la question elle-même peut être négociable.

Tout cela est dû au fait que l’argumentation est non seulement un mode de raisonnement, mais une activité intersubjective de raisonnement. Les données comme les règles utilisées par chaque partie sont marquées par leurs propres intérêts, valeurs et émotions. Il s’ensuit qu’il est délicat d’éliminer totalement une position ; en excluant la position, on exclut de fait la personne.


 

Raisonnement à deux termes

RAISONNEMENT À DEUX TERMES

On regroupe sous cet intitulé le raisonnement transductif de Piaget et de Grize, et le raisonnement à deux termes de Gardet & Anawati.

1. Raisonnement transductif

La notion de raisonnement transductif a été élaborée par Piaget ([1924], p. 185) dans le cadre de l’analyse du développement de l’intelligence de l’enfant, où le raisonnement transductif est défini comme un mode de pensée prélogique et intuitif du jeune enfant. C’est un raisonnement qui passe directement d’un individu ou d’un fait particulier à un autre individu ou un autre fait particulier, sans l’intermédiaire d’une loi générale.
D’après Grize, « le jeune enfant qui dit “Ce n’est pas l’après-midi parce qu’il n’y a pas eu de sieste” s’appuie sur son expérience quotidienne qui fait de la sieste un ingrédient de l’après-midi », procède par transduction (1996, p. 107), c’est-à-dire sans intervention d’un principe général sous-jacent de la forme “qui dit après-midi dit sieste”, “nous sommes dans l’après-midi seulement s’il y a eu sieste”.
L’association transductive “sieste = après-midi” donne, par application du topos des contraires : “pas sieste = pas après-midi”. Dans le langage de la logique naturelle, le terme sieste est « un ingrédient » du faisceau lié au terme après-midi, En pratique, tout se passe comme si “ faire la sieste” était un trait essentiel définitoire de “après-midi”.
Grize observe que les adultes utilisent aussi ce type de raisonnement :

Lorsque nous disons que nous nous sommes arrêtés au feu parce qu’il était au rouge, […] notre pensée ne passe pas par l’intermédiaire d’une loi générale du genre : “tout feu de la circulation de couleur rouge implique arrêt.” (Ibid.)

Il n’y a peut-être là qu’un pur réflexe associatif, stimulus-réponse. Toutefois l’adulte n’applique pas la négation comme l’enfant : “ce n’est pas un feu rouge puisque je ne me suis pas arrêté”. On raconte cependant qu’un automobiliste profondément imprégné du respect dû au Code de la route refusait de croire qu’il avait été heurté de plein fouet par un autre véhicule parce que la rue où il circulait était en sens unique, soit :

je n’ai pas été heurté de plein fouet par un autre véhicule puisque la rue est en sens interdit

— Ce qui n’est pas une réaction insensée : un immeuble a pu s’effondrer, quelque chose a pu tomber de l’étage.

2. Raisonnement à deux termes

Dans un cadre très différent, Gardet et Anawati parlent d’un « raisonnement à deux termes » caractéristique « [d’] un rythme de pensée proprement sémitique que le génie de l’arabe a su utiliser avec un rare bonheur » (Gardet et Anawati [1967], p. 89), et qui semble être de même nature que le raisonnement transductif.

La logique “dialectique”, connaturelle au génie arabe, s’organise selon des modes de raisonnement à deux termes qui procèdent du singulier au singulier, par affirmation ou négation, sans moyen terme universel. Faut-il dire, comme on l’a fait parfois, que ce dernier, non explicitement saisi, n’en est pas moins explicite dans l’esprit qui raisonne ? Nous ne le croyons pas. Sans doute, on peut “traduire” en syllogisme à trois termes un raisonnement à deux termes […]. Mais dans le mécanisme logique de la pensée, c’est bien de la mise en regard, par opposition, similitude ou inclusion, des deux termes du raisonnement qui donne à la “preuve” valeur de conviction. Le moyen terme universel n’est point présent dans l’esprit, même sous mode implicite. Il ne s’agit pas d’établir une preuve discursive, mais de promouvoir une évidence de certitude. (Bouamrane, Gardet 1984, p. 75)

