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Progrès, Arg. du —

Argument du  PROGRÈS

1. Argument du progrès

Par définition, “le progrès avance” : l’argument du progrès valorise l’ultérieur comme étant le meilleur ; si F2 vient après F1, alors F2 est préférable à F1, V. Valeur ; Syzygie.

L’argument du progrès réfute les appels aux anciens, à la tradition et à toutes les formes d’autorités qu’ils appuient. C’est un puissant instrument de critique des pratiques traditionnelles : elles sont dépassées du fait qu’elles viennent avant. Les pratiques contemporaines qui les revendiquent et les continuent sont dites rétrogrades. Cet argument qui est utilisé contre les corridas dans le passage suivant,

On ne brûle plus les chats sur les parvis des cathédrales, les combats d’animaux ont été interdits en 1833, on ne cloue plus les chouettes, et les rats ne sont plus crucifiés comme cibles au jeu de fléchettes. Quoi qu’en disent les milieux taurins, la corrida avec mise à mort est condamnée. (Le Monde, 21-22 sept. 1986)

Cette argumentation est organisée selon les étapes suivantes :

1) La corrida est d’abord catégorisées avec d’autres pratiques de maltraitance animale, brûler les chats, organiser des combats de coqs, clouer les chouettes sur les portes des granges, prendre des rats pour cible au jeu de fléchette.
2) Ces pratiques sont plus ou moins ordonnées temporellement.
3) On constate que les plus anciennes de ces pratiques sont unanimement condamnées et sont sorties des usages.
4) Cette ligne factuelle est ensuite extrapolée pour aboutir à la conclusion que les corridas doivent également disparaître, au vu des progrès de la société et de la marche de l’histoire, et que le plus tôt sera le mieux.,

2. Argument de la nouveauté

Orientation traditionnelle
L’étiquette ad novitatem est parfois utilisée pour désigner l’argument de la nouveauté au premier sens (voir infra). Le mot latin novitas signifie “nouveauté ; condition d’un homme qui, le premier de sa famille, arrive aux honneurs”, au statut de sénateur (Gaffiot [1934], Novitas).
L’orientation argumentative de l’argument ad novitatem peut être :
Positive : la novitas est alors opposée à la nobilitas décadente,
Ou négative : l’homo novus,“l’homme nouveau”,  issu de nulle part, est tenu en suspicion.

Traditionnellement, dans le domaine religieux, dire d’une idée ou une doctrine que c’était une nouveauté, c’était la condamner comme hérétique :

La nouveauté apparaissant alors comme un signe de l’erreur et la novitas étant, autant que la pertinacia, l’indice de l’hérésie.
Le Brun 2011, § 1. (*)  la pertinacia est l’entêtement dans l’erreur.

Orientation contemporaine
Dans son interprétation contemporaine, l’argument de la nouveauté, assimilé à l’argument du progrès a une orientation positive. Cette inversion recoupe celle qui touche la charge de la preuve qui, traditionnellement, pesait sur l’innovation.
L’argument de la nouveauté valorise l’innovation et le changement par rapport au conservatisme, et le neuf (le sang neuf) par rapport à l’usé. Trivialement, il sous-tend des évaluations comme “ce qui vient de sortir” est super et le “déjà vu” est dépassé. D’où l’appel Soyez le premier à l’adopter ! Le manuel qui vient de paraître est forcément supérieur à ses prédécesseurs, et, en politique l’homme nouveau est déjà un sauveur.

L’argument du progrès s’oppose à l’argument de la décadence du monde depuis son hypothétique âge d’or, dont le bon vieux temps est la variante contemporaine.  Il attribue toutes les vertus et les bonheurs aux Anciens.

Il structure l’éternelle querelle des Anciens et des Modernes. Sous sa forme radicale, cet argument affirme la supériorité absolue des Modernes sur les Anciens, dans le domaine des arts et des institutions comme dans celui des sciences. À la limite, cette supériorité serait celle de l’individu moderne sur ses ancêtres. Sous une forme relative, l’argument du progrès est compatible avec la supériorité individuelle des anciens : “nous sommes des nains sur les épaules des géants” — donc nous sommes non pas plus grands, mais plus haut, nous voyons donc plus loin que les géants eux-mêmes. On réfute la métaphore en faisant remarquer que les poux sur la tête des géants ne voient pas plus loin que les géants.


 

Vrai VS Vraisemblable

Le VRAI contre le PROBABLE-VRAISEMBLABLE

Socrate s’oppose violemment à la rhétorique, qui n’a pas « le moindre souci de la vérité » et se satisfait du vraisemblable. Aristote propose quatre arguments contre cette incompatibilité fondamentale et fonde la rhétorique non plus sur l’illusion de la vérité, mais sur l’approche de la vérité.

1. La dramatisation platonicienne :
La vérité essentielle contre le vraisemblable persuasif

La question du probable et du vraisemblable apparaît dans la rhétorique argumentative, sous deux formes, soit comme illusion de vérité, sous la forme d’une construction sociale arbitraire prise pour une vérité absente, soit comme approximation de la vérité.
Dans le Phèdre de Platon, Socrate définit la rhétorique comme “l’art de conduire les âmes” :

Socrate : — Eh bien, somme toute, l’art de la rhétorique n’est-il pas “l’art d’avoir de l’influence sur les âmes” par le moyen de discours prononcés non seulement dans les tribunaux et dans toutes les autres assemblées publiques, mais aussi dans les réunions privées ?
Platon, Phèdre, 261a ; Brisson p. 143-144)

Cette psychagogie, sans doute dépouillée de sa fonction religieuse d’évocation des âmes des morts, mais non de ses connotations magiques, marque d’emblée la fonction d’emprise attribuée à la persuasion rhétorique, qu’elle prétende l’exercer ou qu’elle l’exerce effectivement. C’est ce même besoin de l’âme des autres, qui motive le prosélytisme religieux. Les âmes doivent être conduites à la vérité. Mais Socrate dramatiste le problème de la vérité en radicalisant l’opposition du vraisemblable-persuasif au vrai :

[Socrate :] en effet, dans les tribunaux, personne n’a là-dessus [= sur la vérité sur la justice et la bonté des choses ou même des hommes] le moindre souci de vérité ; on se soucie plutôt de ce qui est susceptible de convaincre, c’est-à-dire du vraisemblable, à quoi doit s’attacher quiconque veut parler suivant les règles de l’art. (Phèdre, 272d-e ; Brisson, p. 173)

Dès lors, la bonne manière de conduire les âmes est renvoyée à un temps futur où enfin on connaîtra l’être et la vérité de toutes choses :

Tant qu’on ne connaîtra pas la vérité sur chacune des questions dont on parle et sur lesquelles on écrit ; tant qu’on ne sera pas capable de définir toute chose en elle-même ; tant que, après avoir défini cette chose, on ne saura pas, à l’inverse, la diviser selon ses espèces jusqu’à ce qu’on atteigne l’indivisible ; tant que, après avoir selon la même méthode analysé la nature de l’âme et découvert l’espèce de discours qui correspond à chaque nature, on ne disposera et on n’organisera pas son discours en conséquence – en offrant à une âme complexe des discours complexes et qui correspondent exactement à ce qu’elle demande, et des discours simples à une âme simple –, on restera incapable de manier le genre oratoire avec autant d’art que sa nature le permet, voilà ce que nous a révélé toute la discussion précédente. (Platon, Phèdre, 277b ; trad. Brisson, Paris, Garnier-Flammarion, p. 184).

Le vraisemblable est “semblable au vrai”. Mais pour dire que P est vraisemblable, c’est-à-dire semblable à l’événement ou à l’affirmation E, il faut connaître E. La position de Socrate est forte en ce qu’elle s’appuie sur l’impossibilité de dire de façon sensée “A ressemble à B, Pierre ressemble à Paul, mon récit ressemble à ce qui s’est vraiment passé” si l’on ne connaît pas B, ne sait pas qui est Paul, ou ce qui s’est vraiment passé. Lorsqu’on a trouvé la vérité on pourra parler en vérité et vivre dans la vérité ; la rhétorique adaptée à cette situation ne sera plus une rhétorique de la persuasion mais une pédagogie de la vérité. D’après Perelman, « quand Platon rêve, dans le Phèdre, d’une rhétorique qui, elle, serait digne du philosophe, ce qu’il préconise, c’est une technique qui pourrait convaincre les dieux eux-mêmes. » (Platon, Phèdre, 273c) » (Perelman, Olbrechts-Tyteca [1958], p. 9). Dans le passage cité, il ne s’agit pas vraiment de convaincre les dieux, mais plutôt de détourner l’homme sensé des autres hommes :

Ce n’est pas pour parler et pour entretenir des rapports avec les hommes que l’homme sensé se donnera toute cette peine, mais pour être capable de dire ce qui plaît aux dieux et d’avoir, en toute chose, une conduite qui les agrée, autant que faire se peut.
Phèdre, 273e ; Brisson, p. 175

Socrate a ainsi imposé le pathos de la vérité inaccessible, avec pour corollaire que le discours rhétorique se construit toujours sur du vraisemblable, c’est-à-dire comme du simili-vrai, contre la vérité. Le vraisemblable n’a pas de rapport avec le vrai. Vivre dans la persuasion c’est vivre dans la croyance et l’opinion, vivre dans la caverne et non pas dans la vérité.
Cette vision apparemment indéracinable de l’argumentation rhétorique, c’est-à-dire langagière, est ancrée dans la critique antidémocratique et antisociale que Socrate adresse aux discours institutionnels, politiques et judiciaires, où sont traités les problèmes de la Cité.

2. La dédramatisation aristotélicienne :
Le vraisemblable est orienté vers le vrai

La recherche socratique de la vérité se déploie dans cette atmosphère de radicalité tragique. Aristote a dédramatisé la question de la vérité en soutenant qu’il y a non pas opposition mais continuité entre opinion et vérité, et cela au moins pour quatre raisons. D’une part, un premier faisceau de trois raisons (numérotées par nous) :

(1) L’examen du vrai et du semblable au vrai relève de la même capacité, et, en même temps, (2) les hommes sont par nature, suffisamment doués pour le vrai, et (3) ils arrivent la plupart du temps à la vérité ; en conséquence, celui qui a déjà l’aptitude à viser la vérité possède aussi l’aptitude à viser les opinions communes (endoxa)
Aristote, Rhét., Chiron, p. 119).

Enfin, la rhétorique falsificatrice ne fonctionne pas : « le vrai et le juste ont naturellement plus de force que leurs contraires » (ibid., p. 120) ; et, en supplément, il est possible d’établir un contrôle éthique sur la parole : « on ne doit pas persuader de ce qui est mal » (ibid., p. 121).

Le probable-vraisemblable est donc défini non pas comme du faux portant le masque du vrai, mais comme une orientation positive vers la vérité, un premier pas vers la vérité, exprimée sous la forme d’un endoxon, qui doit être mis à l’épreuve de la critique, c’est-à-dire travaillé argumentativement dans des discours anti-orientés. Il s’ensuit la persuasion a pour office de faire progresser l’auditoire vers “la meilleure vérité” possible hic et nunc.

