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Paradoxes de l’argumentation

1. Argumenter pour P affaiblit P

Argumenter pour P affaiblit P, en vertu d’abord des attendus généraux du discours contre l’argumentation, qui recoupe le discours contre le débat :

“Les gens n’acceptent pas de rester dans le doute, de ne pas s’engager, de ne pas savoir, de ne pas avoir d’opinion ; on argumente pour ou contre tout et n’importe quoi. Le goût d’argumenter est légitimement tenu en suspicion : les théologiens médiévaux faisaient de la dispute un péché ; la quérulence est une maladie, la manie d’avoir toujours raison est le masque transparent de la volonté de puissance ; attachons-nous plutôt à décrire et à raconter proprement.”

Ensuite, parce que la connaissance par inférence, caractéristique de l’argumentation, est souvent considérée comme inférieure à la connaissance directe, exprimée dans une affirmation simple, particulièrement à la connaissance par révélation, V. Évidence.
Newman a formulé cette idée de façon particulièrement énergique, d’abord en épigraphe de sa Grammaire de l’assentiment [1870], par la bouche de saint Ambroise : « Ce n’est pas par la dialectique qu’il a plu au Seigneur de sauver son peuple », et plus loin :

Beaucoup sont capables de vivre et de mourir pour un dogme ; personne ne voudra être martyr pour une conclusion […] Pour la plupart des gens, l’argumentation rend le point en question encore plus douteux et considérablement moins impressionnant. (p. 153, 154)

Face à l’inquisition, Galilée, a en effet, préféré dire « J’abjure et maudis d’un cœur sincère et d’une foi non feinte mes erreurs » [1] plutôt que de maintenir explicitement des conclusions justes, la Terre n’est pas au centre du monde.

C’est pourquoi Thomas d’Aquin discutant la question « Faut-il disputer de la foi avec les infidèles ? » relève l’objection suivante :

On mène une dispute par des arguments. Mais un argument c’est “une raison qui fait croire des choses douteuses”. Comme les vérités de foi sont très certaines, elles n’ont pas à être mises en doute. Il n’y a donc pas à en disputer publiquement. [2]

S’il y a argumentation, c’est qu’il y a question, débat, donc contre-discours attesté ou envisageable, doute jeté sur l’une et l’autre des positions en présence : le fait qu’on argumente dans une telle situation explique l’existence du premier paradoxe de l’argumentation : contester une position, c’est à la fois accepter que la sienne soit mise en doute et légitimer un peu la position que l’on attaque. Cela explique que la première étape du processus de légitimation d’une position nouvelle soit de produire un débat à son sujet, et, pour cela, de trouver des contradicteurs.

2. Mettre en débat une question,
c’est légitimer les réponses qu’on lui apporte

L’organisation d’un débat légitime les diverses positions prises dans ce débat. Par exemple, faut-il organiser un débat scientifique sur la question de l’existence de chambres à gaz dans l’Allemagne nazie ? C’est ce que souhaite le révisionniste Roger Garaudy :

Roger Garaudy “doute” toujours de l’existence des chambres à gaz. Plus loin dans le livre, Roger Garaudy évoque Shoah, le film de Claude Lanzmann, qu’il traite de “navet”. “Vous parlez de ‘Shoah business’, vous dites que ce film n’apporte que des témoignages sans démonstration. C’est une façon de dire que les chambres à gaz n’existent pas”, suggère le président. “Certainement pas, proteste Roger Garaudy. Tant qu’un débat scientifique et public n’aura pas été organisé sur la question, le doute sera permis.
Le Monde, 11-12 janvier 1998, p. 7.

Garaudy revendique la position de tiers. Il peut même dire que le président commet un sophisme d’argumentation sur l’ignorance (dire qu’on n’a pas prouvé P, n’est pas dire que non-P). La réfutation ne saurait s’en tenir au discursif local, mais doit prendre en compte les savoirs contextuels : On sait que les chambre à gaz ont existé, car le travail historique et scientifique est fait.  On est exactement dans la situation de l’in-disputabilité aristotélicienne.

3. Réfuter P renforce P ; mais ne pas le faire, encore plus

Il vaut mieux être critiqué qu’ignoré ; être à la source d’une polémique est souvent considéré comme une position idéale. Si chercher des contradicteurs est une stratégie argumentative donnant un début de légitimité à un point de vue, réciproquement, on valide un discours en lui apportant la contradiction : l’acte de s’opposer en dressant un discours contre engendre une question là où il n’y en avait pas, et cette question, par rétroaction, légitime les discours qui y répondent. Le proposant est faible en ce qu’il supporte la charge de la preuve, mais il est fort car il crée une question. P. Vidal-Naquet a décrit ce piège argumentatif dans le cas du discours négationniste :

J’ai longtemps hésité avant […] d’écrire ces pages sur le prétendu révisionnisme, à propos d’un ouvrage dont les éditeurs nous disent sans rire : “Les arguments de Faurisson sont sérieux. Il faut y répondre”. Les raisons de ne pas parler étaient multiples, mais de valeur inégale. […] Enfin, répondre, n’était-ce pas accréditer l’idée qu’il y avait effectivement débat, et donner de la publicité à un homme qui en est passionnément avide ? […] C’est la dernière objection qui est en réalité la plus grave. […] Il est vrai aussi que tenter de débattre serait admettre l’inadmissible argument des deux « écoles historiques », la « révisionniste » et « l’exterminationniste ». Il y aurait, comme ose l’écrire un tract d’octobre 1980 […] les « partisans de l’existence des “chambres à gaz” homicides » et les autres, comme il y a des partisans de la chronologie haute ou de la chronologie basse pour les tyrans de Corinthe. […]
Du jour où R. Faurisson, universitaire dûment habilité, enseignant dans une grande université, a pu s’exprimer dans Le Monde, quitte à s’y voir immédiatement réfuté, la question cessait d’être marginale pour devenir centrale, et ceux qui n’avaient pas une connaissance directe des événements en question, les jeunes notamment, étaient en droit de demander si on voulait leur cacher quelque chose. D’où la décision prise par Les Temps modernes et par Esprit de répondre.
Répondre comment, puisque la discussion est impossible ? En procédant comme on fait avec un sophiste, c’est-à-dire avec un homme qui ressemble à celui qui dit le vrai, et dont il faut démonter pièce à pièce les arguments pour démasquer le faux-semblant.
Pierre Vidal-Naquet, Un Eichmann de papier[3]

3.1. Réfuter faiblement une position renforce cette position

La loi de faiblesse dit qu’un argument faible pour une conclusion est un argument pour la conclusion opposée, V. Échelle argumentative. Symétriquement, une réfutation faible d’une thèse renforce cette même thèse, V. Réfutation §4 ; c’est une telle manœuvre que flaire le journaliste dans le passage suivant.

Gérard Chauvy comparaît pour diffamation à l’égard de Raymond et Lucie Aubrac.
Il avait cité un mémoire de Klaus Barbie les décrivant comme des résistants “retournés”.
Gérard Chauvy, qui dit avoir eu connaissance du mémoire de Klaus Barbie en 1991, a été le premier à assurer à ces soixante pages qui circulaient sous le manteau, une diffusion publique, en les reproduisant in extenso dans les annexes de son ouvrage. En partage-t-il pour autant les thèses, comme le soutient la partie civile ? Les réserves que ce mémoire paraît lui inspirer ne sont-elles qu’une manœuvre de plus pour l’accréditer ? En tout cas ce document est au centre du débat.
Le Monde, 7 février 1998, p. 10 (souligné par nous).

