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Proportion – Rapport

Lat. proportio, “rapport ; analogie” ; traduit le grec analogia [ἀναλογία], “1. Proportion mathématique 2. Correspondance, analogie” (Bailly ἀναλογία)

1. Analogie de proportion

La notion de proportion est définie comme une analogie portant non pas entre des individus mais sur des relations entre deux rapports, V. Analogie catégorielle; Analogie structurelle.

Un rapport est une relation entre deux termes a/b, c/d/ e/f, 3/5, 2/3, 3/4… L’analogie de proportion met donc en jeu au moins quatre termes. Elle est notée :

 a/b ~ c/d
2/3 = 14/21

— En arithmétique, la proportion correspond à l’équation du premier degré à une inconnue,  équation qui formalise la “règle de trois” :

a/b = x/c d’où ac = bx et x = ac/b
— Trois œufs coûtent 1,2€, combien coûtent quatre œufs ?
— Quatre œufs coûtent 1€60, puisque trois œufs coûtent 1€20

— En géométrie, on parle de similitude. Deux figures semblables sont de même forme et de dimensions différentes. Deux triangles semblables ont leurs angles égaux et leurs côtés proportionnels.

— D’une façon générale, l’analogie de proportion affirme que deux couples d’êtres sont liés par le même genre de relation :

écaille : poisson      =       plume : oiseau
gant : main              =       chaussure : pied
chef : groupe           =       pilote : navire
vieillesse : vie          =       soir : jour

L’argumentation exploite l’analogie de proportion, par des mécanismes de parallélismes :

(Puisque) à tout navire il faut un pilote, à tout groupe il faut un chef !

Le processus de compréhension est le même pour l’arithmétiques et pour l’argumentation parlée. Le raisonnement par lequel la valeur de x est extraite mathématiquement de la proportion arithmétique est le même que celui qui extrait la nécessité d’un chef de l’analogie de proportion pilote : navire = chef : groupe.

Destruction de l’argumentation par analogie proportionnelle

La forme de base “Un A sans B, c’est comme un X sans Y” peut être utilisée pour détruire un discours qui argumente sur cette analogie de proportion :

L1 — Un groupe sans chef, c’est comme un pilote sans navire
L2 — Oui, et une femme sans homme, c’est comme un poisson sans bicyclette ( MLF).

2. Mesure proportionnée

L’idée de mesure proportionnée se retrouve sous deux étiquettes latines :
— Arg. ad modum, de modus “mesure”
— Arg. ad temperentiam, de temperentia, “juste mesure, juste proportion”.
Ang. arg. of gradualism

L’argument de la mesure proportionnée justifie une disposition en affirmant qu’elle est raisonnable, bien dosée, et qu’elle peut s’adapter aux évolutions de son objet.
Une justice qui ne serait pas proportionnée (proportionnelle) appliquerait la même peine à tous les coupables.

L’argument de la proportionnalité est invoqué a contrario dans le communiqué récurrent :

(L’association, le syndicat, le gouvernement…) X condamne l’usage disproportionné de la force.

Cet argument suppose qu’il existe une norme de la répression :

Manifestation de protestation standard : Répression standard

et que cette norme s’applique sur une échelle :

plus / moins la manifestation met en danger la sécurité de l’état, plus / moins on doit s’attendre à une répression vigoureuse.

Soit une situation de troubles, décrite comme l’œuvre de quelques factieux isolés. Selon le principe de proportionnalité de la répression, on s’attend à ce que les mesures de répression ordinaires soient suffisantes :

manifestation peu dangereuse : répression légère

Or les autorités décident d’organiser une grande exhibition militaire pour impressionner l’adversaire et rassurer les populations. L’argument de la mesure proportionnée permet des calculs qui mettent en échec cette stratégie psychologique :

La force étalée, loin de minimiser l’ennemi, le grandissait.
Pierre Miquel, La guerre d’Algérie, 1993[1]

La conclusion est fondée sur le topos : “on ne tire pas au canon contre des mouches” ; si on avait réellement affaire à quelques excités isolés, on ne positionnerait pas les chars devant les immeubles officiels. C’est donc qu’il s’agit d’un vrai soulèvement populaire.

On retrouve ce paradoxe dans le cas d’une réfutation forte d’une position déclarée faible, V. Paradoxes.

La mesure proportionnée est une forme d’argument sur la mesure juste, qui peut également être définie comme la mesure intermédiaire V. Juste milieu.


[1] Paris, Fayard, p. 190.


 

Prolepse

Le locuteur peut choisir de mettre ses arguments et ses conclusions en relation avec un contre-discours qu’il prévoit et qu’il rejette, anticipant ainsi sur la parole d’un opposant qu’il met en scène polyphoniquement. La situation est la même s’il évoque des objections qui lui ont été adressées par un opposant réel, en une autre occasion sans le citer explicitement.
Dans les deux cas, il adopte une stratégie préventive, par phagocytage des objections ou de la réfutation qu’il sent poindre :

Je sais (mieux que vous) ce que vous allez me dire, et vous avez tort.

Les énoncés circonstanciels concessifs-réfutatifs, les énoncés coordonnés par mais sont de ce type :

Tu dis / tu vas me dire que (le restaurant est bon) mais il est cher

La structure proleptique couvre des schémas discursifs plus amples, dont la configuration correspond à la mise en scène de deux discours antiorientés, avec identification du locuteur à l’un des énonciateurs, V. Interaction §3 Polyphonie
V. Destruction ; Concession; Réfutation

Traitement du contre-discours dans la prolepse

Dans la prolepse, le contre-discours peut être diversement formulé

Le contre-discours peut être maximisé, de façon en lui faire dire quelque chose d’absurde, voire reformulé comme auto-réfutateur ce qui assure son rejet :

S’agit-il pour nous de ruiner tous les petits épargnant ? Non, bien au contraire, et pour bien des raisons…

— Dans le processus de raisonnement par défaut, le contre-discours donne toute sa force à l’objection, tenue pour valide jusqu’à plus ample information.
La composante Modalisateur-Réfutation du modèle de Toulmin est interprétable comme une prolepse de ce dernier type.

Autres terminologies

La rhétorique utilise plusieurs termes pour décrire cette situation.
— L’antéoccupation désigne une structure réfutative, composée d’une prolepse, qui évoque la position d’un opposant réel ou fictif, suivie d’une hypobole, qui réfute cette position (Molinié 1992, art. Antéoccupation), ou qui exprime la position effectivement soutenue par le locuteur.

— Lausberg ([1963], § 855) mentionne avec le même sens, les termes de préoccupation, où pré- est un préfixe ayant le sens de anté-, “par avance” ; de procatalepsis ; et de métathèse*, défine comme une configuration discursive par laquelle le locuteur « rappelle aux auditeurs des faits passés, leur présente les faits à venir, prévoit les objections » (Larousse du XXe siècle, cité in Dupriez 1984, p. 290)
(*) Le terme de métathèse désigne également le déplacement d’une lettre ou d’un son à l’intérieur d’un mot, ou une permutation de deux lettre ou deux sons.


 

Progrès, Arg. du —

1. Argument du progrès

Par définition, “le progrès avance” : l’argument du progrès valorise l’ultérieur comme étant le meilleur ; si F2 vient après F1, alors F2 est préférable à F1, V. Valeur ; Syzygie.

L’argument du progrès réfute les appels aux anciens, à la tradition et à toutes les formes d’autorités qu’ils appuient. C’est un puissant instrument de critique des pratiques traditionnelles : elles sont dépassées du fait qu’elles viennent avant. Les pratiques contemporaines qui les revendiquent et les continuent sont dites rétrogrades.

On ne brûle plus les chats sur les parvis des cathédrales, les combats d’animaux ont été interdits en 1833, on ne cloue plus les chouettes, et les rats ne sont plus crucifiés comme cibles au jeu de fléchettes. Quoi qu’en disent les milieux taurins, la corrida avec mise à mort est condamnée. (Le Monde, 21-22 sept. 1986)

Cette argumentation est organisée selon les étapes suivantes :

1) La corrida est d’abord catégorisées avec d’autres pratiques de maltraitance animale, brûler les chats, organiser des combats de coqs, clouer les chouettes sur les portes des granges, prendre des rats pour cible au jeu de fléchette.
2) Ces pratiques sont plus ou moins ordonnées temporellement.
3) On constate que les plus anciennes de ces pratiques sont unanimement condamnées et sont sorties des usages.
4) Cette ligne factuelle est ensuite extrapolée pour aboutir à la conclusion que les corridas doivent également disparaître, au vu des progrès de la société et de la marche de l’histoire — et que le plus tôt sera le mieux.

2. Argument de la nouveauté

L’étiquette ad novitatem est parfois utilisée pour désigner l’argument de la nouveauté au premier sens (voir infra). Le mot latin novitas signifie “nouveauté ; condition d’un homme qui, le premier de sa famille, arrive aux honneurs”, au statut de sénateur (Gaffiot [1934], Novitas).
L’orientation argumentative de l’argument ad novitatem peut être :
Positive : la novitas est alors opposée à la nobilitas décadente,
Ou négative : l’homo novus,“l’homme nouveau”,  issu de nulle part, est tenu en suspicion.

Orientation contemporaine

Dans son interprétation contemporaine, l’argument de la nouveauté a une orientation positive, il est lié à l’argument du progrès. Il valorise l’innovation et le changement par rapport au conservatisme, et le neuf (le sang neuf) par rapport à l’usé.
Trivialement, il sous-tend des évaluations“comme ce qui vient de sortir” est super et le “déjà vu” est dépassé. D’où l’appel Soyez le premier à l’adopter !
Le manuel qui vient de paraître est forcément supérieur à ses prédécesseurs, et, en politique, l’homme nouveau est déjà un sauveur.

