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Consensus — Dissensus

DISSENSUS

Formes du consensus. Le dissensus est approuvé dans son principe, mais pour être mieux éliminé. Après avoir été condamné comme un péché de langue (contentio), le dissensus est rejeté comme le lieu de la violence verbale et des sophismes. Dédiaboliser le dissensus.

1. Consensus

1.1 Consensus comme accord posé ou visé par l’argumentation

V. Accord ; Persuasion.

1.2 Argument du consensus

L’argument du consensus couvre une famille d’arguments qui fondent la vérité d’une proposition sur le fait qu’il y a consensus à son sujet, ou qui permettent de rejeter une proposition qui s’oppose au consensus. Le locuteur allègue que les données sur lesquelles il fonde son argumentation font l’objet d’un consensus de tous les hommes et de tous les temps, et qu’en ne s’y ralliant pas, son interlocuteur s’exclurait de cette communauté. Ces arguments ont la forme générale :

On a toujours pensé, désiré, fait… comme ça. Donc achetez (désirez, faites…) comme ça. Tout le monde aime le produit Untel.

Argument du plus grand nombre (lat. arg. ad numerum ; numerus “nombre”) — L’argument du (plus) grand nombre tend vers l’argument du consensus universel.

— La majorité / beaucoup de gens … pensent, désirent, font… X. Trois millions d’Américains l’ont déjà adopté !
Mon livre s’est mieux vendu que le tien.
— C’est un acteur très connu.

Argument du sens commun — L’argument du consensus se combine aisément avec celui de l’autorité généreusement accordée à la sagesse traditionnelle, au sens commun ou au bon sens, dans la mesure où il est la chose du monde la mieux partagée , V. Autorité ; Fond.

— Je sais que les Français m’approuvent.
— Seuls les extrêmes m’attaquent, tous les gens de bon sens seront d’accord avec moi.

Critique du grand nombre : Le suivisme — l’argument du grand nombre est également lié à la fallacie de suivisme (en anglais bandwagon fallacy. Le bandwagon est littéralement le wagon décoré qui promène l’orchestre à travers la ville, et que tout le monde suit avec joie et enthousiasme. Métaphoriquement, suivre ou monter dans le bandwagon, c’est prendre le train en marche, suivre le mouvement, se joindre à une “émotion” populaire, au sens étymologique. Parler de bandwagon fallacy c’est donc condamner le suivisme : on fait quelque chose simplement parce que ça amuse beaucoup de gens de le faire. Cette fallacie est également liée à l’argument populiste ad populum.

2. Dissensus

Les approches les plus courantes de la rhétorique argumentative se focalisent sur la persuasion, l’adhésion, la communion, le consensus, la co-construction… ; ces termes sonnent comme des impératifs moraux : “la différence, c’est mal, l’identique, c’est bien”, il faudrait être bien méchant pour ne pas être d’accord avec le principe de l’accord. La mise au premier plan de la persuasion et du consensus laisse croire que l’unanimité consensuelle serait l’état normal et sain de la société et des groupes, opposable à l’état pathologique que serait l’état de controverse et de polémique, en bref de dissensus.

Le TLFi ne donne pas le mot dissensus : cette forme régulière, calquée sur le latin, de la famille de dissentiment, correspond à l’antonyme indispensable à consensus.

2.1 La parole argumentative polémique

« Conflit, polémique, controverse » : d’après le Petit Robert, la polémique est un «débat par écrit vif ou agressif => controverse, débat, discussion » (PR, Polémique). La controverse semble plus pacifique, au moins dans sa définition : « Discussion argumentée et suivie sur une question, une opinion » (PR, Controverse), sinon dans ses exemples, où la controverse est qualifiée de « vive », voire « inexpiable ». Polémique et controverse sont des espèces du genre débat (pas forcément écrit), V. Débat.

Le lexique distingue, d’une part, des interactions collaboratives non violentes, fortement argumentatives, comme délibérer et des interactions également fortement argumentatives, mais plutôt conflictuelles, dont relèvent la polémique et la controverse ; on trouve parmi ces espèces aussi bien polémiquer (académique / politique, écrit / oral) que s’empoigner avec quelqu’un (ordinaire, verbal, mimo-posturo-gestuel), ce qui peut fort bien se produire dans une controverse ; plus que de genres, il s’agit de différents moments ou de différentes postures interactionnelles, éventuellement très brèves. Pris dans son ensemble, le genre “débat” est à distinguer d’autres formes de violences verbales, non argumentatives, comme l’échange d’injures.

La violence verbale dans la controverse ou la polémique est moins marquée par l’injure que par une forme de dramatisation émotionnelle, souvent présente dans l’acte de parole ouvrant ce genre de débats : s’insurger contre, s’indigner, protester, mais pas toujours (contester). Du point de vue de leur retentissement émotionnel, controverse et polémique peuvent être blessantes.

2.2 La passion du dissensus comme fallacie et péché

La polémique est précisément une forme de débat sans fin. Les polémistes (et les polémiqueurs) manifestent une passion pour le dissensus, qui leur fait sans cesse repousser la conclusion du débat ; l’amour du débat l’emporte sur l’amour de la vérité. Les polémiques prospèrent donc sur fond de paralogismes ; à la limite, le degré de polémicité devient un bon indicateur du caractère fallacieux de l’échange : les paralogismes d’émotions et de hiérarchie (ad personam, ad verecundiam) sont immanquablement associés au débat « vif et agressif ». Le refus de se rendre devant les arguments de l’autre est un paralogisme d’obstination, stigmatisé par la Règle 9 de la discussion critique, qui demande au proposant de s’incliner devant une réfutation menée de façon concluante, V. Règles. Mais qui décide que le point de vue a été défendu de façon concluante ? Le polémiste est précisément celui qui refuse d’admettre que le point de vue de son opposant a été défendu de façon concluante, et qui pose que le sien est bien au-delà de tout doute raisonnable.

Cette condamnation de la polémique fallacieuse redouble celle que le Moyen Âge portait sur la dispute peccamineuse, considérée comme un péché de la langue. Les théologiens médiévaux ont construit une théorie des « péchés de la langue», parmi lesquels figure, en très bonne place, le péché de contentio. Ce mot latin, qui a donné en français contentieux, signifie « lutte, rivalité, conflit (Gaffiot [1934], Contentio) :

La contentio est une guerre que l’on mène avec les mots. Ce peut être la guerre défensive de celui qui, têtu, refuse sans raison de changer d’avis. Mais il s’agit le plus souvent d’une guerre d’agression qui peut prendre de nombreuses formes : une attaque verbale inutile contre le prochain, non pour chercher la vérité mais pour manifester son agressivité (aymon); une querelle de mots qui, délaissant toute vérité, engendre le litige et va jusqu’au blasphème (Isidore) ; une argumentation raffinée et malveillante qui s’oppose à la vérité écoutée pour satisfaire un irrépressible désir de victoire (Glossa ordinaria) ; une altercation méchante, litigieuse et violente avec quelqu’un (Vincent de Beauvais) ; une attaque contre la vérité conduite en s’appuyant sur la force du clamor (Glossa ordinaria, Pierre Lombard). Souvent, cependant, la contentio apparaît dans les textes sans être définie, comme si la connotation d’antagonisme verbal violent attachée au terme suffisait à indiquer le danger qu’il faut éviter et le péché qu’il faut condamner.
Carla Casagrande et Silvana Vecchio, Les péchés de la langue. Discipline et éthique de la parole dans la culture médiévale [1987], Paris, Le Cerf, 1991, p. 213-214).

La contentio est un péché de “second niveau”, dérivé d’un péché capital, essentiellement l’orgueil (« filiation de la vaine gloire », ibid.), mode d’expression de la colère et de l’envie.
Une réserve cependant : les définitions restreignent le péché de contentio aux attaques violentes menées contre, ou en déni, de la vérité ; mais attaquer violemment l’erreur n’est pas un péché; la colère, peccamineuse là, devient ici une sainte colère.

