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Question

QUESTION

1. Question informative

Une question informative est un énoncé qui cherche à obtenir une information de l’interlocuteur au moyen des morphèmes et des transformations syntaxiques caractéristiques de la forme interrogative à l’écrit, ainsi que par une intonation spécifique à l’oral.

2. Question chargée

Une question biaisée (chargée, orientée) est une interrogation portant sur un énoncé complexe, contenant plusieurs affirmations implicites notamment à titre de présupposés.
La question chargée présuppose la vérité de ces affirmations, et tente de les imposer à l’interlocuteur.

3. Question argumentative

Une question peut être un sujet de discussion, un problème. Dans ce sens, la question n’a pas nécessairement une forme interrogative, et ne renvoie pas à une quête d’information stricto sensu.
La question argumentative matérialise la confrontation discursive autour de laquelle se configure une situation argumentative.

4. Question rhétorique

Au sens traditionnel du terme, la question rhétorique restructure une question problème comme une question n’admettant qu’une seule réponse, donnée pour évidente et posée comme un défi lancé aux opposants

5. Question topique

Le système des questions topiques est constitué par l’ensemble des questions correspondant aux axes ontologiques définissant un événement. Ce système permet de définir, de recueillir ou de produire et d’organiser l’information pertinente relative à un événement concret, en particulier dans la perspective de son traitement argumentatif, V. Invention.


 

Quasi-logique

Argumentation “QUASI-LOGIQUE”

La notion d’argumentation quasi-logique est proposée par Perelman & Olbrechts-Tyteca.
Elle correspond à la première des trois catégories de « schèmes de liaison » “liant” un argument à une conclusion ([1958], p. 257). On comprend les arguments quasi-logiques :

en les rapprochant de la pensée formelle, de nature logique ou mathématique. Mais un argument quasi-logique diffère d’une déduction formelle par le fait qu’il présuppose toujours une adhésion à des thèses de nature non formelle, qui, seules permettent l’application de l’argument. (Perelman 1977, p. 65)

Six schèmes “quasi-logiques” sont analysés, trois formes relevant de « la logique » et trois « des mathématiques » :

Nous analyserons, parmi les arguments quasi-logiques, en premier lieu ceux qui font appel à des structures logiques – contradiction, identité totale ou partielle, transitivité ; en second lieu, ceux qui font appel à des relations mathématiques – rapport de la partie au tout, du plus petit au plus grand, rapport de fréquence. Bien d’autres relations pourraient évidemment être examinées. (1976, p. 261)

Perelman & Olbrechts-Tyteca considèrent que les définitions, « quand elles ne font pas partie d’un système formel, et qu’elles prétendent néanmoins identifier le definiens avec le definiendum, seront considérées par nous comme de l’argumentation quasi-logique » ([1958], p. 283), dont elles constituent « le type même » (([1958], p. 288).
Toute la problématique du sens des mots et de leur définition est ainsi considérée comme relevant d’une quasi-logique.

Les arguments quasi-logiques ont une caractéristique commune :

[Ils] prétendent à une certaine force de conviction, dans la mesure ils se présentent comme comparables à des raisonnements formels, logiques ou mathématiques. Pourtant, celui qui les soumet à l’analyse perçoit aussitôt les différences entre ces argumentations et les démonstrations formelles, car seul un effort de réduction ou de précision, de nature non-formelle, permet de donner à ces arguments une apparence démonstrative ; c’est la raison pour laquelle nous les qualifions de quasi-logiques. ([1958], p. 259).

Selon la définition traditionnelle, une fallacie est une argumentation qui ressemble à une argumentation valide mais qui ne l’est pas. De même, dans le Traité, les arguments quasi-logiques « se présentent comme comparables » aux raisonnements formels, mais ne le sont pas ; V. Fallacies; Logique; Typologies contemporaines.
La théorie logique des fallacies en conclurait que ces arguments sont pour cette raison fallacieux. La Nouvelle rhétorique échappe à cette conclusion, dans la mesure où elle conditionne la validité de l’argument à l’acceptabilité par l’auditoire universel.

Quasi-logique et mécanismes langagiers

L’étiquette quasi-logique est symptomatique de l’attitude des auteurs du Traité vis-à-vis de “la logique” que d’une part ils rejettent, mais par rapport à laquelle ils définissent l’argumentation en général, et ce type d’argument en particulier. Cette catégorie inclut toutes les stratégies argumentatives mettant en jeu des phénomènes langagiers comme la négation, la gradation, les transformations d’énoncés, les stéréotypes définitionnels, etc. : ce sont les mécanismes langagiers qui sont considérés comme une quasi-logique.

V. Définition ; Catégorisation ; A pari ; Réciprocité ; Relations ; Composition et division ; Proportion ; etc.

Proposition – Carré logique – Inférence immédiate

TERME – PROPOSITION – CARRÉ LOGIQUE –
INFÉRENCE IMMÉDIATE

Les propositions logiques analysées sont composées de termes. Elles ont la forme “S est P”, “Terme sujet — [est] — Terme Prédicat”. Elles expriment un jugement. Les relations de ces propositions sont représentées par le carré logique en fonction de la quantité de leur sujet (tous, aucun, certains S [est] / [n’est pas] P), et de leur qualité, négative ou positive.

1. Terme

Le langage logique utilise deux sortes de termes, les termes catégorématiques et les termes syncatégorématiques.

Termes catégorématiques

La proposition simple est une structure prédicative “Sujet – Prédicat” exprimant un jugement, “Paul court”. Ce jugement porte sur le sujet et s’exprime dans le prédicat.

Les termes catégorématiques fonctionnent comme noms d’individus (position sujet) ou noms de concepts (position prédicat).
La notion de terme catégorématique en logique correspond à celle de mot plein en grammaire (verbes, substantifs, adjectifs, adverbes).
Employé sans autre précision, le mot terme renvoie à un terme catégorématique.

Le langage logique utilise des symboles qui renvoient à des êtres (termes) ou à des jugements (propositions), ou à des particules réglant la combinaison des propositions, les connecteurs.
Les êtres et les propositions sont désignés par des lettres, majuscules ou minuscules. Les connecteurs sont notés par divers symboles définis en logique des propositions.

On pose que les lettres renvoient à un contenu non vide et stable, V. Présupposition.

L’emploi des lettres respecte le principe d’identité, considéré comme une loi de la pensée : “A = A ” ; toute chose est identique à elle-même ; toute chose est ce qu’elle est.
Si deux êtres sont identiques, ils sont indiscernables. Le principe d’indiscernabilité pose que si l’être désigné par la lettre A est identique à l’être désigné par la lettre B, alors tout ce qui est vrai de A est vrai de B. A et B partagent toutes leurs propriétés.
Il s’ensuit que si les êtres A et B sont indiscernables, leurs noms, “A” et “B” sont équivalents. Ils sont substituables l’un à l’autre dans tous les contextes, ils constituent des synonymes parfaits.

Dans un même raisonnement et dans un même langage, les êtres sont stables, leurs signifiants sont stables et non ambigus, et le lien des êtres à leurs signifiants respectifs est explicité dans une définition stable.
Contrairement au langage logique, les langues naturelles changent avec le temps et les usages. Les mots peuvent acquérir de nouvelles significations. Ils peuvent être polysémiques et homonymiques. Il n’y a pas de synonymes parfaits. Dans le même discours, ils peuvent passer d’une signification à une autre, etc.

Termes syncatégorématiques
Le sens des termes syncatégorématiques se limite à leur fonction. Cette notion logique correspond à celle de mots dits vides, dépourvus de contenu sémantique, comme les mots de liaison ou les particules discursives.
Ces termes syncatégorématiques sont notés par divers symboles.

— Les connecteurs logiques&’ (et), ‘V’ (ou), ‘’ (si… alors…), etc., sont définis en logique des propositions. Leur fonction est de construire des propositions complexes en combinant des propositions elles-mêmes simples ou complexes.
— La négation¬’ (non, ne pas). Sa fonction est d’inverser la valeur de vérité d’une proposition.
— Les quantificateurs ‘∀’ (tous les), et ‘’ (il existe). Leur fonction est de noter l’extension du terme sujet.

2. Proposition

Les grammairiens et les logiciens définissent le concept de proposition dans le cadre de leurs objets d’étude et de leurs modèles théoriques respectifs. Dans ce qui suit, l’approche de la proposition grammaticale est inspirée du modèle actanciel de Tesnière (1959), et l’approche de la proposition logique est empruntée à la logique traditionnelle. Ces approches permettent de mettre en parallèle les structures grammaticales comme condition de l’expression et les exigences de la logique comme technique de pensée.

2.1 “Proposition” en grammaire

2.1.1 Proposition, phrase, énoncé, tour de parole

En grammaire, on reconnaît traditionnellement quatre types de phrase, la phrase assertive, interrogative, impérative et exclamative.
Chacune de ces phrases peut être affirmative ou négative. Une phrase est simple ou complexe selon qu’elle est composée d’une ou de plusieurs propositions. La phrase simple est définie comme un ensemble de termes sémantiquement cohérent, organisé autour d’un verbe conjugué et de ses compléments essentiels ou actants, sujet, complément direct, compléments indirects.
La phrase complexe est composée de plusieurs propositions par subordination ou coordination. Chacune de ces propositions correspond à l’intégration d’une phrase simple dans une structure complexe.
L’énoncé est une proposition assertée, autrement dit, produite par un locuteur dans un discours et dans des circonstances données. Il correspond à une occurrence d’une phrase, qui est un être linguistique abstrait. Il est oralisé selon une courbe intonative spécifique, précédée et suivie de pauses.
Dans une conversation, un tour de parole est une suite linguistique produite par un même participant.

2.1.2 Verbe, prédicat, actant

Dans un vocabulaire inspiré de la théorie des fonctions, on dit que la fonction ou prédicat correspond au verbe, centre organisateur de la phrase. Le prédicat peut avoir plusieurs arguments (au sens de place vide ou variable (V. Argument… Les mots), correspondant aux actants de la théorie grammaticale ; le sujet de la phrase est un actant parmi les autres.