L’argument du progrès s’oppose à l’argument de la décadence de la civilisation depuis son hypothétique âge d’or, dont le bon vieux temps est la variante contemporaine.  Il attribue toutes les vertus et les bonheurs aux anciens.

Orientation traditionnelle

Traditionnellement, dans le domaine religieux, dire d’une idée ou une doctrine que c’était une nouveauté, c’était la condamner comme hérétique :

La nouveauté apparaissant alors comme un signe de l’erreur et la novitas étant, autant que la pertinacia, l’indice de l’hérésie.
Le Brun 2011, § 1. (*)  la pertinacia est l’entêtement dans l’erreur.

L’orientation argumentative du jugement “c’est une nouveauté” a été inversée à l’époque moderne.
Cette inversion recoupe celle qui touche la charge de la preuve, qui traditionnellement pesait sur l’innovation, et qui, dans notre société actuelle, peut peser sur le conservatisme ou sur l’innovation, selon les questions dont il s’agit.

La syzygie est une vision différente du progrès, comme un passage d’un monde agité et imparfait à un monde parfait, donc immobile.

3. Anciens et modernes

L’argument du progrès structure l’éternelle querelle des Anciens et des Modernes. Sous sa forme radicale, cet argument affirme la supériorité absolue des Modernes sur les Anciens, dans le domaine des arts et des institutions comme dans celui des sciences. À la limite, cette supériorité serait celle de l’individu moderne sur ses ancêtres. Sous une forme relative, l’argument du progrès est compatible avec la supériorité individuelle des anciens : “nous sommes des nains sur les épaules des géants” — donc nous sommes non pas plus grand, mais plus haut, nous voyons donc plus loin que les géants eux-mêmes. On réfute la métaphore en faisant remarquer que les poux sur la tête des géants ne voient pas plus loin que les géants.


 

Vrai VS Vraisemblable

1. La dramatisation platonicienne :
La vérité essentielle contre le vraisemblable persuasif

La question du probable et du vraisemblable apparaît dans la rhétorique argumentative, sous  deux formes, soit comme illusion de vérité, sous la forme d’une construction sociale arbitraire prise pour une vérité absente, soit comme approximation de la vérité.

Dans le Phèdre de Platon, Socrate définit la rhétorique comme “l’art de conduire les âmes” :

Socrate : — Eh bien, somme toute, l’art de la rhétorique n’est-il pas “l’art d’avoir de l’influence sur les âmes” par le moyen de discours prononcés non seulement dans les tribunaux et dans toutes les autres assemblées publiques, mais aussi dans les réunions privées ?
Platon, Phèdre, 261a ; Brisson p. 143-144)

Cette psychagogie, sans doute dépouillée de sa fonction religieuse d’évocation des âmes des morts mais non de ses connotations magiques, marque d’emblée la fonction d’emprise attribuée à la persuasion rhétorique, qu’elle prétende l’exercer ou qu’elle l’exerce effectivement. C’est ce même besoin de l’âme des autres, qui motive le prosélytisme religieux. Les âmes doivent être conduites à la vérité. Mais Socrate dramatiste le problème de la vérité en radicalisant l’opposition du vraisemblable-persuasif au vrai :

[Socrate :] en effet, dans les tribunaux, personne n’a là-dessus [= sur la vérité sur la justice et la bonté des choses ou même des hommes] le moindre souci de vérité ; on se soucie plutôt de ce qui est susceptible de convaincre, c’est-à-dire du vraisemblable, à quoi doit s’attacher quiconque veut parler suivant les règles de l’art. (Phèdre, 272d-e ; Brisson, p. 173)

Dès lors, la bonne manière de conduire les âmes est renvoyée à un temps futur où enfin on connaîtra l’être et la vérité de toutes choses :

Tant qu’on ne connaîtra pas la vérité sur chacune des questions dont on parle et sur lesquelles on écrit ; tant qu’on ne sera pas capable de définir toute chose en elle-même ; tant que, après avoir défini cette chose, on ne saura pas, à l’inverse, la diviser selon ses espèces jusqu’à ce qu’on atteigne l’indivisible ; tant que, après avoir selon la même méthode analysé la nature de l’âme et découvert l’espèce de discours qui correspond à chaque nature, on ne disposera et on n’organisera pas son discours en conséquence – en offrant à une âme complexe des discours complexes et qui correspondent exactement à ce qu’elle demande, et des discours simples à une âme simple –, on restera incapable de manier le genre oratoire avec autant d’art que sa nature le permet, voilà ce que nous a révélé toute la discussion précédente. (Platon, Phèdre, 277b ; trad. Brisson, Paris, Garnier-Flammarion, p. 184).

Le vraisemblable est “semblable au vrai”. Mais pour dire que P est vraisemblable, c’est-à-dire semblable à l’événement ou à l’affirmation E, il faut connaître E. La position de Socrate est forte en ce qu’elle s’appuie sur l’impossibilité de dire de façon sensée “A ressemble à B, Pierre ressemble à Paul, mon récit ressemble à ce qui s’est vraiment passé” si l’on ne connaît pas B, ne sait pas qui est Paul, ou ce qui s’est vraiment passé. Lorsqu’on a trouvé la vérité on pourra parler en vérité et vivre dans la vérité ; la rhétorique adaptée à cette situation ne sera plus une rhétorique de la persuasion mais une pédagogie de la vérité. D’après Perelman, « quand Platon rêve, dans le Phèdre, d’une rhétorique qui, elle, serait digne du philosophe, ce qu’il préconise, c’est une technique qui pourrait convaincre les dieux eux-mêmes (Platon, Phèdre, 273c) » (Perelman, Olbrechts-Tyteca [1958], p. 9). Dans le passage cité, il ne s’agit pas vraiment de convaincre les dieux, mais plutôt de détourner l’homme sensé des autres hommes :

Ce n’est pas pour parler et pour entretenir des rapports avec les hommes que l’homme sensé se donnera toute cette peine, mais pour être capable de dire ce qui plaît aux dieux et d’avoir, en toute chose, une conduite qui les agrée, autant que faire se peut.
Phèdre, 273e ; Brisson, p. 175

Socrate a ainsi imposé le pathos de la vérité inaccessible, avec pour corollaire que le discours rhétorique se construit toujours sur du vraisemblable, c’est-à-dire comme du simili-vrai, contre la vérité. Au fond, on attribue à la rhétorique argumentative la fonction de persuasion un peu comme un stigmate marquant son incapacité congénitale à atteindre et même à approcher la Vérité, l’Être et les Dieux. Le vraisemblable n’a pas de rapport avec le vrai. Vivre dans la persuasion c’est vivre dans la croyance et l’opinion, vivre dans la caverne et non pas dans la vérité. Cette vision apparemment indéracinable de l’argumentation rhétorique, c’est-à-dire langagière, est ancrée dans la critique antidémocratique et antisociale que Socrate adresse aux discours institutionnels politiques et judiciaires, où sont traités les problèmes de la Cité.

3.2 La dédramatisation aristotélicienne :
Le vraisemblable est orienté vers le vrai

La recherche socratique de la vérité se déploie dans cette atmosphère de radicalité tragique. Aristote a dédramatisé la question de la vérité en soutenant qu’il y a non pas opposition mais continuité entre opinion et vérité, et cela au moins pour quatre raisons. D’une part, un premier faisceau de trois raisons (numérotées par nous) :

(1) L’examen du vrai et du semblable au vrai relève de la même capacité, et, en même temps, (2) les hommes sont par nature, suffisamment doués pour le vrai, et (3) ils arrivent la plupart du temps à la vérité ; en conséquence, celui qui a déjà l’aptitude à viser la vérité possède aussi l’aptitude à viser les opinions communes (endoxa)
Aristote, Rhét., Chiron, p. 119).

Enfin, la rhétorique falsificatrice ne fonctionne pas : « le vrai et le juste ont naturellement plus de force que leurs contraires » (ibid., p. 120) ; et, en supplément, il est possible d’établir un contrôle éthique sur la parole : « on ne doit pas persuader de ce qui est mal » (ibid., p. 121).

Le probable-vraisemblable est donc défini non pas comme du faux portant le masque du vrai, mais comme une orientation positive vers la vérité, un premier pas vers la vérité, exprimée sous la forme d’un endoxon, qui doit être mis à l’épreuve de la critique, c’est-à-dire travaillé argumentativement dans des discours anti-orientés. Il s’ensuit la persuasion a pour office de faire progresser l’auditoire vers “la meilleure vérité” possible hic et nunc.

3. L’argumentation au-delà du vraisemblable

Depuis lors, la position attribuée au discours rhétorique n’a cessé d’osciller entre vraisemblable trompeur et probable comme approximation du vrai, V. Argumentation (1).
En particulier, pour Perelman et Olbrechts-Tyteca

Le domaine de l’argumentation est celui du vraisemblable, du plausible du probable, dans la mesure où ce dernier échappe aux certitudes du calcul ([1958], p. 1).

L’argumentation est définie par opposition au « calcul » qui, de fait, caractérise l’activité scientifique dans son ensemble.  En conséquence, les objets discursifs prototypiques de l’argumentation seront

Les journaux … les discours [de politiciens] … les plaidoiries [des avocats] … les attendus [des juges] … traités [des philosophes] (Id.,  p. 13).