Dans cette tradition, le théologien et logicien al-Sumnânî a distingué différents procédés rationnels (types d’arguments), relevant du raisonnement à deux termes. Il s’agit :

de constatations, puis d’un mouvement de l’esprit qui opère soit par élimination, soit par analogie du semblable au contraire ou du semblable au semblable. Il s’agit toujours de passer du fait “présent”, du “témoin” (shâhid) [l’argument, CP], à l’absent, (gha’ib) [la conclusion, CP]. Aucune recherche abstractive d’un principe universel. (Gardet, Anawati [1948], p. 365-367).

En l’absence d’informations supplémentaires, on peut comprendre que le raisonnement est uniquement fondé sur la catégorisation, combinée à la négation : ceci est / n’est pas dans la même classe que cela.


 

Question rhétorique

QUESTION RHÉTORIQUE

L’interrogation dite rhétorique est une forme de monologisation de la question argumentative. Dans un cadre politique, elle renforce le consensus qu’elle présuppose, et lance un « défi » (Fontanier) aux éventuels opposants, à qui, par ailleurs, elle ne laisse pas la possibilité de se faire entendre.

Dans leurs fonctions habituelles, les questions sont posées principalement
— Pour rechercher des informations auprès de l’interlocuteur : Quelle heure est-il ?.
— Pour solliciter directement son action : Pourriez-vous me passer le sel ?
— Les questions d’examen vérifient que l’interlocuteur connaît la réponse : Quelle est la date de la chute du mur de Berlin ?
— L’enquêteur pose de telles questions : Avez-vous rencontré Untel le jour d’avant ? afin de recouper ses informations : il  connaît la réponse, feint de ne pas la connaître.

Une transposition monologale de la question argumentative

La question rhétorique est une fausse mise en question d’un consensus qu’on travaille à renforcer. C’est une des trois formes de transposition monologale de la question argumentative, l’interrogatio, V. Question argumentative, §5. Alors que la question posée sur le mode de la subjection ouvre une séquence argumentative substantielle justifiant sa réponse à la question argumentative ; par l’interrogation rhétorique, le locuteur prend possession de la question argumentative et la “désambiguïse”, au sens argumentatif du terme, en lui imposant une réponse présentée comme consensuelle.

Un défi aux opposants

Selon Fontanier [1], l’interrogation “figurée” (ou i. rhétorique) consiste à

Prendre le tour interrogatif non pas pour marquer un doute et provoquer une réponse mais pour indiquer, au contraire, la plus grande persuasion, et défier ceux à qui l’on parle de pouvoir nier ou même répondre.  (P. 368) [1]
Mais avec une singularité frappante, c’est qu’avec la négation elle affirme, et que sans négation, elle nie. (Id. P. 369)

La question rhétorique permet à l’orateur de faire coup double, face à un auditoire partagé entre, d’une part, ceux qui partagent cette “plus grande persuasion” de l’orateur et, d’autre part, des opposants, qu’il s’agit de museler.
Considérons un meeting politique de soutien au candidat X, en compétition électorale avec Y. L’orateur O parle sur la base d’un consensus : il soutient X, et postule que son public soutient X.

(i) O X est-il un meilleur candidat que Y ?
Réponse provoquée / attendue : Oui !  X est ovationné et Y hué.

Hors contexte, la question (i) admet les réponses oui/non. Ici, sur la base du consensus présupposé, cette réponse est Oui !
Formellement, la question semble mettre en débat ce consensus, “X est un meilleur candidat que Y”, en laissant ouverte la possibilité que Y soit un meilleur candidat que X. O feint de vouloir relancer un débat qui est clos pour l’assistance. La question rhétorique titille l’assistance.

(ii) O      — X n’est-il pas un meilleur candidat que Y ?
Réponse provoquée / attendue : Si !  X est ovationné et Y hué.