3. L’argumentation au-delà du vraisemblable

Depuis lors, la position attribuée au discours rhétorique n’a cessé d’osciller entre vraisemblable trompeur et probable comme approximation du vrai, V. Argumentation (1). En particulier, pour Perelman et Olbrechts-Tyteca

Le domaine de l’argumentation est celui du vraisemblable, du plausible, du probable, dans la mesure où ce dernier échappe aux certitudes du calcul ([1958], p. 1).

L’argumentation est définie par opposition au « calcul » qui, de fait, caractérise l’activité scientifique dans son ensemble. En conséquence, les objets discursifs prototypiques de l’argumentation seront

Les journaux … les discours [de politiciens] … les plaidoiries [des avocats] … les attendus [des juges] … les traités [des philosophes]. (Id., p. 13).

Il est donc postulé que les attendus des juges ne font jamais état de preuve, au sens tant soit peu consolidé du terme. Cette position reproduit de fait l’opposition des preuves dites techniques et non-techniques, avec exclusion des secondes.
Selon cette ligne de pensée, il faudrait admettre que les différents genres de discours mentionnés ne contiennent aucun élément scientifique-démonstratif, soit se limiter à prendre en compte, dans ces discours, ce qui relève du vraisemblable. La première position est difficile à tenir ; même dans les journaux, deux et deux font parfois quatre ; la seconde correspond bien à l’usage des exemples dans le Traité.
Mais si l’on souhaite analyser les argumentations dans leur intégralité discursive et leur cohérence, on doit affronter le mélange des genres, du rhétorique et du logico-scientifique.


Probable — Vraisemblable — Plausible

PROBABLE — VRAISEMBLABLE — PLAUSIBLE

Le probable est lié à l’enquête réduisant l’incertitude. Le vraisemblable est conforme au sens commun, et conforte le préjugé ; le plausible préempte l’approbation. Mais le vrai peut être improbable, invraisemblable  et “insoutenable”.

Probable, vraisemblable, crédible, plausible…  se disent d’un récit, d’une affirmation, d’une représentation possibles, en tant qu’elles sont données à croire.
Ces mots sont intermédiaires entre vrai et faux, mais tous orientent vers le vrai. Ils sont équivalents dans de nombreux contextes. Il y a cependant entre eux des différences importantes.

1. Probable

Probable se dit d’un événement, et, par dérivation, d’un récit. Le probable s’appuie sur l’examen des faits, de ce qui relève de l’ordre des choses et du calcul, comme le montre son dérivé nominal, probabilité.
En relation avec le probable, l’argumentation se définit comme un raisonnement révisable, tendant à réduire l’incertitude.
Ce mode d’argumentation caractérise bien la recherche du diagnostic médical, ainsi que l’enquête judiciaire ou historique.

2. Vraisemblable

Du point de vue cognitif, un récit, une affirmation, une explication, une représentation d’un état de choses incertains, deviennent crédibles, vraisemblables s’ils sont jugés conformes au sens commun ; aux croyances partagées par un groupe ; aux conventions régissant les genres de discours courants sur les choses ou événements du même type (V. Doxa; Lieu commun; Indice ; Enthymème) :

Le vraisemblable est le rapport du texte particulier à un autre texte général et diffus, que l’on appelle : opinion publique. (Todorov, 1968, p. 2)

Le récit d’événements passés sur lesquels on s’interroge peut être dit probable ou vraisemblable. La fiction est de l’ordre du vraisemblable, et non pas du probable. Une pièce de fiction (théâtre, roman) est vraisemblable si elle est conforme aux lois du récit et aux lois du genre :

Chez les classiques français, (…) la comédie a son propre vraisemblable, différent de celui de la tragédie ; il y a autant de vraisemblables que de genres, et les deux notions tendent à se confondre (Ibid., p. 2). (Todorov, 1968, p. 2. Cité in TLFi, Vraisemblable)
Le vraisemblable est le masque dont s’affublent les lois du texte, et que nous devons prendre pour une relation avec la réalité. (Ibid., p. 3. Id.)

Le jugement de vraisemblance se réfute sous le précepte stratégiquele vrai n’est pas toujours vraisemblable :

— Il n’est pas vraisemblable que l’ennemi attaque par les marais, mais l’ennemi attaque par les marais.
— Il n’est pas vraisemblable qu’une mère tue ses enfants, mais Médée a tué les siens
— Il est vraisemblable qu’on espionne quelqu’un par jalousie ; la jalousie est un motif vraisemblable, mais d’autres raisons le sont tout autant : on l’espionne pour le faire chanter.

L’argumentation pragmatique par les conséquences positives est fondée sur le vraisemblable, comme le roman réaliste ; c’est pourquoi on peut parler à son sujet de roman causal.
Les règles du vraisemblable sont celles auxquelles le récit mensonger s’efforce de se conformer.

Le probable s’évalue par examen du cas au terme d’une enquête sur la réalité des faits. Le vraisemblable s’évalue par la conformité intuitive du récit à certaines conventions de narration et stéréotypes de faits. L’enquête permettant de penser que les choses se sont probablement passées ainsi peut être longue et difficile ; L’intuition de la “normalité” suffit pour conclure qu’elles se sont vraisemblablement déroulées ainsi.

3. Plausible

Plausible vient du latin plaudere, “applaudir ; approuver” (Gaffiot) [1].
En français classique, un motif plausible est un motif louable. En français contemporain, le sens de “digne d’estime, qui mérite l’approbation” est “rare, vieilli” (TLFi).

Le plausible est défini en premier lieu comme « ce que l’on peut admettre ou croire parce que vraisemblable » (TLFi). Le sens de plausible “approuvé” a donc fusionné avec celui de vraisemblable “conforme aux conventions de vérité”, objet de la rhétorique stricto sensu.
On peut retenir de l’étymologie que le plausible est un mode de vraisemblable qui recherche particulièrement l’approbation. Le récit obtient cette approbation d’autant plus facilement qu’il est non seulement vraisemblable (“conforme aux stéréotypes courants”), mais bienvenu, ce qui sera le cas si les préjugés qui le structurent sont ceux-là mêmes que le groupe promeut activement. L’apparence de la vérité et l’approbation sociale assurent le succès des fake news.

4. Vraisemblable et preuves techniques
VS.
Probable et preuves non techniques

La distinction entre le plausible-vraisemblable et le probable correspond à celle que la rhétorique opère entre deux types de preuves, les preuves rhétoriques et  preuves non-rhétoriques, qu’elle appelle respectivement “preuves techniques (rhétoriques) et “preuves non techniques” (non rhétoriques).
Le vraisemblable rhétorique se définit par l’usage spécifique fait des données obtenues par les techniques d’invention. C’est une construction fondée sur les “preuves” dérivées d’endoxa, de croyances communes, affirmées a priori, toujours entremêlées d’un peu de probable manifestant la réalité.
Sur de telles bases, on peut construire une représentation très vraisemblable d’événements, parfaitement possibles, mais n’ayant absolument rien à voir avec ce qui s’est réellement passé. L’enquête sur les réalités du cas est l’affaire des spécialistes des domaines non-rhétoriques. La construction du vraisemblable rhétorique fait l’impasse des preuves dites “non techniques” qui seules permettent au réel d’impacter le discours.
Le  vraisemblable est alors défini hors du réel et contre le réel. C’est contre cette vision de la rhétorique fondée sur le probable-vraisemblable que s’élève Socrate, alors qu’Aristote verra dans les topoi de l’argumentation des voies permettant d’approcher une vérité probable, au sens de vérité construite au terme d’une enquête exploitant des indices tirés de la réalité, V. Vrai VS Vraisemblable.

4. Le vraisemblable comme masquage du réel :
Le récit nazi de la nuit des longs couteaux

La construction d’un monde possible où se déroulent des événements vraisemblables est une affaire de cohérence fictionnelle. Les mondes du complot et de la manipulation est un monde de ce genre. Le possible est ainsi considéré comme l’expression d’un “réel alternatif” aussi réel et plus convaincant parce que beaucoup plus excitant que l’autre.

Le récit vraisemblable et plausible (“approuvé par un grand nombre”) est particulièrement dangereux lorsqu’il semble rendre l’enquête factuelle superflue :  “Puisque tout est parfaitement clair, pourquoi toutes ces recherches ?”.

Au cours de “la nuit des longs couteaux” (30 juin 1934) et les jours suivants, les nazis SS ont massacré les nazis SA, partisans de Röhm, le chef des SA, lui-même victime du massacre, plus un certain nombre d’opposants catholiques ou conservateurs au régime hitlérien. Les opposants de gauche avaient déjà été éliminés.
L’explication donnée par Hitler de ces massacres est l’existence d’un complot des SA contre lui-même et son régime. Il est effectivement possible qu’une clique proche du pouvoir complote contre les hommes au pouvoir appartenant à la même tendance, l’histoire est riche en exemples célèbres, et la conjuration de Pison contre Néron peut servir de modèle. L’explication est parfaitement vraisemblable. Mais les historiens ont montré que Röhm n’avait jamais comploté contre Hitler. Le récit vraisemblable n’était pas vrai, mais il est devenu hégémonique.

Peut-on dire pour autant que la rhétorique du vraisemblable a imposé le passage du possible au vrai, prouvant ainsi sa toute-puissance persuasive ? Le récit hitlérien a été accepté non seulement parce qu’elle était, après tout, possible,  vraisemblable, mais aussi parce qu’il a été imposé dans l’espace public par la propagande et la violence des milices nazies à l’œuvre durant ces semaines cruciales. L’enthousiasme public manifestant aussi bien l’adhésion des uns que la terreur des autres.


[1] C’est le sens du portugais plausivel, « Digno de aplauso, de aprovação. = APLAUSÍVEL »
Dicionário Priberam da Língua Portuguesa https://dicionario.priberam.org/plausivel [21-02-2021].


 

“Preuves techniques” et preuves “non techniques”

“PREUVES TECHNIQUES”
et “PREUVES NON TECHNIQUES”

 

La rhétorique distingue entre les preuves rhétoriques proprement dites ou “preuves techniques”, produites par l’orateur et apportées par son discours, et un ensemble de preuves “non techniques” regroupant la loi, les serments, les contrats, les témoignages, etc. données avec le procès, que l’orateur doit exploiter.
Cette distinction est parallèle à celle établie entre éthos rhétorique (technique) et réputation (non technique) ou entre émotion rhétorique (contrôlée et adaptée au cadre du procès) et émotion spontanée.
À l’époque contemporaine, l’opposition est devenue contre-intuitive.

1. Les preuves apportées par le discours et les autres

Lorsqu’il s’agit de rhétorique, preuve traduit pistis [1] “moyen de pression sur l’auditoire”, exercé par le discours. À la suite d’Aristote, la rhétorique argumentative distingue preuves techniques (pisteis entechnoi) c’est-à-dire relevant de la technique rhétorique et les preuves non-techniques (pisteis atechnoi), ne relevant pas de la rhétorique,

Parmi les moyens de persuasion, les uns sont non techniques, les autres techniques. J’appelle non technique tout ce qui n’est pas fourni par nous, mais existait préalablement, comme les témoins, les dépositions obtenues sous la torture, les engagements écrits, etc. ; est technique tout ce qu’il est possible d’élaborer par la méthode [*] et par nous-mêmes. Aussi, parmi ces moyens, les uns sont à utiliser, les autres à découvrir.
Aristote, Rhét., i, 2, 1355b35 ; Chiron, p. 125. [*] La méthode rhétorique.