2.3 L’ère post-persuasion et la normalité du dissensus

Tout débat argumentatif un peu sérieux contient des éléments de radicalité, et cette radicalité est normale, nullement dramatique, ni du point de vue social ni du point de vue moral. l’appréciation exacte d’une situation argumentative demande une réévaluation du rôle des participants tiers ratifiés dotés du pouvoir de trancher, et par-dessus tout, une dé-diabolisation du dissensus. Comme le dit Willard, qui a beaucoup écrit à ce sujet :

Faire l’éloge du dissensus va à l’encontre d’une tradition ancienne en argumentation, qui valorise moins l’opposition que les règles qui la contraignent. (Willard 1989, p. 149).

La préférence pour le consensus n’exclut pas la normalité du dissensus. L’une relève des préférences, l’autre des faits. La question engage une vision du champ des études d’argumentation. L’étude de l’argumentation prend pour objet des situations où les différences d’opinion sont produites, gérées, résolues, amplifiées ou transformées à travers leur confrontation discursive. Savoir dans quelles conditions il convient d’œuvrer à réduire les différences d’opinions par la persuasion ou d’une autre manière, et dans quelles conditions il convient au contraire de favoriser leur développement est une question sociale et scientifique majeure ; elle a des implications pédagogiques cruciales, qui ne peuvent être discutées que sur la base d’une appréhension correcte de ce qui se passe quand on argumente.

il existe des conflits d’intérêts entre les humains et les groupes humains, et il arrive que ces conflits s’expriment dans des discours porteurs de points de vue différents. Ces différences d’intérêt peuvent être traitées par le langage (partiellement ou entièrement), et l’argumentation est un des modes de traitement langagier de ces différences d’intérêt, qui se matérialisent dans des différences d’opinion.

L’argumentation peut servir à travailler l’opinion de l’autre, le convaincre, créer des accords, réduire les différences d’opinion et produire du consensus ; c’est une affirmation empiriquement vraie. On peut prendre pour programme de recherche les conditions dans lesquelles une argumentation élaborée a été partie prenante d’une résolution de conflit, et de ce programme en découle un autre, portant sur la recherche des moyens par lesquels on peut favoriser l’accord, entre individus, nations, groupes religieux ou groupes humains en général ; rien ne dit que le même système de règles et les mêmes procédures soient efficaces à tous ces niveaux, seule une investigation empirique peut, éventuellement, en décider.

L’argumentation peut servir à diviser l’opinion et approfondir les différences de point de vue : c’est ce que fait, dans la vision chrétienne du monde, le discours du Christ :

34. Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée. 35. Car je suis venu mettre la division entre l’homme et son père, entre la fille et sa mère, entre la belle-fille et sa belle-mère ; 36. et l’homme aura pour ennemis les gens de sa maison. (Matthieu 10.34-36).

L’approche langagière de l’argumentation s’intéresse à la façon dont sont gérés discursivement les conflits d’intérêts et les différences d’opinion. L’argumentation donne des mots aux conflits, c’est une méthode de gestion non seulement des différents, mais des différences, parfois en les réduisant, parfois en les faisant croître et se multiplier.

Dans un contexte social, idéologique ou scientifique marqué par le consensus, le premier moment dans la génération d’une question argumentative est de créer un discours “alternatif ”, s’opposant au consensus. Comme les situations de consensus n’ont pas besoin de justification, les discours alternatifs doivent être puissamment justifiés pour devenir audibles dans la sphère pertinente : c’est une noble tâche pour la théorie de l’argumentation que de réfléchir aux conditions dans lesquelles elle peut contribuer à la construction de ces discours de dissensus, c’est-à-dire à l’émergence des différences d’opinion.

La mise au premier plan du consensus suppose que l’unanimité serait l’état normal et surtout souhaitable de la société et des groupes. S’il n’y a pas unanimité, il y a une majorité dans le vrai et une minorité fallacieuse, qui a résisté au pouvoir de persuasion de l’orateur et a refusé de reconnaître la défaite que lui a infligée le dialecticien. Il ne lui reste plus qu’à faire sécession ou à émigrer vers un monde nouveau. On peut faire l’hypothèse que la coexistence d’opinions contradictoires représente l’état normal, ni pathologique ni transitoire, que ce soit dans le domaine socio-politique ou dans celui des idées ; le désaccord profond est la règle, V. Désaccord. La démocratie ne vit pas de l’élimination des différences, et le vote n’élimine pas la minorité ; les choses sont plus complexes. Comme l’a écrit très heureusement un correspondant du quotidien espagnol El País,

Il ne s’agit pas de convaincre, mais de vivre ensemble ([No se trata de convencer sino de convivir] A. Ortega, La razón razonable, El País, 25-09-2006)

Le problème n’est pas de convaincre l’autre, mais de vivre avec lui. L’argumentation est une façon de gérer ces différences, en les éliminant ou en les faisant prospérer pour le bien de tous.

Il s’ensuit que la théorie de l’argumentation peut rester agnostique sur la question de la persuasion et du consensus. Le débat profond est banal, tous les débats sérieux comportent des éléments de radicalité, c’est précisément en cela qu’ils se différencient de la clarification : argumenter, ce n’est pas seulement dissiper un malentendu.


 

Stases sur les questions argumentatives

STASES sur les QUESTIONS ARGUMENTATIVES

Il y a stase sur une question argumentative lorsque les personnes potentiellement intéressées sont en désaccord sur l’opportunité historique, politique, sociale ou morale  d’ouvrir un débat sur cette question.

1. Peut-on argumenter à propos de tout ?

La définition et la formulation de la question mise en discussion sont des enjeux argumentatifs fondamentaux. Les positions des participants peuvent ne pas s’accorder sur l’interprétation de la question, alors même qu’ils s’affirment d’accord pour discuter. En outre, la question peut être restructurée au cours de la rencontre.
Dans le cas le plus radical, le désaccord se manifeste sur le fait même de traiter telle ou telle question. Il y a alors stase sur la question argumentative.
Cette opposition peut se manifester ouvertement, ou indirectement, par l’usage de stratégies de fait dilatoires. On peut s’affirmer d’accord pour discuter de telle question, tout en repoussant la discussion en mettant en avant les difficultés pratiques de son organisation : Où va-t-elle se tenir ? Quand ? Qui va présider ? Qui va parler ? Comment seront réglés les tours de parole ? etc. V. Topique politique.

L’existence de la question repose sur la possibilité de soutenir sérieusement deux réponses divergentes. D’une part, le principe de libre expression veut que toutes les opinions puissent être librement affirmées ou contestées, soit en réponse à une question, soit afin d’en ouvrir une. D’autre part, on peut soutenir que certaines questions, pour des raisons très diverses, n’admettent en fait qu’une seule réponse, que cette réponse est évidente, et qu’en conséquence, la question ne se pose pas et n’a pas à être posée.
La confrontation entre ces deux positions définit une stase sur les questions elles-mêmes.

2. Maximisation du droit d’expression et de discussion

Il est très facile de se débarrasser d’une question gênante en soutenant qu’elle n’admet pas d’alternative ; ou, ce qui revient au même, qu’il y a consensus sur la réponse ; que l’opinion opposée au consensus est de toute évidence absurde et perverse, donc insoutenable.
C’est pourquoi il est utile de poser comme un principe que toute affirmation peut être affirmée ou rejetée, donc discutée. Selon van Eemeren et Grootendorst (2004), le premier des « Dix commandements pour une discussion raisonnable (Ten commandments for reasonable discussants) » est la règle de liberté (freedom rule), selon laquelle :

Les partenaires ne doivent pas faire obstacle à l’expression ou à la mise en doute des points de vue. van Eemeren & Grootendorst 2004, p. 190)

C’est également la position de Stuart Mill :

Si toute l’humanité sauf une personne était d’un seul et même avis, il ne serait pas plus justifié pour l’humanité de faire taire cette personne qu’il ne le serait pour cette personne de faire taire l’humanité. (John Stuart Mill, On Liberty [1859]) [1]

V. Règles – Normes

3 Conditions sur le droit d’expression et de discussion

Ces prises de position font cependant abstraction des conditions concrètes de disputabilité d’une question donnée. Par exemple, le principe de la chose jugée, pose qu’il est impossible de revenir sur une cause jugée à moins de produire un fait nouveau. De même, lorsqu’on considère que la question a été amplement discutée et/ou a été suivie d’une décision, il faut une sérieuse raison pour rouvrir tout le processus.
L’existence d’un paradoxe de la situation argumentative fait que la simple mise en discussion d’une opinion opère déjà une légitimation de la position discutée. Qui souhaite ouvrir une question sur l’existence des chambres à gaz ou la dépénalisation de l’inceste ?