Hors contexte, la question de O admet les réponses oui! – si !/non. Du fait du consensus établi, cette réponse est Si !
Dans son emploi standard, l’interronégative “X n’est-il pas M” présuppose que “X est M”, alors que quelque élément du contexte pourrait laisser penser le contraire [2].
En fait, la structure de l’énoncé reproduit en miroir celle de l’assistance : consensus présupposé et possibilité d’opposant dans l’assistance.

Des questions “sur- chargées”

La question rhétorique est d’abord une question radicalement orientée par son contexte, mais elle peut en outre porter la même orientation dans son expression même. Elle peut cumuler différents modes et degrés de rhétoricité, selon le type de contrainte mis en œuvre pour influencer la réponse.

(iii) Un tel individu pourrait-il faire un meilleur président que notre candidat ?

L’orientation est donnée par le terme orienté individu. Elle peut être renforcée de toute une argumentation :

(iv) Alors maintenant, Y, ce candidat de dernière minute. Peut-on prendre au sérieux un candidat qui a l’air de ne pas trop savoir s’il est candidat ?

Le consensus affiché est contre Y. Face à un interlocuteur ou à un public qui ne partage pas les orientations du locuteur, la question rhétorique prend une allure de défi. Il serait tout de même embarrassant de répondre “Oui !” à la question, dans la mesure où il est facile d’interpréter ce oui à la lettre pour en faire une approbation donnée à “Je soutiens un candidat qui a l’air de ne pas savoir s’il est candidat”.

Il reste à l’opposant la ressource de la protestation explicite. Pour cela, il doit remonter la pente, c’est-à-dire réfuter le reproche d’indécision fait à Y, et, pour cela, exposer ses raisons positives de le soutenir. Il doit donc contredire l’orateur, c’est-à-dire, le cas échéant, briser l’atmosphère empathique créée par la préférence pour l’accord, et assumer la polémique, comme dans le cas de rejet du présupposé.
Dans une conversation, tout cela peut se faire dès le prochain tour de parole. Mais dans une interaction publique institutionnellement réglée, il doit attendre qu’on lui donne la parole, et justement, on ne la lui donne pas. La question rhétorique est une façon d’imposer le silence à l’interlocuteur rebelle, et d’inférer de ce silence que tout le monde partage l’orientation du locuteur.

Cette manœuvre rappelle celle qui est utilisée dans l’argument sur l’ignorance §1.1. Par ailleurs, la difficulté dans laquelle est mis l’opposant face à une question rhétorique est du même ordre que la difficulté de celui qui veut réfuter une métaphore, §4 ; mais les métaphores sont plus faciles à rejeter que les questions rhétoriques.


[1] Pierre Fontanier,
— (1977 [1827]), Traité général des figures du discours autres que les tropes.
— (1977 [1831]), Manuel classique pour l’étude des tropes ou Elémens de la science des mots.
Textes réunis dans Les Figures du discours. Introduction par G. Genette, Paris, Flammarion.


 

Question délibérative

QUESTION DÉLIBÉRATIVE

En linguistique, les questions délibératives sont définies comme des questions n’exprimant pas une demande d’information mais une demande de conseil. C’est une forme de dubitatio, V. Question argumentative, §2.2.3.

D’un point de vue pragmatique, ces questions semblent véhiculer un acte de délibération, c’est-à-dire l’expression d’une réflexion sur le bien-fondé d’une action. […] Certaines langues disposent d’une forme spécifique pour exprimer cet acte. C’est le cas du grec et de son subjonctif dit délibératif. (Faure 2012, p. 4)

L1 : — Que dois-je faire ?
L2 : — Partir ! / Pars ! (D’après id., p. 3)

Lorsqu’elle est posée à soi-même, la question délibérative introduit un débat intérieur destiné à produire une décision dans une situation ouverte par exemple (d’après Douglas 2013, p. 124-125) :

Dois-je aller au concert ? Comment vais-je m’habiller ?

Ces questions ont été étudiées en philosophie du langage par Wheatly (1955).

La question délibérative correspond à la figure de dubitatio ; la question argumentative qui l’oriente est formatée comme une question ouverte à laquelle le locuteur construit une réponse en temps réel, au théâtre sous la forme d’un monologue intérieur polyphonique à haute voix.