Quel que soit le domaine, la contre-argumentation contextuelle faible fonctionne comme la réfutation structurelle faible, elle renforce la position qu’elle attaque, V. Contre-discours. Dans le passage suivant, N. Chomsky tire argument de ce qu’il construit comme l’échec de la contre-argumentation contextuelle construite par son adversaire, le philosophe H. Putnam, pour suggérer que lui, Chomsky, pourrait bien avoir raison :

Jusqu’ici, à mon sens, non seulement [Putnam] n’a pas justifié ses positions, mais il n’est pas parvenu à préciser ce que sont ces positions. Le fait que même un philosophe de son envergure n’y parvienne pas nous autorise peut-être à conclure que…
Noam Chomsky, Discussion sur les commentaires de Putnam, 1979 [4]

L’éloge des compétences de son adversaire, « un philosophe de son envergure », fait partie de cet important topos de la confirmation tirée de l’échec (prétendu) de la réfutation, V. Ignorance.

3.2. Réfuter (trop) fortement une position renforce cette position

En 2001, Elisabeth Tessier, femme très sympathique et astrologue de renom, a défendu en “Sorbonne” une thèse de doctorat en sociologie intitulée Situation épistémologique de l’astrologie à travers l’ambivalence fascination-rejet dans les sociétés postmodernes. Cette thèse a été reçue avec beaucoup d’indignation par un vaste public d’universitaires ; quatre prix Nobel, des professeurs au Collège de France sont intervenus pour lui refuser toute validité scientifique, et l’accuser de prendre le parti de l’irrationnel et des pseudosciences. D’un côté, le camp des autorités, des grands professeurs, de l’autre une faible femme : un rapide argument indirect conduit à conclure que cette thèse “les dérange”, et le piège de la réfutation trop forte se referme : le prestige même des réfutateurs a renforcé la thèse réfutée, du moins aux yeux de ceux qui argumentent par les indices externes, mais ils sont nombreux.
Cette argumentation indirecte mobilise le topos des mesures proportionnées, en l’occurrence des “contre-mesures” proportionnées. Si quelqu’un se défend très vivement d’avoir mis les doigts dans le pot de confiture, la vivacité même de sa défense devient un motif supplémentaire de suspicion.


[1] fr.wikipedia.org/wiki/Galil%C3%A9e_(savant)#Le_Dialogue_et_la_condamnation_de_1633
[2] Somme, Part. 2, Quest. 10, Art. 7.
[3] In Les assassins de la mémoire, Paris, La Découverte, 1987, p. 11-13.
[4] Théorie du langage, théorie de l’apprentissage, Massimo Piattelli-Palmarini (éd),, Paris, Le Seuil, 1979, p. 461.

Ornement – Argument

L’opposition entre une rhétorique des figures et une rhétorique des arguments est une survivance et une exacerbation de la distinction entre les deux moments fondamentaux de la rhétorique ancienne, l’invention, la mise au point des arguments et leur expression. La rupture entre inventio et elocutio est généralement attribuée à Ramus, pour qui seules l’elocutio et l’actio relèveraient du langage rhétorique ; l’inventio, la dispositio et la memoria devraient être réaffectées, en toute indépendance, à la pensée, nous dirions à la cognition. Cette opposition, devenue populaire, entre, d’un côté, un discours orné, figuré, ou rhétorique dont les Belles-Lettres sont par excellence l’expression, et, d’un autre côté, un discours argumentatif qui serait idéalement sans sujet ni figure, a été fortement réaffirmée par Locke, dans la perspective moderne d’un discours visant à la préservation et au développement de la vérité et du savoir. Le discours patient de la raison rejette le discours agent du plaisir.

1. La rhétorique massivement fallacieuse

Socrate, principalement dans le Gorgias et le Phèdre de Platon, rejette, au nom de la vérité de l’être, l’entreprise de la rhétorique, comme art de construire du vraisemblable persuasif, V. Probable. À l’époque moderne, cette critique multiséculaire a été renforcée par une nouvelle vague de critiques condamnant le discours rhétorique fallacieux au nom de la vérité scientifique. La rhétorique stigmatisée violemment par les théoriciens modernes de l’argumentation, Locke en premier lieu, est reconstruite comme un discours dont l’ornement dissimule la fausseté, un discours de passion, un peu pervers, un peu magique.

Les figures et les tropes sont définis dans le cadre de l’ornatus, puis, par synecdoque, l’elocutio est assimilée à l’ornatus, et finalement la rhétorique elle-même à l’elocutio. C’est cette vision ornementale d’une rhétorique du fard qu’on a opposée au discours sain et naturel de l’argumentation. Le texte suivant de Locke est une référence du discours “contre le langage orné”.

Les termes figurés doivent être comptés pour un abus de langage.
Comme ce qu’on appelle esprit et imagination est mieux reçu dans le monde que la connaissance réelle et la vérité toute sèche, on aura de la peine à regarder les termes figurés et les allusions comme une imperfection et un véritable abus du langage. J’avoue que dans des discours où nous cherchons plutôt à plaire et à divertir qu’à instruire et à perfectionner le jugement, on ne peut guère faire passer pour une faute ces sortes d’ornements qu’on emprunte des figures. Mais si nous voulons représenter les choses comme elles sont, il faut reconnaître qu’excepté l’ordre et la netteté, tout l’art de la rhétorique, toutes ces applications artificielles et figurées qu’on fait des mots, suivant les règles que l’éloquence a inventées, ne servent à autre chose qu’à insinuer de fausses idées dans l’esprit, qu’à émouvoir les passions et à séduire par là le jugement ; de sorte que ce sont en effet de parfaites supercheries. Et par conséquent, l’art oratoire a beau faire recevoir ou même admirer tous ces différents traits, il est hors de doute qu’il faut les éviter absolument dans tous les discours qui sont destinés à l’instruction, et l’on ne peut les regarder que comme de grands défauts dans le langage ou la personne qui s’en sert, partout où la vérité est intéressée. Il serait inutile de dire ici quels sont ces tours d’éloquence, et de combien d’espèces différentes il y en a ; les livres de rhétorique dont le monde est abondamment pourvu, en informeront ceux qui l’ignorent. Une seule chose que je ne puis m’empêcher de remarquer, c’est combien les hommes prennent peu d’intérêt à la conservation et à l’avancement de la vérité, puisque c’est à ces arts fallacieux qu’on donne le premier rang et les récompenses. Il est, dis-je, bien visible que les hommes aiment beaucoup à tromper et à être trompés, puisque la rhétorique, ce puissant instrument d’erreur et de fourberie, a ses professeurs gagés, qu’elle est enseignée publiquement, et qu’elle a toujours été en grande réputation dans le monde. Cela est si vrai, que je ne doute pas que ce que je viens de dire contre cet art, ne soit regardé comme l’effet d’une extrême audace, pour ne pas dire d’une brutalité sans exemple. Car l’éloquence, semblable au beau sexe, a des charmes trop puissants pour qu’on puisse être admis à parler contre elle ; et c’est en vain qu’on découvrirait les défauts de certains arts décevants par lesquels les hommes prennent plaisir à être trompés.