On trouve également la terminologie “preuves avec ou sans art”, preuves artificielles et non artificielles, terminologie qui calque le latin genus artificiale et genus inartificiale (Lausberg [1960], § 351-426), art étant l’équivalent de technique.
Cette distinction technique / non-technique est faite sur les moyens de persuasion liés au logos, mais elle peut être étendue aux moyens de persuasion par l’éthos et le pathos.
— L’éthos technique est produit par le discours, il correspond à l’image de soi telle que l’orateur la construit sciemment dans le discours (Amossy 1999), et l’éthos non technique correspond à la réputation. Éthos technique et réputation peuvent entrer en contradiction.
La clause (supra) “les uns (les moyens non techniques) sont à utiliser, les autres (les moyens techniques) sont à découvrir” est à rapprocher de l’opposition caractérisant l’éthos (technique) par rapport à la réputation (non technique). Comme la preuve, la personne technique de l’orateur est à produire, alors que sa personne sociale est un donné à exploiter.
— Le pathos technique correspond à la manifestation-communication stratégique de l’émotion, et le pathos non technique à la manifestation-communication spontanée de l’émotion. Cette distinction correspond à celle que l’on peut établir entre communication émotive (technique) et communication émotionnelle, V. Émotion.

L’opposition du “technique” au “non-technique” peut être construite à la manière structuraliste, l’émotion, le caractère et la situation étant redéfinis au sens technique comme des objets discursifs, opposés à leurs correspondants non techniques dans la réalité, c’est-à-dire hors discours.
Cette approche s’est révélée fructueuse, néanmoins, elle a ses limites. L’enjeu est la définition de l’objet des études d’argumentation, si elles ne doivent prendre en compte que des données purement verbales, ou si elles doivent également traiter des données en situation, tenant compte du contexte et des actions en cours.

La distinction entre preuves “techniques” et “non techniques” est établie relativement à la situation judiciaire. Les premières sont produites discursivement par le rhéteur sur la base de sa compétence professionnelle. Les secondes concernent les données relatives aux faits soumis au tribunal, avant tout discours. Elles « décident du fait même soumis à la justice » (Quintilien, I. O., V, 11, 44 ; p. 176). Elles font l’objet d’un traitement rhétorique discours / contre discours, mais leur constitution échappe au travail des rhéteurs.

2. Les preuves judiciaires “non techniques”

Aristote considère que les moyens de persuasion non techniques, propres au discours judiciaire, « sont au nombre de cinq : lois, témoins, contrats, témoignages obtenus sous la torture, serments » (Rhét., I, 15, 1375a22 ; Chiron, p. 125). Daremberg & Saglio font remarquer que

l’ordre où les énumère Aristote : lois, témoins, contrats, dires des esclaves, serments, n’a pas de valeur pratique, car, en fait les dires de l’esclave tiennent le premier rang.
(1877-1911, Testimonium, p.150, col. 1) [1]

Quintilien considère comme non techniques « les précédents judiciaires, les rumeurs, les tortures, les pièces, le serment, les témoins » (I. O., V, p. 103), supprimant les lois et ajoutant les précédents et les rumeurs à la liste d’Aristote.

En pratique, les données “non techniques” peuvent être traitées selon la méthode discours /contre discours, exactement comme pour n’importe quel objet de discours “technique” : à un discours demandant l’application de telle loi, on répond que la loi est mal faite, à un discours accablant d’un témoin, on répond que le témoin n’est pas crédible, etc.

Ce qui suit présente quelques données grecques et latines, contemporaines des textes fondateurs de la théorie occidentale de l’argumentation.

« La loi »
La question est celle de l’applicabilité de la loi à une affaire particulière. Les réponses mobilisent toutes les ressources de la topique juridique et de l’interprétation.
On plaidera, selon la position défendue :

— La loi (des hommes) vs la justice (naturelle)
— L’esprit de la loi, l’intention du législateur vs la lettre de la loi
— Et en dernier recours, l’autonomie de décision du juge vs la loi.

On peut encore tenter de se défaire des contraintes de la loi en soutenant que
— Elle est mal faite (elle est en contradiction avec une autre loi ; elle est ambigüe)
— Elle est dépassée, elle ne correspond plus aux nécessités du moment.

« Les pièces »
— Les éléments matériels (arme du crime, tunique ensanglantée de la victime…) sont des éléments essentiels du procès. Ils jouent un rôle essentiel, soit en tant qu’ils peuvent faire l’objet d’une démonstration experte, soit en tant que (ré)activateurs d’émotions.
Les documents écrits notamment les contrats. Selon la position défendue, on attaque ou on défend le contrat par les mêmes moyens qui permettent d’attaquer ou de défendre l’application de la loi.
Le concept de contrat est « défaisable » [defeasible]. L’article fondamental de Hart qui anticipe sur le modèle. de Toulmin, analyse de façon détaillée un ensemble des contre-discours capables de défaire un contrat (les rebuttals de Toulmin). (Hart, 1948, p. 175-176).

Autorité, précédent
L’appel à l’autorité a parfois été considéré comme technique, parfois comme non technique. Le précédent jouit de l’autorité d’une décision de justice prise par un juge reconnu pour sa compétence. Il fonde la continuité de la tradition judiciaire. L’opinion publique, les rumeurs, les proverbes, qui jouissent de l’autorité de l’ancestrale sagesse populaire, constituent des précédents.

Témoignages
Sont considérés comme des témoins du cas non seulement les témoins des faits, mais aussi des autorités comme les auteurs anciens, les oracles, les proverbes, les dits des contemporains prestigieux.
Aux témoignages peuvent se rattacher « les on-dit et les bruits publics ». Les uns les considèrent comme une sorte de « témoignage public », d’autres y voient l’effet combiné de la malignité et de la crédulité permettant de persécuter « l’homme le plus innocent » (Quintilien, I. O., V, 3 ; p. 106), constatations que l’on peut rattacher aux techniques de désinformation les plus contemporaines.

Serment
En vertu de l’intervention de puissances surnaturelles qu’il engage, le serment a valeur de preuve. Il décide de l’issue du procès. C’est donc un instrument trop puissant, dont le droit a dû codifier l’usage.

Tortures
Cités, démocraties et républiques anciennes s’accommodaient de l’esclavage et de la torture. Comme la validité du témoignage est garantie par le serment des hommes libres, la validité de la déposition de l’esclave est garantie par la torture.

En Grèce, le témoignage de l’esclave « n’est admis et valable que par la torture, sauf dans des cas très rares » (Daremberg & Saglio, Testimonium, p. 147, col. 1),

Dans toute la Grèce, la torture passe pour la meilleure des preuves, supérieure aux témoignages libres ; c’est un lieu commun chez les orateurs. Mais si la cause qu’ils défendent le demande, ils montrent l’incertitude et le danger de ces renseignements, arrachés par la souffrance, souvent obtenus par des promesses et par la corruption. (Ibid., col. 2).
De même à Rome, où :

Les déclarations des esclaves ne constituent pas des témoignages proprement dits, mais des réponses à un interrogatoire avec torture, à une quaestio où la torture remplace le serment. (Id., 152, col. 2)

On voit comment s’établit le lien entre question (judiciaire) et question (torture).
La Rhétorique à Herennius décrit ainsi le traitement rhétorique des données obtenues sous la torture pour être présentées au tribunal   :

En faveur des interrogatoires sous la torture, nous montrerons que c’est pour découvrir la vérité que nos ancêtres ont voulu employer question et supplices et forcer par une vive souffrance les hommes à dire tout ce qu’ils savent. […] Contre les tortures nous parlerons ainsi : nous commencerons par dire que nos ancêtres ont voulu que ces interrogatoires interviennent dans des cas précis quand on pouvait s’assurer de la véracité des aveux ou réfuter les mensonges échappés sous la torture, par exemple pour savoir où a été placé tel objet ou pour résoudre tout problème analogue dont la solution peut être constatée de visu ou par une preuve du même ordre. Nous ajouterons qu’il ne faut pas s’en rapporter à la douleur parce qu’un individu y résiste mieux qu’un autre, que tel autre a plus d’imagination, qu’enfin l’on peut souvent savoir ou deviner ce que le juge veut entendre et que l’on comprend qu’en le disant on mettra un terme à ses souffrances.
À Her., II, 10 ; p. 40-41

On voit que deux fonctions complémentaires sont données à la questio (torture) : d’une part, c’est une formalité procédurale, qui conditionne formellement le traitement de la questio (le lien entre question (judiciaire) et question (torture) est métonymique).
D’autre part, la quaestio (torture) donnant du crédit à sa parole, garantit que l’esclave dit bien la vérité, et toute la vérité. La torture est supposée transformer la parole de l’esclave en faisant de celui-ci faire une personne véridique.

Il s’agit ici de torture judiciaire. Le recours à la torture pour obtenir de bonnes informations est moralement condamné et pratiquement reconnu comme inefficace. Selon une formulation contemporaine, « la bière et les cigarettes marchent mieux que la baignoire [la torture par l’eau]. » [3]  . Mais la torture survit à sa condamnation [4].

Ordalies, miracles et ADN
On pourrait allonger la liste des preuves dites “non techniques” à d’autres époques, et d’autre cultures ou croyances. Par exemple, le miracle constitue une forme de persuasion non technique. Au premier Moyen Âge, l’ordalie, ou jugement de Dieu, était de même supposée faire éclater la vérité de manière non technique : si l’accusé traverse le brasier et en sort vivant, c’est qu’il est innocent ; s’il meurt, c’est qu’il est coupable, la punition prouve la faute.

À l’époque contemporaine, il faut joindre à la liste les preuves apportées par la police scientifique, par exemple les tests ADN, que nous considérons typiquement comme une preuve technique.

3. Prééminence des preuves “non techniques”

Dans les cas courants, les faits, les documents, les témoins, soit les preuves matérielles, permettent de décider : « quand une des parties disposait de preuves non techniques l’affaire était claire pour les juges, et on n’avait besoin que de peu de paroles » (Vidal 2000, p. 56). La preuve factuelle est de toute évidence essentielle dans le domaine judiciaire, le langage jouant bien entendu un rôle important dans la présentation des faits.
Mais lorsque dans un procès on ne dispose d’aucun élément de preuve factuelle — pas de témoin, pas de contrat, pas de preuve —, ou lorsque ces preuves sont non concluantes, on a recours, faute de mieux, aux preuves relevant de la pure “technique” rhétorique.
La preuve “non technique” est donc essentielle dans le domaine judiciaire. La preuve “technique” ne vient au premier plan que dans des cas tout à fait spéciaux, faute de mieux — pas de témoin, pas de contrat, pas de preuve.