Rien n’empêche d’utiliser également l’expression “question délibérative” pour désigner une question argumentative délibérative débattue non plus sous la forme du monologue intérieur mais dans un dialogue impliquant plusieurs participants.


 

Question chargée

QUESTION CHARGÉE

Une question est dite chargée si elle contient plusieurs jugements, que le locuteur présente comme allant de soi. Cette opération qui peut être une manœuvre pour rendre leur contestation plus difficile.

Une fallacie dialectique

Le problème des questions chargées (questions pièges ou questions multiples) [1] est examiné par Aristote dans le cadre de l’échange dialectique, où le travail intellectuel est divisé entre un Répondant et un Questionneur. Dans ce cadre, une question est dite chargée si, en la posant, le questionneur « réunit plusieurs questions en une seule » (R. S., 167b35 ; p. 22).

Les questions chargées sont des questions contenant des implicites qu’elles tentent de faire ratifier subrepticement par l’interlocuteur  :

L1 : — Vous devriez vous interroger sur les raisons de l’échec de votre politique.
L2 : — Mais notre politique n’a pas échoué !

L2 rejette le présupposé de L1 votre politique a échoué”.

L’imposition d’un jugement présupposé est contraire au principe logique et dialectique qui veut qu’un énoncé exprime un seul jugement. Si un énoncé contient plusieurs jugements, notamment à titre de présupposés, il ne peut pas être accepté ou refusé tel quel, autrement dit, il est fallacieux,
Pour être évaluable, il doit être décomposé en une conjonction de propositions exprimant chacune un seul jugement, et chacun de ces jugements doit être examiné et ratifié ou rejeté séparément.
L1 ne pourrait donc poser à L2 la question “Pourquoi P ?” que si L1 et L2 sont d’accord sur l’existence  factuelle de P.
Dans une perspective perelmanienne, la question des présupposés devrait être réglée dans le cadre des accords préalables, V. Conditions de discussion.

Un jeu de langage ordinaire

Dans la langue ordinaire, tous les énoncés sont plus ou moins chargés, en premier lieu du fait de leur orientation. Il est toujours possible d’extraire des présupposés et, d’une façon générale, des sous-entendus, pour les reprocher à l’interlocuteur. Soit une discussion entre un particulier mécontent et son banquier habituel qui lui a proposé un crédit à un taux peu avantageux.

L11 : — Je suis allé à la banque dans la rue en face de chez moi, et ils m’ont immédiatement proposé un prêt à un taux inférieur à celui que vous-même m’aviez proposé.
L2 : — C’est parce qu’ils voulaient vous avoir comme client.
L12 : — Parce que vous, vous ne voulez pas me conserver comme client ?

L12 impute à L2, ou reconstruit à partir de son intervention, un sous-entendu que L2 refuse certainement mais qui lui montre néanmoins que sa justification est contestable.

La question des présupposés touche toute l’organisation de l’interaction

L1 effectue un virement d’argent liquide auprès de son banquier. La transaction en est au stade de préclôture. L1 demande :

L1 : — (Vous ne donnez) pas de reçu ?

La forme interro-négative active un présupposé situationnel, inscrit dans le script de la transaction “faire un dépôt d’argent liquide à sa banque”. Ici, le banquier n’a pas l’air de penser au reçu, et L1 s’en inquiète. Son intervention peut être décompressée en quatre énoncés :

Habituellement, quand on dépose de l’argent à la banque, on reçoit un reçu
Je vous ai fait un dépôt
Vous ne m’avez pas donné de reçu
Donnez-moi un reçu !

Cette question surchargée n’a évidemment rien de fallacieux.  Les énoncés informatifs sont également chargés de présupposés :

L1 : — Il est 8h  (introduit le thème de l’heure qu’il est)
L2 : — Pourquoi tu me dis ça?

L’énoncé informatif apparemment très élémentaire L1 présuppose néanmoins que l’information qu’il donne est pertinente pour l’interlocuteur, dans la situation présente. Il est au moins chargé de ce présupposé. On ne dit pas “il est 8h sans une telle intention, à moins d’être une horloge parlante.