D’une façon générale, les énoncés peuvent ainsi être schématisés selon la valence, le nombre de compléments demandé par leur pivot, le verbe. Les places vides d’un prédicat peuvent être notées par les lettres ‘x’, ‘y’, ‘z’… :

Dormir est un prédicat à 1 place (unaire), noté “– dort” ou “x dort”, “quelqu’un dort”.
Manger est un prédicat à 2 places (binaire), noté “– mange –”;
“x mange y”.
Donner est un prédicat à 3 places (trinaire), noté “– donneà –” ; “x donne y à z”

Les places actancielles peuvent être occupées :

— Par des expressions indéfinies, quelque chose, quelqu’un, certains, tous, aucun
Ces pronoms indéfinis correspondent à des quantificateurs avec ellipse du substantif support, qu’il est possible de récupérer en contexte : tous pensent = tous les x pensent.

— Par des expressions définies, termes ou syntagmes nominaux référentiels

Noms propres (“Pierre”), attachés de façon stable à des individus, Pierre mange.
Pronoms (“ceci”), Pierre a donné ceci à Paul. L’ancrage référentiel de pronoms comme “celui-ci”, “l’autre”, “le premier”, “le suivant” repose à la fois sur des manœuvres de désignation et sur des éléments de description définie récupérables dans le contexte.
Syntagmes référentiels : l’homme, l’homme assis, l’homme à la barbe blanche, l’homme qui fait semblant de regarder ailleurs.

Un même objet peut être rattaché à une infinité de prédicats. Le même objet peut satisfaire le prédicat “– est une voiture” ; “– est un moyen de transport” ; “– est un objet qu’on peut acheter” ; “– est un facteur de pollution” … Le discours peut en créer sans cesse de nouveaux, en fonction des intérêts des locuteurs, comme “–a circulé le 10 juin 1999” ; “– est disponible pour samedi prochain”.
Dans un prédicat à plusieurs places, une ou plusieurs de ces places peuvent être occupées par un syntagme référentiel désignant un individu particulier. Le schéma actantiel est alors dit partiellement saturé, ce qui produit un nouveau prédicat :

Prédicta à trois places : “– donne – à –”, “x donne y à z”,
Prédicat à deux places : “Paul donne – à –”, etc.
Prédicat à une  place“ : Pierre donneà Jean”, etc.

Cette notation simple explicite le squelette syntaxico-sémantique de la proposition et constitue la base d’une analyse sémantique plus détaillée de sa structure interne et de sa position dans le discours dans lequel elle s’intègre.

Les schémas argumentatifs sont couramment exprimés dans une telle notation semi-symbolique, par exemple l’argumentation par les contraires.

2.2 Proposition en logique

En logique classique, une proposition exprime un jugement, susceptible de prendre pour valeur de vérité le vrai (noté V) ou le faux (noté F) (ou est ici exclusif, voir Connecteur logique ; Vrai. Ce jugement est grammaticalement une assertion. Les interrogations, ordres, exclamations ne sont pas des propositions au sens logique du mot. Les actes de langage performatifs (je te promets de venir) ont la forme d’une assertion (je lui dis de venir), mais ne peuvent pas être dits vrais ou faux, seulement sincères ou insincères.
Un énoncé comme Pierre est ici est vrai ou faux selon la personne appelée Pierre et les circonstances de temps et de lieu, V. Subjectivité. Détaché de ses conditions d’énonciation, on en saisit seulement le sens ; il est en principe ramenable à une proposition vraie ou fausse si l’on explicite ses coordonnées de personne, d’espace et de temps dans un univers de discours donné.

Une proposition est dite inanalysée si on ne dispose d’aucune information sur sa structure interne. Une proposition inanalysée est notée A, B, C… Les connecteurs logiques et les lois de leurs combinatoires sont définis sur la base de propositions inanalysées. A, B, C… peuvent renvoyer à une proposition inanalysée simple, ou à une chaîne syntaxiquement bien formée de propositions simples.
Une proposition simple est dite analysée si on a des informations sur sa structure interne. Sa structure de base est formée d’un prédicat P, dit d’un sujet S, s est P”.

Le sujet réfère spécifiquement (s’il s’agit d’une constante), ou généralement (s’il s’agit d’une variable) aux éléments de l’univers de référence.
Le prédicat dit quelque chose des êtres auxquels réfère le terme sujet.
La proposition logique affirme ou nie que le prédicat convienne au sujet. Elle est dite catégorique (sans condition ni alternative) ; elle ne comporte pas de modalité : peut-être, nécessairement…).

Une proposition est seulement une manière de dire le vrai ou le faux, abstraction faite de son sens et de ses conditions d’emploi.

En argumentation, pour noter actants et prédicats, on utilise souvent des lettres permettant de repérer aisément de quoi il s’agit, par exemple pour exprimer le topos des contraires :

arrêter le sport est facile, continuer le sport est difficile
A est F, C est D
A est F, non A est non F

3. Négation

3.1 Négation grammaticale, V. Négation – Dénégation

3.2 Négation logique

On parle de la qualité d’une proposition pour renvoyer à ses deux dimensions, affirmative ou négative.
La négation d’une proposition logique est définie sur la base de deux principes fondamentaux, le principe de contradiction et le principe du tiers exclu. Ces principes sont considérés comme des lois de la pensée : leur vérité est dite apodictique, c’est-à-dire nécessaire, absolue et universelle.

Le principe de non-contradiction dit qu’on ne peut pas simultanément affirmer et nier la même proposition. Les deux propositions P et non P ne peuvent être simultanément vraies (V).

P non-P P & non-P  
V V F Non-contradiction : on ne peut pas simultanément
affirmer et nier la même proposition

Le principe du tiers exclu (tertium non datur) dit que, pour toute proposition, soit elle est vraie, soit sa négation est vraie. Les deux propositions ne peuvent être simultanément fausses (F) :

P non-P P & non-P  
F F F Tiers exclu : Pour toute proposition, soit elle est vraie,
soit sa négation est vraie

Pour définir la négation, à partir de ces principes, on considère d’abord P et nég P comme des propositions indépendantes du point de vue de leur valeur de vérité. On a 4 cas possibles, présentés dans les deux premières colonnes : P peut être vraie ou fausse ; nég P peut être vraie ou fausse. En combinant les deux, on obtient la définition de la négation logique :

P nég P nég P est la négation de P
V V F (non contradiction : pas les deux)
F V V
V F V
F F F (tiers exclu : au moins une)

La langue ordinaire considère que la même affirmation peut être plus ou moins vraie, plus ou moins fausse ; aussi vraie que fausse. Autrement dit, le vrai et le faux sont les pôles d’un continuum, où chaque affirmation prend sa part de vrai et sa part de faux. C’est la situation qui prévaut en argumentation, où tout se passe comme si à chaque argument était attachée une part de vérité. Certains régimes de parole suspendent le vrai et le faux : l’humour, la littérature, etc., ce qui n’est jamais le cas en logique.

4. Quantité d’une proposition logique

La quantité de la proposition varie selon que le sujet réfère à un être, à certains êtres, à tous les êtres ou à aucun être de l’univers de référence. La quantité est exprimée par les quantificateurs, ‘’ (tous), et ‘’ (il existe). Les mots déterminants comme tous (tous les P, tout P, les P) ou certains (certains P, quelques P), les articles (le, les, un, portent des indications de quantité.

Selon leur quantité, les propositions sont dites universelles (tous les poètes, aucun poète) ou particulières (certains poètes). La proposition dite particulière ne réfère donc pas à un individu particulier. Sous sa forme traditionnelle, la logique ne traite pas de propositions prédiquant quelque chose d’un individu particulier, comme “Pierre” ou “ce poète”, V. Syllogisme.

En combinant quantité et qualité, on distingue quatre formes de propositions. Traditionnellement, les affirmatives sont désignées par les lettres A et I (deux premières voyelles du verbe latin AffIrmo “j’affirme”) et les négatives par les lettres E et O (nEgO, “ je nie”) :

A       universelle affirmative            tous les S sont P
E       universelle négative                 aucun S n’est P
I        particulière affirmative            certains S sont P
O      particulière négative               certains S ne sont pas 

5. Inférence immédiate

5.1 Inférence immédiate sur les termes quantifiés

Une inférence immédiate est une inférence qui porte sur le contenu quantifié d’une seule proposition :

Tous les A sont B, donc certains B sont A

L’inférence immédiate est une inférence effectuée à partir d’une seule prémisse ; les deux termes de la prémisse unique se retrouvent dans la conclusion (exemples supra). Dans le cas du syllogisme, l’inférence se fait à partir de deux prémisses et de trois termes, le moyen terme fonctionnant comme un “médiateur”, un intermédiaire, entre le grand terme et le petit terme ; il disparaît dans la conclusion.

Dans le cas de l’inférence immédiate, il n’y a pas “médiation” par un moyen terme, elle s’opère “im-médiatement”. Les deux termes de cette prémisse unique se retrouvent dans la conclusion, seule change la quantité de la proposition. On peut discuter du fait qu’il s’agit ou non d’un “vrai raisonnement”.

L’inférence immédiate est une inférence, ce n’est pas une reformulation, qui suppose l’identité de sens des deux énoncés :

Certains A sont B, donc certains B sont A (conversion, voir infra).
Tous les A sont B, donc certains B sont A (subalternation, voir infra).

Dans le premier cas, l’inférence immédiate correspond à une équivalence, mais pas dans le second (du fait que certains B sont A on ne peut pas déduire que tous les A sont B).

5.2 Inférence immédiate sur les contenus des mots pleins en langue naturelle

Dans le discours naturel, l’inférence immédiate peut porter sur les pronoms indéfinis quantifieurs (voir supra), ainsi que sur les contenus des mots pleins.

— Les inférences immédiates correspondent à des principes sémantiques liant les uns aux autres les pronoms indéfinis quantifieurs tous, chaque, certains, d’autres, aucun, plusieurs, etc.

— L’argumentation par la définition constitue une inférence sémantique immédiate, une inférence substantielle à partir de la signification d’un mot plein.