C’est cette situation exceptionnelle qui est mise en scène dans l’anecdote cocasse où s’opposent Tisias et Corax (6e siècle av. J-C). Corax accepte d’enseigner ses techniques rhétoriques à Tisias, et d’être payé en fonction des résultats obtenus par son élève. Si Tisias gagne son premier procès, alors il paie son maître ; s’il le perd, il ne le paie pas. Après avoir terminé ses études, Tisias intente un procès à son maître, où il soutient ne rien lui devoir. Première possibilité, il gagne ce procès : de par le verdict des juges, il ne doit rien à son maître. Seconde possibilité, il le perd : de par la convention privée passée avec son maître, il ne lui doit rien. Dans les deux cas, Tisias ne doit rien à Corax. Que répond Corax? Il construit son contre-discours en reprenant mot pour mot le schéma de l’argumentation de Tisias, mais en le renversant. Première possibilité, Tisias gagne le procès : de par la convention privée, Tisias doit payer. Seconde possibilité, Tisias perd le procès ; de par la loi, Tisias doit payer pour l’enseignement reçu. Dans les deux cas, Tisias doit payer. On dit que les juges chassèrent les plaideurs à coups de bâton.

La preuve dite “technique”, opérant dans un langage coupé du monde, représente le cas extrême de la preuve faute de mieux ; quand on n’a plus rien, il reste tout de même la parole et les ressources des stéréotypes, V. Invention. Ce cas très spécial d’argumentation “hors sol” illustre bien un mode de fonctionnement possible de l’argumentation, mais ne doit pas être considéré comme prototypique; l’argumentation doit compter avec la réalité.

4. Une terminologie difficilement exploitable

Les notions de preuves “techniques” et “non techniques” et leur opposition sont difficilement utilisables pour les raisons suivantes.

L’opposition est incertaine. Un moyen d’argumentation aussi important que l’appel à l’autorité a été considéré tantôt comme technique, tantôt comme non technique.

— Elle néglige le fait que tous ces éléments dits “non techniques”, aussi probants puissent-ils paraître, passent par un traitement argumentatif « pour les soutenir ou les réfuter » (Quintilien I. O., V, 2, 2 ; p. 104). Les données matérielles reçoivent du discours leur orientation argumentative, et les avocats tentent d’accréditer ou de discréditer les témoins et les témoignages en fonction des intérêts des parties qu’ils représentent.

— Enfin, elle entraîne des confusions avec l’usage contemporain des termes preuve et  technique. Si la rhétorique est bien une technique du langage et du discours, elle n’est certainement pas prototypique de ce que nous appelons technique, et la preuve qu’elle produit n’est dite telle que par abus de langage, puisqu’il s’agit d’un moyen de pression. Un beau discours enflammé uniquement peuplé de présomptions fondées sur des lieux communs ne prouve strictement rien, mais peut en effet soulever les foules et les pousser à l’action.
En fait, la terminologie s’est inversée, et nous appelons typiquement  preuve technique les preuves que la rhétorique appelle “non techniques”, et nous appellerions avec beaucoup d’indulgence “preuves non technique” les suggestions d’un discours fondé sur la pure magie verbale. Il s’agit manifestement d’autre chose.
L’opposition entre les deux types de “preuves rhétoriques” est faite dans un domaine argumentatif spécifique, le droit. Les preuves “techniques” se définissent par l’exploitation des endoxa, des lieux communs au groupe, V. Invention, alors que les thèmes “non techniques” demandent des connaissances spéciales, sur les matières et les modes de raisonnement juridique, comme le montre l’existence d’une topique juridique, distincte   de la topique commune (Aristote, I, 2, 1358a1, 10-35). La technique du droit s’exerce donc essentiellement sur le “non technique” de la rhétorique.

La terminologie rhétorique s’avère totalement contre-intuitive. Pour ces raisons, et afin de souligner ces difficultés, les termes technique et non technique, lorsqu’ils sont utilisés dans le sens qu’ils ont en rhétorique ancienne sont mis systématiquement mis entre guillemets dans cet ouvrage. V. Logos – Pathos -Éthos

5. Preuves “techniques”, V. Logos – Pathos -Éthos


[1] Le mot grec pistis [πίστις] signifie “confiance, qui donne confiance ; bonne foi” ; “ moyen d’inspirer confiance, moyen de persuasion, argument, preuve ; preuve juridique” ; (d’après Bailly, [πίστις])

[2] Daremberg Charles, Saglio Edmond (dirs), 1877-1911. Dictionnaire des antiquités grecques et romaines. Paris, Hachette. http://dagr.univ-tlse2.fr/

[3] https://www.military.com/daily-news/2016/11/23/mattis-trump-beer-cigarettes-work-better-waterboarding.html

[4] « La Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants est un traité de droit international relatif aux droits de l’homme, adopté dans le cadre des Nations Unives. » (Wikipedia, Convention contre la torture)

Preuve et arts de la preuve

PREUVE ET ARTS DE LA PREUVE

La preuve est couramment opposée à l’argument, comme la démonstration à l’argumentation. Le langage ordinaire suggère que les éléments du lexique de base des arts de la preuve – autour de démontrer, argumenter, prouver, raisonner – entretiennent des relations autres et plus complexes que de simple opposition. La preuve est multifonctionnelle, et ne se limite pas à exprimer un bloc d’évidence. Un certain nombre de traits plaident pour une forme de continuité entre les divers arts de la preuve, qui rend assez artificiel l’antagonisme créé entre argumentation d’une part, preuve et démonstration de l’autre, chacun dans sa culture.

Prouver est issu du latin probare, “faire l’essai, éprouver, vérifier”. Cette valeur étymologique se retrouve dans les dérivés éprouver, épreuve, probant, probatoire, probation, qui tous, tout comme preuve, évoquent la sanction de l’expérience concrète. Dans le langage courant, on apporte une preuve, on fait la preuve d’une affirmation, et chacun attend que son partenaire lui apporte des preuves d’amour.

2. Lexique de base

Argumenter, prouver, démontrer : un champ lexico-sémantique — Le langage ordinaire propose les termes suivants pour désigner la famille de notions et d’activités inférentielles qui constituent ce qu’on peut appeler les arts de la preuve.
Le signe “ ≠ ” signale que le mot qui suit n’est pas sémantiquement lié au verbe définissant la famille morphologique.

Substantif Verbe Adj -able N Déverbal N d’agent Adjectif
démontrer (in) démontrable démonstration ≠ démonstrateur démonstratif
argument argumenter *argumentable argumentation argumentateur argumentatif
preuve prouver (im)prouvable probation ≠ prouveur probatoire
la/une raison raisonner raisonnable raisonnement ≠ raisonneur

Ce champ s’organise selon les lignes suivantes.

Nom d’agent — Seul argumenter a produit un nom d’agent, argumentateur. On parle de démonstrateur seulement pour les appareils ménagers ; prouveur a été remplacé par avocat. Argumenter marque un engagement subjectif dans le mécanisme de construction de la preuve. Le raisonneur veut raisonner, mais il ne prouve pas, ni ne démontre, ni n’argumente.

Processus et résultat — Prouver n’admet les dérivés probatoire et probation que dans le domaine du droit. Le processus et le résultat de l’action “*probatoire” en science ne peuvent donc être désignée que comme une démonstration, ce qui contribue à brouiller les distinctions théoriques qu’on souhaiterait établir entre les concepts de preuve et de démonstration.

Vérité de la complétive — Démontrer et prouver admettent les complétives en que et posent que cette complétive est vraie : “Pierre a prouvé, démontré que Paul était le vrai coupable”, donc, pour le locuteur, Paul est le vrai coupable. Argumenter ne pose pas la vérité de son complément, ni l’aboutissement du procès :

Pierre [*argumente ??] soutient que Paul est le vrai coupable.
Pierre argumente dans le sens de, pour… une reprise des relations diplomatiques.

En anglais, to argue accepte une complétive en that, mais ne pose pas la vérité de cette complétive, V. Argument.

Aspect — Il semble que la relation de argument à preuve relève de la distinction aspectuelle opposant l’inaccompli à l’accompli : argumenter n’est pas plus une forme faible de prouver que chercher n’est une forme affaiblie de trouver. La preuve est le “terminator” de l’argument, l’argument (que l’on donne pour) irréfutable, le « knock-down argument » (Hamblin 1970, p. 249). La preuve est l’intention, la visée, elle donne le sens de l’argument.

C’est pourquoi preuve, argument et démonstration peuvent cependant fonctionner en co-orientation, comme des quasi-synonymes, dans bien des contextes : l’avocat se livre à une belle démonstration dans laquelle il apporte des preuves décisives et des arguments convaincants.

Des marqueurs de position — Ces termes quasi-synonymes dans certains contextes peuvent, dans le débat, apparaître clairement comme des marqueurs de positions argumentatives antagoniques. Dans le domaine judiciaire, le juge entend les dires et les arguments des parties ; chacune de ces parties apporte (ce qu’elle considère comme) des preuves et rejette celles qu’apporte son adversaire comme des arguties : on n’a plus affaire à des synonymes, mais à des termes antiorientés. La différence entre la preuve, l’argument, et l’argutie devient une simple question de point de vue ; la valeur probante se confond avec l’appréciation positive que j’accorde à mon argumentation et que je refuse à celle de mon adversaire. D’une façon générale, une objection polie peut être présentée comme un simple argument ; argument est alors un adoucisseur lexical de preuve, son usage manifeste une distance, un moindre engagement du locuteur dans son discours.

Statut dialogal — La distinction démonstration / preuve / argument paraît avant tout sensible à la présence ou à l’absence de contre-discours. C’est ce qui explique que l’on retrouve l’usage du terme argument aux deux extrémités de l’activité scientifique, lors de l’apprentissage, et dans les controverses les plus pointues sur les questions ouvertes, où les discours les plus armés théoriquement ou techniquement reprennent le statut d’argument, du simple fait qu’il y a désaccord.

3. Hétérogénéité du discours de la preuve

Dans tous les domaines, la preuve remplit diverses fonctions, totalement hétérogènes :

— Aléthique : elle établit la vérité d’un fait ou d’une suite d’événements incertains ou contestés.

— Épistémique : elle permet d’accroître et de stabiliser les connaissances et fonde une croyance justifiée.

— Explicative : elle rend compte d’un fait certain, en l’intégrant dans un discours cohérent.

— Cognitive et esthétique : elle est relativement évidente, et si possible élégante.

— Psychologique : elle élimine le doute et inspire confiance.

— Rhétorique : elle convainc.

— Dialectique : elle élimine la contestation et clôt le débat ; la preuve n’est pas remise en cause facilement.

— Sociale : elle tranquillise et soude la communauté concernée, dans le domaine judiciaire particulièrement. Inversement, la preuve exclut : il faut être faible d’esprit, fou, aveuglé par la passion, pour rejeter la preuve qu’on vous apporte.

— Professionnelle : elle fonde un consensus légitime dans la communauté compétente, qui définit la problématique, stabilise la forme de la preuve et l’accomplit en l’intégrant dans ses manuels.

La preuve ne peut donc être caractérisée comme un bloc d’évidence que l’on pourrait opposer à l’argument.

4. Unité des arts de la preuve

Les arts de la preuve – argumentation, démonstration et preuve – y compris en sciences, partagent les caractères suivants.

— Une interrogation. On part d’un problème, d’une affirmation sensée mais douteuse.

— Un langage et un discours. Qu’il s’agisse de prouver, d’argumenter, de démontrer, de justifier, d’expliquer, toutes ces activités supposent un support sémiotique, un langage et une combinaison linéaire d’énoncés.
Il en va probablement de même pour le raisonnement, bien que le terme mette l’accent sur les aspects cognitifs du processus.