Une liberté d’expression absolue laisserait libre cours aux discours racistes, aux discours de haine, à la persécution verbale collective des individus choisis comme boucs émissaires. Chacun est libre de discuter en privé de tout et de rien, à condition toutefois de trouver un partenaire disposé à lui renvoyer la balle ; mais les législateurs soumettent à certaines conditions l’expression publique. V. Respect.

Le bon fonctionnement d’un groupe argumentatif se caractérise en particulier par le fait qu’on n’y met pas en question à tout moment, tout et n’importe quoi. Selon Érasme, quand on parle de questions théologiques,

Il est permis de dire le vrai, mais il ne convient pas de le dire devant n’importe qui, à n’importe quel moment et de n’importe quelle manière. (Désiré Érasme, Du libre arbitre[2], p. 470)

À propos de questions argumentatives, on pourrait ajouter n’importe quoi et n’importe où. Perelman & Olbrechts-Tyteca sont également très sensibles au “n’importe qui” :

Il y a des êtres avec qui tout contact peut sembler superflu ou peu désirable. Il y a des êtres auxquels on ne se soucie pas d’adresser la parole ; il y en a aussi avec qui on ne veut pas discuter mais auxquels on se contente d’ordonner. ([1958], p. 20)

Aristote limite la discussion légitime aux endoxa, et rejette rondement les débats mettant en question “n’importe quoi”, c’est-à-dire des affirmations que personne ne songe à mettre en doute :

Il ne faut pas, du reste, examiner toute thèse ni tout problème : c’est seulement au cas où la difficulté est proposée par des gens en quête d’arguments, et non pas quand c’est un châtiment qu’elle requiert ou qu’il suffit d’ouvrir les yeux. Ceux qui, par exemple, se posent la question de savoir s’il faut ou non honorer les dieux et aimer ses parents, n’ont besoin que d’une bonne correction, et ceux qui se demandent si la neige est blanche ou non, n’ont qu’à regarder. (Top., 105a ; Tricot, p. 28)

L’indisputable considéré ici porte sur trois types d’évidences, l’évidence sensible, “la neige est blanche”, l’évidence religieuse, “on doit honorer les dieux”, et l’évidence sociale “on doit aimer ses parents”. Ces déclarations sont in-discutables car il est inconcevable que quiconque élabore un discours soutenant leurs contraires, dans la société athénienne d’Aristote pour les deux dernières. Pour qu’une opinion soit digne d’être mise en doute, il faut qu’elle relève de la doxa, c’est-à-dire qu’elle soit défendue sérieusement par quelque membre ou groupe honorable de la communauté. Il faut, en outre,  que celui qui la met en doute le fasse sérieusement, et, pour cela, qu’il s’appuie sur des raisons de douter ; en d’autres termes, il supporte une charge de la preuve plus ou moins forte.


[1] Harmondsworth, Penguin Classics, 1987, p. 76
[2] Érasme, Désiré Du libre arbitre. in Luther, Du serf arbitre [1525], suivi de Érasme, Du libre arbitre [1524]. Présentation, trad. et notes par Georges Lagarrigue, Paris, Gallimard, 2001, p. 470.


 

Composition / Division — Réfutations sophistiques

Accord

L’objet des Réfutations sophistiques est l’analyse des saillies des sophistes. Dans cet ouvrage, Aristote examine la question des “paralogisme de composition et division”, sur le plan de la grammaire et de la logique : Dans quelles conditions les jugements portés sur des énoncés pris isolément restent-ils valides lorsqu’on les compose ? dans quelles conditions le jugement portés sur un énoncé pris isolément reste-il valide lorsqu’on divise cet énoncé en plusieurs énoncés ?
L’opération a pour but de maîtriser à la fois son langage et de ne pas tomber dans le piège de la désorientation, ce qui est un idéal  de l’argumentation rigoureuse. Elle manifeste un goût marqué pour l’énigme et le paradoxe.

1. Composition

La fallacie de composition est illustrée par plusieurs exemples. La traduction des exemples de fallacie de composition est peu idiomatique, mais elle permet d’apercevoir le problème, sous l’angle de l’interprétation.

Écrire / savoir écrire

Soit l’énoncé d’apparence paradoxale :

il est possible qu’un homme écrive, tout en n’écrivant pas (R. S., 4, 166a20 ; p. 11).

Cet énoncé est susceptible de deux interprétations.

  • L’interprétation 1 “compose” le sens : 
On peut en même temps écrire et ne pas écrire (), au sens de : on peut (écrire et ne pas écrire),

ce qui est une absurdité : la composition du sens est fallacieuse.

  • L’interprétation 2 “divise” le sens, quand on n’écrit pas on a la capacité d’écrire, au sens de “On peut (savoir écrire) et/mais (ne pas être en train d’écrire)”.

Ce qui est correct. Dans certaines circonstances, une personne qui peut écrire (nous dirions “sait”) ne le peut pas matériellement, par exemple si elle a les mains liées. Le modal pouvoir est ambigu entre “avoir la capacité de” et “exercer de fait cette capacité”.

Porter / pouvoir porter

L’exemple suivant met également en jeu la modalité pouvoir, cette fois dans sa relation au temps : on peut beaucoup de choses, mais pas tout à la fois. Considérons l’énoncé

si on peut porter une seule chose, on peut en porter plusieurs (R.S., 4, 166a30 ; p. 11) :

(1) (je peux porter la table) et (je peux porter l’armoire)

donc, par composition des deux énoncés en un seul :

(2) je peux porter (la table et l’armoire),

ce qui n’est pas forcément le cas : si on s’engage par contrat à porter la table et l’armoire, on ne s’engage pas forcément à les porter ensemble.

2. Division

La fallacie de division est illustrée par l’exemple

cinq est égal à trois et deux (d’après R. S., 4, 166a30, p. 12) :

— L’interprétation (1) divise le sens, c’est-à-dire décompose l’énoncé en deux propositions coordonnées, ce qui est absurde et fallacieux :

(Cinq est égal à trois) et (cinq est égal à deux)

— L’interprétation (2) compose le sens, ce qui est correct :

Cinq est égal à (trois et deux)

 

Platon Théétète

Platon, Théétète 189c-190a.

SOCRATE — Très bien. Mais par penser entends-tu la même chose que moi ?
THÉÉTÈTE — Qu’entends-tu par là ?
SOCRATE — Un discours que l’âme se tient à elle-même sur les objets qu’elle examine. Je te donne cette explication sans en être bien sûr. Mais il me paraît que l’âme, quand elle pense, ne fait pas autre chose que s’entretenir avec elle-même, interrogeant et répondant, affirmant et niant. Quand elle est arrivée à une décision, soit lentement, soit d’un élan rapide, que dès lors elle est fixée et ne doute plus, c’est cela que nous tenons pour une opinion. Ainsi, pour moi, opiner, c’est parler, et l’opinion est un discours prononcé, non pas,assurément, à un autre et de vive voix, mais en silence et à soi-même. Et pour toi?
Trad. Chambry, p. 136. Paris, Garnier-Flammarion, 1967

Être la vérité — Deux “vrai”

Vient de VRAI – VÉRIDIQUE
Accord
Deux “vrai”

D’autres contextes différencient vrai métalinguistique et vrai catégorisant.
Vrai métalinguistique se paraphrase aisément :

C’est une information vraie => cette information est vraie => c’est vrai => c’est la vérité.

Vrai catégorisant n’admet pas les équivalents correspondants :

(a) C’est un vrai camembert / patriote    =>
(a1)    ¿ ce camembert / patriote est vrai
(a2)    ¿¿ c’est vrai  au sens de ce, c’ = le camembert / le patriote en question)
(a3)    * c’est la vérité  au sens de ce camembert / ce patriote est la vérité

(a1) a des conditions d’usage plus restreintes que celles de (a)
(a2) est compris comme “C’est un vrai camembert est vrai”, et non pas par “ce camembert est vrai”.
(a3) n’est pas compris sans un long commentaire.