Locke [1690], p. 413

De Man a montré que l’enjeu est ici le statut de la langue naturelle en science et en philosophie: « il semble parfois que Locke aurait souhaité par-dessus tout pouvoir se passer [forget about] complètement du langage, aussi difficile que cela puisse paraître dans un essai consacré à l’entendement » (1972, p. 12). Cette remarque n’invalide cependant pas directement la thèse de Locke, car il est possible de considérer que cette thèse porte sur le langage ordinaire et sur sa capacité à porter les nouvelles formes mathématiques de la connaissance scientifique. De fait, depuis l’époque moderne, le langage naturel n’est pas, ou n’est plus, le langage dans lequel on préserve et développe la vérité et le savoir, la science se développant dans les langages du calcul. Néanmoins, de Man souligne à juste titre le caractère contradictoire d’une entreprise qui se proposerait d’analyser le raisonnement en langue naturelle en condamnant le langage naturel.

2. Contre le discours orné

On peut schématiser comme suit le discours contre les figures, qui les assimile à des ornements pour conclure à leur caractère fallacieux.

Fallacie de pertinence et de contradiction
Dans le discours argumentatif, toute décoration est un divertissement, c’est-à-dire un distracteur. Elle fait du locuteur un histrion (ad ludicrum), qui, pour amuser l’auditoire (ad populum), sacrifie la réflexion au plaisir.
En conséquence, les figures manifestent un défaut de pertinence, elles sont fallacieuses par ignorance de la question, elles mettent l’auditeur sur une fausse piste.

Les figures violent sciemment trois principes gricéens, elles pèchent contre les maximes de qualité, de qualité et de pertinence ; pour reprendre le mot de Klinkenberg, elles sont impertinentes. Qui plus est, elles jouent avec la contradiction : la métaphore est à la fois vraie et fausse, coupable d’ambiguïté et d’erreur catégorielle (Klinkenberg 1970, p. 129-130). Le plaisir qu’on y prend est malin.

Fallacies de verbiage et d’émotion
Le concept classique de discours figuré est fondé sur l’idée de choix possible entre deux chaînes de signifiants pour exprimer la même chose : même être, même contenu sémantique ou même état du monde. Ceci présuppose une surabondance des mots par rapport aux strictes exigences de l’exposé et du développement de la vérité. L’existence de plusieurs chaînes de formes expressives équivalentes est à la source de la fallacie de verbiage, une sorte de méta-fallacie qui ouvre la voie à toutes les autres.

En outre, la forme figurée favorise systématiquement le complexe (le rare, le recherché…) par rapport à la façon de parler ordinaire, simple et directe ; et si c’est la forme simple qui est choisie, elle n’est telle que par une double subtilité : le locuteur simple attend du simple ; le locuteur sophistiqué sait que cette attente sera déçue et attend du figuré ; et finalement son attente de second niveau est elle-même frustrée : on lui donne du simple. Les attentes de l’auditeur ou du lecteur sont perpétuellement dépassées. La figure ornementale est décalée, elle introduit une différence et une surprise ; or, par définition, la surprise suppose une perte de contrôle, elle est le prodrome d’une émotion. Elle ouvre ainsi la porte au vaste ensemble des fallacies ad passiones, qui condamne les émotions esthétiques comme les autres ; ce lien est explicite dans la citation précédente de Locke.

3. Le sophisme de la transparence du langage

Le langage scientifique est ad judicium, (Locke [1690]) il doit garantir un accès direct aux objets et à leurs connexions naturelles. Si on souhaite en faire le modèle du langage argumentatif ordinaire, ce dernier doit être régulé, sans ambiguïté, sans défaut ni excès, exactement proportionné à la nature des choses en d’autres termes, il doit être rendu transparent et pour cela, privé de son pouvoir figuratif. La vérité doit sortir nue du puits; les figures qui prétendent l’orner, en fait la voilent. Les ornements sont pires que les fallacies, ils en sont la source et le masque.
Le problème est que les figures sont la chair et l’os de l’expression quotidienne ; pour s’en débarrasser, il faudrait renoncer à l’expression justement dite naturelle. Cette orientation est en tout cas difficilement compatible avec l’intention affichée par les théories de l’argumentation, de dire quelque chose de substantiel sur le discours ordinaire, où l’argumentation est nécessairement figurée et subjective.

4. Un argument étymologique contre la conception décorative de l’ornatus

Les figures sont-elles des ornements ? Le mot ornement, qu’on attache aux figures, est une copie du substantif latin ornamentum (adjectif ornatus, verbe ornare). Le sens premier de ornamentum est :

appareil, attirail, équipement […] harnais, collier […] armure (Gaffiot [1934], Ornamentum)

Ce sens fondamental est se retrouve dans le participe passé adjectif ornatus. L’expression

Naves omni genere armorum ornatissimae  (Jules César, De bello gallico 3, 14, 2)

se traduit donc par :

navires abondamment pourvus de tout l’équipement nécessaire [armes et agrès] (Gaffiot [1934], Ornatus).

Ainsi, un discours bien orné (ornatus) est un discours bien équipé pour bien remplir sa fonction. S’il s’agit d’un discours produit dans le cadre d’une esthétique de la décoration, on pourra parler d’un discours bien décoré – cet adjectif ne sous-entend aucune critique du discours orné, ni une aversion de principe pour la recherche du vrai par le beau. Mais, si l’on a affaire à une intervention faite dans le cadre d’un choix à opérer dans les affaires publiques, le discours bien équipé sera un discours bien argumenté ; les arguments font partie des ornamenta du discours, c’est-à-dire de son équipement.

Cette perspective évite d’avoir à regrouper les figures sous un même “niveau” décoratif-communicationnel antagoniste des contenus cognitifs. Les définir comme l’équipement du discours permettrait de rejoindre la perspective de la logique naturelle, qui peut sans difficulté les intégrer au titre d’instruments de la construction des objets de discours et des schématisations ; la rhétorique est une sémantique du discours.


 

 

Orientation 2: Inversion d’—

Termes et énoncés ANTI-ORIENTÉS

Deux énoncés, deux termes ou deux occurrences d’un même terme sont antiorientés s’ils sont orientés vers des conclusions différentes.

1. Termes antiorientés

Un énoncé est orienté vers une certaine conclusion s’il peut servir d’argument pour cette conclusion. “Pierre est intelligent”, est orienté vers la conclusion “il saura résoudre le problème”.
Par extension, un terme est orienté vers un certain type de conclusion lorsqu’il entre dans un prédicat orienté vers ce type de conclusion : “Être Intelligent” est orienté vers « savoir résoudre les problèmes
Deux énoncés sont coorientés s’ils peuvent servir d’argument pour la même conclusion.

Les termes sont orientés en fonction des traits qui définissent leur catégorie et caractérisent leur stéréotype, dont on retrouve les éléments principaux  dans la définition du dictionnaire, V. Argumentation par la définition :

Bourg :  
— Agglomération rurale plus importante que le village et moins importante que la ville
— Assez important pour former une unité administrative, religieuse et ayant une vie propre
— Où se tient ordinairement le marché des villages environnants.
(Synthèse de TLFi, Village ; Bourg)

L1 : — C’est un bourg assez important
L2 : — Donc il doit y avoir un marché, un bar PMU, une église, une salle des fêtes …

Les substantifs et adjectifs peuvent entrer dans des oppositions à multiples dimensions. En contexte argumentatif, les termes cruciaux exprimant l’opposition fondamentale tendent à se polariser, V. Question argumentative selon des orientations opposées (relation binaire de contrariété). Ils forment alors un couple antiorienté :

c’est un terroriste / c’est un héros (de la nation opprimée)
une personne serviable / servile

Les éléments de tels couples peuvent être des mots simples, comme dans le cas précédent, ou des mots composés, dont la stabilité est extrêmement variable :

Bébé médicament / bébé sauveur, bébé docteur (V. Biais langagiers)

Un mot peut former un couple antiorienté avec son correspondant suffixé :

Un être bon // un être bonasse.
Les Martin sont arrivés // La Martinaille est arrivée.