— Une intention. Comme tout discours ordinaire, le discours de la preuve est orienté par un objectif.

— Une inférence. La notion d’inférence est une notion primitive, définie par le moyen de termes qui en sont synonymes : “dérivation d’une proposition à partir d’une autre”. On saisit ce qu’elle est par opposition : la démarche inférentielle s’oppose à l’intuition pour laquelle une proposition est affirmée “immédiatement” sur la base de sa perception directe, V. Évidence. Dans le cas de l’inférence, le vrai est affirmé indirectement, via des données ou des prémisses, exprimées par des énoncés et appuyées sur des principes dont la nature dépend du domaine concerné.

— Des institutions et des communautés de pratiquants, l’ensemble des locuteurs dans un cas, des groupes restreints d’experts dans l’autre.

— Argumentation et démonstration en sciences se font en référence à quelque chose, c’est-à-dire sous la contrainte d’un monde extérieur. On peut certes toujours dire n’importe quoi, mais parfois la réalité dit non. La réalité contribue à la détermination de la validité. Les pratiques de la preuve et de l’argumentation ne relèvent pas de la pure virtuosité linguistique, mais supposent l’expérience, la référence aux êtres et aux événements du monde.

— Des domaines. Les modes de production des preuves diffèrent selon le type de langage technique et de méthode utilisée dans le domaine considéré. La mise en place de grandes classes de preuves scientifiques incombe aux épistémologues.
L’argumentation en langage naturel se caractérise par sa capacité à combiner une grande variété de preuves hétérogènes, correspondant aux divers schémas d’arguments.

5. La preuve entre fait et discours

La preuve se construit dans un langage, naturel ou formel, et est apportée dans un discours. Selon la conception formelle, la preuve formelle apportée par la démonstration hypothético-déductive est la preuve par excellence. Son correspondant en langage ordinaire serait l’argumentation par la définition essentialiste telle qu’on l’utilise en philosophie et en théologie. Dans les autres domaines d’activités, le discours probatoire nécessite un “supplément de réalité”, et on s’oriente vers la preuve comme fait. La preuve y est construite par une série de manipulations et d’investigations dont la désignation renvoie à des réalités concrètes : on réunit “des éléments de preuve”, “des moyens de preuve” ; on “ fait la preuve” comme on “ fait ses preuves”, on “apporte des preuves”. C’est dans ce rapport au réel que la preuve quotidienne se différencie de la démonstration formelle.

Le passage de la preuve comme démonstration à la preuve comme fait suppose un double effacement du discours, d’abord celui de l’énoncé rapportant le fait et ensuite celui du lien entre le probant et le prouvé. La preuve-fait nie le discours qui la soutient. Elle suppose l’évidence non discursive des réalités matérielles (données à voir et à toucher) et des réalités intellectuelles, claires, distinctes et nécessaires. La preuve que je n’ai pas assassiné Pierre est qu’il est là bien vivant devant vous ; ou, comme le dit Grize, « le fait est le meilleur des arguments » (1990, p. 44). Mais on sait d’expérience que les faits n’exercent qu’une contrainte toute relative sur les croyances, même dans les milieux les plus intéressés à obtenir des preuves, comme le montre la cruelle expérience de Semmelweiss (Plantin 1995, chap. 7), V. Réfutation par les faits.
La preuve peut certes être transmise en silence au juge compétent, mais un élément matériel ne devient preuve que relativement à un problème et à une procédure, qui, elles, ont nécessairement une formulation langagière. C’est par son insertion dans ce contexte langagier d’enquête, de preuve que la donnée matérielle devient preuve.
Si certains faits “parlent d’eux-mêmes” à ceux qui entendent leur langage, ils restent “silencieux” pour tous ceux qui ignorent tout du domaine et du contexte dans lesquels se déroule la quête à laquelle le fait vient mettre un terme. Une configuration matérielle ne prend le statut de fait que relativement à un savoir qui s’exprime dans un langage plus ou moins technique. Le scanner que le médecin obligeant montre à son patient pour lui “faire voir” que son cancer est “guéri” reste opaque à ce dernier, qui accepte la preuve sans y “voir” quoi que ce soit.


 

Présupposition

PRÉSUPPOSITION

Un énoncé à présupposé est un énoncé élémentaire qui contient plusieurs jugements, ayant des statuts sémantiques et discursifs différents. La notion de présupposition peut être abordée comme un problème logique ou un problème langagier.

1. Un problème logique

Le problème de la présupposition a été d’abord traité en logique. La logique des propositions analysées postule que des propositions comme “tous les A sont B” sont susceptibles de prendre deux valeurs de vérité, le vrai et le faux. Le problème survient lorsqu’il n’existe pas de A ni de B, comme dans “aucune licorne n’est un dragon”. La proposition “tous les A sont B” est-elle alors vraie ou fausse ?
Soit le jugement le roi de France est chauve”, énoncé en 1905 ; il n’est pas possible de lui attribuer une valeur de vérité, puisqu’il n’y a pas de roi de France (Russell 1905) à cette date.
Du point de vue de la technique logique, il suffit d’ajouter les prémisses “il existe des A”, “il existe des B”. Cet énoncé, en apparence monopropositionnel, se traduit en langage logique par une conjonction de trois jugements, c’est-à-dire de trois propositions, ayant chacune sa valeur de vérité (& = et) :

Il y a un roi de France” & “Il n’y en a qu’un” & “il est chauve”.

Actuellement, comme en 1905, la première proposition de la conjonction est fausse, donc la conjonction de propositions logiques représentant l’énoncé “le roi de France est chauve” est simplement fausse.

On a reproché à cette analyse de ne pas rendre compte du sentiment linguistique du locuteur ordinaire, pour qui les phrases “il y a un roi de France” et “ce roi est chauve” n’ont pas le même statut sémantique dans la phrase d’origine. Mais cette objection n’est pas pertinente du point de vue de la logique, qui ne cherche pas à représenter l’intuition linguistique, mais veut simplement régler un problème technique.

2. Un problème de langage

Les énoncés ordinaires peuvent contenir plusieurs jugements, ayant différents statuts sémantique et discursif.

2.1 La structure multicouche de la signification

La présupposition est définie comme un élément du contenu sémantique de l’énoncé qui résiste à la négation et à l’interrogation. L’énoncé Pierre a cessé de fumer :

— présuppose que “auparavant Pierre fumait”,
— pose que “maintenant, Pierre ne fume plus”.

La proposition négative “Pierre n’a pas cessé de fumer” et la proposition interrogative “Pierre a-t-il cessé de fumer ?” portent sur le posé (Pierre fume maintenant). et conservent le présupposé “auparavant Pierre fumait”.

Cette structure multicouche des énoncés en langue naturelle est une des principales caractéristiques qui les différencient des propositions logiques.

2.2 La présupposition comme acte de langage

Ducrot (1972) définit la présupposition comme un acte de langage illocutoire réduisant les possibilités de parole de l’interlocuteur. L’acte de présupposition est une manœuvre par laquelle le locuteur tente de préempter la parole de l’interlocuteur, en tablant sur le principe de “préférence pour l’accord”.
Cette idée qu’un énoncé projette (est orienté vers) une “suite idéale” pré-structurée est à la base de ce qui deviendra la théorie de l’argumentation dans la langue.

Le refus d’inscrire sa parole dans la perspective ouverte par le locuteur précédent, et particulièrement le rejet par l’interlocuteur des présupposés introduits dans le tour précédent (Ducrot 1972, p. 69-101), produit un effet « polémique ».
Ducrot ne postule pas un principe d’accord irénique qui déterminerait les relations d’interlocution (ce qui n’est pas non plus le cas de la théorie des interactions) ; il souligne que l’accord est imposé : ce n’est pas nous sommes d’accord, c’est merveilleux ! mais bien, vous êtes d’accord avec moi, n’est-ce pas ?
La description de l’acte de présupposer est entièrement faite dans le registre du coup de force. En introduisant un présupposé dans son énoncé, le locuteur accomplit :

Un acte à valeur juridique, et donc illocutoire […] [qui] transforme du même coup les possibilités de parole de l’interlocuteur. […] ce qui est modifié chez l’auditeur, c’est son droit de parler. (ibid., p. 91).

2.3 Rejet des présupposés

L’opération est proche de celle que met en œuvre la question rhétorique, V. Biais ; Question chargée . Soit la question posée par un intervieweur :

Qu’allez-vous faire pour lutter contre la corruption au sein de votre propre Parti ?

La question présuppose il y a de la corruption au sein de votre Parti. L’interviewé peut :

1) Accepter l’assertion présupposée en donnant une réponse dans la gamme des réponses attendues, par exemple :

Nous allons suspendre toutes les personnes inculpées.

Cette réponse s’inscrit dans le cadre du dialogue tel qu’établi au premier tour, elle respecte l’orientation linguistique de la question. L’interviewé se soumet à l’intervieweur.

2) L’interviewé pourrait également rejeter le présupposé de la question :

À ma connaissance, il n’y a pas de cas (prouvé) de corruption au sein de mon Parti

Cette seconde réponse rejette le présupposé que l’intervieweur voulait lui imposer. L’interviewé résiste à l’intervieweur. Le dialogue est reformaté et prend un caractère, polémique, ouvrant une situation argumentative structurée par la question “Y a-t-il des cas (avérés) de corruption dans ce Parti ?”.

Le présupposé prétend imposer « un cadre idéologique » (ibid., p. 97) au dialogue ultérieur, c’est-à-dire canaliser la parole de l’autre. La violence de cette imposition est proportionnelle à celle qui est nécessaire pour la repousser :

toujours vécue comme agressive, et contribu[e] largement à personnaliser le débat, à le transformer en querelle. […] Attaquer les présupposés de l’adversaire, c’est […] attaquer l’adversaire lui-même (ibid., p. 92).

Cette polémicité est inscrite dans l’acte de langage de présupposition. C’est un cas particulier de refus d’accord, V. Conditions de discussion ; Persuasion.

Les phénomènes de présupposition ne se limitent pas au dialogue, mais, comme toujours, le dialogue permet de clarifier les problèmes. Un monologue qui ne respecterait pas ses propres présupposés serait incohérent, alors que, dans un dialogue, le rejet d’une présupposition est polémique. Le dialogue 1) se développe dans les mêmes conditions qu’un monologue.


 

Précédent, arg. du –

PRÉCÉDENT


Un précédent est un événement passé, semblable à celui auquel nous avons affaire actuellement. Le droit a élaboré un concept légal de précédent soumis à des règles spécifiques. Le précédent ordinaire est tiré de l’expérience, expérience civique, historique, quotidienne, professionnelle … Le recours au précédent est un pilier du raisonnement.

1. Un événement “pré-jugé” :
Un événement passé, semblable à celui auquel on a affaire

Selon le topos ≠ 11 d’Aristote, constitue un précédent :

Un jugement (ek kriseôs) prononcé sur la même question, une question semblable ou une question contraire. (Rhét., II, 23, 1398b15-25 ; Chiron, p. 388)

Ainsi définis, les précédents sont en nombre illimité. Tout événement passé, mémorable ou simplement mémorisé, rappelé à l’occasion d’un problème actuel, peut être invoqué comme un précédent pour tout événement présent ou futur jugé « analogue”.