Être la vérité” dans le discours religieux

Untel est vrai peut se comprendre comme “Untel est véridique”, voir §3.
Cependant dans le langage religieux les croyants disent “Dieu est (la) vérité”. Selon la conception scientifique, — est vrai, — est la vérité se disent d’une proposition. Selon la conception religieuse chrétienne, la  parole-personne vraie est la Parole-Personne du Christ qui seul peut dire non seulement “Je dis, j’exprime la vérité” mais “Je suis la vérité” :

“Je suis le chemin, la vérité et la vie”, Nouveau Testament, Jean, 6, 14) Voir § 2.2

Persuasion

PERSUASION

La rhétorique est associée à l’entreprise de persuasion par le langage, produisant une croyance et une disposition à l’action. Cette définition courante ne doit pas faire oublier, d’une part, qu’à l’époque moderne la rhétorique n’a pas le monopole de l’étude de la persuasion, et que, définie comme un art de bien dire, elle a su renoncer à la persuasion, – parfois dénoncée comme une forme de colonisation des esprits.

1. La persuasion, essence de la rhétorique

Depuis Isocrate et Aristote, la parole rhétorique argumentative est couramment définie par sa fonction, persuader :

Posons que le rhétorique est la capacité (dunamis) de discerner (theôrein) dans chaque cas ce qui est potentiellement persuasif. (Rhét., i, 2, 1355b26 ; trad. Chiron, p.124).

Cette définition est reprise par Crassus, mis en scène par Cicéron :

Crassus : Ainsi, jai appris que le premier devoir de lorateur est de sappliquer à persuader (De lor. I, XXXI, 138 ; p. 51),

Perelman & OlbrechtsTyteca mettent au centre de leur définition,

ladhésion des esprits aux thèses quon présente à leur assentiment (Traité, p. 5),

avant délaborer la notion dadhésion au moyen de lopposition entre persuader et convaincre, V. Argumentation 1 ; Assentiment.

Selon ces définitions de référence, la rhétorique sintéresse fondamentalement au discours structuré par lintention de persuader (illocutoire, s’exprimant ouvertement dans le discours), cestàdire de communiquer, expliquer, légitimer et faire partager le point de vue qui s’y exprime et les mots qui le disent. La persuasion (perlocutoire) résulte de la réalisation de ces intentions.

Dans ses conditions de réalisation, la persuasion rhétorique ouverte s’oppose à la manipulation. Les thèses que défend l’argumentation sont présentées, et non imposées, à l’esprit des auditeurs, c’est-à-dire aux humains, en tant que dotés d’une capacité d’examen et d’un pouvoir de décision, et, il faut le préciser, vivant dans des conditions économiques et sociales qui leur permettent d’exercer pleinement ces capacités. Cette action sur les esprits est opposée à la manipulation des âmes et des corps – apparemment considérés comme les lieux de l’irrationnel : les âmes avec leurs capacités d’émotion et de sensibilité aux appels romantiques ou mystiques ; des corps qui peuvent marcher et vibrer à l’unisson sous l’influence d’une image ou d’un mantra musical.

La tradition rhétorique lie le discours de persuasion à la production d’une représentation probablevraisemblable-plausible, que les philosophes essentialistes, comme Platon, opposent parfois au discours vrai. (vs vraisemblable).

2. Une rhétorique sans persuasion : l’ars bene dicendi

Le chapitre 15 du livre II de lInstitution oratoire de Quintilien met en question les définitions de la rhétorique fondées sur la persuasion :

La définition la plus commune de la rhétorique, cest quelle est le pouvoir de persuader (I. O., ii, 15, 3 ; p. 76),

dont il attribue la paterni à Isocrate. Toutes les définitions qui lient la rhétorique à la persuasion sont rejetées :
Soit comme pouvoir de persuader :

Mais, au vrai, la persuasion nestelle pas apportée aussi par largent, le crédit, lautorité et le rang du sujet parlant, ou même, enfin, sans laide de la voix, par le seul aspect, lorsque, par exemple, le rappel des mérites de quelquun, ou un visage qui inspire la pitié, ou la beauté physique, dicte le verdict ? (Ibid., 6 ; p. 7677)

Soit comme ouvrière de persuasion, y compris avec la restriction « pouvoir de persuader par la parole » :

Car dautres que les orateurs persuadent par leur parole et conduisent ils veulent, les filles galantes, les adulateurs, les corrupteurs. (Ibid.)

Finalement, Quintilien reprend à son compte la définition de la rhétorique attribuée aux Stoïciens et à Chrysippe :

La définition qui conviendra parfaitement à la substance de la rhétorique, cest la science de bien dire[rhetoricen esse bene dicendi scientiam]. » (Ibid.; p.84) 

Sa finalité est de «penser et de parler comme il se doit. » (Ibid.)

Cette opposition entre rhétorique de la communication et de la persuasion et rhétorique introvertie du bien dire a été diversement nommée :

primaire / secondaire [primary / secondary rhetoric], Kennedy 1999) 
extrinsèque / intrinsèque [extrinsischen / intrinsischen rhetoric], Kienpointner 2003).

On pourrait également opposer une rhétorique de l’interaction à une rhétorique de l’énonciation. La rhétorique de l’énonciation, introvertie, centrée sur le locuteur et son for intérieur, est orientée vers la justesse de la pensée et de l’expression. La rhétorique de linteraction, extrovertie, est focalisée sur linterlocuteur, elle est communicationnelle et parfois éloquente.

Cette distinction ne correspond pas à celle quon pratiquait, dans les années 1960, entre une rhétorique restreinte opposée à une rhétorique générale, et elle na rien à voir avec celle qui opposerait une rhétorique des arguments et une rhétorique des ornements, V. Figure.
La rhétorique énonciative est une rhétorique dont les dimensions communicationnelle et interactionnelle, donc persuasives, sont affaiblies, mais qui nen reste pas moins une rhétorique argumentative. La Bruyère a exprimé le sentiment profond de cette rhétorique qui a renoncé à léloquence et à la persuasion :

Il faut chercher seulement à penser et à parler juste, sans vouloir amener les autres à notre goût et à nos sentiments ; cest une trop grande entreprise.
Jean de La Bruyère, Des ouvrages de lesprit [1688]. [1]

3. De la persuasion à l’action

Dans un complément indispensable à la définition de base de largumentation, mais souvent négligé, car il nest sans doute pas facilement articulable à la notion dauditoire universel, le Traité de l’argumentation prolonge jusquà laction la réflexion sur la persuasion ; largumentation produirait une « disposition à laction » :

Le but de toute argumentation, avonsnous dit, est de provoquer ou daccroître ladhésion des esprits aux thèses quon présente à leur assentiment : une argumentation efficace est celle qui réussit à accroître cette intensité dadhésion de façon à déclencher chez les auditeurs laction envisagée (action positive ou abstention), ou du moins à créer, chez eux, une disposition à laction, qui se manifeste au moment opportun. (Perelman & OlbrechtsTyteca [1958], p. 59)

Cette position réaffirmée un peu plus loin :

Seule largumentation, [] permet de comprendre nos décisions. […] Elle se propose de provoquer une action » (ibid., p.62).

Le point final du processus argumentatif nest donc pas la persuasion vue comme un simple état mental, une adhésion de lesprit ; lultime critère de la persuasion complète est laction accomplie dans le sens suggéré par le discours, au terme d’un processus où les valeurs ont pris le relai de lémotion. On espère trouver dans cette combinaison une réponse au problème philosophique de laction.