Il est donc postulé  que les attendus des juges ne font jamais état de preuve, au sens tant soit peu consolidé du terme. Cette position reproduit de fait l’opposition des preuves dites techniques et non-techniques, avec exclusion des secondes.
Selon cette ligne de pensée, il faudrait admettre que les différents genres de discours mentionnés ne contiennent aucun élément scientifique-démonstratif, soit se limiter à prendre en compte, dans ces discours, ce qui relève du vraisemblable. La première position est difficile à tenir ; même dans les journaux, deux et deux font parfois quatre ; la seconde correspond bien à l’usage des exemples dans le Traité.
Mais si l’on souhaite analyser les argumentations dans leur intégralité discursive et leur cohérence, on doit affronter le mélange des genres, du rhétorique et du logico-scientifique


Probable — Vraisemblable — Plausible

Probable, vraisemblable, crédible, plausible…  se disent d’un récit, d’une affirmation, d’une représentation… en tant qu’elles sont données à croire.
Ce sont des mots intermédiaires entre vrai et faux, équivalents en ce qu’ils sont tous orientés vers le vrai. Ils sont employés indifféremment dans de nombreux contextes.

1. Probable

Probable se dit d’un événement, et, par dérivation d’un récit. Le probable s’appuie sur l’examen des faits, et de ce qui relève de l’ordre des choses, et du calcul, comme le montre son dérivé nominal, probabilité.
En relation avec le probable, l’argumentation se définit comme un raisonnement révisable, tendant à réduire l’incertitude, V. Raisonnement par défaut ; Modèle de Toulmin.
Ce mode d’argumentation caractérise bien la recherche du diagnostic médical, l’enquête judiciaire ou historique.

2. Vraisemblable — Plausible

Vraisemblable

Vraisemblable, plausible, crédible se disent d’un récit, d’une description conformes aux croyances partagées par un groupe, aux stéréotypes de forme et de contenus tels que ceux qui sont exploités par l’argumentation rhétorique V. Doxa; Lieu commun; Indice ; Enthymème.

Du point de vue cognitif, un récit, une affirmation, une représentation d’un état de choses, sont vraisemblables s’ils sont jugés conformes au sens commun du groupe ; à la pensée raisonnable, et aux stéréotypes de la réalité.
Du point de vue langagier, une conclusion est vraisemblable si elle est conforme aux genres de discours courants sur les choses ou événements du même type :

Le vraisemblable est le rapport du texte particulier à un autre texte général et diffus, que l’on appelle : opinion publique. (Todorov, 1968, p. 2)

Le récit d’événement passés sur lesquels on s’interroge peut être dit probable ou vraisemblable. La fiction est de l’ordre du vraisemblable, et non pas du probable. Une pièce de fiction (théâtre, roman) est vraisemblable si elle est conforme aux lois du récit et aux lois du genre :

Chez les classiques français, (…) la comédie a son propre vraisemblable, différent de celui de la tragédie ; il y a autant de vraisemblables que de genres, et les deux notions tendent à se confondre (Ibid., p. 2). (Todorov, 1968, p. 2. Cité in TLFi, Vraisemblable)
Le vraisemblable est le masque dont s’affublent les lois du texte, et que nous devons prendre pour une relation avec la réalité. (Ibid., p. 3. Id.)

Le jugement de vraisemblance se réfute sous le précepte stratégiquele vrai n’est pas toujours vraisemblable :

Il n’est pas vraisemblable que l’ennemi attaque par les marais, mais l’ennemi attaque par les marais.
Il n’est pas vraisemblable qu’une mère tue ses enfants, mais Médée a tué les siens
Il est vraisemblable qu’on espionne quelqu’un par jalousie ; la jalousie est un motif vraisemblable, mais d’autres raisons le sont tout autant : on l’espionne pour le faire chanter.

L’argumentation pragmatique par les conséquences positives est fondée sur le vraisemblable, comme le roman réaliste ; c’est pourquoi on peut parler à son sujet de roman causal.
Les règles du vraisemblable sont celles auxquelles le récit mensonger s’efforce de se conformer.

Le vraisemblable s’évalue moins par examen du cas au terme d’une enquête sur la réalité des faits, que par la conformité intuitive à certaines conventions de narration et stéréotypes de faits.
L’enquête permettant de penser que les choses se sont probablement passées ainsi peut être longue et difficile. L’intuition de la normalité suffit pour conclure qu’elles se sont vraisemblablement déroulées ainsi.

Plausible

Plausible vient du latin plaudere, “applaudir ; approuver” (Gaffiot) [1].
En français classique, un motif plausible est un motif louable. En français, le sens de “digne d’estime, qui mérite l’approbation” est “rare, vieilli” (TLFi).

Le plausible est défini en premier lieu comme « ce que l’on peut admettre ou croire parce que vraisemblable » (TLFi). Le sens de plausible “approuvé” a donc fusionné avec celui de vraisemblable “conforme aux conventions de vérité”, objet de la rhétorique stricto sensu.

On peut admettre que le plausible est un mode de vraisemblable qui recherche particulièrement l’approbation. Or le récit obtiendra cette approbation d’autant plus facilement qu’il sera non seulement vraisemblable (“conforme aux stéréotypes courants”), mais bienvenu, ce qui sera le cas si les préjugés qui le structurent sont ceux-là mêmes que le groupe promeut activement.

3. Vraisemblable et preuves techniques / Probable et preuves non techniques

La distinction entre le plausible-vraisemblable et le probable correspond à celle que la rhétorique opère entre deux types de preuves, les preuves rhétoriques et  preuves non-rhétoriques, qu’elle appelle respectivement “preuves techniques (rhétoriques) et “preuves non techniques” (non rhétoriques).
Le vraisemblable rhétorique se définit par l’usage spécifique qu’elle fait des données entrant dans le processus d’invention. C’est une construction exclusivement fondée sur les “preuves” dérivées d’endoxa, de croyances communes, affirmées a priori.
Sur une telle base, on peut construire une représentation très vraisemblable d’événements, parfaitement possibles, mais n’ayant absolument rien à voir avec ce qui s’est réellement passé.

L’enquête sur les réalités du cas est l’affaire des spécialistes des domaines non-rhétoriques. La construction du vraisemblable rhétorique fait l’impasse des preuves dites “non techniques” qui seules permettent au réel d’impacter le discours.
Le  vraisemblable est alors défini hors du réel, mais contre le réel. C’est contre cette vision de la rhétorique fondée sur le probable-vraisemblable que s’élève Socrate, alors qu’Aristote verra dans les topoi de l’argumentation des voies permettant d’approcher une vérité probable, au sens de vérité construite au terme d’une enquête exploitant des indices tirés de la réalité, V. Vrai VS Vraisemblable.

4. Le vraisemblable comme masque du réel :
Le récit nazi de la nuit des longs couteaux

La construction d’un monde possible où se déroulent des événements vraisemblables est une affaire de cohérence fictionnelle. Les mondes du complot et de la manipulation sont des mondes de ce genre. Le possible est ainsi considéré comme l’expression d’un “réel alternatif” aussi réel et plus convaincant parce que beaucoup plus excitant que l’autre.

Le récit vraisemblable et plausible (“approuvé par un grand nombre”) est particulièrement dangereux lorsqu’il semble rendre l’enquête factuelle supefrlue :  “Puisque tout est parfaitement clair, pourquoi toutes ces recherches ?”.

Au cours de “la nuit des longs couteaux” (30 juin 1934) et les jours suivants, les nazis SS ont massacré les nazis SA, partisans de Röhm, le chef des SA, lui-même victime du massacre, plus un certain nombre d’opposants catholiques ou conservateurs au régime hitlérien. Les opposants de gauche avaient déjà été éliminés.
L’explication donnée par Hitler de ces massacres est l’existence d’un complot des SA contre Hitler. Il est effectivement possible qu’une clique proche du pouvoir complote contre les hommes au pouvoir appartenant à cette même clique, l’histoire est riche en exemples célèbres, et la conjuration de Pison contre Néron peut servir de modèle. L’explication est parfaitement vraisemblable. Mais les historiens ont montré que Röhm n’avait jamais comploté contre Hitler. Le vraisemblable n’était pas vrai, mais il a été accepté.

Peut-on dire pour autant que la rhétorique du vraisemblable a imposé le passage du possible au vrai, prouvant ainsi sa toute-puissance persuasive ? Le récit hitlérien a été accepté non seulement parce qu’elle était après tout possible, donc vraisemblable, mais aussi parce qu’il a été imposé dans l’espace public par la propagande et la violence des milices nazies à l’œuvre durant ces semaines cruciales, l’enthousiasme public manifestant aussi bien l’adhésion des uns que la terreur des autres.


[1] C’est le sens du portugais plausivel, « Digno de aplauso, de aprovação. = APLAUSÍVEL »
Dicionário Priberam da Língua Portuguesa https://dicionario.priberam.org/plausivel [21-02-2021].