Les deux types d’inférences fonctionnent comme des réflexes sémantiques en combinaison avec des calculs fondés sur les lois du discours et le principe de coopération. Le maniement de ces inférences passe souvent inaperçu à cause de son évidence apparente, mais il n’est toutefois pas libre d’erreurs. Il doit être pleinement pris en compte comme un élément essentiel de la compétence argumentative.

6. Carré logique

Le carré logique exprime un ensemble d’inférences immédiates entre les propositions analysées de la forme sujet – prédicat en fonction de leur qualité, affirmative ou négative, et de la quantité de leur sujet (A, E, I, O, voir supra).

 

Ces quatre propositions sont liées par les relations suivantes.

Contrariété, entre l’universelle affirmative A et l’universelle négative E. A et E ne sont pas simultanément vraies, mais peuvent être simultanément fausses. En termes d’inférence immédiate, de la vérité de l’une, on peut inférer immédiatement la fausseté de l’autre.

Subcontrariété, entre la particulière affirmative I et la particulière négative O. Au moins l’une des deux propositions I et O est vraie ; elles peuvent être simultanément vraies et ne peuvent pas être simultanément fausses. En termes d’inférence immédiate, de la fausseté de l’une, on peut inférer immédiatement la vérité de l’autre.

Contradiction, entre :

    • L’universelle négative E et la particulière affirmative I.
    • L’universelle affirmative A et la particulière négative O.

E et I ne peuvent pas être simultanément vraies ni simultanément fausses (l’une seulement d’entre elles est vraie). De même pour A et O. En termes d’inférence immédiate, de la vérité de l’une, on peut inférer immédiatement la fausseté de l’autre, et inversement.

— Subalternation entre :

    • A et I, l’universelle affirmative et la particulière affirmative ;
    • E et O, l’universelle négative et la particulière négative.

Si la superalterne est vraie, sa subalterne est vraie. Inférence immédiate :

Tout S est P, donc certains S sont P.

Si la subalterne est fausse, sa superalterne est fausse. Inférence immédiate :

Il est faux que certains S sont P, donc il est faux que tout S est P.

La subalterne peut être vraie et la superalterne fausse.

Convertibilité entre les propositions E et I : la proposition de départ a les mêmes conditions de vérité que la proposition obtenue en permutant sujet et prédicat :

E : aucun S n’est P si et seulement si aucun P n’est S
I : certains S sont P si et seulement si certains P sont S

 

Proportion – Rapport

Argument de la PROPORTION


L’analogie de proportion a reçu une définition mathématique en arithmétique et en géométrie. Dans sa définition générale, l’analogie de proportion affirme que deux couples d’êtres sont liés par le même genre de relation.

1. Métaphore et analogie de proportion

Dans la Poétique, Aristote définit la métaphore comme

l’application à une chose d’un nom qui lui est étranger, par un glissement du genre à l’espèce, de l’espèce au genre, de l’espèce à l’espèce, ou bien selon un rapport d’analogie. (Trad. Magnien, p. 139).

Le « rapport d’analogie » est défini à l’aide d’exemples de métaphore proportionnelle :

Une coupe entretient avec Dionysos le même rapport qu’un bouclier avec Arès. On dira donc que la coupe est « le bouclier de Dionysos », et que le bouclier est « la coupe d’Arès ». Ou encore, la vieillesse entretient avec la vie, le même rapport que le soir avec la journée, on dira donc que le soir est « la vieillesse du jour» et la vieillesse […] « le soir de la vie », ou « le crépuscule de la vie ». (Id., p. 140)

La notion de proportion [1] est définie comme une analogie portant non pas entre des individus mais sur une relation entre deux ou plus de deux rapports, V. Analogie catégorielle; Analogie structurelle.

En mathématique, un rapport est une relation entre deux termes a/b, c/d/ e/f, 3/5, 2/3, 3/4… L’analogie de proportion met donc en jeu au moins quatre termes. Elle est notée :

 a/b ~ c/d
2/3 = 14/21

— En arithmétique, la proportion correspond à l’équation du premier degré à une inconnue,  équation qui formalise la “règle de trois” :

a/b = x/c d’où ac = bx et x = ac/b
— Trois œufs coûtent 1,2€, combien coûtent quatre œufs ?
— Quatre œufs coûtent 1€60, puisque trois œufs coûtent 1€20

— En géométrie, on parle de similitude. Deux figures semblables sont de même forme et de dimensions différentes. Deux triangles semblables ont leurs angles égaux et leurs côtés proportionnels.

— D’une façon générale, l’analogie de proportion affirme que deux couples d’êtres sont liés par le même genre de relation :

écaille : poisson      =       plume : oiseau
gant : main              =       chaussure : pied
chef : groupe           =       pilote : navire
vieillesse : vie          =       soir : jour

L’argumentation exploite l’analogie de proportion, par des mécanismes de parallélismes :

(Puisque) à tout navire il faut un pilote, à tout groupe il faut un chef !

Le processus de compréhension est le même pour l’arithmétique et pour l’argumentation parlée. Le raisonnement par lequel la valeur de x est extraite mathématiquement de la proportion arithmétique est le même que celui qui extrait la nécessité d’un chef de l’analogie de proportion pilote : navire = chef : groupe.

Destruction de l’analogie proportionnelle

La forme de base “Un A sans B, c’est comme un X sans Y” peut être utilisée pour détruire un discours qui argumente sur cette analogie de proportion :

L1 — Un groupe sans chef, c’est comme un pilote sans navire
L2 — Oui, et une femme sans homme, c’est comme un poisson sans bicyclette ( MLF).

2. Mesure proportionnée

L’argument de la mesure proportionnée justifie une disposition en affirmant qu’elle est raisonnable, bien dosée, et qu’elle peut être modulée en fonction des évolutions de son objet.

L’idée de mesure proportionnée se retrouve sous deux étiquettes latines :
— Arg. ad modum, de modus “mesure”
— Arg. ad temperentiam, de temperentia, “juste mesure, juste proportion”.
Ang. arg. of gradualism


Une justice qui ne serait pas proportionnée (proportionnelle) appliquerait la même peine à tous les coupables.

L’argument de la proportionnalité est invoqué a contrario dans le communiqué récurrent :

(L’association, le syndicat, le gouvernement…) X condamne l’usage disproportionné de la force.

Cet argument suppose qu’il existe une échelle graduée de la gravité des troubles, ai une échelle graduée de la sévérité de la répression, en fonction de la gravité des troubles.

L’idée de proportion correspond à la covariance sur ces deux échelles.

plus / moins la manifestation “met en danger la sécurité de l’état, des citoyens, de leurs bien…”
plus / moins on doit s’attendre à une répression sévère.

Montrer ses muscles pour intimider
Montrer ses muscles, c’est annoncer une répression sévère, et par application de la loi de proportionalité, proclamer la force de l’ennemi.

Soit une situation de troubles, décrite comme l’œuvre de quelques factieux isolés. Selon le principe de proportionnalité de la répression, on s’attend à ce que les mesures de répression ordinaires soient suffisantes : manifestation peu dangereuse : répression légère.
Or les autorités décident d’organiser une grande exhibition militaire pour “impressionner l’adversaire” et “rassurer les populations”. L’argument de la mesure proportionnée permet un calcul qui met en échec cette stratégie psychologique :

La force étalée, loin de minimiser l’ennemi, le grandissait.
Pierre Miquel, La guerre d’Algérie, 1993[1]

La conclusion est fondée sur le topos : “on ne tire pas au canon contre des mouches” ; si on avait réellement affaire à quelques excités isolés, on ne positionnerait pas les chars devant les immeubles officiels. C’est donc qu’il s’agit d’un vrai soulèvement populaire.

On retrouve ce paradoxe dans le cas d’une réfutation forte d’une position déclarée faible, V. Paradoxes.

La mesure proportionnée est une forme d’argument sur la mesure juste, qui peut également être définie comme la mesure intermédiaire V. Juste milieu.


[1] Lat. proportio, “rapport ; analogie” ; traduit le grec analogia [ἀναλογία], “1. Proportion mathématique 2. Correspondance, analogie” (Bailly ἀναλογία)

[2] Paris, Fayard, p. 190.


 

Prolepse

PROLEPSE

Par la prolepse, le locuteur peut choisir de mettre ses arguments et ses conclusions en relation avec un contre-discours qu’il prévoit et qu’il rejette. Ce contre discours anticipé peut être une reformulation du discours originel, ce qui facilite d’autant sa réfutation Le locuteur  anticipe ainsi sur la parole d’un opposant qu’il met en scène polyphoniquement. La situation est la même s’il évoque des objections qui lui ont été adressées par un opposant réel, en une autre occasion sans le citer explicitement.
Dans les deux cas, il adopte une stratégie préventive, par phagocytage des objections ou de la réfutation qu’il sent poindre :

Je sais (mieux que vous) ce que vous allez me dire, et vous avez tort.

Les énoncés circonstanciels concessifs-réfutatifs, les énoncés coordonnés par mais sont de ce type : “Tu dis / tu vas me dire que (le restaurant est bon) mais il est cher”

La structure proleptique couvre des schémas discursifs plus amples, dont la configuration correspond à la mise en scène de deux discours antiorientés, avec identification du locuteur à l’un des énonciateurs, V. Interaction §3 Polyphonie
V. Destruction ; Concession; Réfutation

1. Traitement du contre-discours dans la prolepse

Dans la prolepse, le contre-discours peut être diversement reformulé.

— Il peut être maximisé, d’une façon qui le rend plus facilement réfutable, qui lui faire dire quelque chose d’absurde. Il peut être reformulé comme auto-réfutateur ce qui garantit son rejet,

S’agit-il pour nous de ruiner tous les petits épargnants ? Non, bien au contraire, et pour bien des raisons…

— Dans le processus de raisonnement par défaut, le contre-discours donne toute sa force à l’objection, tenue pour valide jusqu’à plus ample information. Le cas échéant, le contre-discours peut être explicitement et fidèlement cité.
La composante Modalisateur-Réfutation du modèle de Toulmin est interprétable comme une prolepse de ce dernier type.