4. Persuasion, identification, autopersuasion ?

4.1 Identification en rhétorique

Burke a souligné que la persuasion rhétorique suppose une identification :

Quand vous êtes avec les Athéniens, il est facile de louer les Athéniens, mais pas quand vous êtes avec les Lacédémoniens : tel est peutêtre le cas de persuasion le plus simple. Vous persuadez quelquun seulement dans la mesure vous parlez son langage, par la parole, le geste, la tonalité, la disposition, limage, lattitude, lidée, en identifiant vos façons de faire avec les siennes [identifying your ways with his]. (1950, p. 55)

Selon la doxa rhétorique, lorateur qui veut persuader un auditoire doit fonder son discours sur des accords préalables avec lui, V. Conditions de discussion. Mais ces accords doivent rester implicites, toute négociation des accords ne pouvant se faire que par un dialogue argumentatif préalable au dialogue argumentatif principal, ce qui engage dans un paradoxe : pour parvenir à un accord, il faut dé être daccord. Sous peine de régression à linfini, lorateur doit se résoudre non pas à se mettre d’accord avec, mais à s’accorder à son auditoire. Pour cela, il sinforme sur cet auditoire dont il se fait une image ; cest bien ce que prévoit la théorie des ét des auditoires.
Le discours de lorateur réfracte ce travail sur lauditoire par trois moyens appelés “preuves”, chacun deux étant calculé en fonction de lauditoire et correspondant à une forme daccord implicite ou explicite, passé avec lui, V. Logos – Éthos – Pathos. Dune part, par des preuves éthotiques, il se présente et se construit discursivement en fonction de son auditoire ; ensuite, par des preuves logiques, il choisit et schématise ses objets et ses jugements en fonction de, ou parmi ceux que lauditoire peut admettre (il argumente ex datis) ; enfin, par des preuves pathémiques, il se met en empathie avec son auditoire.
En conséquence, pour obtenir lidentification de son auditoire à sa propre personne, lorateur doit dabord sidentifier à cet auditoire. Au terme de ce processus dadaptation, on peut se demander, en fin de compte, qui a absorbé qui, qui a persua qui ? La rhétorique de la persuasion, dite extrovertie, est menacée par le solipsisme de lidentification ; elle nexprime quune introversion de groupe. L’étrange concept de « communion » proposé par le Traité caractérise bien laboutissement de ce processus d’empathie fusionnelle.

4.2NB : Identification dans la théorie de l’Argumentation dans la Langue

La notion didentification est fondamentale dans la théorie de largumentation dans la langue (Anscombre & Ducrot, 1983). Le producteur de l’énoncé met en scène une gamme dénonciateurs, sources des points de vue évoqués dans lénoncé, puis il sidentifie à tel énonciateur et non pas à tel autre, cette identification étant marquée dans la structure grammaticale, V. Rôles. Mais ce concept didentification est totalement étranger au concept psychologique didentification discuté en liaison avec la question de la persuasion.

5. Qui étudie la persuasion ?

L’argumentation rhétorique ne peut pas être caractérisée par son objet qui serait le processus de persuasion, pour la simple raison que la persuasion est un objet revendiqué par bien dautres disciplines : sciences et philosophie de la cognition, neuropsychologie, “programmation neurolinguistique, “Public Relations”, etc.
L’ouvrage de Vance Packard, La persuasion cachée [Hidden persuaders], célèbre et évité dans les études d’argumentation, est paru en 1957, un an avant le Traité de l’argumentation. Il développe une critique mordante de l’approche de la décision comme dérivée de bonnes raisons exposées dans un discours persuasif : les gens énumèrent sans problème toutes les bonnes raisons qu’ils ont d’acheter tel type de produit, et, au bout du compte, ils en achètent un autre. Cette critique a été élaborée dès le début des années 1920 par Walter Lippman (1922), puis par Edward L. Bernays (1928), qui ont jeté les bases d’une recherche des motivations inconscientes des acheteurs et des électeurs, mais néanmoins déterminantes pour leurs choix, fondant ainsi le nouveau champ d’étude des “Relations Publiques” [Public Relations, PR).

Accord  Spin doctors


Le neuromarketing poursuit cette entreprise de dissolution du concept de persuasion par la recherche des méthodes capables d’orienter l’acheteur et de déclencher le réflexe d’achat. Lanalyse de la persuasion est également un des objets de la psychologie sociale. Cette discipline compte parmi ses objets fondamentaux létude théorique et expérimentale des influences sociales : la persuasion, les convictions, la suggestion, lemprise, lincitation, la formation et les manifestations des attitudes, des représentations, et les transformations des manières dagir des individus ou des groupes. Le mouvement du monde, les événements matériels, parmi lesquels les découvertes scientifiques, les innovations techniques et les flux langagiers qui les accompagnent ou les constituent, produisent et rectifient les représentations, les pensées, les paroles et les actions des individus et des groupes.
Les grandes études classiques de psychologie sociale publiées au siècle dernier sur la persuasion ne mentionnent guère la rhétorique, ni dailleurs largumentation ; par exemple, on ne trouve ni le mot rhétorique ni le mot argumentation dans un recueil de textes sur la psychologie de la persuasion, intitulé La persuasion (Yzerbit et Corneille 1994). La problématique de la persuasion peut être légitimement invoquée à propos du discours, mais létude du processus de persuasion, y compris sous ses facettes langagières, ne peut en aucun cas être menée dans le seul cadre des études rhétoriques (Chabrol & Radu 2008).

Dans le monde contemporain, l’accent est mis sur l’influence et sur les influenceurs plus que sur la persuasion, ce qui peut s’interpréter comme une prédominance de la suggestion et de l’imitation, sinon de la manipulation, sur les processus persuasifs argmentatifs ouverts.

6. La persuasion, une fonction du langage

De même que la rhétorique ne peut pas se définir par la persuasion, elle ne peut pas se définir comme létude des genres langagiers persuasifs, dans la mesure où la fonction persuasive nest pas liée à un genre, mais est coextensive à lexercice du langage. La fonction persuasive est un aspect de ce que les différents modèles des fonctions du langage classent comme fonction daction sur le destinataire (fonction dappel, Bühler [1933], ou fonction conative, Jakobson [1963].

Si la persuasion est définie comme un changement des représentations et, par conséquent, du comportement de l’interlocuteur, alors tout énoncé informatif, comme “il est 8 h” est argumentatif. Si le destinataire doit prendre le train de 7h 55 et savoure un dernier café, pensant qu’il est huit heures moins le quart, alors l’information change radicalement sa vision de son avenir immédiat.
La logique naturelle
s’intéresse à la façon dont les locuteurs schématisent et transmettent les aspects pour eux pertinents de la réalité ; à ce titre, c’est également une étude généralisée de la persuasion.

Benveniste oppose lhistoire (le récit) au discours, et fait de lintention dinfluencer une caractéristique de tout discours :

Nous avons, par contraste, situé davance le plan du discours. Il faut entendre “discours” dans sa plus large extension : toute énonciation supposant un locuteur et un auditeur, et chez le premier l’intention d’influencer l’autre en quelque manière. Cest dabord la diversité des discours oraux de toute nature et de tout niveau […] Mais cest aussi la masse des écrits qui reproduisent les discours oraux ou qui en empruntent le tour et les fins. (Benveniste [1959], p. 242 ; nous soulignons).

Nietzsche, dans ses leçons sur la rhétorique, généralise la force rhétorique pour en faire « lessence du langage » :

La force [Kraft] qu’Aristote appelle rhétorique, qui est la force de démêler et de faire valoir, pour chaque chose, ce qui est efficace et fait de limpression, cette force est en même temps lessence du langage : celuici se rapporte aussi peu que la rhétorique au vrai, à lessence des choses ; il ne veut pas instruire [belehren], mais transmettre à autrui [auf Andere übertragen] une émotion et une appréhension subjective. ([1971], p. 111)

Ces tendances à la généralisation de la persuasion à tout discours sont compatibles avec toutes les définitions classiques de la rhétorique comme technique capable de développer la capacité langagière des individus (Lausberg [1960], §111).

Persuasion et alignement

Dans cette perspective, se dégage une définition strictement langagière de la persuasion : tenter de persuader, cest cadrer, cestàdire tenter dinscrire la réaction langagière de linterlocuteur dans une suite conforme au schéma ébauché dans lintervention du locuteur. Cette suite idéale a pour caractéristique majeure de respecter les présupposés, et sans doute bon nombre de sousentendus et dapporter de nouveaux développements sur le thème donné. Il sensuit quêtre persuadé, cest s’aligner, ratifier le discours qui vous est adressé, respecter le cadrage imposé et produire des interventions argumentativement coorientées à celles de lheureux persuadeur. On externalise ainsi la notion de persuasion, en dautres termes, on en fait léconomie.