 

“Preuves techniques” et preuves “non techniques”

1. Les preuves apportées par le discours et les autres

    • Le mot grec pistis [πίστις] signifie “confiance, qui donne confiance ; bonne foi” ; “ moyen d’inspirer confiance, moyen de persuasion, argument, preuve ; preuve juridique” ; (d’après Bailly, [πίστις])

Lorsqu’il s’agit de rhétorique, preuve traduit pistis “moyen de pression sur l’auditoire”, exercé par le discours. À la suite d’Aristote, la rhétorique argumentative distingue entre preuves techniques (pisteis entechnoi) c’est-à-dire relevant de la technique rhétorique et les preuves non-techniques (pisteis atechnoi), ne relevant pas de la rhétorique

Parmi les moyens de persuasion, les uns sont non techniques, les autres techniques. J’appelle non technique tout ce qui n’est pas fourni par nous, mais existait préalablement, comme les témoins, les dépositions obtenues sous la torture, les engagements écrits, etc. ; est technique tout ce qu’il est possible d’élaborer par la méthode (*] et par nous-mêmes. Aussi, parmi ces moyens, les uns sont à utiliser, les autres à découvrir.
Aristote, Rhét., i, 2, 1355b35 ; Chiron, p. 125.(*) La méthode rhétorique.

On trouve également la terminologie “preuves avec ou sans art”, preuves artificielles et non artificielles, terminologie qui calque le latin genus artificiale et genus inartificiale (Lausberg [1960], § 351-426), art étant l’équivalent de technique.

La distinction entre preuves “techniques” et “non techniques” est établie relativement à la situation judiciaire. Les premières sont produites discursivement par le rhéteur sur la base de sa compétence professionnelle. Les secondes concernent les données relatives aux faits soumis au tribunal, avant tout discours. Elles « décident du fait même soumis à la justice » (Quintilien, I. O., V, 11, 44 ; p. 176). Elles font l’objet d’un traitement rhétorique discours / contre discours, mais leur constitution échappe au travail des rhéteurs.

Cette distinction technique / non-technique est faite sur les moyens de persuasion liées au logos, mais elle peut être étendue aux moyens de persuasion par l’éthos et le pathos.

— L’éthos technique est produit par le discours, il correspond à l’image de soi telle que l’orateur la construit sciemment dans le discours (Amossy 1999), et l’éthos non technique correspond à la réputation. Éthos technique et réputation peuvent entrer en contradiction.

— Le pathos technique correspond à la manifestation-communication stratégique de l’émotion, et le pathos non technique à la manifestation-communication spontanée de l’émotion. Cette distinction correspond à celle que l’on peut établir entre communication émotive (technique) et communication émotionnelle, V. Émotion.

L’opposition du “technique” au “non-technique” peut être construite à la manière structuraliste, l’émotion, le caractère et la situation étant redéfinis au sens technique comme des objets discursifs, opposés à leurs correspondants non techniques dans la réalité, c’est-à-dire hors discours.
Cette approche s’est révélée fructueuse, néanmoins, elle a ses limites. L’enjeu est la définition de l’objet des études d’argumentation, si elles ne doivent prendre en compte que des données purement verbales, ou si elles doivent également traiter des données en situation, tenant compte du contexte et des actions en cours.

2. Les preuves “non techniques”

Aristote considère que les moyens de persuasion non techniques, propre au discours judiciaire, « sont au nombre de cinq : lois, témoins, contrats, témoignages obtenus sous la torture, serments » (Rhét., I, 15, 1375a22 ; Chiron, p. 125) :

L’ordre où les énumère Aristote : lois, témoins, contrats, dires des esclaves, serments, n’a pas de valeur pratique, car en fait les dires de l’esclave tiennent le premier rang.
Daremberg & Saglio, Testimonium, p.150, col. 1)

Quintilien considère comme non techniques « les précédents judiciaires, les rumeurs, les tortures, les pièces, le serment, les témoins » (I. O., V, p. 103), supprimant les lois et ajoutant les précédents et les rumeurs à la liste d’Aristote.

De fait, ces moyens de preuve correspondent aux spécificités du genre judiciaire. En pratique, Aristote traite les données “non techniques” selon la méthode opposant discours et contre discours, exactement comme il le fait pour n’importe quel objet de discours “technique” : à un discours demandant l’application de telle loi, on répond que la loi est mal faite, à un discours accablant d’un témoin, on répond que le témoin n’est pas crédible, etc.
Ce qui suit présente des données grecques et latines, contemporaines des textes fondateurs de la théorie occidentale de l’argumentation.

2.1 La loi

La question est celle de l’applicabilité de la loi à une affaire particulière. Les réponses mobilisent toutes les ressources de la topique juridique et de l’interprétation.
On plaidera, selon la position défendue :

— La loi (des hommes) vs la justice (naturelle)
— L’esprit de la loi, l’intention du législateur vs la lettre de la loi
— Et en dernier recours, l’autonomie de décision du juge vs la loi.

On peut encore tenter de se défaire des contraintes de la loi en soutenant que
— Elle est mal faite (elle est en contradiction avec une autre loi ; elle est ambigüe)
— Elle est dépassée, elle correspond plus aux nécessités du moment.

2.2 « Les pièces »

— Les éléments matériels (arme du crime, tunique ensanglantée de la victime…) sont des éléments essentiels du procès. Ils jouent un rôle essentiel, soit en tant qu’ils peuvent faire l’objet d’une démonstration experte, soit en tant que (ré)activateurs d’émotions.
Les documents écrits notamment les contrats. Selon la position défendue, on attaque ou on défend le contrat par les mêmes moyens qui permettent d’attaquer ou de défendre l’application de la loi.
Le concept de contrat est « défaisable » [defeasible]. L’article fondamental de Hart qui anticipe sur le modèle. de Toulmin, analyse de façon détaillée un ensemble des contre-discours capables de défaire un contrat (les rebuttals de Toulmin). (Hart, 1948, p. 175-176).

2.3 Autorité, précédent

L’appel à l’autorité a parfois été considéré comme technique, parfois comme non technique.

En relation avec le tribunal, le précédent jouit de l’autorité d’une décision de justice prise par un juge reconnu pour sa compétence. Il fonde la continuité de la tradition judiciaire. L’opinion publique, les rumeurs, les proverbes, qui jouissent de l’autorité de l’ancestrale sagesse populaire, constituent des précédents.

2.4 Témoignages

Sont considérés comme des témoins du cas non seulement les témoins des faits, mais aussi des autorités comme les auteurs anciens, les oracles, les proverbes, les dits des contemporains prestigieux.
Aux témoignages peuvent se rattacher « les on-dit et les bruits publics ». Les uns les considèrent comme une sorte de « témoignage public », d’autres y voient l’effet combiné de la malignité et de la crédulité permettant de persécuter « l’homme le plus innocent » (Quintilien, I. O., V, 3 ; p. 106), qu’on peut rattacher aux techniques de désinformation les plus contemporaines.

2.5 Serment

En vertu de l’intervention de puissances surnaturelles qu’il engage, le serment a valeur de preuve. Il décide de l’issue du procès. C’est donc un instrument trop puissant, dont le droit a dû codifier l’usage.

2.6 Tortures

Cités, démocraties et républiques anciennes s’accommodaient de l’esclavage et de la torture. Comme la validité du témoignage est garantie par le serment des hommes libres, la validité de la déposition de l’esclave est garantie par la torture.

En Grèce, le témoignage de l’esclave « n’est admis et valable que par la torture, sauf dans des cas très rares » (Daremberg & Saglio, Testimonium, p. 147, col. 1),

Dans toute la Grèce, la torture passe pour la meilleure des preuves, supérieure aux témoignages libres ; c’est un lieu commun chez les orateurs. Mais si la cause qu’ils défendent le demande, ils montrent l’incertitude et le danger de ces renseignements, arrachés par la souffrance, souvent obtenus par des promesses et par la corruption. (Ibid., col. 2).
De même à Rome, où :

Les déclarations des esclaves ne constituent pas des témoignages proprement dits, mais des réponses à un interrogatoire avec torture, à une quaestio où la torture remplace le serment. (Id., 152, col. 2)

La Rhétorique à Herennius décrit ainsi le schéma d’un traitement rhétorique des données obtenues sous la torture pour être présentées au tribunal   :

En faveur des interrogatoires sous la torture, nous montrerons que c’est pour découvrir la vérité que nos ancêtres ont voulu employer question et supplices et forcer par une vive souffrance les hommes à dire tout ce qu’ils savent. […] Contre les tortures nous parlerons ainsi : nous commencerons par dire que nos ancêtres ont voulu que ces interrogatoires interviennent dans des cas précis quand on pouvait s’assurer de la véracité des aveux ou réfuter les mensonges échappés sous la torture, par exemple pour savoir où a été placé tel objet ou pour résoudre tout problème analogue dont la solution peut être constatée de visu ou par une preuve du même ordre. Nous ajouterons qu’il ne faut pas s’en rapporter à la douleur parce qu’un individu y résiste mieux qu’un autre, que tel autre a plus d’imagination, qu’enfin l’on peut souvent savoir ou deviner ce que le juge veut entendre et que l’on comprend qu’en le disant on mettra un terme à ses souffrances.
À Her., II, 10 ; p. 40-41

Il s’agit ici de torture judiciaire. Le recours à la torture pour obtenir de bonnes informations est moralement condamné et pratiquement reconnu comme inefficace. Selon une formulation contemporaine, « la bière et les cigarettes marchent mieux que la baignoire [la torture par l’eau] » [1]  . Mais la torture survit à sa condamnation [2].

2.7 Ordalies, miracles et ADN

On pourrait allonger la liste des preuves dites “non techniques” à d’autres époques, et d’autre cultures ou croyances. Par exemple, le miracle constitue une forme de persuasion non technique. Au premier Moyen Âge, l’ordalie, ou jugement de Dieu, était de même supposée faire éclater la vérité de manière non technique : si l’accusé traverse le brasier et en sort vivant, c’est qu’il est innocent ; s’il meurt, c’est qu’il est coupable, la punition prouve la faute.

