DÉBAT
L’argumentation a une face monologale et une face dialogale, qui se déploien dans le débat, source de légitimité sociale et scientifique, lieu où la rationalité argumentative s’affronte et s’articule à l’autorité et au pouvoir. Le débat n’est cependant pas la panacée où se dissolvent les oppositions sociales et intellectuelles. Il peut se transformer en un spectacle sophistique dont se nourrissent les argumentative personalities. |
1. Variété des opérations dans le débat argumenté
Le débat est un genre qui mobilise toutes les facettes de l’activité argumentative, au point qu’on assimile parfois les deux termes, débattre c’est argumenter pour convaincre : construire des points de vue, produire de bonnes raisons, interagir avec des personnes et des points de vue différents, nouer des alliances plus ou moins éphémères, intégrer / concéder / réfuter / détruire les positions des autres, s’impliquer personnellement sur des enjeux de décision, de vérité et de pouvoir afin de faire triompher ce qu’on avance comme de bonnes raisons.
Le débat ayant lieu sur un site et selon un certain cadrage, il distribue les tours de parole selon différents types de séquences correspondant à des opérations qui ne sont pas toutes argumentatives : présentation des participants ; recherches d’information auprès d’eux et ailleurs ; gestion des différentes phases de l’interaction ; digressions et plaisanteries, etc.
Il est ainsi légitime de se demander quelles en sont les séquences proprement argumentatives d’un débat argumentatif, ou quelle est la proportion de temps consacrée à discuter sur le fond et celle passée à des considérations annexes.
Si le débat argumentatif a un objectif précis, comme la discussion de travail, la variété de séquences s’accroît encore : exposés, lecture de rapports ; rédaction d’actes, etc.
L’importance prise par sa variété médiatique fait que le débat est souvent associé à la polémique, alors qu’il existe de nombreux exemples de discussions et de débats coopératifs, dans le cadre professionnel ou familial. D’une façon générale, polémicité et coopération caractérisent des types de tours de parole ou des moments du débat, plus que des formes de débat en général.
2. Le débat participatif informé et argumenté, source de légitimité sociale
Le débat participatif citoyen est mis au centre de la vie démocratique et étendu aux décisions de la vie ordinaire : démocratie conjugale, familiale, scolaire, professionnelle… où on considère que les meilleures pratiques sont celles qui font sa part au débat.
Dans une perspective fondationniste, on peut considérer qu’une décision sociopolitique est légitime si elle est conforme à, ou dérivable d’un pacte originel, d’un contrat social auquel les ancêtres, ou les représentants idéaux de la communauté, auraient adhéré librement aux temps mythiques des origines, ou adhèreraient dans un espace rationnel idéal.
La perspective démocratique valorise la légitimation par le débat. Une décision est considérée comme légitime seulement si elle a été argumentée publiquement de façon ouverte, libre et contradictoire. La décision légitime de fait est celle qui survit au débat ; qu’il s’agisse de la meilleure décision de droit, c’est-à-dire de celle qui est soutenue par le meilleur argument, est une autre question ; l’autorité et le pouvoir font la différence.
La forme et le destin de l’argumentation dans le débat et la discussion dépendent du pouvoir dont disposent les participants, s’ils ont ou non capacité de décision sur l’affaire en cours. Si elle est prise à la majorité, la décision contraint la minorité, qu’elle soit ou non persuadée, et que l’argument l’ayant emporté soit ou non le meilleur aux yeux de tel ou tel évaluateur.
L’espace du débat est, en principe, un espace égalitaire et libre ; en un sens, il est négateur des rapports de force externes, au moins il les suspend. Mais cela ne veut pas dire sans règles : chaque lieu de débat impose son format ses règles et son autorité régulatrice, qui veille au respect des normes formelles ou substantielles. Le débat présuppose la démocratie autant qu’il la promeut.
Les débats permettent parfois d’y voir plus clair, produisent d’abondantes conclusions, mais pas forcément des décisions. Si le débat exclut les considérations de pouvoir pour atteindre la rationalité, le changement d’opinion et le consensus restent sans conséquences concrètes. Pour passer à la décision, puis à l’action, il ne suffit pas d’invoquer la mystérieuse catalyse opérée par la volonté, les émotions et les valeurs qui transformeraient les convictions partagées en action. Il existe un large espace entre l’argumentation et la décision, et un autre encore entre la décision et la mise en œuvre. En matière politique et sociale, la décision et son application relèvent de l’exercice d’un pouvoir défini par sa capacité d’exécution, et pour cela disposant de moyens matériels, incluant l’usage de la violence légitime et la possibilité de contrainte.
3. Le débat, instrument de formation scientifique
L’argumentation est traditionnellement liée au droit, à la politique et par là aux sciences humaines, V. Démonstration. La recherche sur le débat argumenté dans les apprentissages mathématiques et scientifiques couplée avec l’éducation à la citoyenneté scientifique et technique, s’est développée depuis la fin des années 80, et de manière exponentielle depuis les années 2000 (Arsac, Shapiron, Colonna 1992 ; Erduran & Jiménez-Aleixandre (eds), 2007 ; Schwarz & Baker (eds) (2017) [1], etc.).