7. Persuasion et « colonisation des esprits »

Le mot persuasion a une orientation positive. Toute la réflexion sur la persuasion rhétorique est guidée par le présupposé que lœuvre de persuasion est intrinsèquement bonne, même si les hommes et les femmes ont une tendance fâcheuse à faire un mauvais usage des meilleures choses. Le persuadeur est mis dans la position haute, de lhomme de bien, porteur de l’intérêt général, aristocrate de la parole, alors que lauditoire est dans la position basse, inconsistante, de ceux qui ne savent pas trop, qui sont incapables de mener à terme un raisonnement soutenu (voir la définition dite rhétorique de lenthymème) ni de décider par euxmêmes, qui risquent de se laisser manipuler, et quil faut donc guider, V. Orateur — Auditoire.

Dans les domaines religieux et politique , la persuasion est le nom décent du prêche et de la propagande ; convertisseurs et propagandistes se veulent également “hommes de bien” désireux de persuader. À lépoque même du Traité, Domenach attribue à la propagande la fonction de « créer, transformer ou confirmer des opinions » ([1950], p. 8), la fonction même que la Nouvelle rtorique attribue à l’argumentation, V. Manipulation.

Persuader, cest convertir ou « coloniser les esprits », selon lexpression de Margaret Mead (Dascal 2009), pour les sauver de quelque mal et les orienter vers quelque bien dont ils ne sont ni persuadés ni convaincus. Pas plus que de juges et de tribunaux, les dictatures et les intégrismes nont jamais manqué de persuadeurs. V. Dissensus.

On peut répondre à ce discours contre la persuasion qu’il y a plusieurs différences essentielles entre argumentation et propagande.
— D’une part, l’argumentation est une activité critique, qui suppose un dialogue entre partenaires en principe égaux ; encore fautil que leurs droits politiques et humains et leur sécurité soient assurés et qu’ils disposent du temps nécessaire à la réflexion et à la discussion.
— L‘argumentation est par nature ouverte. L‘intention persuasive s’avoue comme telle, alors que l’influence exercée par la propagande est infraconsciente, et se dissimule pour paraître refléter la nature des choses. La propagande est diffuse et lancinante. Elle met en œuvre tous les moyens, y compris l’argumentation. Bien audelà du langage, elle a recours à la suggestion, la théâtralisation, la ritualisation, et s’articule bien avec l’action violente, V. Probable §3.

8. Argumenter dans une structure d’échange

La théorie de la persuasion rhétorique est discutée dans le cadre dune interaction orateur-aditoire sans structure déchange, ce qui explique le rôle essentiellement passif attribué à lauditoire.

L’argumentation dialectique : réduire la diversi des positions

La pragmadialectique part non pas dune opinion à transmettre, mais dune différence dopinion, qui accorde à chaque opinion une égale dignité de principe, le but final étant de réduire cette différence. Elle « prend pour objet la résolution des divergences dopinions par le moyen du discours argumentatif » (van Eemeren & Grootendorst 1992, p. 18). Elle ouvre au maximum, dans sa règle 1 lespace du débat et de la controverse :

Liberté Les parties ne doivent pas faire obstacle à la libre expression des points de vue ou à leur mise en doute.
Eemeren, Grootendorst, Snoeck Henkemans 2002, p.182183

Elle se propose de parvenir à un consensus rationnel, par élimination du doute ou du point de vue mis en doute. Cette résolution se fait par élimination de l’opinion qui n’a pas été défendue de façon concluante :

Clôture si un point de vue na pas é défendu de façon concluante, celui qui l’a avancé doit le retirer. Si un point de vue a été défendu de façon concluante, lautre partie doit retirer les doutes quil avait émis visàvis de ce point de vue. (Ibid.)

Ces opérations doivent conduire à un consensus soit sur l’opinion, soit sur son retrait de l’interaction actuelle, sinon de l’esprit de l’autre, du moins de l’interaction actuelle. La persuasion pragmadialectique valide l’opinion qui a soutenu l’épreuve du feu de la critique.

Approches interactionnelles : combiner les positions

Les approches interactionnelles de l’argumentation sorientent vers une direction différente, celle de la coconstruction des positions, qui substitue l’effort de coopération à l’effort de persuasion, et renonce à l’idée que l’autre point de vue peut / doit être éliminé. La thèse que lon propose à lassentiment de l’interlocuteur peut sortir profondément transformée de la rencontre. Mieux que par élimination des différences, le consensus peut être obtenu par fusion des points de vue primitifs ou par coconstruction dune nouvelle argumentation produisant un nouveau point de vue. En somme, les interactants se comportent comme des dialecticiens évolutionnistes hégéliens procédant par synthèse des positions en présence, et non pas comme des dialecticiens aristotéliciens, qui avancent par élimination du faux, V. Dialectique.


[1] Les Caractères ou les mœurs de ce siècle [1688]. In Œuvres complètes. Texte établi et annoté par J. Benda, Paris, Gallimard, 1951.

La métaphore en débat :


Société humaine et “société” des rats taupes nus

Accord

L’analogie dune / congère peut être fondée sur une identité physico-mathématique, V.Métaphore §3 . On parle couramment de “société” animale pour certains insectes (fourmis, termites, abeilles), ainsi que pour une catégorie unique de mammifères, les rats taupes nus (RTN) : le mot société est-il dans ce cas employé métaphoriquement, ou renvoie-t-il à un  fondement biologique identique pour les groupes humains et les groupes animaux?

1 Un épisode dans les “guerres de la sociobiologie”

Les rats-taupes nus (RTN) sont décrits comme suit :

Le rat-taupe nu (Heterocephalus glaber) est un mammifère à l’apparence vraiment bizarre, il ressemble à un saucisse cocktail allongée, avec de grandes dents saillantes. Les rats-taupes nus vivent dans de grandes colonies souterraines d’environ 80 animaux, qui sont dominées par une seule femelle reproductrice, la reine. Ce système social est très inhabituel chez les mammifères, mais il est similaire à celui couramment observé chez les abeilles et les termites et est appelé eusocial.
Université de Cambridge, Projets Rats Taupes Nus.[1]

La discussion suivante a pour origine un article de divulgation de S. Braude & E. Lacey, “Une monarchie révolutionnaire : la société des rats-taupes”[6]. Leur description du comportement des taux de taupes est attaquée dans une réponse à cet article :

Outre la transmission de connaissances sur les rats-taupes, l’article de S. Braude et E. Lacey s’efforce de placer les observations dans le champ de la théorie néo darwinienne de l’évolution, et si possible dans celui, plus restreint mais très « mode » de la sociobiologie. Je voudrais mettre en évidence un certain nombre d’artifices rhétoriques qui servent ce dernier objectif.

La sociobiologie est “l’étude systématique des fondements biologiques de tous les comportements sociaux” (Wilson, Sociobiology : The New Synthesis. 1975, 4)[7]. L’artifice rhétorique est l’utilisation constante du vocabulaire des sociétés humaines pour décrire le comportement des rats taupes. Lepape considère que ce vocabulaire est le cheval de Troie des propagandistes de la socio-biologie :

On relève tout d’abord [dans l’article de Braude & Lacey] un nombre important de références à une « division du travail ». Une réelle division du travail ne se rencontre guère que dans notre espèce et peut-être, pour certaines scènes de chasse collective, chez les grands mammifères. Un tel processus suppose en effet que les protagonistes aient une représentation du résultat, de sorte qu’une division de ce qu’il y a à faire puisse se réaliser. C’est pourquoi on préfère généralement utiliser le terme de « polyéthisme » à propos des insectes sociaux, indiquant simplement une diversité des conduites, sans présager des représentations dont sont capables les animaux. Pourtant, l’expression « division du travail » est utilisée quatre fois ; le mot « tâche » apparaît quatre fois également ; l’expression « chargés de » se rencontre quatre fois aussi, et « ils s’occupent de » une fois ; les termes de « coopération » et de « subalterne » sont utilisés une fois. Il est question trois fois de « statut sexuel » pour désigner l’état reproductif ou non des animaux. A plusieurs reprises, les ressemblances qu’à toute première vue on pourrait établir avec les sociétés d’insectes sont traitées comme des homologies vraies. (G. Lepape, La Recherche, 1992)

La question concerne l’objectivité et la métaphoricité du vocabulaire. Des termes ou expressions comme division du travail ou tâche prennent les relations humaines comme un domaine ressource, utilisé pour décrire le comportement singulier des rats-taupes. À l’instar du modèle d’atome du système solaire, une telle métaphore peut être utilisée à des fins pédagogiques et explicatives. Elle reste bénigne lorsqu’elle est maîtrisée, c’est-à-dire que l’analogie est limitée et n’est pas être confondue avec une véritable identité.