2. Inversion d’orientation par modification adverbiale de l’énoncé

2.1 Introduction de l’adverbe trop

La théorie sémantique des topoï est régie par un principe “plus (argument), plus (conclusion)”: plus on est haut sur l’échelle, plus on est proche de la conclusion. Mais ce principe conduit à un paradoxe :

Quand l’eau est à vingt-deux degrés, tu te baignes ; quand elle est à vingt-cinq c’est mieux, et à trente encore mieux, plus l’eau est chaude, mieux c’est : donc tu devrais essayer dans la bouilloire !

Trop interrompt l’escalade, en inversant l’orientation argumentative

L1 : — C’est bon marché, achète-le.
L2 : — Non, c’est trop bon marché, c’est louche

Parfois trop renforce l’orientation : cher et trop cher sont coorientés vers je n’achète pas (voir infra pour l’adverbe justement)
Ces phénomènes ont reçu un traitement dans la théorie des blocs sémantiques (Carel 1995).

2.2 Substitution d’un adverbe à un autre

Presque / à peine

La permutation presque / à peine inverse l’orientation argumentative des énoncés dans lesquels ils entrent :

L1 : — Tu es presque guéri, tu peux bien venir à notre soirée !
L2 : — Je suis à peine guéri, je ne peux pas aller à votre soirée.

Le presque est paradoxal : “presque P” présuppose non P et argumente comme P. Si Léo est presque à l’heure, il n’est pas à l’heure. Mais on peut dire :

Excusez-le, il était presque à l’heure, il ne doit pas être puni.

Autrement dit, “presque à l’heure” argumente comme “à l’heure”. L’orientation argumentative d’un énoncé en presque peut être rejetée par un supérieur inflexible, qui rejette le cadrage positif qu’on prétend lui imposer.

L’argument du sens strict ou de la lettre du règlement s’oppose à l’effacement des seuils produits par presque et à peine.

Vous reconnaissez donc qu’il n’était pas à l’heure. Punition maintenue.

Cette co-orientation de P et presque P ne vaut pas toujours pour certains prédicats qui marquent le franchissement d’un seuil. Si le scénario est celui du transport d’un grand malade, l’infirmier peut dire à l’ambulancier : “dépêche-toi, il est presque mort”, mais pas, avec la même intention de soins : “dépêche-toi, il est mort”.

Cependant si le scénario est celui d’un assassinat un peu laborieux, l’assassin à l’œuvre peut dire à son complice, “dépêche-toi, il est presque mort, et tu n’as toujours rien trouvé pour le découper correctement”.

Peu / un peu

Ces deux adverbes donnent aux prédicats qu’ils modalisent des orientations argumentatives opposées :

Pierre a un peu mangé, son état s’améliore.
Pierre a peu mangé, son état ne s’améliore pas.

Pierre a un peu mangé” est orienté comme “il a mangé”, alors que “Pierre a peu mangé” est orienté comme “il n’a pas mangé”. La substitution d’un morphème à un autre ne porte pas sur la quantité de nourriture (un peu serait plus que peu), mais purement sur l’orientation donnée à une quantité qui est fondamentalement la même.

2.3 Des réorientations indépendantes du contenu sémantique

Les orientations sont-elles dérivées des contenus sémantiques ou référentiels des mots ?  Soit les énoncés :

Pierre est serviable
Pierre est servile

Ces deux énoncés décrivent-ils deux comportements, ou bien une seule et même attitude ? Les deux positions peuvent être soutenues.

Deux comportements — Aider sa grand-mère à découper le poulet, ce serait être serviable ; proposer à son chef de porter son unique petite valise serait servile. En conséquence, à chaque type de comportement est attachée une valeur différente, positive pour la serviabilité, négative pour la servilité ; pour déterminer la nature du comportement de Pierre, on doit scruter la réalité.

Deux visions d’un même comportement — Selon la thèse ducrotienne, il est impossible d’opposer des adjectifs comme serviable et servile sur la base des contenus sémantiques référentiels de ces mots. La différence entre un acte serviable et un acte servile est indiscernable, que ce soit dans la réalité des comportements des personnes ou dans leurs intentions. Ces deux mots décrivent un seul comportement, mais font intervenir deux points de vue sur ce comportement, c’est-à-dire deux subjectivités, deux jugements de valeur, deux états émotionnels. Je juge positivement ce comportement, et je dis : Pierre est serviable ; je le juge négativement, alors Pierre est servile. La réalité ne dit rien sur la serviabilité ni sur la servilité. L’origine de la distinction n’est pas dans la réalité mais dans la perception subjective structurante des locuteurs.

Les mêmes remarques s’appliquent aux oppositions presque / à peine, peu / un peu, qui s’appliquent aux mêmes contenus

Le fait tangible est que les énoncés (1) et (2), créent chez l’auditeur des attentes opposées. Serviable oriente vers “ je le veux bien pour ami”, alors que servile annonce “je ne veux pas entendre parler de ce type” ; celui qui cherche des amis serviles ne cherche pas de “vrais amis”. En d’autres termes, serviable et servile sont antiorientés dire “Pierre est serviable”, c’est le recommander comme “quelqu’un de bien” ; dire “Pierre est servile”, c’est le disqualifier, “je ne peux pas le supporter”. Si la fonction pour laquelle Pierre est pressenti doit s’exercer auprès d’une personne particulièrement soucieuse qu’on lui marque de la déférence, alors “Pierre est servile” sert de recommandation ironique, englobant une réprobation des deux personnes : “ça fera une belle paire”.

Ces oppositions d’orientation jouent dans les stratégies de paradiastole (cf. infra) : “le monde va à l’envers : l’avare est économe, l’inconscient courageux. Elles sont interprétées comme l’expression de biais parasitaires par les théories normatives d’inspiration logique.

3. Inversions d’orientation par reprise et restructuration du même matériel lexical

La rhétorique classique a repéré de nombreux phénomènes de retournement du même ordre, comme les suivantes.

4.1 Ironie : Réorientation par recontextualisation d’un énoncé

Tout est possible avec la SNCF, ça c’est le meilleur slogan que vous ayez trouvé — Dit par une voyageuse à un contrôleur alors que le train est arrêté en pleine campagne depuis deux heures.

Le slogan est orienté vers “la SNCF est capable du l’incroyablement positif”; les circonstances montrent que “la SNCF est capable du l’incroyablement négatif”, V. Ironie.

4.2 Antanaclase — Paronymie

Le mot antanaclase est un calque du grec antanaclasis, “1. répercussion, réfraction de la lumière, du son, 2. Répétition d’un mot en un autre sens.” (d’après Bailly 2020)

L’antanaclase (en latin adnominatio, annomination) exploite les différentes acceptions d’un terme pour inverser son orientation argumentative.
En discours, l’antanaclase reprend dans le discours de l’opposant un terme polysémique ou homonymique . Dans sa seconde occurrence, il donne au terme un sens et une orientation différents de celui qu’il avait dans la première.

En d’autres termes, le signifiant S0 peut avoir les significations Sa et Sb. Il a le sens Sa avec l’orientation Oa dans sa première occurrence et le sens Sb avec l’orientation Ob dans la seconde. Le mot est en quelque sorte antiorienté avec lui-même, dans son propre espace sémantique.