Les questions et les affirmations du langage ordinaire sont chargées, et ce fait sémantique est une des conditions d’exercice du langage ordinaire, V. Orientation ; Biais.


[1] Lat. fallacia quæstionis multiplicis. Ang. loaded questions, many questions.


 

Question argumentative

QUESTION ARGUMENTATIVE

La théorie des questions argumentatives est le premier chapitre de la théorie de l’argumentation. La détermination de la question argumentative à laquelle on a affaire est la première étape de l’analyse de l’argumentation.

1. Le jeu “Question => RéponseS » en dialogue

La notion de question argumentative a son origine dans la notion de stase, développée par la rhétorique argumentative sur le cas de l’interaction judiciaire.

Une question argumentative est produite au point où des discours, écrits ou oraux, se développant sur un même thème, divergent du point de vue même des locuteurs, qui sortent du procès collaboratif de co-construction du discours et de l’action, V. Désaccord. Lorsqu’elle est ratifiée et thématisée, cette divergence produit une question, un problème, un point controversé.
En conséquence, l’argumentation est vue comme un mode de construction des réponses à une question recevant des réponses également sensées mais incompatibles et se trouvant ainsi à la source d’un conflit discursif.

Ce processus de mise en question (problématisation) d’un thème discursif est une condition nécessaire au déroulement d’une argumentation. Il définit un état d’argumentation avant les arguments (segments discursifs en support d’une conclusion).

L’existence d’une telle question est à l’origine des paradoxes de l’argumentation.

1.1 Proposer, s’opposer, douter : la question argumentative

L’exemple suivant, construit autour de la question récurrente “Faut-il légaliser la drogue ?” permet de montrer schématiquement comment, à partir de la question, se distribuent les rôles argumentatifs, sur les trois actes argumentatifs fondamentaux, proposer, s’opposer, douter et s’interroger, V. Rôles argumentatifs

— Proposer
En Syldavie, “le commerce, la possession et la consommation de la drogue sont interdits”. Cet énoncé correspond à l’état de la législation, et est en principe conforme à l’opinion dominante, à la “doxa”. Il existe un autre discours orienté vers une proposition opposée à cette prohibition :

P : — Légalisons la consommation de certains de ces produits, par exemple le haschich ! Qui n’a jamais fumé son petit joint? ça fait du bien, c’est thérapeutique !

Le locuteur P prend le rôle argumentatif de proposant. Le proposant a l’initiative ; dans les futurs débats où il devra supporter la charge de la preuve, on lui donnera d’abord la parole.
Sa proposition est nécessairement accompagnée d’une forme d’argumentation, ici une forme de minimisation et une recatégorisation (ironique ou provocatrice) du haschich comme un médicament.
Les locuteurs alignés sur cette proposition sont ses alliés dans ce rôle.

— S’opposer
Un autre discours rejette cette proposition :

O : — C’est absurde ! Qu’est-ce qui faut pas entendre maintenant !!

À ce stade l’opposant peut se contenter de mépriser la proposition. Le locuteur O prend le rôle argumentatif d’opposant, et trouve également des alliés dans ce rôle.

— Douter et (s’)interroger : la question argumentative
Certains locuteurs ne s’alignent pas sur l’un ou l’autre de ces discours ; ils se trouvent dans la position de tiers, transformant ainsi la confrontation en question argumentative

T : — On ne sait plus qu’en penser. Faut-il maintenir l’interdit sur tous ces produits ?

Schématiquement :

Proposition VS Opposition => Question argumentative (QA)

La représentation équivalente suivante permet de visualiser l’asymétrie des discours, le proposant supportant la charge de la preuve. Cette asymétrie peut s’inverser, si, sur un site argumentatif, la charge de la preuve est transférée à l’opposant.

Sur la genèse de la question :  désaccordstase.

1.2 Échanges en situation argumentative

Dans une situation argumentative stabilisée, les interventions des participants sont globalement co-orientées avec :
Les argumentations confirmatives apportant des arguments positifs en faveur de leur position.
Les argumentations réfutatives rejetant les arguments de la partie adverse,
V. Schéma de Toulmin.