La salle de classe peut ressembler à un lieu de dialogue idéal sur les sujets où les consciences sont libres. C’est un lieu favorable pour se construire une opinion informée, où on peut même envisager de changer d’opinion. L’espace scolaire ne neutralise pas les paradoxes fondamentaux de l’argumentation, en particulier, argumenter en faveur de de P affaiblit P. On le constate particulièrement dans les débats sur les para-sciences et les pseudo-médecines (Doury 1997).
Dès qu’interviennent les questions de savoir, il faut gérer le fait que le changement de représentation doit se faire obligatoirement dans le sens de l’acquisition des connaissances, et non pas d’un renforcement des préjugés qu’on voulait combattre, qu’il s’agisse de savoirs sociaux ou de savoirs scientifiques. C’est en ce point qu’intervient le guidage par le professeur. Lorsqu’il s’agit de connaissances notamment, ses interventions sont autorisées (authoritative) et non pas autoritaires (autoritarian). D’une façon générale, il y a un saut du débat à l’apprentissage ; c’est le professeur qui détermine la conclusion (Buty & Plantin, 2009).
Le débat n’est pas une panacée capable de résoudre ou de dissoudre à lui seul tous les maux personnels, sociaux ou planétaires. C’est une ressource puissante, qui demande de la méthode ; la mise en débat est une décision politico-didactique qui appelle elle-même une justification et une organisation complexes (Polo 2021).
4. Limites et critique du débat
4.1 Contraintes liées au format même du débat
L’empire du débat, particulièrement du débat médiatique polémique, est la cible d’un argumentaire critique qui comprend notamment les points suivants, V. Péchés de langue — Fallacies 4 : Port-Royal.
Comme activité pédagogique au service de l’éducation et des apprentissages, le débat argumentatif rencontre aussi ses limites, qui permettent d’en définir les bonnes pratiques. Par exemple, le débat scolaire se cadre spontanément selon le format du match sportif ou débat médiatique polémique, ce qui ne contribue pas forcément au développement harmonieux de la formation. Il est donc nécessaire d’opérer un cadrage spécifique à l’activité et aux buts poursuivis, et au rôle de chacun, notamment du professeur.
Livré à lui-même, le débat maximise les différences et promeut ainsi une forme potentiellement agressive de l’argumentation.
Les participants peuvent se sentir menacés dans leur identité même. L’appel à la confrontation des points de vue dans un face à face public peut altérer les relations aux autres, ce qui peut s’avérer contre-productif.
Le débat politico-social obéit à un principe d’externalisation des opinions. Mais dire en public ce que l’on pense et à quel camp on se rattache n’est pas forcément une activité sans conséquence sous toutes les latitudes.
4.2 Artifices et désengagement
Le recours à l’argumentation et au débat peut n’être qu’un artifice de présentation. Pour introduire un sujet quelconque, un personnage historique ou un événement politique, on montre qu’il est le point focal de deux discours antagonistes ; les choses ne seraient intéressantes que dans la mesure où elles irradient un peu de chaleur polémique.
Laisser ouvert un débat est un topos de transition qui permet au conférencier de se désengager de son exposé et de passer la parole à la salle. Pour un présentateur journaliste, c’est aussi une manière de ne pas prendre de responsabilité, et de ne pas risquer de s’aliéner telle fraction de ses lecteurs et auditeurs.
La posture dubitative et interrogative est parfois très confortable. Elle permet le cas échéant d’esquiver la contradiction, notamment d’affirmer impunément des positions contradictoires, commodément articulées par un mais, V. Connecteurs argumentatifs.
4.3 Un espace potentiellement sophistique
Le débat est un lieu potentiellement sophistique, où trouvent à s’employer toutes les techniques de manipulation. Dès que les enjeux deviennent réellement importants et que s’institutionnalisent les débats citoyens, interviennent dans le débat des spécialistes du débat bien formés, cordiaux et sympathiques, vis-à-vis desquels le citoyen ordinaire qui ne consacre pas toute sa vie à tel ou tel débat précis, aura du mal à faire valoir ses positions.
Devenant une fin en soi, le débat se dramatise et se spectacularise. Il perd tout lien avec la recherche de la vérité, de l’accord, de l’approfondissement des différences ou de la clarification des positions en présence, V. Rire. Le public enchanté s’active à sa propre manipulation.
Les différences peuvent être un fonds de commerce. Discuter peut devenir un hobby et une identité. Au Moyen Âge, le péché de contentio était le péché des moines dialecticiens orgueilleux, péché d’intellectuel, et en particulier du premier d’entre eux, Abélard (1079-1142), V. Consensus.
[1] Arsac Gilbert, Shapiron Gisèle, Colonna Alain & al. 1992. Initiation au raisonnement déductif au collège. Une suite de situations permettant l’appropriation des règles du débat mathématique. Lyon, Presses Universitaires de Lyon.
Buty Christian, Plantin Christian (eds) 2009) Argumenter : du débat à l’apprentissage. Lyon, Presses Universitaires de Lyon.
Doury, Marianne 1997 Le débat immobile; L’argumentation dans le débat médiatique sur les parasciences. Paris, Kimé.
Polo, Claire 2020. Le débat fertile. Explorer une controverse dans l’émotion. Grenoble, UGA.
Schwarz, Baruch B. & Baker Michael J. (2016) (eds). Dialogue, argumentation and education: History, theory and practice. Cambridge University Press.