La reprise du signifiant S0 doit avoir lieu dans une même unité discursive, énoncé, passage ou échange. Elle peut être effectuée soit par un même locuteur dans un même discours, soit par un second locuteur dans une intervention réactive.
— Dans une même intervention, l’antanaclase introduit de la confusion, puisqu’on emploie le même mot pour désigner des choses différentes.

— Dans un syllogisme, l’antanaclase introduit en fait deux termes sous le couvert d’un même signifiant S0, et produit ainsi un syllogisme non pas à trois mais à quatre termes, c’est-à-dire un paralogisme, V. Évaluation du syllogisme

— Dans l’interaction, l’antanaclase est une forme de rétorsion ironique échoïque et agressive. Les deux sens du terme sont actualisés dans deux tours de parole consécutifs, le second invalidant le premier.

L1 : — Monsieur, un peu de tolérance ! (tolérance vertu)
L2 : — La tolérance, il y a des maisons pour ça! (tolérance vice)

L1 : — Nous n’avons pas pu vous réserver un hôtel, en ce moment c’est la foire à Lyon.
L2 : —J’ai l’impression que c’est souvent la foire à Lyon.

Dans le second exemple, le second terme de l’antanaclase réoriente ce qui était dit comme une excuse vers le reproche : “vous êtes incapables de vous organiser”.

L’antanaclase a quelque chose de l’auto-réfutation; la reprise mot pour mot ridiculise le discours de L1, V. Destruction.

Le recours aux dérivés permet des manœuvres de ce type. Celui qui trouve son travail aliénant est un aliéné, ou, dans la version de Thierry Maulnier :

Le policier idéologique du collectivisme peut dire à peu près de même à l’opposant : “Pour qui vient protester contre l’aliénation, dans notre société, nous avons des asiles d’aliénés.”
Thierry Maulnier, Le Sens des mots. 1976. [1]

La réorientation opérée par antanaclase diffère de celle qu’opère justement. Cet adverbe prend un énoncé orienté vers une conclusion donnée, concède l’énoncé (accepte l’information), et lui fait servir la conclusion opposée ; dans le cas précédent cela donne : “Justement, si c’est la foire, c’était annoncé depuis longtemps et vous auriez dû prendre vos précautions”. L’antanaclase ne prend pas au sérieux l’information, elle désoriente le discours.

La paronymie correspond à l’antanaclase étendue au cas des quasi-synonymes.

4.3 Antimétabole : Introduction d’une nouvelle orientation par conversion de l’énoncé

Comme l’antanaclase, l’antimétabole est une technique de réorientation – désorientation du discours de l’adversaire.
L’antimétabole permute les composantes d’une groupe syntaxique, V. Conversion.
Ce discours est repris et restructuré syntaxiquement de façon à le désorienter ou à lui donner une orientation différente ou opposée à son orientation primitive. Dupriez cite les mécanismes de permutation déterminant/déterminé, un discours sur « la vie des mots » pourra être détruit, ironiquement, par l’affirmation d’une préférence pour «les mots de la vie » (Dupriez 1984, p. 53-54).

Nous ne vivons pas une époque de changement, nous vivons un changement d’époque.
Ces effets d’annonce se réduiront vite à des annonces sans effet.

L’antiorientation n’est plus portée par le même mot comme dans le cas de l’antanaclase, mais par le même matériel lexical restructuré.

4.5 Paradiastole : la nuance qui change tout

Dans le cas de la paradiastole, l’antiorientation est produite par l’opposition d’un mot à un de ses quasi-synonymes.

Le terme paradiastole est un calque d’un mot grec composé sur une base exprimant les idées d’expansion et de distinction. Dans le monologue, la paradiastole « [établit] un système de nuancements ou de distinctions précisantes, en général développées sur des parallélismes de phrase » (Molinié 1992, art. Paradiastole). On retrouve la même idée dans le terme latin distinguo, qui désigne une figure du même type. Les exemples de paradiastole sont donnés sous la forme d’énoncés, opérant des raffinements de définition d’un même concept ou de distinction de concepts ou de mots souvent rapprochés mais qui, du point de vue du locuteur, doivent être néanmoins distingués : “la tristesse ce n’est pas la dépression”.

En dialogue, la paradiastole est une figure de contradiction, portant sur le langage utilisé par le locuteur. La distinction est opérée entre deux mots considérés comme des synonymes. Chagrin et tristesse sont des synonymes très proches (DES, Chagrin ; Tristesse), mais on peut néanmoins les opposer sur des bases plus ou moins fondées :

Un esprit chagrin, ce n’est pas un esprit triste
La tristesse, ce n’est pas le chagrin; on a du chagrin pour une cause précise, alors qu’on peut être triste sans savoir pourquoi.

Elle peut servir un changement d’orientation argumentative :

L1 : — Je suis déprimé, je dois voir un psy.
L2 : — Non, tu n’es pas déprimé, tu es triste, et la tristesse ça ne relève pas de la médecine.

À la différence de la renomination (cf. §, il s’agit non pas de donner un autre nom à la même chose, mais de rectifier une désignation trompeuse.

4. Inversion d’orientation par renomination

Alors que la paradiastole rectifie une désignation trompeuse, la renomination donne un autre nom à la même chose.

La langue a lexicalisé sous forme de deux termes, serviable et servile, les désignations antiorientées appliquées à une même forme de comportement; le discours produit sans cesse des paires antiorientées qui ont exactement le même fonctionnement argumentatif :

Et l’on voit les amants vanter toujours leur choix ; […]
La trop grande parleuse est d’agréable humeur,
La muette garde une honnête pudeur.
Molière, Le Misanthrope, II, 4 ; cité dans Douay 1993, p. 233.

L’opposition est entre l’être de la personne (du point de vue du locuteur, une trop grande parleuse, une bavarde), et ce qu’en dit son amant (“elle est d’agréable humeur”). On voit sur cet exemple que cette situation se généralise au discours, où la paradiastole n’opère plus strictement entre deux termes, mais entre deux discours ; il y a traduction d’un point de vue dans un autre.

L1 : — Il est courageux.
L2 : — Je ne dirais pas cela. Il sait affronter le danger, d’accord, mais il me semble que pour être vraiment courageux il faut aussi avoir un système de valeurs…

L’adéquation d’un terme à son objet est contestée dans un discours plus ou moins ample. Sous sa forme la plus radicale, on a une opposition terme à terme :

L1 : — Il est courageux.
L2 : — Je n’appelle pas ça du courage mais de l’inconscience.

  1. Inversion d’orientation par changement de la loi de passage

L’adverbe justement, dans un de ses emplois, peut opérer une inversion d’orientation argumentative :

L1 : — Pierre ne veut pas sortir, il est déprimé.
L2 : — Eh bien justement, ça lui changera les idées.

Il est déprimé” justifie la décision de ne pas sortir ; justement admet la vérité de cet argument, mais l’oriente vers la conclusion opposée : Pierre devrait plutôt sortir (Ducrot 1982), en lui appliquant la règle différente : « quand on est déprimé, on veut rester à la maison » vs « sortir, c’est bon pour la dépression ».

Le discours de l’inversion s’appuie sur la lettre de ce que dit l’adversaire et lui rétorque : “Ton discours ne dit pas ce que tu veux lui faire dire ; il dit même le contraire ; tu es ton propre réfutateur”. L’inversion s’approprie le dire de l’interlocuteur et le réoriente vers une conclusion opposée à la conclusion primitive. Elle oppose à l’interlocuteur son propre dire, et porte ainsi atteinte à sa face conversationnelle. Ce procédé est plus proche des stratégies de destruction du discours de type ad litteram que des stratégies de réfutation ou d’objection, .orientées vers le contenu.