L1 : Je me demande si ma fille a raison de vouloir épouser ce frétillant vieillard ?
L2 : Hmm … Rappelle-toi l’École des femmes de Molière…

La force du précédent allégué dépend d’abord du degré de similitude entre cas ancien et cas nouveau et ensuite du type et du degré d’autorité de l’instance ou de la personne qui a porté ce jugement. Le jugement peut avoir été porté par des autorités comme celles de la fable, de la parabole ou de l’exemple, qui constituent également des précédents (Lausberg [1960], § 426).

En droit, le précédent est toujours analogue au cas examiné. Mais le précédent ordinaire part aussi bien d’un événement “contraire”, raisonné a contrario, par les termes opposés. Le précédent personnel correspond à l’expérience personnelle : chat échaudé craint l’eau froide.

L’application du principe du précédent (par analogie) se fait selon les grandes lignes suivantes :

(I) Un problème : On est en présence d’un cas P1 à propos duquel une décision doit être prise et suivie d’une action
(II) Une recherche de cas connus (déjà jugés), P0, présentant des analogies avec P1
La recevabilité de l’analogie invoquée peut faire l’objet d’un débat.
(III) Par une opération de catégorisation, P1 est mis dans la même catégorie qu’un ou plusieurs de ces cas, P0
(IV)
La décision, le jugement, l’évaluation … E a été portée, à l’époque, sur le cas P0 par telle personne ; telle action A a été tentée, avec tel résultat.
(V)
Par application de la règle de justice, on doit porter un jugement analogue sur le cas P1. ,
L’action A : (i)
a réussi => il faut faire la même chose ; (ii) a échoué => il faut faire le contraire.

On rejette le précédent :
— En montrant que le cas actuel P1 présente des différences pertinentes avec P0, donc qu’il n’entre pas dans la même catégorie que P0 (stade 3).
— Par désir d’innover dans la vie quotidienne : Et si cette fois on changeait un peu ?

2. Précédent en droit

Sur ces principes empiriques, le droit a élaboré un concept légal de précédent soumis à des règles spécifiques qui varient selon les régimes légaux.
D’une part, le stock des cas déjà jugés concrètement disponibles correspond à ce que contiennent les archives. D’autre part, le recours au précédent est lui-même codifié : est-il systématique, obligatoire ou facultatif ? De même, l’instance qui peut invoquer le précédent doit être d’un certain niveau ainsi que les instances dont les jugements passés peuvent établir des précédents. En outre, ces dernières instances peuvent être ou non liées par leurs propres précédents ? (voir Frison-Roche [1])

3. Précédent ordinaire

Le précédent ordinaire porte sur un événement passé mémorable, rappelé à l’occasion d’un problème actuel, quel que soit le domaine concerné, pas forcément une question de droit:

L’autre fois, on avait  remplacé le lait thérapeutique approprié par du lait entier mélangé à de l’huile et du sucre (D’après linguee, remplacer)

D’une façon générale, par  “jugement”, il faut entendre non seulement le jugement d’un tribunal, mais toute forme d’évaluation ou de décision prise dans le passé, quel que soit le domaine considéré, en particulier dans les menues décisions de la vie quotidienne :

L1 : – Allons nous baigner à Toponyme !
L2 : – La dernière fois, il y avait de gros embouteillages.

Peut recourir aux précédents celui qui a de l’expérience dans le domaine considéré (voir infra §3).

2.1 Précédent comme expérience historique : “Ce qui NOUS est arrivé, À NOUS, À NOTRE PAYS

Ce sont des expériences mémorables qui servent de référents aux prises de position et aux décisions en matière politique et sociale.

Expérience stratégique

Le cas suivant est classé considéré comme un exemple par Aristote :

Dans le passé, Darius ne passa pas en Grèce avant de s’être emparé de l’Égypte. Quand il l’eut prise, il traversa. Xerxès, à son tour, ne lança pas son offensive avant d’avoir pris l’Égypte. Quand il l’eut prise, il traversa. (Rhét., II, 20, 1393a30-b5 ; trad. Chiron, p. 357-358)

En tant qu’exemple, ce cas fonctionne comme un précédent pour justifier la décision “il nous faut donc empêcher le présent roi de s’emparer de l’Égypte”. L’orateur procède à une  forme de généralisation aboutissant à la conclusion, “il faut faire des préparatifs de guerre contre le présent roi”.  Il ne s’agit pas vraiment d’induction, dans la mesure où le but n’est pas d’établir une loi générale “tous les conquérants qui s’emparent de l’Égypte passent ensuite en Europe”. Le raisonnement est orienté vers une action particulière, “attaquons préventivement le Grand Roi”. Tous les faits sur lesquels s’appuie l’exepérience stratégique sont de ce type.

Expérience politique — Certains événements historiques “devant servir de leçon”  jouent le rôle de parangons : la signature des accords de Munich en 1938 et la défaite diplomatique des démocraties face à la volonté expansionniste nazie, le génocide des juifs, des tziganes et des homosexuels au cours de la seconde guerre mondiale, sont autant de grands analogues qui servent d’antimodèles pour penser tous les conflits actuels (Perelman & Olbrechts-Tyteca, [1958], id.). Pour les Américains, le Vietnam est le grand analogue appelé à la rescousse lorsqu’il s’agit de s’opposer à de possibles interventions militaires à l’étranger ; il tend à être remplacé dans ce rôle par l’Irak, ou l’Afghanistan.
Ces événements parangons fournissent une grille de lecture et d’action applicable aux événements nouveaux ; ils fonctionnent en cela sur le principe du précédent. Ils mettent en scène des personnages source d’antonomase (figure par laquelle un membre de la catégorie est désigné par le nom du parangon de cette catégorie) : un Daladier ou un Chamberlain est une personne qui capitule devant un dictateur au lieu de le combattre, comme se sont conduits à Munich Édouard Daladier ou Neville Chamberlain vis-à-vis de Hitler.

2.2 Le précédent  comme expérience personnelle certifiée authentique: “Ce qui M’est arrivé À MOI, À MA TRIBU

Les énoncés généraux correspondant à des idées reçues se diffusent et se justifient par des anecdotes certifiées par leur narrateur. C’est une forme d’argumentation particulièrement puissante :

Mon beau-frère qui travaille dans un supermarché m’a raconté que lors du premier confinement, on leur avait d’abord demandé de faire ceci et cela. Il a fait ce qu’on lui demandait de faire, et il n’a jamais été remboursé.

Les gens avec leurs portables sont vraiment incroyables. L’autre jour, je faisais du camping dans un endroit magnifique…

Suit une anecdote soulignant le comportement détestable d’un utilisateur de portables et généralisant sur ce cas.

Le procédé tient de l’exemple et de la fable. La généralisation à laquelle il aboutit a la force d’un témoignage, impossible à réfuter sans endommager gravement la relation avec le narrateur. Alors que le précédent historique tend à rejoindre la doxa, le précédent personnel permet de la combattre, le cas échéant.


[1] Marie-Anne Frison-Roche https://mafr.fr/fr/article/precedent

 

Pragmatique, arg. –

Argument  PRAGMATIQUE

Dans l’expression “argument pragmatique”, l’adjectif pragmatique est pris au sens de “qui met au premier plan l’action, la pratique ; qui se place dans une perspective utilitaire, et non pas théorique ou idéologique”. Le mot n’a rien à voir avec la pragmatique comme discipline linguistique.

1. Le schème argumentatif

L’argument pragmatique correspond au topos n° 13 de la Rhétorique d’Aristote :

Puisque, la plupart du temps, il se trouve que de la même chose s’ensuivent un bien ou un mal, on se servira du conséquent pour persuader ou dissuader, accuser ou défendre, louer ou blâmer. (Rhét., II, 23, 1399a10 ; Chiron, p. 390-391)

On peut toujours recommander une mesure, politique ou autre, en soulignant ses effets positifs ou la critiquer en montrant ses effets négatifs (effets réels ou supposés tels dans les deux cas).
L’argument pragmatique est construit par la suite d’opérations suivantes.

(I) Une question : Dois-je agir ainsi ? Dois-je appuyer telle ou telle proposition ?
(II) Des positions argumentatives : Oui/non

(III) Une argumentation de la cause à l’effet : À partir d’un comportement ou d’une mesure donnée, en s’appuyant sur une loi (prétendue) causale, on prédit qu’elle aura / n’aura pas un certain effet.
(IV) Une évaluation, positive ou négative, est portée sur cet effet.
(V) Enfin, en prenant pour argument cette conséquence, une remontée vers la source, la proposition originelle, pour la recommander si le jugement de valeur porté sur elle est positif, pour la rejeter si ce jugement est négatif.

Cette dernière opération caractérisant ce type d’arguments, l’argumentation pragmatique est parfois dite argumentation par les conséquences (de la conséquence à la cause), qui détermine une cause à partir d’une de ses conséquences constatées. Mais dans le cas de l’argument pragmatique, le problème n’est pas la détermination de la cause qui est précisément la mesure proposée. Il s’agit d’évaluer métonymiquement cette mesure-cause en lui attribuant tous les mérites manifestes supposés en découler.

D’autre part, le lien causal présupposé par l’argumentation pragmatique dans le domaine politique, est bien différent du lien exploité dans l’argumentation pragmatique scientifique.
Dans ce dernier domaine, l’argumentation par la cause part d’un fait attesté, “vous fumez”, s’appuie sur un corps d’investigations scientifiques permettant d’affirmer que “fumer accroît les risques de cancer” ; on se trouve exactement dans le cas de la déduction scientifique telle que la caractérise Toulmin (1958, p. 184). Appliquée à un fumeur, cette loi permet de déduire la conséquence “vous accroissez vos risques de cancer” ; comme personne n’aime avoir le cancer, le jugement négatif rétroagit sur la cause “j’arrête de fumer”.
En revanche, dans le domaine socio-politique, la déduction causale nécessaire au stade (iii) de l’argumentation pragmatique, peut se réduire à une suite d’éléments corrélés de façon vaguement plausible, c’est-à-dire à un roman causal, et le plus couramment à une simple affirmation “ceci aura pour conséquence cela”, V. Métonymie.

2. Réfutation de l’argument pragmatique

2.1 Morale et religion :
L’action désintéressée contre l’argument pragmatique

Dans le domaine religieux, la conséquence positive a ceci de particulier qu’elle sera obtenue dans un autre monde :

Si tu respectes les dix Commandements, tu iras au Paradis.
Si tu violes les interdits, tu iras en Enfer, au mieux au Purgatoire.

Le pari de Pascal est un calcul sur les conséquences positives (ce qu’on gagne) et négatives (ce qu’on perd) en devenant croyant.

Si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc, qu’il est sans hésiter. Blaise Pascal, [L’argument du pari], Pensées[1]

Ce côté intéressé rend l’usage de l’argument pragmatique un peu délicat dans le domaine religieux. Les mystiques préfèrent mettre l’accent sur l’attraction exercée par l’amour divin.

De même, l’usage de l’argument pragmatique peut sembler déplacé dans le domaine de l’action morale : “Donnez un peu d’argent aux pauvres, comme cela ils ne viendront pas brûler votre beau château.”