D’autre part, la métaphore tend à l’assimilation ; elle suggère ici qu’il existe une « véritable homologie » entre l’organisation de la société humaine et le mode d’interactions entre animaux. Dans un premier temps, le champ étudié était les interactions entre RTN, et les sociétés humaines fournissaient, par catachrèse, les ressources linguistiques et conceptuelles nécessaires à cette étude. Le comportement des RTN ayant indubitablement un fond biologique, la métaphore assimilative suggère qu’il existe une « véritable homologie » entre l’organisation de la société humaine et le mode d’interactions entre animaux. On en conclut qu’il serait intéressant de développer les recherches dans le domaine des fondements biologiques des relations sociales ; c’est ce que fait la sociobiologie : Dans les sociétés humaines, certains individus sont-ils biologiquement prédestinés à telle tâche ou telle fonction sociale ?

5.2 Métaphore vive ou catachrèse de métaphore ?
Comment nommer des phénomènes nouveaux ?

Cet « artifice rhétorique », le recours au langage métaphorique, n’est pas un simple outil de présentation utilisé à des fins didactiques. Il est maintenant pleinement utilisé pour décrire les interactions entre rtn, comme le montre la présentation introductive qui en est faite supra. Il est d’ailleurs intégré au langage scientifique, depuis l’article scientifique inaugural à leur sujet[8]. Le vocabulaire de base utilisé par les chercheurs pour parler des insectes eusociaux et des RTN emprunte systématiquement au vocabulaire des organisations sociales humaines. Ce vocabulaire de base comprend les mots suivants (extraits des citations précédentes, en italiques) :

social, système social, eusocial
des colonies dominées par une seule femelle reproductrice, la reine 

deux ou trois castes
exécuter une tâche
prise en charge en commun des soins donnés aux jeunes (les individus s’occupent de portées qui ne sont pas les leurs) ;
division du travail,
spécialisation fonctionnelle chez les non-reproducteurs (par exemple, castes de soldats et d’ouvriers).

La signification fondamentale de mots comme colonie, caste, reine, soldat, ouvrier concerne essentiellement les humains. Leur usage mots implique de manière cruciale la conscience de soi et l’intentionnalité. La notion de tâche implique une différenciation hiérarchique entre deux individus humains, la capacité du premier à concevoir un projet, à donner des ordres et des instructions au second, qui a la capacité de comprendre ce qu’on lui demande et d’accomplir la tâche. La notion de soins [care] implique une vie psychologique intérieure complexe, combinant des états émotionnels, cognitifs et un sens de la responsabilité morale. La notion de division du travail implique une planification intentionnelle d’un processus, sa division en sous-tâches autonomes et leur répartition stratégique.

Ces caractéristiques sont-elles secondaires et parasites pour la signification des mots utilisés pour l’étude du comportement des RTN, la métaphore étant un dispositif de dénomination libre de tout engagement idéologique ? Ou ces termes sont-ils utilisés précisément dans la perspective d’une assimilation complète, la métaphore exprimant alors une identité, celle d’un même  modèle ? Humains et RTN relèveraient alors d’un même modèle biologique, comme dunes et congères relèvent d’un même modèle physico-mathématique ? V.Métaphore §3.
En d’autres termes, un tel nom est-il une pure métaphore ou une catachrèse de métaphore ? La catachrèse est définie comme l’utilisation d’un signifiant ayant déjà sa signification propre, pour faire référence à un nouveau contenu, auparavant dépourvu de signifiant ; le transfert s’effectue par métaphore, métonymie ou synecdoque.

Le débat peut être traduit en termes linguistiques, en tant que discussion sur les forces et les dangers de la néologie métaphorique.

— Pour : Les nouveaux phénomènes doivent recevoir un nom. Si le nom peut, par analogie ou métaphore, transmettre une première compréhension de la chose, tant mieux.
— Contre : Il faut donner aux nouveaux phénomènes des noms non connotés ou d’inventer de nouvelles expressions. Par exemple, l’expression « statut reproductif » n’est pas connotée, alors que le « statut sexuel » l’est (d’après Le Pape). Le mot société représente les RTN comme des agents intentionnels, ayant une vie mentale analogue à la vie mentale humaine, ce qui est trompeur, c’est une fallacie de personnification, V. Pathétique.

Ainsi, les opposants dénoncent ce système métaphorique de dénomination non seulement comme non scientifique, mais comme un premier pas sur une pente glissante, suggérant à tort une vision a-culturelle et anhistorique des sociétés humaines.
Le risque couru dans cette affaire est l’oubli de l’analogie ; or « l’analogie n’est jamais plus contraignante que lorsqu’elle s’abolit et a cessé d’être perçue comme analogie. Devenue invisible, elle se confond avec l’ordre des choses » (Gadoffre 1980, p. 6).


[1] Naked Mole-Rat Initiative, www.phar.cam.ac.uk/research/NMRI
[2] Dans La Recherche, juillet-août 1989. Réaction de Gilles Le Pape, dans La Recherche oct. 1992, suivie, dans ce même numéro, d’une réponse des auteurs.
[3] “Non-human animal behavior was not the only subject addressed in Sociobiology; famously, the first and last chapters of the book addressed Wilson’s views about the amenability of human behavior to be studied by a similar sort of project. These were developed to some extent in his later book, On Human Nature (Wilson, 1978). For a variety of reasons, primarily because Wilson was perceived to be arguing that many problematic social behaviors were unchangeable, the contents of these two chapters provoked an extremely acrimonious debate sometimes referred to as the “sociobiology wars” (…). Because this debate attracted so much attention, the term “sociobiology” has come to be associated with this early proposed human project, or at least the description of it set up for attack by its critics (…). The critics claimed that “Pop Sociobiologists” were committed to a form of genetic determinism, an overly strong adaptationism and had a tendency to ignore the effects of learning and culture.(https://plato.stanford.edu/entries/sociobiology/)
[4] Eusocialité chez un mammifère: élevage coopératif dans des colonies de rats-taupes nus — Résumé: Les observations en laboratoire sur une colonie de 40 Heterocephalus collectée sur le terrain montrent qu’une seule femelle se reproduit. Les individus restants constituent deux ou trois castes, chacune regroupant les deux sexes et pouvant être distinguées par leurs différences de taille et de tâches qu’elles accomplissent. Ces caractéristiques, associées à une longue durée de vie, au chevauchement des générations, au soin coopératif des portées et au possible polyéthisme (*) permettent d’établir des parallèles avec les insectes eusociaux. ” Jarvis JU, Science, 1981 May 1; 212 (4494): 571-3.
Polyéthisme : “Spécialisation fonctionnelle des différents membres d’une colonie d’insectes sociaux, conduisant à une division du travail dans la colonie.


 

Indirection, Stratégie d’—

Stratégie d’INDIRECTION

Utilisée pour contourner une censure : 1) Feindre de confirmer une position et la réfuter de fait ;
(2) feindre de réfuter une position et la confirmer de fait.

Une réponse à une question argumentative peut être apportée directement ou indirectement.
On adopte une stratégie d’indirection lorsqu’il peut être périlleux de dire ouvertement ce qu’il pense. Le paradoxe de la réfutation faible est un cas d’affirmation indirecte de la position que l’on combat en apparence. V. Paradoxe de l’argumentation, §3 ; Réfutation, §5.

Stratégies d’indirection dans l’Encyclopédie de Diderot et  D’Alembert (1751-1772)

Les « articles détournés » de l’Encyclopédie se jouent d’une censure d’ailleurs disposée à fermer les yeux. Cette  stratégie d’indirection est explicitée par Condorcet, un des collaborateurs de L’Encyclopédie.