6. Inversion d’orientation par recatégorisation de la situation : antiparastase

L’antiparastase  retourne la qualification d’une action. C’est une réévaluation de l’action dans un contexte accusatoire ; le mot renvoie à la théorie des stases. C’est une stratégie de repositionnement de l’accusé face à l’accusation qui le vise : l’accusé reconnaît les faits qui lui sont reprochés et inverse leur qualification en « [revendiquant] hautement la justesse de sa position » (Molinié 1992, Antiparastase):

Ce n’est pas un délit, mais un acte citoyen : je me fais donc gloire d’avoir fauché le champ d’OGM.

L1 : — Vous l’avez tué !
L2 : — À sa demande, j’ai mis fin à ses souffrances.

Le premier énoncé est accusatoire, “vous méritez une lourde condamnation !” ; le second introduit un argument qui inverse cette orientation “ce que j’ai fait est un acte de courage”, V. Mobiles.

Cette forme de contre-argumentation donne d’un même fait deux orientations opposées. Dans l’antanaclase, il y a une feinte d’acceptation et un retournement implicite. Dans l’antiparastase, le renversement d’orientation est explicite.

L’antiparastase suppose une hiérarchie des modalités d’évaluation binaire “louable – blâmable” ; on ne considère pas le cas où on opposerait à l’accusation que l’action dite blâmable est en fait indifférente. C’est un cas de passage des contraires aux contradictoires.

Ce choix de défense confère au locuteur un éthos militant ou rebelle. Dans le cas de l’euthanasie, à l’accusation de meurtre répond la revendication du fait comme une action louable, ayant permis de soulager des souffrances insupportables, à quoi on ajoute non seulement que l’action a été faite avec le consentement de la personne, mais à sa demande.

Antigone oppose à Créon une telle contre-évaluation. Le potentiel dramatique d’une telle situation où se confrontent des discours fondés sur des valeurs radicalement opposées explique peut-être pourquoi ce cas a été jugé digne d’une étiquette, mais toutes les stratégies de repositionnement sont d’un intérêt égal.


[1] Paris, Flammarion, 1976, p. 9-10.

 

 

Orientation 1

La théorie des orientations argumentatives a été développée à partir de l’idée de classe argumentative et d’échelle argumentative (Ducrot 1972) jusqu’à la théorie dite de «l’argumentation dans la langue», (AdL) (Anscombre et Ducrot 1983 ; Ducrot 1988 ; Anscombre 1995a, 1995b). Dans cette entrée, le mot discours renvoie uniquement au monologue polyphonique, et non pas au dialogue ou une interaction.

Les équivalences suivantes permettent de saisir la notion d’orientation d’un énoncé, dit “argument” vers l’énoncé suivant, dit “conclusion”.

— L dit E1 ; la question Qu’est-ce que ça veut dire ? est ambiguë entre (1) ce que le locuteur veut dire, par opposition à (2) ce que l’énoncé veut dire ; en fait on ramène (2) la signification de l’énoncé à (1) l’intention linguistique de son locuteur

L dit E1 dans la perspective de E2
La raison pour laquelle L a dit E1 est E2
Le sens de E1, c’est E2
E1
, c’est-à-direE2

Le sens est ici défini comme la cause finale de l’énoncé ; l’AdL réactualise ainsi une terminologie ancienne, où l’on désignait la conclusion d’un syllogisme comme son intention. Cela rend compte du fait qu’un connecteur de reformulation comme c’est-à-dire puisse introduire une conclusion :

L1 : — Ce restaurant est cher.
L2 : — C’est à dire ? Tu ne veux pas qu’on y aille ?

La théorie des orientations s’applique à trois domaines principaux :

Connecteurs argumentatifs
Morphèmes argumentatifs
Topoï sémantiques

1. Exemples

1.1 Mais V. Connecteurs

1.2 Mots pleins

La valeur argumentative d’un mot est par définition l’orientation que ce mot donne au discours » (Ducrot 1988 p. 51).

L’orientation argumentative d’un terme exprime le sens de ce terme.

Intelligent
La signification linguistique du mot intelligent n’est pas recherchée dans sa valeur descriptive d’une capacité que mesurerait le quotient intellectuel de la personne concernée, mais dans l’orientation que son usage dans un énoncé impose au discours subséquent, par exemple

(3) Pierre est intelligent, donc il pourra résoudre ce problème

L’argumentation (3) est convaincante dans la mesure où la conclusion résoudre des problèmes appartient à l’ensemble des prédicats sémantiquement liés au prédicat être intelligent. Un ensemble de conclusions préétablies est donné dans le sémantisme du prédicat utilisé comme argument.

Absurde
Ces contraintes de prédicat à prédicat sont particulièrement visibles sur des enchaînements quasi-analytiques, comme “cette proposition est absurde, il faut donc la rejeter”. De par le sens même des mots, dire qu’une proposition est absurde, c’est dire “il faut la rejeter” ; cette conclusion apparente est une pseudo-conclusion, car elle ne fait qu’exprimer le definiens du mot absurde, « qui ne devrait pas exister », comme en témoigne le dictionnaire :

A.− [En parlant d’une manifestation de l’activité humaine : parole, jugement, croyance, comportement, action] Qui est manifestement et immédiatement senti comme contraire à la raison au sens commun ; parfois quasi-synonyme de impossible au sens de “qui ne peut ou ne devrait pas exister”. (TLFi, Absurde)

Le langage n’est pas inerte. Invoquer l’existence d’une absurdité inhérente au réel de la proposition discutée pour soutenir la conclusion “il faut la rejeter” serait ignorer l’existence de la dynamique propre au langage.

La relation argument E1 – conclusion E2 est réinterprétée dans une perspective énonciative où c’est la conclusion qui donne le sens de l’argument (dans un discours idéal monologique). Comprendre ce que signifie l’énoncé “il fait beau”, ce n’est pas le référer à un état du monde, mais aux intentions affichées par le locuteur, c’est-à-dire “allons à la plage”. Cette vision du sens est en accord avec le proverbe (Chinois) : “quand le sage montre les étoiles, le fou regarde le doigt”.

2. L’orientation comme relation de sélection d’énoncé à énoncé

Comme les approches classiques, l’AdL considère l’argumentation comme une combinaison d’énoncés “E1, argument + E2, conclusion”. La différence essentielle est dans la nature du lien (topos sémantique) permettant le passage de E1 à E2. Ducrot définit l’orientation argumentative (ou la valeur argumentative) d’un énoncé comme

L’ensemble des possibilités ou des impossibilités de continuation discursive déterminées par son emploi. (Ducrot 1988, p.51)

Cette idée peut s’exprimer dans le langage purement syntaxique des restrictions de sélections, dont la théorie est faite au niveau de la phrase. Dans son emploi non métaphorique, l’énoncé “Titsu aboie” suppose que Titsu est un chien ; aboyer est porteur d’une restriction de sélection déterminant la classe des êtres qu’il admet pour sujet.

De même, mais au niveau du discours, le prédicat absurde de E1 est porteur d’une restriction de sélection sur la classe des énoncés E2 qui peuvent lui succéder ; rejeter respecte cette restriction. Une argumentation est constituée d’une paire d’énoncés (E1, E2) tels que E2, la conclusion, respecte les conditions d’orientation imposées par E1, l’argument.