Autres terminologies

La rhétorique utilise plusieurs termes pour décrire une telle situation.
— L’antéoccupation désigne une structure réfutative, composée d’une prolepse, qui évoque la position d’un opposant réel ou fictif, suivie d’une hypobole, qui réfute cette position (Molinié 1992, art. Antéoccupation), ou qui exprime la position effectivement soutenue par le locuteur. Les structures argumentatives en mais correspondent à l’antéoccupation.

— Lausberg ([1963], § 855) mentionne avec le même sens, les termes de préoccupation, où pré- est un préfixe ayant le sens de anté-, “par avance” ; et de métathèse, définie comme une configuration discursive par laquelle le locuteur « rappelle aux auditeurs des faits passés, leur présente les faits à venir, prévoit les objections » (Larousse du XXe siècle, cité in Dupriez 1984, p. 290). Le terme de métathèse désigne également le déplacement d’une lettre ou d’un son à l’intérieur d’un mot, ou une permutation de deux lettre ou deux sons.


 

Progrès, Arg. du —

Argument du  PROGRÈS

1. Argument du progrès

Par définition, “le progrès avance” : l’argument du progrès valorise l’ultérieur comme étant le meilleur ; si F2 vient après F1, alors F2 est préférable à F1, V. Valeur ; Syzygie.

L’argument du progrès réfute les appels aux anciens, à la tradition et à toutes les formes d’autorités qu’ils appuient. C’est un puissant instrument de critique des pratiques traditionnelles : elles sont dépassées du fait qu’elles viennent avant. Les pratiques contemporaines qui les revendiquent et les continuent sont dites rétrogrades. Cet argument qui est utilisé contre les corridas dans le passage suivant,

On ne brûle plus les chats sur les parvis des cathédrales, les combats d’animaux ont été interdits en 1833, on ne cloue plus les chouettes, et les rats ne sont plus crucifiés comme cibles au jeu de fléchettes. Quoi qu’en disent les milieux taurins, la corrida avec mise à mort est condamnée. (Le Monde, 21-22 sept. 1986)

Cette argumentation est organisée selon les étapes suivantes :

1) La corrida est d’abord catégorisées avec d’autres pratiques de maltraitance animale, brûler les chats, organiser des combats de coqs, clouer les chouettes sur les portes des granges, prendre des rats pour cible au jeu de fléchette.
2) Ces pratiques sont plus ou moins ordonnées temporellement.
3) On constate que les plus anciennes de ces pratiques sont unanimement condamnées et sont sorties des usages.
4) Cette ligne factuelle est ensuite extrapolée pour aboutir à la conclusion que les corridas doivent également disparaître, au vu des progrès de la société et de la marche de l’histoire, et que le plus tôt sera le mieux.,

2. Argument de la nouveauté

Orientation traditionnelle
L’étiquette ad novitatem est parfois utilisée pour désigner l’argument de la nouveauté au premier sens (voir infra). Le mot latin novitas signifie “nouveauté ; condition d’un homme qui, le premier de sa famille, arrive aux honneurs”, au statut de sénateur (Gaffiot [1934], Novitas).
L’orientation argumentative de l’argument ad novitatem peut être :
Positive : la novitas est alors opposée à la nobilitas décadente,
Ou négative : l’homo novus,“l’homme nouveau”,  issu de nulle part, est tenu en suspicion.

Traditionnellement, dans le domaine religieux, dire d’une idée ou une doctrine que c’était une nouveauté, c’était la condamner comme hérétique :

La nouveauté apparaissant alors comme un signe de l’erreur et la novitas étant, autant que la pertinacia, l’indice de l’hérésie.
Le Brun 2011, § 1. (*)  la pertinacia est l’entêtement dans l’erreur.

Orientation contemporaine
Dans son interprétation contemporaine, l’argument de la nouveauté, assimilé à l’argument du progrès a une orientation positive. Cette inversion recoupe celle qui touche la charge de la preuve qui, traditionnellement, pesait sur l’innovation.
L’argument de la nouveauté valorise l’innovation et le changement par rapport au conservatisme, et le neuf (le sang neuf) par rapport à l’usé. Trivialement, il sous-tend des évaluations comme “ce qui vient de sortir” est super et le “déjà vu” est dépassé. D’où l’appel Soyez le premier à l’adopter ! Le manuel qui vient de paraître est forcément supérieur à ses prédécesseurs, et, en politique l’homme nouveau est déjà un sauveur.

L’argument du progrès s’oppose à l’argument de la décadence du monde depuis son hypothétique âge d’or, dont le bon vieux temps est la variante contemporaine.  Il attribue toutes les vertus et les bonheurs aux Anciens.

Il structure l’éternelle querelle des Anciens et des Modernes. Sous sa forme radicale, cet argument affirme la supériorité absolue des Modernes sur les Anciens, dans le domaine des arts et des institutions comme dans celui des sciences. À la limite, cette supériorité serait celle de l’individu moderne sur ses ancêtres. Sous une forme relative, l’argument du progrès est compatible avec la supériorité individuelle des anciens : “nous sommes des nains sur les épaules des géants” — donc nous sommes non pas plus grands, mais plus haut, nous voyons donc plus loin que les géants eux-mêmes. On réfute la métaphore en faisant remarquer que les poux sur la tête des géants ne voient pas plus loin que les géants.


 

Vrai VS Vraisemblable

Le VRAI contre le PROBABLE-VRAISEMBLABLE

Socrate s’oppose violemment à la rhétorique, qui n’a pas « le moindre souci de la vérité » et se satisfait du vraisemblable. Aristote propose quatre arguments contre cette incompatibilité fondamentale et fonde la rhétorique non plus sur l’illusion de la vérité, mais sur l’approche de la vérité.

1. La dramatisation platonicienne :
La vérité essentielle contre le vraisemblable persuasif

La question du probable et du vraisemblable apparaît dans la rhétorique argumentative, sous deux formes, soit comme illusion de vérité, sous la forme d’une construction sociale arbitraire prise pour une vérité absente, soit comme approximation de la vérité.
Dans le Phèdre de Platon, Socrate définit la rhétorique comme “l’art de conduire les âmes” :

Socrate : — Eh bien, somme toute, l’art de la rhétorique n’est-il pas “l’art d’avoir de l’influence sur les âmes” par le moyen de discours prononcés non seulement dans les tribunaux et dans toutes les autres assemblées publiques, mais aussi dans les réunions privées ?
Platon, Phèdre, 261a ; Brisson p. 143-144)

Cette psychagogie, sans doute dépouillée de sa fonction religieuse d’évocation des âmes des morts, mais non de ses connotations magiques, marque d’emblée la fonction d’emprise attribuée à la persuasion rhétorique, qu’elle prétende l’exercer ou qu’elle l’exerce effectivement. C’est ce même besoin de l’âme des autres, qui motive le prosélytisme religieux. Les âmes doivent être conduites à la vérité. Mais Socrate dramatiste le problème de la vérité en radicalisant l’opposition du vraisemblable-persuasif au vrai :

[Socrate :] en effet, dans les tribunaux, personne n’a là-dessus [= sur la vérité sur la justice et la bonté des choses ou même des hommes] le moindre souci de vérité ; on se soucie plutôt de ce qui est susceptible de convaincre, c’est-à-dire du vraisemblable, à quoi doit s’attacher quiconque veut parler suivant les règles de l’art. (Phèdre, 272d-e ; Brisson, p. 173)

Dès lors, la bonne manière de conduire les âmes est renvoyée à un temps futur où enfin on connaîtra l’être et la vérité de toutes choses :

Tant qu’on ne connaîtra pas la vérité sur chacune des questions dont on parle et sur lesquelles on écrit ; tant qu’on ne sera pas capable de définir toute chose en elle-même ; tant que, après avoir défini cette chose, on ne saura pas, à l’inverse, la diviser selon ses espèces jusqu’à ce qu’on atteigne l’indivisible ; tant que, après avoir selon la même méthode analysé la nature de l’âme et découvert l’espèce de discours qui correspond à chaque nature, on ne disposera et on n’organisera pas son discours en conséquence – en offrant à une âme complexe des discours complexes et qui correspondent exactement à ce qu’elle demande, et des discours simples à une âme simple –, on restera incapable de manier le genre oratoire avec autant d’art que sa nature le permet, voilà ce que nous a révélé toute la discussion précédente. (Platon, Phèdre, 277b ; trad. Brisson, Paris, Garnier-Flammarion, p. 184).

Le vraisemblable est “semblable au vrai”. Mais pour dire que P est vraisemblable, c’est-à-dire semblable à l’événement ou à l’affirmation E, il faut connaître E. La position de Socrate est forte en ce qu’elle s’appuie sur l’impossibilité de dire de façon sensée “A ressemble à B, Pierre ressemble à Paul, mon récit ressemble à ce qui s’est vraiment passé” si l’on ne connaît pas B, ne sait pas qui est Paul, ou ce qui s’est vraiment passé. Lorsqu’on a trouvé la vérité on pourra parler en vérité et vivre dans la vérité ; la rhétorique adaptée à cette situation ne sera plus une rhétorique de la persuasion mais une pédagogie de la vérité. D’après Perelman, « quand Platon rêve, dans le Phèdre, d’une rhétorique qui, elle, serait digne du philosophe, ce qu’il préconise, c’est une technique qui pourrait convaincre les dieux eux-mêmes. » (Platon, Phèdre, 273c) » (Perelman, Olbrechts-Tyteca [1958], p. 9). Dans le passage cité, il ne s’agit pas vraiment de convaincre les dieux, mais plutôt de détourner l’homme sensé des autres hommes :

Ce n’est pas pour parler et pour entretenir des rapports avec les hommes que l’homme sensé se donnera toute cette peine, mais pour être capable de dire ce qui plaît aux dieux et d’avoir, en toute chose, une conduite qui les agrée, autant que faire se peut.
Phèdre, 273e ; Brisson, p. 175

Socrate a ainsi imposé le pathos de la vérité inaccessible, avec pour corollaire que le discours rhétorique se construit toujours sur du vraisemblable, c’est-à-dire comme du simili-vrai, contre la vérité. Le vraisemblable n’a pas de rapport avec le vrai. Vivre dans la persuasion c’est vivre dans la croyance et l’opinion, vivre dans la caverne et non pas dans la vérité.
Cette vision apparemment indéracinable de l’argumentation rhétorique, c’est-à-dire langagière, est ancrée dans la critique antidémocratique et antisociale que Socrate adresse aux discours institutionnels, politiques et judiciaires, où sont traités les problèmes de la Cité.