À l’époque contemporaine, il faut joindre à la liste les preuves apportées par la police scientifique, par exemple les tests ADN, que nous considérons typiquement comme une preuve technique.

3. Prééminence des preuves “non techniques”

Dans les cas courants, les faits, les documents, les témoins, soit les preuves matérielles, permettent de trancher le différend : « quand une des parties disposait de preuves non techniques l’affaire était claire pour les juges, et on n’avait besoin que de peu de paroles » (Vidal 2000, p. 56). La preuve factuelle est de toute évidence essentielle dans le domaine judiciaire, le langage jouant bien entendu un rôle important dans la présentation des faits.
Mais lorsque dans un procès on ne dispose d’aucun élément de preuve factuelle — pas de témoin, pas de contrat, pas de preuve —, ou lorsque ces preuves sont non concluantes, on a recours, faute de mieux, aux preuves relevant de la pure “technique” rhétorique.
La preuve “non technique” est donc essentielle dans le domaine judiciaire. La preuve “technique” ne vient au premier plan que dans des cas tout à fait spéciaux, faute de mieux — pas de témoin, pas de contrat, pas de preuve.

C’est cette situation exceptionnelle qui est mise en scène dans l’anecdote cocasse où s’opposent Tisias et Corax (6e siècle av. J-C). Corax  accepte d’enseigner ses techniques rhétoriques à Tisias, et d’être payé en fonction des résultats obtenus par son élève. Si Tisias gagne son premier procès, alors il paie son maître ; s’il le perd, il ne le paie pas. Après avoir terminé ses études, Tisias intente un procès à son maître, où il soutient ne rien lui devoir. Première possibilité, il gagne ce procès : de par le verdict des juges, il ne doit rien à son maître. Seconde possibilité, il le perd : de par la convention privée passée avec son maître, il ne lui doit rien. Dans les deux cas, Tisias ne doit rien à Corax. Que répond Corax? Il construit son contre-discours en reprenant mot pour mot le schéma de l’argumentation de Tisias, mais en le renversant. Première possibilité, Tisias gagne le procès : de par la convention privée, Tisias doit payer. Seconde possibilité, Tisias perd le procès ; de par la loi, Tisias doit payer pour l’enseignement reçu. Dans les deux cas, Tisias doit payer. On dit que les juges chassèrent les plaideurs à coups de bâton.

La preuve dite “technique”, opérant dans un langage coupé du monde, représente le cas extrême de la preuve faute de mieux ; quand on n’a plus rien, il reste tout de même la parole et les ressources des stéréotypes, V. Invention. Ce cas très spécial d’argumentation “hors sol” illustre bien un mode de fonctionnement possible de l’argumentation, mais ne doit pas être considéré comme prototypique. L‘argumentation doit généralement composer avec des éléments de réalité et des conventions sociales qui conditionne l’usage du langage.

4. Une terminologie difficilement exploitable

Les notions de preuves “techniques” et “non techniques” et leur opposition sont difficilement utilisables pour les raisons suivantes.

L’opposition est incertaine. Un moyen d’argumentation aussi important que l’appel à l’autorité a été considéré tantôt comme technique, tantôt comme non technique.

— Elle néglige le fait que tous ces éléments dits “non techniques”, aussi probants puissent-ils paraître, passent par un traitement argumentatif « pour les soutenir ou les réfuter » (Quintilien I. O., V, 2, 2 ; p. 104). Les données matérielles reçoivent du discours leur orientation argumentative, et les avocats tentent d’accréditer ou de discréditer les témoins et les témoignages en fonction des intérêts des parties qu’ils représentent.

— Enfin, elle entraîne des confusions avec l’usage contemporain des termes preuve et  technique. Si la rhétorique est bien une technique du langage et du discours, elle n’est certainement pas prototypique de ce que nous appelons technique, et la preuve qu’elle produit n’est dite telle que par abus de langage, puisqu’il s’agit d’un moyen de pression. Un beau discours enflammé uniquement peuplé de présomptions fondées sur des lieux communs ne prouve strictement rien, mais peut en effet soulever les foules et les pousser à l’action.
En fait, la terminologie s’est inversée, et nous appelons typiquement  preuve technique les preuves que la rhétorique appelle “non techniques”, et nous appellerions avec beaucoup d’indulgence “preuves non technique” les suggestions d’un discours fondé sur la pure magie verbale. Il s’agit manifestement d’autre chose.
L’opposition entre les deux types de “preuves rhétoriques” est faite dans un domaine argumentatif spécifique, le droit. Les preuves “techniques” se définissent par l’exploitation des endoxa, des lieux communs au groupe, V. Invention, alors que les thèmes “non techniques” demandent des connaissances spéciales, sur les matières et les modes de raisonnement juridique, comme le montre l’existence d’une topique juridique, distinctes de la topique commune (Aristote, I, 2, 1358a1, 10-35). La technique du droit s’exerce donc essentiellement sur le “non technique” de la rhétorique.

La terminologie rhétorique s’avère totalement contre-intuitive. Pour ces raisons, et afin de souligner ces difficultés, les termes technique et non technique, lorsqu’ils sont utilisés dans leur sens traditionnel sont mis systématiquement mis entre guillemets dans cet ouvrage.

5. Preuves “techniques”
V. Logos – Pathos -Éthos


[1] https://www.military.com/daily-news/2016/11/23/mattis-trump-beer-cigarettes-work-better-waterboarding.html

[2] « La Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants est un traité de droit international relatif aux droits de l’homme, adopté dans le cadre des Nations Unives. » (Wikipedia, Convention contre la torture)

Preuve et arts de la preuve

Prouver est issu du latin probare, “faire l’essai, éprouver, vérifier”. Cette valeur étymologique se retrouve dans les dérivés éprouver, épreuve, probant, probatoire, probation, qui tous, tout comme preuve, évoquent la sanction de l’expérience concrète.
Dans le langage courant, on apporte une preuve, on fait la preuve d’une affirmation.

2. Vocabulaire des arts de la preuve

Argumenter, prouver, démontrer : un champ lexico-sémantique — Le langage ordinaire propose les termes suivants pour désigner la famille de notions et d’activités inférentielles qui constituent ce qu’on peut appeler les arts de la preuve :

Substantif Verbe Adj -able N Déverbal N d’agent Adjectif
démontrer (in) démontrable démonstration ≠ démonstrateur démonstratif
argument argumenter *argumentable argumentation argumentateur argumentatif
preuve prouver (im)prouvable probation ≠ prouveur probatoire
la/une raison raisonner raisonnable raisonnement ≠ raisonneur

Ce champ s’organise selon les lignes suivantes.

Nom d’agent — Seul argumenter a produit un nom d’agent, argumentateur. On parle de démonstrateur seulement pour les appareils ménagers ; prouveur a été remplacé par avocat. Argumenter marque un engagement subjectif dans le mécanisme de construction de la preuve. Le raisonneur veut raisonner, mais il ne prouve pas, ni ne démontre, ni n’argumente.

Processus et résultat — Prouver n’admet les dérivés probatoire et probation que dans le domaine du droit. Le processus et le résultat de l’action “*probatoire” en science ne peut donc être désignée que comme une démonstration, ce qui contribue à brouiller les distinctions théoriques qu’on souhaiterait établir entre les concepts de preuve et de démonstration.

Vérité de la complétive — Démontrer et prouver admettent des complétives en que et posent que cette complétive est vraie : “Pierre a prouvé, démontré que Paul était le vrai coupable”, donc, pour le locuteur Paul est le vrai coupable. Argumenter ne pose pas la vérité de son complément, ni l’aboutissement du procès :

Pierre [*argumente ??] soutient que Paul est le vrai coupable.
Pierre argumente dans le sens de, pour… une reprise des relations diplomatiques.

En anglais, to argue accepte une complétive en that, mais ne pose pas la vérité de cette complétive, V. Argument.

Aspect — Il semble que la relation de argument à preuve relève de la distinction aspectuelle opposant l’inaccompli à l’accompli : argumenter n’est pas plus une forme faible de prouver que chercher n’est une forme affaiblie de trouver. La preuve est le “terminator” de l’argument, l’argument (que l’on donne pour) irréfutable, le « knock-down argument » (Hamblin 1970, p. 249). La preuve est l’intention, la visée, elle donne le sens de l’argument.

C’est pourquoi preuve, argument et démonstration peuvent cependant fonctionner en co-orientation, comme des quasi-synonymes, dans bien des contextes : l’avocat se livre à une belle démonstration dans laquelle il apporte des preuves décisives et des arguments convaincants.

Des marqueurs de position — Ces termes quasi-synonymes dans certains contextes peuvent, dans le débat, apparaître clairement comme des marqueurs de positions argumentatives antagoniques. Dans le domaine judiciaire, le juge entend les dires et les arguments des parties ; chacune de ces parties apporte (ce qu’elle considère comme) des preuves et rejette celles qu’apporte son adversaire comme des arguties : on n’a plus affaire à des synonymes, mais à des termes antiorientés. La différence entre la preuve, l’argument, et l’argutie devient une simple question de point de vue ; la valeur probante se confond avec l’appréciation positive que j’accorde à mon argumentation et que je refuse à celle de mon adversaire. D’une façon générale, une objection polie peut être présentée comme un simple argument ; argument est alors un adoucisseur lexical de preuve, son usage manifeste une distance, un moindre engagement du locuteur dans son discours.