Le proposant doit assumer la charge de la preuve, et pour cela renforcer ses arguments en faveur de la nouveauté qu’il préconise :

Question argumentative : — Faut-il légaliser l’usage du haschich ?
Réponse — Conclusion du proposant : — Oui! Légalisons le haschich !
Arguments du proposant : — Le haschich n’est pas plus dangereux que l’alcool ou les anxiolytiques ; or l’alcool n’est pas interdit, et les anxiolytiques font même l’objet de prescriptions médicales. La légalisation réduira les maffias et la clandestinité qui alimente les fantasmes autour de la drogue
Réfutation de l’opposant : Et il faudrait quand même que vous réalisiez que votre régime de pénalisation à tout va favorise en fait les développements du marché de la drogue.

— Quant à l’opposant, il doit montrer que le discours du proposant est intenable. D’une part, il réfute les arguments du proposant (il détruit le discours de proposition), d’autre part, il contre-argumente en faveur d’une autre position, par exemple, le status quo :

Question argumentative : — Faut-il légaliser l’usage du haschich ?
Réponse — Conclusion de l’opposant – Certainement pas ! Rejetons cette proposition inepte!
Réfutation de la proposition – Quant à l’alcool, il fait partie de notre culture, pas le haschish. Et si on légalise le haschich, il faudra vite tout légaliser  (V. Pente glissante). En Sidonie, ils ont essayé de légaliser la drogue, et l’expérience a échoué. Nous en avons assez de ces expérimentations sociales nuisibles à notre jeunesse.
Arguments de l’opposant en faveur du status quo :  Nos lois fonctionnent et permettent aux honnêtes gens de vivre en paix. La situation est sous contrôle. Moi, je pencherai pour une application sans faiblesse de la législation en cours, et, le cas échéant, pour son renforcement. Il n’y a pas de solution indolore.

On voit que la doxa, qui normalement “va sans dire” doit maintenant se justifier.

Le discours de l’opposant se schématise selon les mêmes principes que celui de l’opposant. Cependant le proposant présente une argumentation délibérative, projective ; l’argumentation de l’opposant est justificative en faveur du maintient de l’existant; mais elle peut aussi faire une proposition différente relevant du même domaine : l’urgence c’est de soigner les malades.

La question étant stabilisée, chacun des deux partenaires argumentent pro et contra (on admet que D2 plaide a minima pour le maintien d’une politique répressive

Cette présentation symétrique de D1 et D2 correspond à un moment d’équilibre (isosthénie) des deux discours en présence.
Cet équilibre est rompu lorsqu’on passe sur un site donné, où la charge de la preuve pèse sur l’un ou l’autre discours.

1.3 La conclusion comme réponse à la question argumentative

La syntagmatique d’un discours argumentatif monologal supportant une prise de position peut se représenter comme suit :

Une question argumentative matérialise un conflit discursit ratifié. L’argumentation est vue comme une manière de construire des réponses sensées, bien construites mais incompatibles à de telles questions.
— La question trouve sa réponse dans la conclusion de l’argumentation
— L’argumentation est un mode de construction d’une réponse à une question argumentative.

1.4 Question argumentative et question informative

Les questions argumentatives sont bien distinctes des questions informatives. Les réponses aux questions informatives sont couramment directes et satisfaisantes pour l’interlocuteur, dans la limite de ce que peut savoir le répondeur :

 S0       — Et dans quel hôtel êtes-vous ?
 S1       — Au Grand Beach Hôtel, comme d’habitude.
 S0_1   — Très bien ! Vous faites quelque chose ce soir ?

Les questions argumentatives utilisées comme telles n’admettent pas ce genre de réponse (sauf dans les sondages d’opinion) :

S0       — Est-ce que la lutte contre le terrorisme autorise les limitations de la liberté d’expression ?
 S1       — Oui.
S0_1   — Ah très bien. Question suivante.