2. La dédramatisation aristotélicienne :
Le vraisemblable est orienté vers le vrai

La recherche socratique de la vérité se déploie dans cette atmosphère de radicalité tragique. Aristote a dédramatisé la question de la vérité en soutenant qu’il y a non pas opposition mais continuité entre opinion et vérité, et cela au moins pour quatre raisons. D’une part, un premier faisceau de trois raisons (numérotées par nous) :

(1) L’examen du vrai et du semblable au vrai relève de la même capacité, et, en même temps, (2) les hommes sont par nature, suffisamment doués pour le vrai, et (3) ils arrivent la plupart du temps à la vérité ; en conséquence, celui qui a déjà l’aptitude à viser la vérité possède aussi l’aptitude à viser les opinions communes (endoxa)
Aristote, Rhét., Chiron, p. 119).

Enfin, la rhétorique falsificatrice ne fonctionne pas : « le vrai et le juste ont naturellement plus de force que leurs contraires » (ibid., p. 120) ; et, en supplément, il est possible d’établir un contrôle éthique sur la parole : « on ne doit pas persuader de ce qui est mal » (ibid., p. 121).

Le probable-vraisemblable est donc défini non pas comme du faux portant le masque du vrai, mais comme une orientation positive vers la vérité, un premier pas vers la vérité, exprimée sous la forme d’un endoxon, qui doit être mis à l’épreuve de la critique, c’est-à-dire travaillé argumentativement dans des discours anti-orientés. Il s’ensuit la persuasion a pour office de faire progresser l’auditoire vers “la meilleure vérité” possible hic et nunc.

3. L’argumentation au-delà du vraisemblable

Depuis lors, la position attribuée au discours rhétorique n’a cessé d’osciller entre vraisemblable trompeur et probable comme approximation du vrai, V. Argumentation (1). En particulier, pour Perelman et Olbrechts-Tyteca

Le domaine de l’argumentation est celui du vraisemblable, du plausible, du probable, dans la mesure où ce dernier échappe aux certitudes du calcul ([1958], p. 1).

L’argumentation est définie par opposition au « calcul » qui, de fait, caractérise l’activité scientifique dans son ensemble. En conséquence, les objets discursifs prototypiques de l’argumentation seront

Les journaux … les discours [de politiciens] … les plaidoiries [des avocats] … les attendus [des juges] … les traités [des philosophes]. (Id., p. 13).

Il est donc postulé que les attendus des juges ne font jamais état de preuve, au sens tant soit peu consolidé du terme. Cette position reproduit de fait l’opposition des preuves dites techniques et non-techniques, avec exclusion des secondes.
Selon cette ligne de pensée, il faudrait admettre que les différents genres de discours mentionnés ne contiennent aucun élément scientifique-démonstratif, soit se limiter à prendre en compte, dans ces discours, ce qui relève du vraisemblable. La première position est difficile à tenir ; même dans les journaux, deux et deux font parfois quatre ; la seconde correspond bien à l’usage des exemples dans le Traité.
Mais si l’on souhaite analyser les argumentations dans leur intégralité discursive et leur cohérence, on doit affronter le mélange des genres, du rhétorique et du logico-scientifique.


Probable — Vraisemblable — Plausible

PROBABLE — VRAISEMBLABLE — PLAUSIBLE

Le probable est lié à l’enquête réduisant l’incertitude. Le vraisemblable est conforme au sens commun, et conforte le préjugé ; le plausible préempte l’approbation. Mais le vrai peut être improbable, invraisemblable  et “insoutenable”.

Probable, vraisemblable, crédible, plausible…  se disent d’un récit, d’une affirmation, d’une représentation possibles, en tant qu’elles sont données à croire.
Ces mots sont intermédiaires entre vrai et faux, mais tous orientent vers le vrai. Ils sont équivalents dans de nombreux contextes. Il y a cependant entre eux des différences importantes.

1. Probable

Probable se dit d’un événement, et, par dérivation, d’un récit. Le probable s’appuie sur l’examen des faits, de ce qui relève de l’ordre des choses et du calcul, comme le montre son dérivé nominal, probabilité.
En relation avec le probable, l’argumentation se définit comme un raisonnement révisable, tendant à réduire l’incertitude.
Ce mode d’argumentation caractérise bien la recherche du diagnostic médical, ainsi que l’enquête judiciaire ou historique.

2. Vraisemblable

Du point de vue cognitif, un récit, une affirmation, une explication, une représentation d’un état de choses incertains, deviennent crédibles, vraisemblables s’ils sont jugés conformes au sens commun ; aux croyances partagées par un groupe ; aux conventions régissant les genres de discours courants sur les choses ou événements du même type (V. Doxa; Lieu commun; Indice ; Enthymème) :

Le vraisemblable est le rapport du texte particulier à un autre texte général et diffus, que l’on appelle : opinion publique. (Todorov, 1968, p. 2)

Le récit d’événements passés sur lesquels on s’interroge peut être dit probable ou vraisemblable. La fiction est de l’ordre du vraisemblable, et non pas du probable. Une pièce de fiction (théâtre, roman) est vraisemblable si elle est conforme aux lois du récit et aux lois du genre :

Chez les classiques français, (…) la comédie a son propre vraisemblable, différent de celui de la tragédie ; il y a autant de vraisemblables que de genres, et les deux notions tendent à se confondre (Ibid., p. 2). (Todorov, 1968, p. 2. Cité in TLFi, Vraisemblable)
Le vraisemblable est le masque dont s’affublent les lois du texte, et que nous devons prendre pour une relation avec la réalité. (Ibid., p. 3. Id.)

Le jugement de vraisemblance se réfute sous le précepte stratégiquele vrai n’est pas toujours vraisemblable :

— Il n’est pas vraisemblable que l’ennemi attaque par les marais, mais l’ennemi attaque par les marais.
— Il n’est pas vraisemblable qu’une mère tue ses enfants, mais Médée a tué les siens
— Il est vraisemblable qu’on espionne quelqu’un par jalousie ; la jalousie est un motif vraisemblable, mais d’autres raisons le sont tout autant : on l’espionne pour le faire chanter.

L’argumentation pragmatique par les conséquences positives est fondée sur le vraisemblable, comme le roman réaliste ; c’est pourquoi on peut parler à son sujet de roman causal.
Les règles du vraisemblable sont celles auxquelles le récit mensonger s’efforce de se conformer.

Le probable s’évalue par examen du cas au terme d’une enquête sur la réalité des faits. Le vraisemblable s’évalue par la conformité intuitive du récit à certaines conventions de narration et stéréotypes de faits. L’enquête permettant de penser que les choses se sont probablement passées ainsi peut être longue et difficile ; L’intuition de la “normalité” suffit pour conclure qu’elles se sont vraisemblablement déroulées ainsi.

3. Plausible

Plausible vient du latin plaudere, “applaudir ; approuver” (Gaffiot) [1].
En français classique, un motif plausible est un motif louable. En français contemporain, le sens de “digne d’estime, qui mérite l’approbation” est “rare, vieilli” (TLFi).

Le plausible est défini en premier lieu comme « ce que l’on peut admettre ou croire parce que vraisemblable » (TLFi). Le sens de plausible “approuvé” a donc fusionné avec celui de vraisemblable “conforme aux conventions de vérité”, objet de la rhétorique stricto sensu.
On peut retenir de l’étymologie que le plausible est un mode de vraisemblable qui recherche particulièrement l’approbation. Le récit obtient cette approbation d’autant plus facilement qu’il est non seulement vraisemblable (“conforme aux stéréotypes courants”), mais bienvenu, ce qui sera le cas si les préjugés qui le structurent sont ceux-là mêmes que le groupe promeut activement. L’apparence de la vérité et l’approbation sociale assurent le succès des fake news.

4. Vraisemblable et preuves techniques
VS.
Probable et preuves non techniques

La distinction entre le plausible-vraisemblable et le probable correspond à celle que la rhétorique opère entre deux types de preuves, les preuves rhétoriques et  preuves non-rhétoriques, qu’elle appelle respectivement “preuves techniques (rhétoriques) et “preuves non techniques” (non rhétoriques).
Le vraisemblable rhétorique se définit par l’usage spécifique fait des données obtenues par les techniques d’invention. C’est une construction fondée sur les “preuves” dérivées d’endoxa, de croyances communes, affirmées a priori, toujours entremêlées d’un peu de probable manifestant la réalité.
Sur de telles bases, on peut construire une représentation très vraisemblable d’événements, parfaitement possibles, mais n’ayant absolument rien à voir avec ce qui s’est réellement passé. L’enquête sur les réalités du cas est l’affaire des spécialistes des domaines non-rhétoriques. La construction du vraisemblable rhétorique fait l’impasse des preuves dites “non techniques” qui seules permettent au réel d’impacter le discours.
Le  vraisemblable est alors défini hors du réel et contre le réel. C’est contre cette vision de la rhétorique fondée sur le probable-vraisemblable que s’élève Socrate, alors qu’Aristote verra dans les topoi de l’argumentation des voies permettant d’approcher une vérité probable, au sens de vérité construite au terme d’une enquête exploitant des indices tirés de la réalité, V. Vrai VS Vraisemblable.

4. Le vraisemblable comme masquage du réel :
Le récit nazi de la nuit des longs couteaux

La construction d’un monde possible où se déroulent des événements vraisemblables est une affaire de cohérence fictionnelle. Les mondes du complot et de la manipulation est un monde de ce genre. Le possible est ainsi considéré comme l’expression d’un “réel alternatif” aussi réel et plus convaincant parce que beaucoup plus excitant que l’autre.