Statut dialogal — La distinction démonstration / preuve / argument paraît avant tout sensible à la présence ou à l’absence de contre-discours. C’est ce qui explique le fait que l’on retrouve l’usage du terme argument aux deux extrémités de l’activité scientifique, lors de l’apprentissage, et dans les controverses les plus pointues sur les questions ouvertes, où les discours les plus armés théoriquement ou techniquement reprennent le statut d’argument, du simple fait qu’il y a désaccord.

3. Hétérogénéité du discours de la preuve

Dans tous les domaines, la preuve remplit diverses fonctions, totalement hétérogènes :

— Aléthique : Elle établit la vérité d’un fait ou d’une suite d’événements incertains ou contestés.

— Épistémique : Elle permet d’accroître et de stabiliser les connaissances et fonde une croyance justifiée.

— Explicative : Elle rend compte d’un fait certain, en l’intégrant dans un discours cohérent.

— Cognitive et esthétique : Elle est relativement évidente, et si possible élégante.

— Psychologique : Elle élimine le doute et inspire confiance.

— Rhétorique : Elle convainc.

— Dialectique : Elle élimine la contestation et clôt le débat ; la preuve n’est pas remise en cause facilement.

— Sociale : Elle tranquillise et soude la communauté concernée, dans le domaine judiciaire particulièrement. Inversement, la preuve exclut : il faut être faible d’esprit, fou, aveuglé par la passion, pour rejeter la preuve qu’on vous apporte.

— Professionnelle : elle fonde un consensus légitime dans la communauté compétente, qui définit la problématique, stabilise la forme de la preuve et l’accomplit en l’intégrant dans ses manuels.

La preuve ne peut donc être caractérisée comme un bloc d’évidence que l’on pourrait opposer à l’argument.

4. Unité des arts de la preuve

Les arts de la preuve – argumentation, démonstration et preuve – y compris en sciences, partagent les caractères suivants.

— Une interrogation. On part d’un problème, d’une affirmation sensée mais douteuse.

— Un langage et un discours. Qu’il s’agisse de prouver, d’argumenter, de démontrer, de justifier, d’expliquer, toutes ces activités supposent un support sémiotique, un langage et une combinaison linéaire d’énoncés.
Il en va probablement de même pour le raisonnement, bien que le terme mette l’accent sur les aspects cognitifs du processus.

— Une intention. Comme tout discours ordinaire, le discours de la preuve est orienté par un objectif.

— Une inférence. La notion d’inférence est une notion primitive, définie par le moyen de termes qui en sont synonymes : dérivation d’une proposition à partir d’une autre”. On saisit ce qu’elle est par opposition : la démarche inférentielle s’oppose à l’intuition pour laquelle une proposition est affirmée “immédiatement” sur la base de sa perception directe, V. Évidence. Dans le cas de l’inférence, le vrai est affirmé indirectement, via des données ou des prémisses, exprimées par des énoncés et appuyées sur des principes dont la nature dépend du domaine concerné.

— Des institutions et des communautés de pratiquants, l’ensemble des locuteurs dans un cas, des groupes restreints d’experts dans l’autre.

— Argumentation et démonstration en sciences se font en référence à quelque chose, c’est-à-dire sous la contrainte d’un monde extérieur. On peut certes toujours dire n’importe quoi, mais parfois la réalité dit non. La réalité contribue à la détermination de la validité. Les pratiques de la preuve et de l’argumentation ne relèvent pas de la pure virtuosité linguistique, mais supposent l’expérience, la référence aux êtres et aux événements du monde.

— Des domaines. Les modes de production des preuves diffèrent selon le type de langage technique et de méthode utilisée dans le domaine considérée. La mise en place de grandes classes de preuves scientifiques incombe aux épistémologues.
L’argumentation en langage naturel se caractérise par sa capacité à combiner une grande variété de preuves hétérogènes, correspondant aux divers schémas d’arguments.

5. La preuve entre fait et discours

La preuve se construit dans un langage, naturel ou formel, et est apportée dans un discours. Selon la conception formelle, la preuve formelle apportée par la démonstration hypothético-déductive est la preuve par excellence. Son correspondant en langage ordinaire serait l’argumentation par la définition essentialiste telle qu’on l’utilise en philosophie et en théologie. Dans les autres domaines d’activités, le discours probatoire nécessite un “supplément de réalité”, et on s’oriente vers la preuve comme fait. La preuve y est construite par une série de manipulations et d’investigations dont la désignation renvoie à des réalités concrètes : on réunit “des éléments de preuve”, “des moyens de preuve” ; on “ fait la preuve” comme on “ fait ses preuves”, on “apporte des preuves”. C’est dans ce rapport au réel que la preuve quotidienne se différencie de la démonstration formelle.

Le passage de la preuve comme démonstration à la preuve comme fait suppose un double effacement du discours, d’abord celui de l’énoncé rapportant le fait et ensuite celui du lien entre le probant et le prouvé. La preuve-fait nie le discours qui la soutient. Elle suppose l’évidence non discursive des réalités matérielles (données à voir et à toucher) et des réalités intellectuelles, claires, distinctes et nécessaires. La preuve que je n’ai pas assassiné Pierre est qu’il est là bien vivant devant vous ; ou, comme le dit Grize « le fait est le meilleur des arguments » (1990, p. 44). Mais on sait d’expérience que les faits n’exercent qu’une contrainte toute relative sur les croyances, même dans les milieux les plus intéressés à obtenir des preuves, comme le montre la cruelle expérience de Semmelweiss (Plantin 1995, chap. 7), V. Réfutation par les faits.
La preuve peut certes être transmise en silence au juge compétent, mais un élément matériel ne devient preuve que relativement à un problème et à une procédure, qui, elles, ont nécessairement une formulation langagière. C’est par son insertion dans ce contexte langagier d’enquête, de preuve que la donnée matérielle devient preuve.
Si certains faits “parlent d’eux-mêmes” à ceux qui entendent leur langage, ils restent “silencieux” pour tous ceux qui ignorent tout du domaine et du contexte dans lesquels se déroule la quête à laquelle le fait vient mettre un terme. Une configuration matérielle ne prend le statut de fait que relativement à un savoir qui s’exprime dans un langage plus ou moins technique. Le scanner que le médecin obligeant montre à son patient pour lui “faire voir” que son cancer est guéri reste opaque à ce dernier, qui accepte la preuve sans y “voir” quoi que ce soit.


 

Présupposition

Un énoncé à présupposé est un énoncé élémentaire qui contient plusieurs jugements, ayant des statuts sémantiques et discursifs différents. La notion de présupposition peut être abordée comme un problème logique ou un problème langagier.

1. Un problème logique

Le problème de la présupposition a été d’abord traité en logique. La logique des propositions analysées postule que des propositions comme “tous les A sont B” sont susceptibles de prendre deux valeurs de vérité, le vrai et le faux. Le problème survient lorsqu’il n’existe pas de A ni de B, comme dans “aucune licorne n’est un dragon”. La proposition “tous les A sont B” est-elle alors vraie ou fausse ?
Soit le jugement le roi de France est chauve” énoncé en 1905 ; il n’est pas possible de lui attribuer une valeur de vérité, puisqu’il n’y a pas de roi de France (Russell 1905) à cette date.
Du point de vue de la technique logique il suffit d’ajouter les prémisses “il existe des A”, “il existe des B”. L’énoncé d’apparence mono-propositionnel se traduit en langage logique par une conjonction de trois jugements, c’est-à-dire de trois propositions, ayant chacune sa valeur de vérité (& = et) :

Il y a un roi de France” & “Il n’y en a qu’un” & “il est chauve”.

Actuellement, comme en 1905, la première proposition de la conjonction est fausse, donc la conjonction de propositions logiques représentant l’énoncé “le roi de France est chauve” est simplement fausse.

On a reproché à cette analyse de ne pas rendre compte du sentiment linguistique du locuteur ordinaire, pour qui les phrases “il y a un roi de France” et “ce roi est chauve” n’ont pas le même statut sémantique dans la phrase d’origine. Mais cette objection n’est pas pertinente du point de vue de la logique, qui ne cherche pas à représenter l’intuition linguistique, mais veut simplement régler un problème technique.

2. Un problème langagier

Les énoncés ordinaires peuvent contenir plusieurs jugements, ayant différents statuts sémantique et discursif.

2.1 La structure multicouches de la signification

La présupposition est définie comme un élément du contenu sémantique de l’énoncé qui résiste à la négation et à l’interrogation. L’énoncé Pierre a cessé de fumer :

— présuppose que “auparavant Pierre fumait”,
— pose que “maintenant, Pierre ne fume plus”.

La proposition négative “Pierre n’a pas cessé de fumer” et la proposition interrogative “Pierre a-t-il cessé de fumer ?” portent sur le posé (Pierre fume maintenant). et conservent le présupposé “auparavant Pierre fumait”.

Cette structure multicouche des énoncés en langue naturelle est une des principales caractéristiques qui les différencient des propositions logiques.

2.2 La présupposition comme acte de langage

Ducrot (1972) définit la présupposition comme un acte de langage illocutoire réduisant les possibilités de parole de l’interlocuteur. L’acte de présupposition est une manœuvre par laquelle le locuteur tente de préempter la parole de l’interlocuteur, en tablant sur le principe de “préférence pour l’accord”.
Cette idée qu’un énoncé projette (est orienté vers) une “suite idéale” pré-structurée est à la base de ce qui deviendra la théorie de l’argumentation dans la langue.