1.5 Phénomènes caractéristiques du discours argumentatif

Contagion argumentative
Ce principe pose que, dans une situation argumentative, tous les actes sémiotiques produits par les participants sont interprétables en termes d’argumentation, c’est-à-dire sont 1) des soutiens de leurs positions respectives ; 2) des réfutations de celle à laquelle ils s’opposent ; ou 3) des concessions faites à l’autre partie.

Maximisation / minimisation argumentative
Les participants maximisent l’argumentativité de leur propre discours et minimisent l’argumentativité du discours de leurs opposants :Si c’est tout ce que vous avez à nous opposer / proposer, je pense que la discussion est close.”

Sorties de la situation argumentative
La question argumentative est par nature ouverte, dans la mesure où une certaine validité est reconnue aux interventions pour et contre qu’elle recouvre.
S’il est parfois possible de la clore, parce qu’une réponse s’impose à une autre, à d’autres moments, s’il subsiste un certain doute lié à la conclusion retenu et à la décision prise, elle peut être rouverte.
La réponse ne peut être totalement séparée de la question et du contre-discours qu’elle a produit. Imposer au jeu argumentatif une fin avec un perdant et un gagnant, délégitimer la survie du doute dans l’échange, c’est rendre l’argumentation non révisable, V. Règles.

La clôture dépend de la nature de la question, de la qualité des arguments et de l’existence d’une instance de décision, c’est-à-dire du cadre socio-institutionnel dans lequel la question est traitée. En fonction de ces paramètres il est parfois possible de clore la question, une réponse, définitive ou provisoire, s’imposant ou étant imposée aux participants
Le fait qu’une question soit tranchée sur un site institutionnel n’entraîne pas qu’elle le soit sur tous les autres sites où peuvent continuer à se rencontrer les participants.

Une réponse est plus ou moins stable ; elle n’est pas totalement détachable de la question et de l’ensemble des discours “pro-” et “contra-” qui l’ont engendrée. Le principe “fire and forget”, « tire et oublie” ne s’applique pas.

Question et positions sont des objets de discours 
Les positions exprimées dans la séquence d’ouverture et définissant la question peuvent être modifiées au cours de l’échange, et lors de la décision qui n’est que partiellement conditionnée par l’argumentation ui
La question argumentative et les réponses qui lui sont associées (positions argumentatives, conclusions) sont des objets de discours tout aussi malléables que les autres. La décision peut ne pas avoir grand’chose à voir avec l’une ou l’autre des positions initiales.

Effets de la double contrainte sur l’argumentation des parties
L’argumentation se construit sous une double contrainte, elle est orientée par une question, et elle est soumise à la pression d’un contre-discours. Des phénomènes macro discursifs caractérisent cette situation :
— Bipolarisation des discours : Les locuteurs intéressés sont attirés dans le champ de parole structuré par la question. Ils s’identifient aux argumentateurs en vedette, normalisent leur langage et l’alignent sur l’un ou l’autre des discours en présence ; symétriquement, ils excluent les tenants du discours opposé (nous vs eux).
— Répétition et figement : sémantisation argumentative des discours confrontés, production d’antinomies, tendance à la stéréotypisation, congélation des arguments en argumentaires ou scripts prêts à énoncer.
— Apparition de mécanismes de résistance à la réfutation : présentation des argumentations sous forme d’énoncés auto-argumentés, mimant l’analyticité, V. Auto-argumentation.

Question et pertinence
La question fonctionne comme principe de pertinence pour les contributions argumentatives :— Pertinence des arguments pour la conclusion.
— Pertinence de la conclusion comme réponse à la question.
— Pertinence de la question elle-même : la question peut être elle-même “mise en question”, et être contestée comme mal posée, biaisée, ou secondaire par rapport à des questions “plus profondes”.

Changements d’opinion comme changement de rôle
Au cours de l’échange, et non seulement à son terme, les participants peuvent réaliser un quatrième type d’acte, peut-être le plus complexe : changer d’avis et de langage, c’est-à-dire changer de rôle argumentatif.

2. Le jeu “Question => RéponseS” en monologue

L’approche précédente de l’argumentation est opératoire en monologue comme dans les interactions.