[L’Encyclopédie], « est un dépôt où ceux qui n’ont pas le temps de se former une idée d’après eux-mêmes, devaient aller chercher celles qu’avaient eues les hommes les plus éclairés et les plus célèbres ; dans lequel  enfin des erreurs respectées seraient ou  trahies par la faiblesse de leurs preuves ou ébranlées par le seul voisinage des vérités qui en sapent le fondement. (Condorcet, Vie de Voltaire. 1798 [1])

« Trahies par la faiblesse de leurs preuves  » : Un argument faible pour P affaiblit P ,  et une réfutation faible d’ une position renforce cette position

« Ébranlées par le seul voisinage des vérités qui en sapent le fondement » :
Les effets du mélange d’erreur et de vérité sont redoutables
— Un peu de vérité mélangé au mensonge fait passer le mensonge.
— Juxtaposée à une erreur , la vérité « ébranle » l’erreur traditionnelle, mais l’erreur nouvelle peut aussi bien ébranler la vérité scientifique. Quel que soit l’optimisme des Lumières, la vérité ne peut pas s’auto-certifier.

L’éditeur de Diderot, Jacques-André Naigeon, accompagne l’article de l’Encyclopédie Mosaïque et chrétienne philosophie, rédigé par Diderot, de l’avertissement suivant à propos du contraste   entre les termes « si mesurés, si respectueux » de l’article et « les principes philosophiques » de leur auteur

Diderot n’avait donc pour ce qu’il appelle ici très pieusement les saintes écritures, qu’un respect apparent, et à proprement parler, de pure circonstance et il pensait même avec un savant théologal* dont les paroles sont remarquables, que toutes les religions ont cela, qu’elles sont étranges et horribles au sens commun : mais il écrivait sous le règne d’un tyran jaloux de son autorité à qui les prêtres répétaient sans cesse qu’il se rendrait d’autant plus puissant, qu’il saurait mieux faire respecter la religion, c’est-à-dire ses ministres. Il ne se dissimulait pas tout ce qu’il avait à craindre de ces apôtres du mensonge. ([2] P.. 411)

[Diderot]  s’exprime avec la même circonspection dans tous les articles où il était à peu près sûr que ses ennemis iraient chercher curieusement** sa profession de foi mais dans d’autres articles détournés & dont les titres assez insignifiants semblent ne rien promettre de philosophique, il foule aux pieds ces mêmes préjugés religieux avec d’autant plus de mépris qu’il avait été forcé de les respecter ailleurs. ([2] p. 412-413)
(*) professeur de théologie (**) avec grand soin


[1] Cité d’après les Œuvres complètes de Voltaire. Tome I. Paris, Ozanne, 1838, p. 27-28.

[2] Naigeon, Œuvres de Denis Diderot. publiées, sur les manuscrits de l’auteur, par Jacques-André Naigeon. T. VI. Paris, Desray et Deterville, An VI – 1798 ; p. 411-413.


 

Abduction

ABDUCTION

Aristote nomme abduction une forme de syllogisme dialectique qui n’élimine pas, mais réduit l’incertitude à propos d’un fait donné. Pour Peirce, l’abduction est le processus créatif par lequel est produite une hypothèse explicative plausible capable de rendre compte d’un fait inattendu.  L’abduction est la méthode experte mise en œuvre notamment par le médecin et l’enquêteur.

1. L’abduction comme réduction relative de l’incertitude

Aristote définit l’abduction [1] comme un syllogisme dialectique dont la majeure est vraie, la mineure simplement probable, et, en conséquence, la conclusion probable (Aristote, P. A., ii, 25-30, p. 317). La conclusion seule, sans la mineure, est plus improbable que la mineure, donc la mineure renforce relativement l’acceptabilité de la conclusion. Cette situation rappelle la définition cicéronienne de l’argumentation comme réduction de l’incertitude, V. Argumentation 1.
Ce genre de syllogisme permet de construire une réponse à la question “La justice peut-elle être enseignée ?”, “Peut-on apprendre à être juste ?” en combinant :

— Une prémisse certaine : il est clair que la science peut être enseignée,
— avec une prémisse douteuse : la vertu est une science, qu’on pourrait exprimer sous la forme d’une analogie, la vertu ressemble à la science ;
— pour conclure que : la vertu peut s’enseigner.

Bien qu’incertaine, la seconde prémisse est tout de même moins douteuse que la conclusion “la vertu peut s’enseigner” : elle peut donc servir d’argument pour cette conclusion. On retrouve ce montage dans des discours comme :

Il faut enseigner la citoyenneté, ce n’est au fond qu’un ensemble de savoirs et de pratiques sociales ; or les savoirs, ça s’enseigne et toutes les compétences pratiques peuvent s’améliorer par l’enseignement.

Cette forme est exemplaire du fonctionnement de l’argumentation. Dans des contextes démonstratifs, le raisonnement se développe à partir du vrai, dans la stricte limite de ce qu’autorisent les prémisses prises à la lettre. L’argumentation conclut, en toute connaissance de cause, à partir d’informations incomplètes, faute de mieux ; elle permet néanmoins d’améliorer le statut épistémique d’une croyance. C’est une logique non pas d’élimination mais de réduction du doute et de l’incertitude, V. Raisonnement par défaut, qui utilise au mieux les informations disponibles

2. L’abduction comme dérivation d’hypothèse à partir de faits

Le concept moderne d’abduction a été introduit par le philosophe Charles Sanders Peirce (1839-1914). Pour Peirce, il existe deux sortes d’inférences, l’inférence déductive et l’inférence abductive ou abduction. Dans l’abduction, on part de la constatation d’un fait “inattendu”, c’est-à-dire n’entrant pas dans le système explicatif disponible. Il ne s’agit pas de déterminer les causes de ce fait, mais de proposer une hypothèse expliquant ce fait. Cette hypothèse n’est pas le produit de l’application d’un algorithme de découverte, mais le fruit d’un processus créatif : « en fin de compte, l’abduction n’est rien d’autre que de la devinette [guessing] » (Peirce [1958], § 219).

La problématique dans laquelle s’inscrit l’abduction est non pas celle de la logique mais celle d’une  méthode scientifique créative  (ibid., chap. 6). Le travail scientifique consiste à proposer, sur la base de faits, des hypothèses vraisemblables « suggérées » par ces faits, dans le cadre d’un paradigme scientifique donné. L’abduction est le premier moment de cette démarche.
La pratique de l’abduction n’est pas guidée par des règles logiques mais par des principes, comme le principe selon lequel tout fait admet une explication : une hypothèse “abduite” est intéressante « s’il apparaît qu’elle rend le monde raisonnable [reasonable] » (ibid., §202) ; ou encore le principe d’exclusion des hypothèses dites métaphysiques, c’est-à-dire qui n’auraient aucune conséquence expérimentale.

À la différence de l’abduction qui part des faits à la recherche d’une théorie capable d’en rendre compte au mieux, la déduction peircienne part d’une théorie à la recherche de faits : on recherche les conséquences expérimentales de l’hypothèse explicative.
L’opposition abduction / induction rappelle celle qui existe entre raisonnements a priori / a posteriori  (propter quid — quia).

Mieux que comme une forme bâtarde de déduction ou d’induction, l’argumentation gagnerait à être vue comme une forme d’abduction ; du fait que la lumière est allumée, “j’abduis”, je fais l’hypothèse, qu’il y a quelqu’un dans la pièce ; mais cette hypothèse reste à vérifier.
L’étude de l’argumentation comme processus abductif s’est révélée particulièrement fructueuse dans les domaines de la médecine, de la science et du droit (Walton 2004 ; Gabbay & Woods, 2005) [2].


[1] Lat. abductio “action d’emmener”, par un mouvement dirigé vers l’extérieur (v. infra, sens 2).[2] Walton, Douglas N., 2004. Abductive reasoning. Tuscaloosa, AL, University Alabama Press (2004)
Gabbay, Dov, & Woods, John, (2005). The Reach of Abduction. Insight and Trials. Elsevier Science.