Le refus d’inscrire sa parole dans la perspective ouverte par le locuteur précédent, et particulièrement le rejet par l’interlocuteur des présupposés introduits dans le tour précédent (Ducrot 1972, p. 69-101), produit un effet « polémique ».
Ducrot ne postule pas un principe d’accord irénique qui déterminerait les relations d’interlocution (ce qui n’est pas non plus le cas de la théorie des interactions) ; il souligne que l’accord est imposé : ce n’est pas nous sommes d’accord, c’est merveilleux ! mais bien vous êtes d’accord avec moi, n’est-ce pas ?
La description de l’acte de présupposer est entièrement faite dans le registre du coup de force. En introduisant un présupposé dans son énoncé, le locuteur accomplit :

Un acte à valeur juridique, et donc illocutoire […] [qui] transforme du même coup les possibilités de parole de l’interlocuteur. […] ce qui est modifié chez l’auditeur, c’est son droit de parler. (ibid., p. 91).

2.3 Rejet des présupposés

L’opération est proche de celle que met en œuvre la question rhétorique, V. Biais ; Question chargée . Soit la question posée par un intervieweur :

Qu’allez-vous faire pour lutter contre la corruption au sein de votre propre parti ?

La question présuppose il y a de la corruption au sein de votre parti. L’interviewé peut :

1) Accepter l’assertion présupposée en donnant une réponse dans la gamme des réponses attendues, par exemple :

Nous allons suspendre toutes les personnes inculpées

Cette réponse s’inscrit dans le cadre du dialogue tel qu’établi au premier tour, elle respecte l’orientation linguistique de la question. L’interviewé se soumet à l’intervieweur.

2) L’interviewé pourrait également rejeter le présupposé de la question :

À ma connaissance, il n’y a pas de cas (prouvé) de corruption au sein de mon parti

Cette seconde réponse rejette le présupposé que l’intervieweur voulait lui imposer. L’interviewé résiste à l’intervieweur. Le dialogue est reformaté et prend un caractère, polémique, ouvrant une situation argumentative structurée par la question “Y a-t-il des cas (avérés) de corruption dans le parti ?”.

Le présupposé prétend imposer « un cadre idéologique » (ibid., p. 97) au dialogue ultérieur, c’est-à-dire canaliser la parole de l’autre. La violence de cette imposition est proportionnelle à celle qui est nécessaire pour la repousser ; la remise en cause des présupposés est toujours vécue comme agressive, et contribua[e] largement à personnaliser le débat, à le transformer en querelle. […] Attaquer les présupposés de l’adversaire, c’est […] attaquer l’adversaire lui-même (ibid., p. 92).

Cette polémicité est inscrite dans l’acte de langage de présupposition. C’est un cas particulier de refus d’accord, V. Conditions de discussion ; Persuasion.

Les phénomènes de présupposition ne se limitent pas au dialogue, mais, comme toujours, le dialogue permet de clarifier les problèmes. Un monologue qui ne respecterait pas ses propres présupposés serait incohérent, alors que, dans un dialogue, le rejet d’une présupposition est polémique. En réalité, le dialogue 1) se développe dans les mêmes conditions qu’un monologue.


 

Précédent, arg. du –

1. Définition

Selon le topos ≠ 11 d’Aristote, constitue un précédent :

Un jugement (ek kriseôs) prononcé sur la même question, une question semblable ou une question contraire. (Rhét., II, 23, 1398b15-25 ; Chiron, p. 388)

Ainsi définis, les précédents sont en nombre illimité. La force du précédent allégué dépend d’abord du degré de similitude entre cas ancien et cas nouveau et ensuite du degré d’autorité de l’instance ou de la personne qui a porté ce jugement.

Par  “jugement”, il faut entendre non seulement le jugement d’un tribunal, mais toute forme d’évaluation ou de décision prise dans le passé, quel que soit le domaine considéré, en particulier dans les menues décisions de la vie quotidienne :

L1 : — Allons nous baigner à Toponyme !
L2 : — La dernière fois, il y avait de gros embouteillages.

Si la cause n’a pas été tranchée au tribunal, elle peut l’avoir été par des autorités comme celles de la fable, de la parabole ou de l’exemple, qui constituent également des précédents (Lausberg [1960], § 426) :

L1 : — Je me demande si ma fille a raison de vouloir épouser ce frétillant vieillard ?
L2 : — Oui… Rappelle-toi l’École des femmes de Molière…

2. Schématisation

L’application du principe du précédent se fait selon les étapes suivantes :

1) Un problème : on est en présence d’un cas P1 à propos duquel une décision doit être prise.
2) Une recherche de cas déjà jugés présentant des analogies avec P1.
3) Par une opération de catégorisation, P1 est mis dans la même catégorie qu’un ou plusieurs de ces cas, P0
4) La décision, le jugement, l’évaluation… E a été portée sur le cas P0par une certaine autorité
5) Par application de la règle de justice, on doit porter un jugement analogue sur le cas P1.

Par “analogue”, on entend le même jugement, un jugement proportionnel ; ou, plus simplement, un jugement cohérent avec E.

Les jugements sont prononcés en fonction des jugements passés, concernant des cas “de même type”. L’importance accordée au précédent est une exigence de cohérence entre les décisions prises, un cas particulier d’application du principe de non-contradiction ; on se garde ainsi contre toute accusation ad hominem. adressée à l’institution.

L’appel au précédent est un économiseur d’énergie : le problème du jugement à porter est résolu automatiquement dès qu’est établie l’analogie du fait problématique à un fait déjà jugé.

Comme l’argument ab exemplo, l’argument du précédent motive une décision ou une interprétation en s’appuyant sur des données ou des exemples tirés de la tradition. Il s’agit d’un principe conservateur qui limite l’innovation dans tous les domaines où il s’applique. En tant que tel, il se combine bien avec des arguments faisant appel à « la sagesse de nos ancêtres » (Bentham, 1824) ; V. Topique politique ; Autorité ; Progrès.

3. Rejet du précédent

On rejette le précédent :

— En montrant que le cas actuel P1 présente des différences pertinentes avec P0, donc qu’il n’entre pas dans la même catégorie que P0 (stade 3).

— Par désir d’innover dans la vie quotidienne : Et si cette fois on changeait un peu ?


 

Pragmatique, arg. –

Dans l’expression “argument pragmatique”, l’adjectif pragmatique est pris au sens de “qui met au premier plan l’action, la pratique ; qui se place dans une perspective utilitaire, et non pas théorique ou idéologique”. Le mot n’a rien à voir avec la pragmatique comme discipline linguistique.

1. Le schème argumentatif

L’argument pragmatique correspond au topos n° 13 de la Rhétorique d’Aristote :

Puisque, la plupart du temps, il se trouve que de la même chose s’ensuivent un bien ou un mal, on se servira du conséquent pour persuader ou dissuader, accuser ou défendre, louer ou blâmer. (Rhét., II, 23, 1399a10 ; Chiron, p. 390-391)

Autrement dit, comme on peut toujours attribuer à une mesure, politique ou autre, des effets positifs et des effets négatifs, qu’elle soit en discussion ou déjà en application. On peut toujours la recommander en soulignant ses effets positifs ou la critiquer en montrant ses effets négatifs (effets réels ou supposés tels dans les deux cas).

L’argument pragmatique présuppose une série d’opérations argumentatives :

(0) Une question : Dois-je agir ainsi ? Dois-je appuyer telle ou telle proposition ?
(i) Des positions argumentatives : Oui / non

(iii) Une argumentation de la cause à l’effet : À partir d’un comportement ou d’une mesure donnée, en s’appuyant sur une loi (prétendue) causale, on prédit qu’elle aura / n’aura pas un certain effet.
(iv) Une évaluation, positive ou négative, est porté sur cet effet.
(v) Enfin, en prenant pour argument cette conséquence, une remontée vers la source, la proposition originelle, pour la recommander si le jugement de valeur porté sur elle est positif, pour la rejeter si ce jugement est négatif.

Cette dernière opération caractérisant ce type d’arguments, l’argumentation pragmatique est parfois dite argumentation par les conséquences (de la conséquence à la cause), qui diagnostique une cause à partir d’une de ses conséquences. Mais ici ce n’est pas la cause mais son évaluation qui est effectuée par transfert de l’évaluation de la conséquence.

D’autre part, le lien causal présupposé par l’argumentation pragmatique dans le domaine politique, est bien différent du lien exploité dans l’argumentation pragmatique scientifique.
Dans ce dernier domaine, l’argumentation par la cause part d’un fait attesté, “vous fumez”, s’appuie sur un corps d’investigation disponibles et non scientifiquement contredite permettant d’affirmer que “fumer accroît les risques de cancer” ; on se trouve exactement dans le cas de la déduction scientifique telle que la caractérise Toulmin (1958, p. 184). Appliquée à un fumeur, cette loi permet de déduire la conséquence “vous accroissez vos risques de cancer” ; comme personne n’aime avoir le cancer, le jugement négatif rétroagit sur la cause “ j’arrête de fumer”.
En revanche, dans le domaine socio-politique, la déduction causale nécessaire au stade (iii) de l’argumentation pragmatique, peut se réduire à une suite d’éléments corrélés de façon vaguement plausible, c’est-à-dire à un roman causal, et le plus couramment à une simple affirmation “ceci aura pour conséquence cela”, V. Métonymie.