2.1 Monologue ne donnant pas la parole au contre-discours

L’argumentation peut être monologale monologique c’est-à-dire exclusivement orientée vers la construction d’une conclusion, sans référence aux objections qu’on pourrait lui adresser, c’est-àdire sans faire entendre la voix du “challenger” (V. Modèle de Toulmin). Une telle argumentation n’en est pas moins conditionnée par l’existence d’un contexte de discussion polyphonique. Il faut alors rechercher dans l’environnement de ce discours s’il existe des interventions répondant au même genre de question argumentative. Selon le “postulat structuraliste”, le plaidoyer en faveur de P est mieux compris si on le met en relation avec la question qui l’organise et les réponses qui sont apportées à cette question ailleurs et par d’autres.

2.2 Monologue argumentatif mettant en scène la question

Dans l’argumentation monologale dialogique le locuteur met en scène les discours développés autour de la même question, et les attribue à des figures reconstruites des participants réels ou potentiels à la même discussion, V. Réfutation; Destruction. En prenant seul en charge le jeu question-réponse, l’énonciateur transforme le dialogue en monologue.
Ce phagocytage de la parole des autres, opposants ou tiers, lui permet de s’avancer sous diverses figures, en redistribuant à sa guise les rôles argumentatifs de proposant, d’opposant, et de tiers. En conséquence, l’affirmation est introduite sous un voile de participation des opposants et des tiers.

Les différentes stratégies de monologisation de la question sont identifiées dans la rhétorique ancienne comme des figures de phrase, selon trois modalités :
— Le locuteur considère que la question a une réponse évidente, ne nécessitant pas d’argumentation
— Le locuteur apporte une réponse argumentée à la question.
— Le locuteur laisse apparaitre ses doutes et modalise sa réponse.

(1) Le locuteur considère que la question a une réponse évidente, ne nécessitant pas d’argumentation : Question rhétorique (interrogatio[1])

(2) Le locuteur apporte une réponse argumentée et catégorique à la question (subjectio [2])

La question est suivie de son traitement argumentatif qui aboutit à une seule réponse. Le discours tend vers la clarification et l’explication; le locuteur est le seul maître de l’espace argumentatif, les contre-discours possibles sont mentionnés et réfutés. C’est cette construction argumentative de la réponse qui fait la différence avec la question rhétorique.

Le locuteur prend la position de l’enquêteur ou du professeur qui pose la bonne question et la résout objectivement. L’interlocuteur est mis en position d’assumer la question directrice et le traitement proposé pour les réponses, qui sont avancées selon une logique de co-construction pédagogique.

Voici la situation, voici les données et voici la question. On peut penser à trois réponses différentes… La solution (a) est une variante de la solution (b), comme nous allons le montrer. Pour telle et telle bonne raison, la solution (c) doit être préférée à la solution (b). Donc, la bonne réponse est (c).

Les exposés scientifiques utilisent cette stratégie de présentation. Pendant la séance de discussion, les auditeurs sont invités à re-dialectiser le monologue, par exemple en exprimant différemment la solution proposée, en inversant l’évaluation de (c) par rapport à (b) ou en proposant une nouvelle solution (d).

(3) Le locuteur laisse apparaître ses doutes, modalise sa réponse et laisse ouverte la question (dubitatio) [3])

La question est présentée comme une question ouverte, à laquelle le locuteur tente d’apporter une réponse en temps réel. Le locuteur se donne la place du tiers, de l’ignorant qui doute et qui soumet la question à l’auditoire. Par une forme d’inversion des rôles, l’interlocuteur est placé dans la position haute de l’auxiliaire ou du conseiller (Lausberg [1960], § 766 sq.).

Ces trois formes de monologisation de la situation argumentative jouent sur la préférence pour l’accord. Le locuteur prévient la parole de l’interlocuteur pour la canaliser ou pour se l’approprier, via un repositionnement de la question.


[1] Lat. interrogatio, “interrogation rhétorique, interrogation” (Gaffiot, Interrogatio).

[2] Lat. subjectio, « action de mettre sous, devant » (Ibid., Subjectio)

[3 Lat. dubitatio, “examen dubitatif, hésitation”