Le récit vraisemblable et plausible (“approuvé par un grand nombre”) est particulièrement dangereux lorsqu’il semble rendre l’enquête factuelle superflue :  “Puisque tout est parfaitement clair, pourquoi toutes ces recherches ?”.

Au cours de “la nuit des longs couteaux” (30 juin 1934) et les jours suivants, les nazis SS ont massacré les nazis SA, partisans de Röhm, le chef des SA, lui-même victime du massacre, plus un certain nombre d’opposants catholiques ou conservateurs au régime hitlérien. Les opposants de gauche avaient déjà été éliminés.
L’explication donnée par Hitler de ces massacres est l’existence d’un complot des SA contre lui-même et son régime. Il est effectivement possible qu’une clique proche du pouvoir complote contre les hommes au pouvoir appartenant à la même tendance, l’histoire est riche en exemples célèbres, et la conjuration de Pison contre Néron peut servir de modèle. L’explication est parfaitement vraisemblable. Mais les historiens ont montré que Röhm n’avait jamais comploté contre Hitler. Le récit vraisemblable n’était pas vrai, mais il est devenu hégémonique.

Peut-on dire pour autant que la rhétorique du vraisemblable a imposé le passage du possible au vrai, prouvant ainsi sa toute-puissance persuasive ? Le récit hitlérien a été accepté non seulement parce qu’elle était, après tout, possible,  vraisemblable, mais aussi parce qu’il a été imposé dans l’espace public par la propagande et la violence des milices nazies à l’œuvre durant ces semaines cruciales. L’enthousiasme public manifestant aussi bien l’adhésion des uns que la terreur des autres.


[1] C’est le sens du portugais plausivel, « Digno de aplauso, de aprovação. = APLAUSÍVEL »
Dicionário Priberam da Língua Portuguesa https://dicionario.priberam.org/plausivel [21-02-2021].


 

“Preuves techniques” et preuves “non techniques”

“PREUVES TECHNIQUES”
et “PREUVES NON TECHNIQUES”

 

La rhétorique distingue entre les preuves rhétoriques proprement dites ou “preuves techniques”, produites par l’orateur et apportées par son discours, et un ensemble de preuves “non techniques” regroupant la loi, les serments, les contrats, les témoignages, etc. données avec le procès, que l’orateur doit exploiter.
Cette distinction est parallèle à celle établie entre éthos rhétorique (technique) et réputation (non technique) ou entre émotion rhétorique (contrôlée et adaptée au cadre du procès) et émotion spontanée.
À l’époque contemporaine, l’opposition est devenue contre-intuitive.

1. Les preuves apportées par le discours et les autres

Lorsqu’il s’agit de rhétorique, preuve traduit pistis [1] “moyen de pression sur l’auditoire”, exercé par le discours. À la suite d’Aristote, la rhétorique argumentative distingue preuves techniques (pisteis entechnoi) c’est-à-dire relevant de la technique rhétorique et les preuves non-techniques (pisteis atechnoi), ne relevant pas de la rhétorique,

Parmi les moyens de persuasion, les uns sont non techniques, les autres techniques. J’appelle non technique tout ce qui n’est pas fourni par nous, mais existait préalablement, comme les témoins, les dépositions obtenues sous la torture, les engagements écrits, etc. ; est technique tout ce qu’il est possible d’élaborer par la méthode [*] et par nous-mêmes. Aussi, parmi ces moyens, les uns sont à utiliser, les autres à découvrir.
Aristote, Rhét., i, 2, 1355b35 ; Chiron, p. 125. [*] La méthode rhétorique.

On trouve également la terminologie “preuves avec ou sans art”, preuves artificielles et non artificielles, terminologie qui calque le latin genus artificiale et genus inartificiale (Lausberg [1960], § 351-426), art étant l’équivalent de technique.
Cette distinction technique / non-technique est faite sur les moyens de persuasion liés au logos, mais elle peut être étendue aux moyens de persuasion par l’éthos et le pathos.
— L’éthos technique est produit par le discours, il correspond à l’image de soi telle que l’orateur la construit sciemment dans le discours (Amossy 1999), et l’éthos non technique correspond à la réputation. Éthos technique et réputation peuvent entrer en contradiction.
La clause (supra) “les uns (les moyens non techniques) sont à utiliser, les autres (les moyens techniques) sont à découvrir” est à rapprocher de l’opposition caractérisant l’éthos (technique) par rapport à la réputation (non technique). Comme la preuve, la personne technique de l’orateur est à produire, alors que sa personne sociale est un donné à exploiter.
— Le pathos technique correspond à la manifestation-communication stratégique de l’émotion, et le pathos non technique à la manifestation-communication spontanée de l’émotion. Cette distinction correspond à celle que l’on peut établir entre communication émotive (technique) et communication émotionnelle, V. Émotion.

L’opposition du “technique” au “non-technique” peut être construite à la manière structuraliste, l’émotion, le caractère et la situation étant redéfinis au sens technique comme des objets discursifs, opposés à leurs correspondants non techniques dans la réalité, c’est-à-dire hors discours.
Cette approche s’est révélée fructueuse, néanmoins, elle a ses limites. L’enjeu est la définition de l’objet des études d’argumentation, si elles ne doivent prendre en compte que des données purement verbales, ou si elles doivent également traiter des données en situation, tenant compte du contexte et des actions en cours.

La distinction entre preuves “techniques” et “non techniques” est établie relativement à la situation judiciaire. Les premières sont produites discursivement par le rhéteur sur la base de sa compétence professionnelle. Les secondes concernent les données relatives aux faits soumis au tribunal, avant tout discours. Elles « décident du fait même soumis à la justice » (Quintilien, I. O., V, 11, 44 ; p. 176). Elles font l’objet d’un traitement rhétorique discours / contre discours, mais leur constitution échappe au travail des rhéteurs.

2. Les preuves judiciaires “non techniques”

Aristote considère que les moyens de persuasion non techniques, propres au discours judiciaire, « sont au nombre de cinq : lois, témoins, contrats, témoignages obtenus sous la torture, serments » (Rhét., I, 15, 1375a22 ; Chiron, p. 125). Daremberg & Saglio font remarquer que

l’ordre où les énumère Aristote : lois, témoins, contrats, dires des esclaves, serments, n’a pas de valeur pratique, car, en fait les dires de l’esclave tiennent le premier rang.
(1877-1911, Testimonium, p.150, col. 1) [1]

Quintilien considère comme non techniques « les précédents judiciaires, les rumeurs, les tortures, les pièces, le serment, les témoins » (I. O., V, p. 103), supprimant les lois et ajoutant les précédents et les rumeurs à la liste d’Aristote.

En pratique, les données “non techniques” peuvent être traitées selon la méthode discours /contre discours, exactement comme pour n’importe quel objet de discours “technique” : à un discours demandant l’application de telle loi, on répond que la loi est mal faite, à un discours accablant d’un témoin, on répond que le témoin n’est pas crédible, etc.

Ce qui suit présente quelques données grecques et latines, contemporaines des textes fondateurs de la théorie occidentale de l’argumentation.

« La loi »
La question est celle de l’applicabilité de la loi à une affaire particulière. Les réponses mobilisent toutes les ressources de la topique juridique et de l’interprétation.
On plaidera, selon la position défendue :

— La loi (des hommes) vs la justice (naturelle)
— L’esprit de la loi, l’intention du législateur vs la lettre de la loi
— Et en dernier recours, l’autonomie de décision du juge vs la loi.

On peut encore tenter de se défaire des contraintes de la loi en soutenant que
— Elle est mal faite (elle est en contradiction avec une autre loi ; elle est ambigüe)
— Elle est dépassée, elle ne correspond plus aux nécessités du moment.

« Les pièces »
— Les éléments matériels (arme du crime, tunique ensanglantée de la victime…) sont des éléments essentiels du procès. Ils jouent un rôle essentiel, soit en tant qu’ils peuvent faire l’objet d’une démonstration experte, soit en tant que (ré)activateurs d’émotions.
Les documents écrits notamment les contrats. Selon la position défendue, on attaque ou on défend le contrat par les mêmes moyens qui permettent d’attaquer ou de défendre l’application de la loi.
Le concept de contrat est « défaisable » [defeasible]. L’article fondamental de Hart qui anticipe sur le modèle. de Toulmin, analyse de façon détaillée un ensemble des contre-discours capables de défaire un contrat (les rebuttals de Toulmin). (Hart, 1948, p. 175-176).

Autorité, précédent
L’appel à l’autorité a parfois été considéré comme technique, parfois comme non technique. Le précédent jouit de l’autorité d’une décision de justice prise par un juge reconnu pour sa compétence. Il fonde la continuité de la tradition judiciaire. L’opinion publique, les rumeurs, les proverbes, qui jouissent de l’autorité de l’ancestrale sagesse populaire, constituent des précédents.

Témoignages
Sont considérés comme des témoins du cas non seulement les témoins des faits, mais aussi des autorités comme les auteurs anciens, les oracles, les proverbes, les dits des contemporains prestigieux.
Aux témoignages peuvent se rattacher « les on-dit et les bruits publics ». Les uns les considèrent comme une sorte de « témoignage public », d’autres y voient l’effet combiné de la malignité et de la crédulité permettant de persécuter « l’homme le plus innocent » (Quintilien, I. O., V, 3 ; p. 106), constatations que l’on peut rattacher aux techniques de désinformation les plus contemporaines.

Serment
En vertu de l’intervention de puissances surnaturelles qu’il engage, le serment a valeur de preuve. Il décide de l’issue du procès. C’est donc un instrument trop puissant, dont le droit a dû codifier l’usage.

Tortures
Cités, démocraties et républiques anciennes s’accommodaient de l’esclavage et de la torture. Comme la validité du témoignage est garantie par le serment des hommes libres, la validité de la déposition de l’esclave est garantie par la torture.