4. Conséquences

Le concept d’orientation redéfinit la notion d’argumentation ; Anscombre parle ainsi d’argumentation « en notre sens. » (1995b, p. 16). Elle entraîne également une nouvelle vision de notions linguistiques fondamentales

Homonymie
La théorie des orientations a pour conséquence que, si le même segment S est suivi dans une première occurrence du segment Sa et dans une seconde occurrence du segment Sb, contradictoire, incompatible avec Sa, alors S n’a pas la même signification dans ces deux occurrences. Puisqu’on peut dire “il fait chaud (S), restons à la maison (Sa)” aussi bien que “il fait chaud (S), allons nous promener (Sb)”, c’est qu’ « il ne s’agit pas de la même chaleur dans les deux cas » (Ducrot 1988, p.55). C’est une nouvelle définition de l’homonymie. Par des considérations analogues, Anscombre conclut qu’il y a deux verbes acheter, correspondant aux sens de “plus c’est cher, plus j’achète” et “moins c’est cher, plus j’achète” (Anscombre 1995, p. 45).

Synonymie
Inversement, on peut penser que doit s’établir une forme d’équivalence entre énoncés orientés vers la même conclusion : si le même segment S est précédé, dans une première occurrence du segment Sa, et dans une seconde occurrence du segment Sb, alors Sa et Sb ont la même signification car ils servent la même intention : “il fait chaud (Sa), restons à la maison (S)” vs “ j’ai du travail (Sb), restons à la maison (S)”. C’est une nouvelle définition de la synonymie, relativement à une même conclusion.

Signe
« Si le segment S1 n’a de sens qu’à partir du segment S2, alors la séquence S1 + S2 constitue un seul énoncé » (Ducrot 1988, p. 51). On pourrait sans doute dire un seul signe, S1 devenant une sorte de signifiant de S2. Cette conclusion ramène l’ordre propre du discours à celui de l’énoncé, voire du signe.

Information
La théorie de l’argumentation dans la langue suppose donc que deux énoncés ayant des contenus informationnels identiques n’admettent pas les mêmes conclusions, s’ils ont des orientations argumentatives différentes. Autrement dit, l’argumentation est définie non pas sur les contenus, mais sur l’orientation de l’énoncé, qui n’est pas déterminée par les contenus. Par exemple, l’alternance peu / un peu inverse l’orientation argumentative de l’énoncé, V. Morphème argumentatif.

3. Argumentation à la Ducrot et à la Toulmin :
Deux visions du langage

Le point de vue « sémantique » de Ducrot, s’oppose à ce qu’il appelle la vision « traditionnelle ou naïve » de l’argumentation, sans la rapporter à des auteurs précis, (Ducrot 1988, p. 72-76). Cette vision dite traditionnelle correspond bien à celle que représente le modèle de Toulmin :

— Elle distingue deux énoncés, deux segments linguistiques, l’argument et la conclusion.

— Chacun de ces énoncés est pourvu d’une signification autonome, il désigne des faits distincts, ils sont donc évaluables indépendamment, l’énoncé argument renvoie à un fait F1 et l’énoncé conclusion renvoie à un fait différent, F2. Le point essentiel est que F1 et F2 sont des faits bien définis, constatables indépendamment l’un de l’autre.

il existe une relation d’implication, une loi physique, extralinguistique, unissant ces deux faits (Ducrot 1988, p. 75).

Cette conception dite naïve, et qui ne l’est dans aucun des deux sens du mot, peut se schématiser comme suit. Les flèches en pointillé allant du plan du discours au plan de la réalité matérialisent le processus de signification référentielle.

Cette conception postule que le langage est un médium transparent et inerte, pur reflet de la réalité, ce qui n’est pas le cas du langage naturel (Récanati 1979). Ces conditions de transparence ne sont réalisées que pour des langages contrôlés comme les langages des sciences, en relation avec une réalité qu’ils construisent autant qu’ils la désignent.

À l’opposé de cette vision, la théorie de l’argumentation dans la langue met l’accent sur les contraintes interénoncés proprement langagières. L’orientation d’une assertion est sa capacité à projeter sa signification non seulement sur, mais aussi comme l’énoncé suivant, de sorte que ce qui apparaît comme ladite “conclusion” n’est qu’une reformulation dudit “argument”. Le discours est une machine à argumenter, qui fonctionne selon le principe du cercle vicieux.

3.1 Raison et discours

Tarski soutient qu’il n’est pas possible de développer un concept cohérent de vérité dans le langage ordinaire. Selon Ducrot, il n’est pas non plus possible de développer, dans le langage ordinaire, un concept de raisonnement comme capacité à développer des connaissances par inférence. La validité d’un argument est réinterprétée comme une validité grammaticale. Une argumentation est valide. Si la conclusion est grammaticalement en accord avec son argument, si elle respecte les restrictions imposées par l’argument, si l’enchaînement argument-conclusion est fortement soudé. Il s’ensuit que la rationalité et le caractère raisonnable qu’on souhaiterait attacher à la dérivation argumentative ne sont que les reflets inconsistants d’une concaténation discursive routinière de moyens, ou, comme le dit Ducrot, une simple “illusion”, V. Démonstration. Cette conséquence est cohérente avec le projet structuraliste réduisant l’ordre du discours à celui de la langue (saussurienne).

3.2 Coexistence des formes d’inférence dans la langue ordinaire

La transition de l’argument à la conclusion peut reposer sur une loi physique ou sociale ou sur le couplage sémantique de leurs prédicats. Ces deux types d’inférences se combinent sans problème dans le discours ordinaire :

(1a) Tu parles de la naissance des dieux, donc (1b) tu affirmes qu’à une certaine époque, les dieux n’existaient pas…
(2a) Nier l’existence des dieux (relativement à une époque quelconque), (2b) constitue une impiété.

Donc (3) tu dois subir le châtiment prévu par cette loi, tout comme le subissent, d’ailleurs, a pari, ceux qui parlent de la mort des dieux.

Dans (1a), la naissance est définie comme le « point de départ de l’existence » (TLFi, art. Naissance). La conclusion (1b) ne reproduit pas directement cette définition, elle est obtenue au terme d’une étape supplémentaire, développant le sens de “point de départ” ; pour cette raison, la conclusion (1b) peut rester inaperçue. On est, dans le domaine de l’inférence sémantique, exploitant en plusieurs étapes les seules ressources du langage.

Sur la base de cette conclusion sémantique, (2a-2b) exploite une loi sociale, externe au discours et à la langue, qui qualifie les faits discutés comme une impiété. Finalement, par (3) le juge détermine la peine applicable par un alignement a pari. Parfois, les deux types de loi se mélangent :

Tu es un impie, l’impiété est punie de mort, tu dois mourir.

Il est difficile de dire dans quelle mesure le sens même du mot « impie » a intégré la loi « l’impiété est punie de mort ». Néanmoins, le lien avec la réalité sociale est clair : si je souhaite réformer la législation sur l’impiété, ma révolte n’est pas une révolte sémantique.

3.3 La persuasion comme contrainte langagière

La théorie de l’argumentation dans la langue est une théorie sémantique. Elle rejette les conceptions de la signification comme adéquation au réel, qu’elles soient d’inspiration logique (théories des conditions de vérité) ou analogique (théories des prototypes), au profit d’une conception du sens comme direction : ce que l’énoncé E1 (ainsi que le locuteur en tant que tel) veut dire, c’est la conclusion E2 vers laquelle cet énoncé est orienté.