2.2 L’effet positif attendu sera contrebalancé par d’autres effets négatifs

L’argument pragmatique en faveur de telle ou telle décision peut se réfuter par un autre argument pragmatique, construit cette fois sur la base des conséquences négatives qu’on lui attribue.

Nouvel Observateur — Anne Coppel, dans le livre que vous publiez avec Christian Bachmann, “Le Dragon domestique”, vous prenez parti pour la légalisation de la drogue. Vous ne craignez pas de passer pour des suppôts de Satan ?

Anne Coppel (AC) – Plutôt que de légalisation, nous préférons parler de domestication, car cela suppose une stratégie progressive […]. Elle ne supprimera pas le problème de la drogue. Mais c’est une solution plus rationnelle, qui éliminera les mafias, réduira la délinquance, réduira aussi tous les fantasmes qui alimentent la drogue elle-même et font partie de son marketing.
Jean-Paul Jean (J.-P. J.) – Je crois que la légalisation produirait un effet d’appel dont on ne peut absolument pas maîtriser les conséquences. Plus un produit est présent sur le marché, plus il y a de consommateurs potentiels qui y ont accès. On aboutirait donc à ce que beaucoup plus de gens se droguent.
Le Nouvel Observateur, 12-18 octobre 1989, V. Pente glissante.

AC argumente par les effets positifs qu’aura, selon elle, la légalisation de la drogue. J-PJ la réfute par les effets négatifs qu’elle entraînera ; on remarque que et J-PJ au conditionnel. Les effets négatifs non désirés sont considérés comme des effets pervers. Ces effets sont dits pervers parce que la personne qui propose la mesure ne les recherche pas, ne les souhaite pas, et son adversaire lui en fait crédit. Dans le passage ci-dessus, J-PJ n’accuse pas AC de proposer cette mesure pour que « beaucoup plus de gens se droguent ». Parfois, on se trouve à la marge :

L1Cette politique rendrait les laboratoires ingérables et conduirait à leur explosion !
L2 : C’est précisément le but recherché.

Ce cas relève de la règle no 6 de Hedge : « On ne doit pas imputer à une personne les conséquences de sa thèse » — cas de J-PJ —, « à moins qu’elle ne les revendique expressément » — cas du locuteur L2. Dire à quelqu’un que sa politique qu’il propose mènera le pays à la ruine et au chaos est une argumentation par les conséquences négatives. Dire qu’il propose cette politique pour mener le pays à la ruine et au chaos, c’est l’accuser de complot, V. Règles ; Évaluation.
L’accusation de poursuivre un agenda caché renvoie également au topos du dévoilement des vraies intentions, V. Mobiles.

2.3 L’effet réellement produit sera contraire à l’effet attendu

Dans l’exemple précédent, les conséquences positives espérées sont “éliminer les mafias, etc.” (AC), et les conséquences négatives objectées sont “on aboutirait à ce que beaucoup plus de gens se droguent” (J-PJ). Ces deux types de conséquences sont sans lien entre elles ; tout se passe comme si J-PJ reconnaissait qu’en effet, la mesure proposée, la légalisation de la drogue permettrait entre autres d’éliminer les mafias. J-PJ aurait pu adopter une stratégie plus frontale en disant “vous n’éliminerez pas les mafias, bien au contraire, vous les renforcerez”, c’est-à-dire en montrant que l’effet produit sur les mafias ne sera pas positif, mais négatif, contraire à l’effet attendu.

L1 :  Pour combattre la crise, il faut investir 
L2 : Pour investir, vous devrez emprunter, et, en empruntant, vous renforcerez la crise.

C’est une stratégie de maximisation par le renversement opéré par les contraires, V. Enthymème ; Causalité (2).

2.4 Dilemme des conséquences opposées

Le topos 14 de la Rhétorique envisage le cas suivant :

[L1] Une prêtresse interdisait à son fils de parler devant l’Assemblée en lui disant : “Si tu parles selon la justice, les hommes te haïront, si tu parles contre elle, ce seront les dieux.
[L2] Par conséquent, il faut haranguer l’Assemblée, car si tu parles selon la justice, les dieux t’aimeront, et si tu parles contre elle, ce seront les hommes. (Rhét. 1399a20 ; p. 391)

Chiron suppose, en note, que ce passage est un dialogue, où le second locuteur L2 montre que, pris à la lettre, le même argument conduit aussi bien à une conclusion contraire à celle qui est avancée par L1 (notre notation). Il est courant que la même action ait des conséquences opposées sur deux groupes ou deux personnes, ce qui crée un dilemme :

Si vous faites ceci, vous plairez à Pierre et vous irriterez Paul
Si vous ne le faites pas, vous plairez à Paul et vous plairez à Pierre.

On résout le dilemme par un calcul de préférences : préfère-t-on plaire aux dieux ou aux hommes ? à Pierre ou à Paul ?Et on se résigne aux dommages collatéraux.

2.5 Rejet de l’argument pragmatique

En tant que déterminant d’une action, l’argument pragmatique est un universel anthropologique, consubstantiel à l’activité humaine : on sème pour récolter, et on récolte pour manger. Mais le cycle du positif évolue toujours vers le négatif.

— L’effet prétendument positif peut s’avérer néfaste

Les exemples suivants sont pris dans la Dispute sur le sel et le fer, ouvrage censé reproduire une dispute tenue en 81 avant notre ère, dans la Chine des Han postérieurs. Le Grand Secrétaire, Sang Hong Yang, affronte un groupe de soixante Lettrés sur des questions de politique économique et sociale ; l’argument pragmatique est l’arme favorite du Grand Secrétaire.
La discussion porte sur la politique d’expansion territoriale menée par le Prince de Shang. L’accroissement du territoire présenté comme quelque chose de positif par le Grand secrétaire est rejeté par les Lettrés :

— Le grand secrétaire
[Grâce aux réformes entreprises par le prince de Shang, l’État] put à peu de frais agrandir le territoire de Qin jusqu’à englober tout l’ouest du fleuve Jaune.

— Les Lettrés
Le malheur grandit en proportion de l’extension territoriale.

Huán Kuān, Dispute sur le sel et le fer. 1er S. av. J-C.[2]

Cette maxime des Lettrés peut être considérée comme un argument par les conséquences négatives de l’argument par les conséquences positives avancées par le Grand Secrétaire.

— L’argumentation pragmatique est viciée dans son concept même

De façon bien plus fondamentale, la théorie du Yin et du Yang, dont les développements positifs ou négatifs sont corrélés dans leurs cycles d’expansion/restriction.
L’argumentation pragmatique dans son principe suppose que l’action préconisée est sinon entièrement, du moins plutôt positive, qu’elle amènera une amélioration dans le monde, même si elle peut avoir quelques petits effets négatifs collatéraux. Le Grand Secrétaire, emporté par son lyrisme, suppose même qu’il est possible d’apporter du bien dans le monde sans apporter quelque mal :

[Le Grand Secrétaire] Par les profits tirés des monopoles du sel et du fer et du sel, nous sommes en mesure de satisfaire aux besoins de l’empire en période de crise et de faire face à l’entretien des armées en prévision des périodes de pénurie. Bénéfiques au pays, ils ne lèsent pas les masses. (Id.)

Le Grand Secrétaire est un esprit moderne, auquel la philosophie des lettrés est radicalement opposée. Cette philosophie dit qu’il est impossible d’apporter du bien, du profit, pour les uns sans apporter du mal, de la misère, en égale quantité pour les autres. Le bilan du positif et du négatif est à somme nulle :

[Les Lettrés] Le profit ne tombe pas du ciel, pas plus qu’il ne jaillit spontanément des entrailles de la terre. Il est entièrement tiré de la sueur et du sang du peuple. Dire qu’il a centuplé est une duperie. (Id., p. 40)

Le profit des uns est inséparable des pertes des autres. Selon cette conception du monde, il n’y a pas de “progrès” global. Le monde humain comme le monde naturel fonctionne selon un principe d’équilibre ; le bien qui advient ici est corrélatif d’un mal qui advient ailleurs. Quatre arguments soutiennent cette conclusion qui détruit l’idée même d’argument pragmatique (notre numérotation) ; la récapitulation (5) est confirmée par un principe théorique (6) et par une constatation empirique (7)

(1) Cela fait penser à ce simple d’esprit qui retournait sa fourrure pour protéger le poil, sans s’aviser qu’ainsi il usait la peau. (2) Si une année les prunes sont abondantes, elles seront rares l’année suivante. (3) Le grain nouveau ne mûrit qu’au détriment de l’ancien. (4) Le ciel et la terre ne peuvent atteindre leur plénitude en même temps ; il en va de même des activités humaines. (5) Ce qu’on gagne d’un côté, on le perd nécessairement de l’autre, ainsi (6) le yin et le yang ne peuvent briller simultanément, et (7) le jour alterne avec la nuit. (Id.)


[1] http://www.penseesdepascal.fr/II/II1-moderne.php

[2] Huán Kuān, Dispute sur le sel et le fer. Texte présenté, traduit et annoté par Jean Levi. Paris, Les Belles-Lettres, 2010, p. 39.


 

Politesse argumentative

POLITESSE ARGUMENTATIVE

Dans une situation argumentative, les règles de la politesse linguistique s’appliquent pour tout ce qui ne concerne pas l’objet du débat. Sur le fond, le débat est régi par une préférence pour le désaccord (et non pas pour l’accord). Sur la forme, les règles de la politesse sont remplacées par les règles de la politesse argumentative : par définition de la situation argumentative, chacun est amené à s’en prendre à la face et aux territoires de l’autre.

La politesse linguistique a une fonction de régulation de la relation interpersonnelle :

Relèvent de la politesse, tous les aspects du discours :
1) qui sont régis par des règles,
2) qui interviennent au niveau de la relation interpersonnelle,
3) et qui ont pour fonction de préserver le caractère harmonieux de cette relation. Au pire, neutralisation des conflits potentiels ; au mieux, faire en sorte que chacun des participants soit envers l’autre le mieux disposé possible. (Kerbrat-Orecchioni 1992, p. 159 ; p. 163 ; souligné dans le texte)

Dans le cas général, la conversation est régie par un principe de préférence pour laccord et la coopération. La théorie interactionniste de la politesse décrit les conditions qui réduisent l’agressivité et favorisent cet accord. Brown & Levinson (1978) ; Kerbrat-Orecchioni (ibid.) définissent l’individu par ses faces et ses territoires. L’intervention polie respecte des règles de politesse positive et des règles de politesse négative, vis-à-vis de soi comme vis-à-vis de l’autre.

Ce système est transformé en situation argumentative : la préférence pour l’accord devient une « préférence pour le désaccord » (Bilmes 1991). Les différences sont maximisées, ce qui a des conséquences sur toutes les composantes du système de la politesse linguistique. L’argument de la modestie fournit une illustration typique de ces transformations.

1. Principes de politesse orientés vers l’allocutaire

La politesse négative enjoint d’éviter les actes menaçants envers les territoires ou la face de l’allocutaire, et la politesse positive recommande que soient produits des actes positifs à leur égard (Kerbrat-Orecchioni 1992, p. 184).