En Grèce, le témoignage de l’esclave « n’est admis et valable que par la torture, sauf dans des cas très rares » (Daremberg & Saglio, Testimonium, p. 147, col. 1),

Dans toute la Grèce, la torture passe pour la meilleure des preuves, supérieure aux témoignages libres ; c’est un lieu commun chez les orateurs. Mais si la cause qu’ils défendent le demande, ils montrent l’incertitude et le danger de ces renseignements, arrachés par la souffrance, souvent obtenus par des promesses et par la corruption. (Ibid., col. 2).
De même à Rome, où :

Les déclarations des esclaves ne constituent pas des témoignages proprement dits, mais des réponses à un interrogatoire avec torture, à une quaestio où la torture remplace le serment. (Id., 152, col. 2)

On voit comment s’établit le lien entre question (judiciaire) et question (torture).
La Rhétorique à Herennius décrit ainsi le traitement rhétorique des données obtenues sous la torture pour être présentées au tribunal   :

En faveur des interrogatoires sous la torture, nous montrerons que c’est pour découvrir la vérité que nos ancêtres ont voulu employer question et supplices et forcer par une vive souffrance les hommes à dire tout ce qu’ils savent. […] Contre les tortures nous parlerons ainsi : nous commencerons par dire que nos ancêtres ont voulu que ces interrogatoires interviennent dans des cas précis quand on pouvait s’assurer de la véracité des aveux ou réfuter les mensonges échappés sous la torture, par exemple pour savoir où a été placé tel objet ou pour résoudre tout problème analogue dont la solution peut être constatée de visu ou par une preuve du même ordre. Nous ajouterons qu’il ne faut pas s’en rapporter à la douleur parce qu’un individu y résiste mieux qu’un autre, que tel autre a plus d’imagination, qu’enfin l’on peut souvent savoir ou deviner ce que le juge veut entendre et que l’on comprend qu’en le disant on mettra un terme à ses souffrances.
À Her., II, 10 ; p. 40-41

On voit que deux fonctions complémentaires sont données à la questio (torture) : d’une part, c’est une formalité procédurale, qui conditionne formellement le traitement de la questio (le lien entre question (judiciaire) et question (torture) est métonymique).
D’autre part, la quaestio (torture) donnant du crédit à sa parole, garantit que l’esclave dit bien la vérité, et toute la vérité. La torture est supposée transformer la parole de l’esclave en faisant de celui-ci faire une personne véridique.

Il s’agit ici de torture judiciaire. Le recours à la torture pour obtenir de bonnes informations est moralement condamné et pratiquement reconnu comme inefficace. Selon une formulation contemporaine, « la bière et les cigarettes marchent mieux que la baignoire [la torture par l’eau]. » [3]  . Mais la torture survit à sa condamnation [4].

Ordalies, miracles et ADN
On pourrait allonger la liste des preuves dites “non techniques” à d’autres époques, et d’autre cultures ou croyances. Par exemple, le miracle constitue une forme de persuasion non technique. Au premier Moyen Âge, l’ordalie, ou jugement de Dieu, était de même supposée faire éclater la vérité de manière non technique : si l’accusé traverse le brasier et en sort vivant, c’est qu’il est innocent ; s’il meurt, c’est qu’il est coupable, la punition prouve la faute.

À l’époque contemporaine, il faut joindre à la liste les preuves apportées par la police scientifique, par exemple les tests ADN, que nous considérons typiquement comme une preuve technique.

3. Prééminence des preuves “non techniques”

Dans les cas courants, les faits, les documents, les témoins, soit les preuves matérielles, permettent de décider : « quand une des parties disposait de preuves non techniques l’affaire était claire pour les juges, et on n’avait besoin que de peu de paroles » (Vidal 2000, p. 56). La preuve factuelle est de toute évidence essentielle dans le domaine judiciaire, le langage jouant bien entendu un rôle important dans la présentation des faits.
Mais lorsque dans un procès on ne dispose d’aucun élément de preuve factuelle — pas de témoin, pas de contrat, pas de preuve —, ou lorsque ces preuves sont non concluantes, on a recours, faute de mieux, aux preuves relevant de la pure “technique” rhétorique.
La preuve “non technique” est donc essentielle dans le domaine judiciaire. La preuve “technique” ne vient au premier plan que dans des cas tout à fait spéciaux, faute de mieux — pas de témoin, pas de contrat, pas de preuve.

C’est cette situation exceptionnelle qui est mise en scène dans l’anecdote cocasse où s’opposent Tisias et Corax (6e siècle av. J-C). Corax accepte d’enseigner ses techniques rhétoriques à Tisias, et d’être payé en fonction des résultats obtenus par son élève. Si Tisias gagne son premier procès, alors il paie son maître ; s’il le perd, il ne le paie pas. Après avoir terminé ses études, Tisias intente un procès à son maître, où il soutient ne rien lui devoir. Première possibilité, il gagne ce procès : de par le verdict des juges, il ne doit rien à son maître. Seconde possibilité, il le perd : de par la convention privée passée avec son maître, il ne lui doit rien. Dans les deux cas, Tisias ne doit rien à Corax. Que répond Corax? Il construit son contre-discours en reprenant mot pour mot le schéma de l’argumentation de Tisias, mais en le renversant. Première possibilité, Tisias gagne le procès : de par la convention privée, Tisias doit payer. Seconde possibilité, Tisias perd le procès ; de par la loi, Tisias doit payer pour l’enseignement reçu. Dans les deux cas, Tisias doit payer. On dit que les juges chassèrent les plaideurs à coups de bâton.

La preuve dite “technique”, opérant dans un langage coupé du monde, représente le cas extrême de la preuve faute de mieux ; quand on n’a plus rien, il reste tout de même la parole et les ressources des stéréotypes, V. Invention. Ce cas très spécial d’argumentation “hors sol” illustre bien un mode de fonctionnement possible de l’argumentation, mais ne doit pas être considéré comme prototypique; l’argumentation doit compter avec la réalité.

4. Une terminologie difficilement exploitable

Les notions de preuves “techniques” et “non techniques” et leur opposition sont difficilement utilisables pour les raisons suivantes.

L’opposition est incertaine. Un moyen d’argumentation aussi important que l’appel à l’autorité a été considéré tantôt comme technique, tantôt comme non technique.

— Elle néglige le fait que tous ces éléments dits “non techniques”, aussi probants puissent-ils paraître, passent par un traitement argumentatif « pour les soutenir ou les réfuter » (Quintilien I. O., V, 2, 2 ; p. 104). Les données matérielles reçoivent du discours leur orientation argumentative, et les avocats tentent d’accréditer ou de discréditer les témoins et les témoignages en fonction des intérêts des parties qu’ils représentent.

— Enfin, elle entraîne des confusions avec l’usage contemporain des termes preuve et  technique. Si la rhétorique est bien une technique du langage et du discours, elle n’est certainement pas prototypique de ce que nous appelons technique, et la preuve qu’elle produit n’est dite telle que par abus de langage, puisqu’il s’agit d’un moyen de pression. Un beau discours enflammé uniquement peuplé de présomptions fondées sur des lieux communs ne prouve strictement rien, mais peut en effet soulever les foules et les pousser à l’action.
En fait, la terminologie s’est inversée, et nous appelons typiquement  preuve technique les preuves que la rhétorique appelle “non techniques”, et nous appellerions avec beaucoup d’indulgence “preuves non technique” les suggestions d’un discours fondé sur la pure magie verbale. Il s’agit manifestement d’autre chose.
L’opposition entre les deux types de “preuves rhétoriques” est faite dans un domaine argumentatif spécifique, le droit. Les preuves “techniques” se définissent par l’exploitation des endoxa, des lieux communs au groupe, V. Invention, alors que les thèmes “non techniques” demandent des connaissances spéciales, sur les matières et les modes de raisonnement juridique, comme le montre l’existence d’une topique juridique, distincte   de la topique commune (Aristote, I, 2, 1358a1, 10-35). La technique du droit s’exerce donc essentiellement sur le “non technique” de la rhétorique.

La terminologie rhétorique s’avère totalement contre-intuitive. Pour ces raisons, et afin de souligner ces difficultés, les termes technique et non technique, lorsqu’ils sont utilisés dans le sens qu’ils ont en rhétorique ancienne sont mis systématiquement mis entre guillemets dans cet ouvrage. V. Logos – Pathos -Éthos

5. Preuves “techniques”, V. Logos – Pathos -Éthos


[1] Le mot grec pistis [πίστις] signifie “confiance, qui donne confiance ; bonne foi” ; “ moyen d’inspirer confiance, moyen de persuasion, argument, preuve ; preuve juridique” ; (d’après Bailly, [πίστις])

[2] Daremberg Charles, Saglio Edmond (dirs), 1877-1911. Dictionnaire des antiquités grecques et romaines. Paris, Hachette. http://dagr.univ-tlse2.fr/

[3] https://www.military.com/daily-news/2016/11/23/mattis-trump-beer-cigarettes-work-better-waterboarding.html

[4] « La Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants est un traité de droit international relatif aux droits de l’homme, adopté dans le cadre des Nations Unives. » (Wikipedia, Convention contre la torture)

Preuve et arts de la preuve

PREUVE ET ARTS DE LA PREUVE

La preuve est couramment opposée à l’argument, comme la démonstration à l’argumentation. Le langage ordinaire suggère que les éléments du lexique de base des arts de la preuve – autour de démontrer, argumenter, prouver, raisonner – entretiennent des relations autres et plus complexes que de simple opposition. La preuve est multifonctionnelle, et ne se limite pas à exprimer un bloc d’évidence. Un certain nombre de traits plaident pour une forme de continuité entre les divers arts de la preuve, qui rend assez artificiel l’antagonisme créé entre argumentation d’une part, preuve et démonstration de l’autre, chacun dans sa culture.

Prouver est issu du latin probare, “faire l’essai, éprouver, vérifier”. Cette valeur étymologique se retrouve dans les dérivés éprouver, épreuve, probant, probatoire, probation, qui tous, tout comme preuve, évoquent la sanction de l’expérience concrète. Dans le langage courant, on apporte une preuve, on fait la preuve d’une affirmation, et chacun attend que son partenaire lui apporte des preuves d’amour.