2. Réfutation de l’argument pragmatique

2.1 Morale et religion :
L’action désintéressée contre l’argument pragmatique

Dans le domaine religieux, la conséquence positive a ceci de particulier qu’elle sera obtenue dans un autre monde :

Si tu respectes les dix Commandements, tu iras au Paradis.
Si tu violes les interdits, tu iras en Enfer, au mieux au Purgatoire.

Le pari de Pascal est un calcul sur les conséquences positives (ce qu’on gagne) et négatives (ce qu’on perd) en devenant croyant.

Si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc, qu’il est sans hésiter. Blaise Pascal, [L’argument du pari], Pensées[1]

Ce côté intéressé rend l’usage de l’argument pragmatique un peu délicat dans le domaine religieux. Les mystiques préfèrent mettre l’accent sur l’attraction exercée par l’amour divin.

De même, l’usage de l’argument pragmatique peut sembler déplacé dans le domaine de l’action morale :

Donnez un peu d’argent aux pauvres, comme cela ils ne viendront pas brûler votre beau château.

2.2 L’effet positif attendu sera contrebalancé par d’autres effets négatifs

L’argument pragmatique en faveur de telle ou telle décision peut se réfuter par un autre argument pragmatique, construit cette fois sur la base des conséquences négatives qu’on lui attribue.

Nouvel Observateur — Anne Coppel, dans le livre que vous publiez avec Christian Bachmann, “Le Dragon domestique”, vous prenez parti pour la légalisation de la drogue. Vous ne craignez pas de passer pour des suppôts de Satan ?

Anne Coppel (AC) — Plutôt que de légalisation, nous préférons parler de domestication, car cela suppose une stratégie progressive […]. Elle ne supprimera pas le problème de la drogue. Mais c’est une solution plus rationnelle, qui éliminera les mafias, réduira la délinquance, réduira aussi tous les fantasmes qui alimentent la drogue elle-même et font partie de son marketing.
Jean-Paul Jean (J.-P.J.) — Je crois que la légalisation produirait un effet d’appel dont on ne peut absolument pas maîtriser les conséquences. Plus un produit est présent sur le marché, plus il y a de consommateurs potentiels qui y ont accès. On aboutirait donc à ce que beaucoup plus de gens se droguent.
Le Nouvel Observateur, 12-18 octobre 1989, V. Pente glissante.

AC argumente par les effets positifs qu’aura, selon elle, la légalisation de la drogue. J-PJ la réfute par les effets négatifs qu’elle entraînera ; on remarque que et J-PJ au conditionnel. Les effets négatifs non désirés sont considérés comme des effets pervers. Ces effets sont dits pervers parce que la personne qui propose la mesure ne les recherche pas, ne les souhaite pas, et son adversaire lui en fait crédit. Dans le passage ci-dessus, J-PJ n’accuse pas AC de proposer cette mesure pour que « beaucoup plus de gens se droguent ». Parfois on se trouve à la marge :

L1 :   Cette politique rendrait les laboratoires ingérables et conduirait à leur explosion !
L2 :   C’est précisément le but recherché.

Ce cas relève de la règle no6 de Hedge : « On ne doit pas imputer à une personne les conséquences de sa thèse » — cas de J-PJ —, « à moins qu’elle ne les revendique expressément » — cas du locuteur L2. Dire à quelqu’un que sa politique qu’il propose mènera le pays à la ruine et au chaos est une argumentation par les conséquences négatives. Dire qu’il propose cette politique pour mener le pays à la ruine et au chaos, c’est l’accuser de complot, V. Règles ; Évaluation.
L’accusation de poursuivre un agenda caché renvoie également au topos du dévoilement des vraies intentions, V. Mobiles.

2.3 L’effet réellement produit sera contraire à l’effet attendu

Dans l’exemple précédent, les conséquences positives espérées sont “éliminer les mafias, etc.” (AC), et les conséquences négatives objectées sont “on aboutirait à ce que beaucoup plus de gens se droguent” (J-PJ). Ces deux types de conséquence sont sans lien entre elles ; tout se passe comme si J-PJ reconnaissait qu’en effet, la mesure proposée, la légalisation de la drogue permettrait entre autres d’éliminer les mafias. J-PJ aurait pu adopter une stratégie plus frontale en disant “vous n’éliminerez pas les mafias, bien au contraire, vous les renforcerez”, c’est-à-dire en montrant que l’effet produit sur les mafias ne sera pas positif mais négatif, contraire à l’effet attendu.

Pour combattre la crise, il faut investir 
Pour investir, vous devrez emprunter, et en empruntant vous renforcerez la crise.

C’est une stratégie de maximisation par le renversement opéré par les contraires, V. Enthymème ; Causalité (2).

2.4 Dilemme des conséquences opposées selon les groupes considérés

Le topos 14 de la Rhétorique envisage le cas suivant :

[L1] Une prêtresse interdisait à son fils de parler devant l’Assemblée en lui disant : “Si tu parles selon la justice, les hommes te haïront, si tu parles contre elle, ce seront les dieux”.
[L2] Par conséquent, il faut haranguer l’Assemblée, car si tu parles selon la justice, les dieux t’aimeront, et si tu parles contre elles ce seront les hommes (Rhét. 1399a20 ; p. 391)

Chiron suppose, en note, que ce passage est un dialogue, où le second locuteur L2 montre que, pris à la lettre, le même argument conduit aussi bien à une conclusion contraire à celle qui est avancée par L1 (notre notation). Il est courant que la même action ait des conséquences opposées sur deux groupes ou deux personnes, ce qui crée un dilemme :

Si vous faites ceci, vous plairez à Pierre et vous irriterez Paul
Si vous ne le faites pas, vous plairez à Paul et vous plairez à Pierre.

On résout le dilemme par un calcul de préférences : préfère-t-on plaire aux dieux ou aux hommes ? à Pierre ou à Paul ?

2.5 L’effet prétendument positif est en fait néfaste

En tant que déterminant d’une action, l’argument pragmatique est un universel anthropologique, consubstantiel à l’activité humaine : on sème pour récolter, et on récolte pour manger.

Les exemples suivants sont pris dans la Dispute sur le sel et le fer, ouvrage censé reproduire une dispute tenue en 81 avant notre ère, dans la Chine des Han postérieurs. Le Grand Secrétaire, Sang Hong Yang, affronte un groupe de soixante Lettrés sur des questions de politique économique et sociale ; l’argument pragmatique est l’arme favorite du Grand Secrétaire.
La discussion porte sur la politique d’expansion territoriale menées par le prince de Shang. L’accroissement du territoire présenté comme quelque chose de positif par le Grand secrétaire est considéré comme néfaste par les Lettrés.

— Le grand secrétaire
[Grâce aux réformes entreprises par le prince de Shang, l’État] put à peu de frais agrandir le territoire de Qin jusqu’à englober tout l’ouest du fleuve Jaune.

— Les Lettrés
Le malheur grandit en proportion de l’extension territoriale.

Huán Kuān, Dispute sur le sel et le fer. 1er S. av. J-C.[2]

2.6 L’argumentation pragmatique est viciée dans son concept même

L’argumentation pragmatique dans son principe suppose que l’action préconisée est sinon entièrement, du moins plutôt positive, qu’elle amènera une amélioration dans le monde, même si elle peut avoir quelques petits effets négatifs collatéraux. Le Grand Secrétaire, emporté par son lyrisme, suppose même qu’il est possible d’apporter du bien dans le monde sans apporter quelque mal :

[Le Grand Secrétaire] Par les profits tirés des monopoles du sel et du fer et du sel, nous sommes en mesure de satisfaire aux besoins de l’empire en période de crise et de faire face à l’entretien des armées en prévision des périodes de pénurie. Bénéfiques au pays, ils ne lèsent pas les masses. (Id.)

Le Grand Secrétaire représente un esprit moderne, auquel la philosophie des lettrés est radicalement opposée. Cette philosophie dit qu’il est impossible d’apporter du bien, du profit, pour les uns sans apporter du mal, de la misère, en égale quantité pour les autres. Le bilan du positif et du négatif est à somme nulle :

[Les Lettrés] Le profit ne tombe pas du ciel, pas plus qu’il ne jaillit spontanément des entrailles de la terre. Il est entièrement tiré de la sueur et du sang du peuple. Dire qu’il a centuplé est une duperie. (Id., p. 40)

Le profit des uns est inséparable des pertes des autres. Selon cette conception du monde, il n’y a pas de “progrès” global. Le monde humain comme le monde naturel fonctionne selon un principe d’équilibre ; le bien qui advient ici est corrélatif d’un mal qui advient ailleurs. Quatre arguments soutiennent cette conclusion qui détruit l’idée même d’argument pragmatique (notre numérotation); la récapitulation (5) est confirmée par un principe théorique (6) et par une constatation empirique (7)

(1) Cela fait penser à ce simple d’esprit qui retournait sa fourrure pour protéger le poil, sans s’aviser qu’ainsi il usait la peau. (2) Si une année les prunes sont abondantes, elles seront rares l’année suivante. (3) Le grain nouveau ne mûrit qu’au détriment de l’ancien. (4) Le ciel et la terre ne peuvent atteindre leur plénitude en même temps ; il en va de même des activités humaines. (5) Ce qu’on gagne d’un côté on le perd nécessairement de l’autre, ainsi (6) le yin et le yang ne peuvent briller simultanément, et (7) le jour alterne avec la nuit. (Id.)


[1] http://www.penseesdepascal.fr/II/II1-moderne.php

[2] Huán Kuān, Dispute sur le sel et le fer. Texte présenté, traduit et annoté par Jean Levi. Paris, Les Belles-Lettres, 2010, p. 39.