La situation argumentative inverse ces principes, pour des raisons qui tiennent à la nature même de cette situation. D’une part, les règles de la politesse positive ne sont pas appliquées ; d’autre part, celles de la politesse négative sont inversées. Par exemple, la règle de politesse générale « évitez d’empiéter sur les réserves [de l’interlocuteur] » (ibid., p. 184) correspond au principe de non-agression, “ne violez pas le territoire de l’autre”. Mais, dans une situation argumentative, le territoire étant disputé, il y a forcément une forme d’agression et de conflit territorial, avec empiétements et contre-empiétements.

Une règle de politesse recommande de « [s’abstenir] de faire [à l’interlocuteur] des remarques désobligeantes, des critiques trop acerbes, des réfutations trop radicales, des reproches trop violents » (ibid.), alors qu’en situation argumentative, la réfutation radicale est recherchée plutôt qu’évitée et la mise en cause négative de l’adversaire est une stratégie standard. S’il y a éloge de l’adversaire, c’est pour le retourner contre la position qu’il défend dans l’interaction en cours, V. Contre-argumentation.

2. Principes de politesse orientés vers soi-même

Comme la précédente, cette rubrique réunit deux familles de principes, les uns négatifs, les autres positifs. En règle générale, il est demandé au locuteur de protéger ses faces et ses territoires :

[1] Sauvegardez dans la mesure du possible votre territoire ; résistez aux incursions par trop envahissantes … Ne vous laissez pas traîner dans la boue, ne tolérez pas que votre image soit injustement dégradée, répondez aux critiques, aux attaques et aux insultes,
[2] Sauf circonstance exceptionnelle, le plaidoyer pro domo est proscrit dans notre société, qui juge sévèrement les manifestations trop insolentes de l’autosatisfaction. (Ibid., p. 182-183)

En situation argumentative, , le locuteur applique vigoureusement les principes positifs jouant en sa propre faveur. La protection et la promotion de son point de vue demandent que ses positions soient défendues, et les attaques réfutées. Les plaidoyers pro domo sont non seulement admis, mais prescrits. L’argumentateur n’hésite pas à faire l’éloge de sa personne aussi bien que de son territoire, ici son point de vue. Cette valorisation est de règle quand elle s’applique aux objets “en question”, qui constituent des enjeux de l’interaction, qu’il s’agisse de la personne ou de ses biens.

Selon les principes de modération dans la valorisation de soi, « si vous avez à faire votre propre éloge, qu’au moins ce soit sur le mode atténué de la litote » (ibid., p. 184) ; et vous pouvez même léser légèrement votre propre territoire et pratiquer une légère autocritique (ibid., p. 154). Ce principe demande qu’on accepte de transiger, de faire des concessions, toutes choses que l’argumentateur peut choisir de faire ou de ne pas faire sans qu’on puisse parler de politesse ou d’impolitesse.

Les règles de politesse concernant les faces et les territoires sont suspendues pour tout ce qui concerne les participants et les objets en relation avec la question débattue, mais elles restent applicables pour tout ce qui n’est pas objet de débat. Il est donc possible qu’un argumentateur grandisse sa face et ses territoires et abaisse ceux de son adversaire, dans une interaction où il se comportera, par ailleurs, de façon polie ou impolie.
Les règles de la politesse argumentative sont celles du débat “honorable” (Hedge, 1838), V. Règles.


 

 

Pertinence

PERTINENCE

Deux défauts de pertinence peuvent être reprochés à une argumentation :
1) l’argument n’est pas pertinent pour la conclusion (n’est pas un bon argument),
2) la conclusion soutenue par l’argument n’est pas pertinente pour la question (ne répond pas à la question).

1. “Ignorance de la réfutation” : une fallacie de méthode dialectique

La fallacie dite “d’ignorance de la réfutation” (ignoratio elenchi [1]) est une fallacie indépendante du discours, V. Fallacieux: Aristote. C’est une fallacie méthodologique, qui se produit,

parce qu’on n’a pas défini ce qu’est la preuve ou la réfutation et parce qu’on a laissé échapper quelque chose dans leur définition. (Aristote, R. S., 167a20 ; p. 17)

Cette erreur méthodologique a été définie d’abord dans le cadre du jeu dialectique, qui permet d’éliminer une proposition si elle conduit à une contradiction. Un participant, le Répondant (dit aussi le Proposant), affirme une proposition P et son partenaire, le Questionneur (l’Opposant ), doit l’amener à se contredire, c’est-à-dire à assumer non P. Le Répondant est ainsi logiquement contraint de retirer la thèse qu’il avait posée en début de partie.
Le jeu est défini sur des propositions contradictoires P et non P, l’une seulement des deux propositions est vraie. L’opposant doit se conformer aux règles de la méthode logique afin de réfuter réellement (et non pas en apparence) l’affirmation primitive.

Le concept de mauvaise conception de la réfutation peut être étendu à l’argumentation en général : « Il argumente et ne sait pas argumenter ; il pense qu’il a prouvé ou réfuté quelque chose, alors qu’il n’a pas avancé d’un pas, etc. »
Ce genre de critique souligne les défauts de pertinence interne : l’argument n’étaye pas la conclusion, ou de pertinence externe : la position défendue est à côté de la question débattue.

2. Pertinence interne : l’argument est pertinent pour la conclusion

Dans le cadre d’une partie de dialectique, le Répondant affirme P. Au terme de l’échange, le Questionneur a construit une chaîne de propositions, toutes approuvées par le Répondant, au terme de laquelle il parvient à la proposition non P. Apparemment, il a donc réfuté son adversaire, le Répondant, et gagné la partie.
Pour le Répondant, la première manière de réfuter la réfutation construite par le Questionneur est ainsi de montrer que les propositions qu’il a admises ne s’enchaînent pas de façon valide pour soutenir cette conclusion non P. Autrement dit, le Répondant a démontré que la conclusion est certes pertinente pour le débat, mais que les arguments ne sont pas pertinents pour la conclusion.

Ceci correspond à la situation où un locuteur prétend avoir réfuté l’adversaire ex datis, ou ad hominem, c’est-à-dire en utilisant uniquement des croyances et des modes d’inférence supposément admis par l’adversaire. Cet adversaire peut résister à la réfutation en brisant la chaîne d’inférence menant à la conclusion qu’il est censé être obligé de concéder.
Dans le cas général, la démonstration du défaut de pertinence de l’argument pour la conclusion s’appuie sur tout le programme de critique du discours fallacieux.

3. Pertinence externe : la conclusion est pertinente pour la question

Toujours dans un échange dialectique, le Répondant ayant affirmé P, le Questionneur construit une chaîne de propositions dont il s’assure pas à pas qu’elles sont toutes admises par le Proposant. Au terme de cette construction, il parvient à la proposition Q, dont il affirme qu’elle est la proposition contradictoire de P, autrement dit que “Q est équivalent à non-P”. Le proposant reconnaît ou non la validité de l’enchaînement déroulé par l’opposant, mais il affirme que la proposition Q n’est pas la contradictoire de P, et, qu’en conséquence, il n’a pas été réfuté. Les arguments sont peut-être pertinents pour la conclusion, mais la conclusion ne réfute pas la thèse en question.

D’une façon générale, l’intervention sans pertinence externe est dite à côté de la question, elle est hors sujet et peut être soupçonnée de vouloir mettre l’adversaire sur une fausse piste. L’accusation de paralogisme se renforce alors d’un soupçon de sophisme.

Les critiques sur la pertinence interne et sur la pertinence externe sont cumulables ; elles invalident un discours en disant qu’il enchaîne mal les propositions, ou que ses conclusions n’ont rien à voir avec le problème, ou les deux.

4. Pertinence de la question pour le “vrai débat”

Le cadre dialectique est binaire : ce que l’autre a vraiment dit est exprimé dans une proposition simple et explicite, ainsi que ce qui compte pour sa réfutation, l’affirmation de la thèse contradictoire. Comme la question est “P ou non P ?”, dire que la conclusion du Questionneur ne réfute pas la proposition avancée, c’est dire également qu’elle n’est pas pertinente pour le débat.

Dans une discussion ordinaire, la situation peut être tout aussi claire. Un étudiant conteste (veut “réfuter”) la note qui lui a été attribuée : “si vous maintenez votre note, je ne serai pas dans les trois premiers de la classe ; il faut que vous m’ajoutiez trois points !”. L’argumentation par les conséquences est on ne peut plus valide. Mais, selon le régime scientifique classique, les conséquences de la note sont non pertinentes pour la détermination de la note. La conclusion de l’élève est à côté de la question officielle “Quelle note le devoir mérite-t-il en lui-même ?”. La question de l’élève n’est pas celle du professeur, mais le professeur reste maître de la question.

Les choses peuvent être plus compliquées. Lorsque le proposant réfute la réfutation qui lui est opposée en disant “ce avec quoi tu es en désaccord n’a rien à voir avec ce que je dis”, ce qu’il a réellement dit peut être difficile à cerner, et peut en permanence être reformulé et réinterprété, V. Reprise ; Épouvantail.
D’autre part, même lorsque la proposition et la réfutation proposée sont fixées (actées par écrit, par exemple), le lien entre les deux n’a pas forcément la clarté de la contradiction binaire. Par exemple, L2 réfute-t-elle L1 ou montre-t-elle simplement que la situation est complexe ?

L1 :      Les spéculateurs achètent des matières premières à l’avance juste pour spéculer sur les futures variations de prix. Ces opérations sur les matières premières devraient être interdites par la loi.
L2 :      Absolument pas. Pour se couvrir des fluctuations des cours, les entreprises doivent pouvoir acheter à l’avance les matières premières dont elles ont besoin.

Enfin, dans le cadre d’une argumentation ordinaire, la question elle-même peut être controversable. Lorsqu’aucun des participants n’est le maître naturel ou conventionnel de la question, chaque participant clé est tenté de s’approprier la question en la redéfinissant, ce qui lui permet de rejeter la réponse de l’opposant comme étant sans rapport avec “le vrai problème”.

L1 :      Ce n’est pas la question !
L2 :      C’est ma réponse aux problèmes qui se posent réellement. Vous posez mal la question, vous ne comprenez rien au problème.

À la réfutation par (accusation de) défaut de pertinence de la conclusion pour le débat en cours, on peut donc répondre par la contre-réfutation de fallacie de question mal posée, ou mal orientée, non pertinente pour le “vrai débat”.
Dans tous les débats sociopolitiques sérieux, la question peut être un enjeu négociable. Le tiers institutionnellement autorisé, par exemple le juge, a pour fonction de stabiliser et de maintenir la question ; il est seul habilité à trancher sur ce qui est pertinent ou non par rapport à la question disputée. D’une façon générale, la participation active de tiers permet de stabiliser quelque peu la question.


[1] Lat. ignoratio elenchi. Le mot grec élenkhos [έλεγχος] signifie : « 1. Argument pour réfuter […] 2. Preuve en général » (Bailly [1901], έλεγχος). Le substantif latin elenchus est utilisé pour rendre les diverses significations grecques. Dans la littérature anglo-saxonne, elenchus est parfois pris au sens de “débat”, par une nouvelle extension de sens. Le titre latin de l’ouvrage d’Aristote Des réfutations sophistiques est De Sophisticis elenchi (Hamblin 1970, p. 305).