2. Lexique de base

Argumenter, prouver, démontrer : un champ lexico-sémantique — Le langage ordinaire propose les termes suivants pour désigner la famille de notions et d’activités inférentielles qui constituent ce qu’on peut appeler les arts de la preuve.
Le signe “ ≠ ” signale que le mot qui suit n’est pas sémantiquement lié au verbe définissant la famille morphologique.

Substantif Verbe Adj -able N Déverbal N d’agent Adjectif
démontrer (in) démontrable démonstration ≠ démonstrateur démonstratif
argument argumenter *argumentable argumentation argumentateur argumentatif
preuve prouver (im)prouvable probation ≠ prouveur probatoire
la/une raison raisonner raisonnable raisonnement ≠ raisonneur

Ce champ s’organise selon les lignes suivantes.

Nom d’agent — Seul argumenter a produit un nom d’agent, argumentateur. On parle de démonstrateur seulement pour les appareils ménagers ; prouveur a été remplacé par avocat. Argumenter marque un engagement subjectif dans le mécanisme de construction de la preuve. Le raisonneur veut raisonner, mais il ne prouve pas, ni ne démontre, ni n’argumente.

Processus et résultat — Prouver n’admet les dérivés probatoire et probation que dans le domaine du droit. Le processus et le résultat de l’action “*probatoire” en science ne peuvent donc être désignée que comme une démonstration, ce qui contribue à brouiller les distinctions théoriques qu’on souhaiterait établir entre les concepts de preuve et de démonstration.

Vérité de la complétive — Démontrer et prouver admettent les complétives en que et posent que cette complétive est vraie : “Pierre a prouvé, démontré que Paul était le vrai coupable”, donc, pour le locuteur, Paul est le vrai coupable. Argumenter ne pose pas la vérité de son complément, ni l’aboutissement du procès :

Pierre [*argumente ??] soutient que Paul est le vrai coupable.
Pierre argumente dans le sens de, pour… une reprise des relations diplomatiques.

En anglais, to argue accepte une complétive en that, mais ne pose pas la vérité de cette complétive, V. Argument.

Aspect — Il semble que la relation de argument à preuve relève de la distinction aspectuelle opposant l’inaccompli à l’accompli : argumenter n’est pas plus une forme faible de prouver que chercher n’est une forme affaiblie de trouver. La preuve est le “terminator” de l’argument, l’argument (que l’on donne pour) irréfutable, le « knock-down argument » (Hamblin 1970, p. 249). La preuve est l’intention, la visée, elle donne le sens de l’argument.

C’est pourquoi preuve, argument et démonstration peuvent cependant fonctionner en co-orientation, comme des quasi-synonymes, dans bien des contextes : l’avocat se livre à une belle démonstration dans laquelle il apporte des preuves décisives et des arguments convaincants.

Des marqueurs de position — Ces termes quasi-synonymes dans certains contextes peuvent, dans le débat, apparaître clairement comme des marqueurs de positions argumentatives antagoniques. Dans le domaine judiciaire, le juge entend les dires et les arguments des parties ; chacune de ces parties apporte (ce qu’elle considère comme) des preuves et rejette celles qu’apporte son adversaire comme des arguties : on n’a plus affaire à des synonymes, mais à des termes antiorientés. La différence entre la preuve, l’argument, et l’argutie devient une simple question de point de vue ; la valeur probante se confond avec l’appréciation positive que j’accorde à mon argumentation et que je refuse à celle de mon adversaire. D’une façon générale, une objection polie peut être présentée comme un simple argument ; argument est alors un adoucisseur lexical de preuve, son usage manifeste une distance, un moindre engagement du locuteur dans son discours.

Statut dialogal — La distinction démonstration / preuve / argument paraît avant tout sensible à la présence ou à l’absence de contre-discours. C’est ce qui explique que l’on retrouve l’usage du terme argument aux deux extrémités de l’activité scientifique, lors de l’apprentissage, et dans les controverses les plus pointues sur les questions ouvertes, où les discours les plus armés théoriquement ou techniquement reprennent le statut d’argument, du simple fait qu’il y a désaccord.

3. Hétérogénéité du discours de la preuve

Dans tous les domaines, la preuve remplit diverses fonctions, totalement hétérogènes :

— Aléthique : elle établit la vérité d’un fait ou d’une suite d’événements incertains ou contestés.

— Épistémique : elle permet d’accroître et de stabiliser les connaissances et fonde une croyance justifiée.

— Explicative : elle rend compte d’un fait certain, en l’intégrant dans un discours cohérent.

— Cognitive et esthétique : elle est relativement évidente, et si possible élégante.

— Psychologique : elle élimine le doute et inspire confiance.

— Rhétorique : elle convainc.

— Dialectique : elle élimine la contestation et clôt le débat ; la preuve n’est pas remise en cause facilement.

— Sociale : elle tranquillise et soude la communauté concernée, dans le domaine judiciaire particulièrement. Inversement, la preuve exclut : il faut être faible d’esprit, fou, aveuglé par la passion, pour rejeter la preuve qu’on vous apporte.

— Professionnelle : elle fonde un consensus légitime dans la communauté compétente, qui définit la problématique, stabilise la forme de la preuve et l’accomplit en l’intégrant dans ses manuels.

La preuve ne peut donc être caractérisée comme un bloc d’évidence que l’on pourrait opposer à l’argument.

4. Unité des arts de la preuve

Les arts de la preuve – argumentation, démonstration et preuve – y compris en sciences, partagent les caractères suivants.

— Une interrogation. On part d’un problème, d’une affirmation sensée mais douteuse.

— Un langage et un discours. Qu’il s’agisse de prouver, d’argumenter, de démontrer, de justifier, d’expliquer, toutes ces activités supposent un support sémiotique, un langage et une combinaison linéaire d’énoncés.
Il en va probablement de même pour le raisonnement, bien que le terme mette l’accent sur les aspects cognitifs du processus.

— Une intention. Comme tout discours ordinaire, le discours de la preuve est orienté par un objectif.

— Une inférence. La notion d’inférence est une notion primitive, définie par le moyen de termes qui en sont synonymes : “dérivation d’une proposition à partir d’une autre”. On saisit ce qu’elle est par opposition : la démarche inférentielle s’oppose à l’intuition pour laquelle une proposition est affirmée “immédiatement” sur la base de sa perception directe, V. Évidence. Dans le cas de l’inférence, le vrai est affirmé indirectement, via des données ou des prémisses, exprimées par des énoncés et appuyées sur des principes dont la nature dépend du domaine concerné.

— Des institutions et des communautés de pratiquants, l’ensemble des locuteurs dans un cas, des groupes restreints d’experts dans l’autre.

— Argumentation et démonstration en sciences se font en référence à quelque chose, c’est-à-dire sous la contrainte d’un monde extérieur. On peut certes toujours dire n’importe quoi, mais parfois la réalité dit non. La réalité contribue à la détermination de la validité. Les pratiques de la preuve et de l’argumentation ne relèvent pas de la pure virtuosité linguistique, mais supposent l’expérience, la référence aux êtres et aux événements du monde.

— Des domaines. Les modes de production des preuves diffèrent selon le type de langage technique et de méthode utilisée dans le domaine considéré. La mise en place de grandes classes de preuves scientifiques incombe aux épistémologues.
L’argumentation en langage naturel se caractérise par sa capacité à combiner une grande variété de preuves hétérogènes, correspondant aux divers schémas d’arguments.

5. La preuve entre fait et discours

La preuve se construit dans un langage, naturel ou formel, et est apportée dans un discours. Selon la conception formelle, la preuve formelle apportée par la démonstration hypothético-déductive est la preuve par excellence. Son correspondant en langage ordinaire serait l’argumentation par la définition essentialiste telle qu’on l’utilise en philosophie et en théologie. Dans les autres domaines d’activités, le discours probatoire nécessite un “supplément de réalité”, et on s’oriente vers la preuve comme fait. La preuve y est construite par une série de manipulations et d’investigations dont la désignation renvoie à des réalités concrètes : on réunit “des éléments de preuve”, “des moyens de preuve” ; on “ fait la preuve” comme on “ fait ses preuves”, on “apporte des preuves”. C’est dans ce rapport au réel que la preuve quotidienne se différencie de la démonstration formelle.

Le passage de la preuve comme démonstration à la preuve comme fait suppose un double effacement du discours, d’abord celui de l’énoncé rapportant le fait et ensuite celui du lien entre le probant et le prouvé. La preuve-fait nie le discours qui la soutient. Elle suppose l’évidence non discursive des réalités matérielles (données à voir et à toucher) et des réalités intellectuelles, claires, distinctes et nécessaires. La preuve que je n’ai pas assassiné Pierre est qu’il est là bien vivant devant vous ; ou, comme le dit Grize, « le fait est le meilleur des arguments » (1990, p. 44). Mais on sait d’expérience que les faits n’exercent qu’une contrainte toute relative sur les croyances, même dans les milieux les plus intéressés à obtenir des preuves, comme le montre la cruelle expérience de Semmelweiss (Plantin 1995, chap. 7), V. Réfutation par les faits.
La preuve peut certes être transmise en silence au juge compétent, mais un élément matériel ne devient preuve que relativement à un problème et à une procédure, qui, elles, ont nécessairement une formulation langagière. C’est par son insertion dans ce contexte langagier d’enquête, de preuve que la donnée matérielle devient preuve.
Si certains faits “parlent d’eux-mêmes” à ceux qui entendent leur langage, ils restent “silencieux” pour tous ceux qui ignorent tout du domaine et du contexte dans lesquels se déroule la quête à laquelle le fait vient mettre un terme. Une configuration matérielle ne prend le statut de fait que relativement à un savoir qui s’exprime dans un langage plus ou moins technique. Le scanner que le médecin obligeant montre à son patient pour lui “faire voir” que son cancer est “guéri” reste opaque à ce dernier, qui accepte la preuve sans y “voir” quoi que ce soit.