Cette vision de l’argumentation s’oppose aux conceptions anciennes ou néoclassiques de l’argumentation comme technique de planification discursive consciente, fonctionnant selon des données et principes référentiels, jouant sur le probable, l’improbable, le vrai et le faux, le valide et le fallacieux.

Cette théorie s’oppose aux théories anciennes ou néoclassiques de l’argumentation, comme une théorie sémantique du langage s’oppose aux théories et techniques de planification discursive consciente, fonctionnant selon des données et principes référentiels, jouant sur le probable, l’improbable, le vrai et le faux, le valide et le fallacieux.

L’argumentation ainsi définie ne fait que développer un énoncé, en mettant en relier un de ses contenus sémantiques. La force de la contrainte argumentative est entièrement une question de langage ; plus la contrainte de E1 sur E2 est forte, plus l’argumentation est sinon convaincante, du moins difficile à réfuter. Elle n’est pas différente de celle de la cohérence du discours. L’art d’argumenter est l’art de gérer les transitions discursives. Si les transitions inter-énoncés sont bien faites, si elles suivent les lignes de forces tracées par la langue, alors l’interlocuteur se laissera porter jusqu’à la conclusion, et trouvera l’argumentation très convaincante. Ce fait est corroboré par l’expérience commune : en fait, il suffit d’entendre l’argument, pour connaître la conclusion, autrement dit, la conclusion est déjà toute entière dans l’argument.


 

Orateur – Auditoire

1. Les partenaires de l’adresse rhétorique

Orateur et auditoire sont les termes consacrés pour désigner le producteur et le récepteur du discours rhétorique. La notion d’auditoire est corrélative de celle d’orateur. Elle correspond au format de réception du discours rhétorique argumentatif classique. V. Rhétorique.

L’adresse rhétorique se situe dans un espace public institutionnel (assemblée politique, assemblée religieuse, tribunal), parfois rituel (épidictique).

L’orateur parle sur un sujet relevant des attributions de cette institution, et dans le rôle qu’elle lui donne.

L’auditoire correspond à l’ensemble des participants ratifiés adressés. Dans les domaines politique et judiciaire, l’auditoire prioritairement visé est défini comme l’ensemble des personnes ayant un pouvoir de décision sur le problème abordé par l’orateur, V. Rôles. L’auditoire et le public éventuel sont des participants officiels, l’auditoire seul est adressé ; le public peut avoir des opinions, mais il ne prend pas de décision. L’auditoire est composite, chacun des discours qui lui sont adressés a ses partisans.

Le discours vient à un moment précis d’un scénario discursif ; il correspond à un tour de parole dans une interaction institutionnalisée où la structure de l’échange peut être codifiée dans le plus grand détail. L’alternance des tours de parole est réglée, V. Règles. La structure de l’échange est localement asymétrique, mais le volume de parole accordé à l’orateur peut être rééquilibré par le temps de parole accordé à d’autres locuteurs, défendant des points de vue antagonistes.

L’orateur et l’auditoire sont fonctionnellement définis par leurs caractères ,et leurs émotions V. Éthos, Pathos.

L’adresse rhétorique argumentative relève ainsi de ce que Goffman, dans son analyse des situations de parole, appelle le « monologue d’estrade », et qui constitue une sorte d’hyper-genre, réunissant « discours politiques, sketches comiques, conférences, récitations, lectures poétiques… le lavoir n’est plus le seul lieu où l’on parle » (1987, p. 147).

2. Persuader l’auditoire

La rhétorique argumentative ne parle pas d’interlocuteur mais d’auditoire : l’auditoire entend, on suppose qu’il écoute, mais il ne parle ni ne rétorque. Dans la théorie rhétorique, ce mutisme est constitutif de la notion de public décisionnel. Au moins en situation de face à face, le public réel dispose de quelques moyens de rétroaction lui permettant d’influencer l’orateur, de l’encourager ou de le déstabiliser, comme l’a montré Goffman (1987, p. 133-186), au point que les politiques jugent plus prudent de déterminer eux-mêmes la composition de leurs plateaux de télévision.

L’orateur constitue fondamentalement son auditoire par la demande qu’il lui prête : “ôte-moi d’un doute”. Il s’estime capable de combler ce doute par l’apport de la vérité, de la représentation, de la thèse qui sont les siennes. Il se produit comme homme de bien (vir bonus) qui connaît le vrai, sincère, et apte à conduire les âmes. L’auditoire rhétorique est, en conséquence, à la fois abaissé et magnifié. Il est abaissé, car il est défini par son ignorance et ses insuffisances ; ses représentations et ses opinions sont considérées comme erronées, inexistantes, ou labiles. Typiquement, l’orateur s’adresse aux indécis, et laisse de côté les opposants déterminés, ceux qui ne doutent pas, et sont déjà ralliés à une thèse qui n’est pas la sienne. Mais, dans le cadre de la nouvelle rhétorique au moins, l’auditoire est également magnifié en instance critique, sur le long chemin qui mène à l’universel. Il est donc mis en position haute ou basse, mais jamais en position égalitaire de partenaire ; pour cela, il faut considérer non plus un, mais deux, discours, c’est-à-dire deux positions en confrontation. Ce n’est pas la voie de l’orateur, qui veut moins partager que faire partager son opinion.

3. Auditoire particulier et universel

Perelman et Olbrechts-Tyteca élargissent la notion d’auditoire pour lui faire englober la communication écrite : « Tout discours s’adresse à un auditoire et on oublie trop souvent qu’il en est de même pour l’écrit » ([1958], p. 8). C’est cet auditoire élargi qui intéresse principalement la nouvelle rhétorique, ce qui explique en particulier qu’elle ne s’arrête pas réellement à l’échange oral en face à face, un des objets essentiels de la rhétorique classique.

Sur cette base, sont définis deux types d’auditoires, l’auditoire universel « constitué par l’humanité tout entière, ou du moins par tous les hommes adultes et normaux » (ibid., p. 39) et les auditoires particuliers. Cette opposition correspond à la distinction effectuée entre persuader et convaincre, et elle a valeur normative. Pour la nouvelle rhétorique, la norme de l’argumentation est constituée par la hiérarchie des auditoires qui l’acceptent. Cette position distingue fortement la nouvelle rhétorique des théories standard des fallacies, pour lesquelles la norme est donnée par les lois logiques, ou par un système de règles définissant la rationalité. V. Persuader et convaincre ; Normes ; Évaluation.


 

Opposition, Figures d’—

Figures d’OPPOSITION

Les rhétoriques des figures situent diversement les figures d’opposition, et nese réunissent pals les mêmes figures sous cet intitulé. La liste proposée comprend 22 figures, qu’il est possible de regrouper sur la bases des moments clés du développement de la situation argumentative.

1. Des listes

— Bonhomme : l’opposition recouvre l’antithèse et l’oxymore ; c’est une figure syntaxique, opposée aux figures morphologiques, sémantiques, et à base référentielle (1998 : 47).

— Fontanier: l’opposition est une espèce du genre trope « en plusieurs mots, ou improprement [dit] », et recouvre les variétés prétérition, ironie, épitrope, astéisme et contrefision ([1977]/1821 :143-154).
Dans le traité Des figures du discours autres que les tropes ([1977]/1827), l’antithèse est une « figure de style par rapprochement », comme la comparaison, la réversion, l’enthymémisme, la parenthèse et l’épiphonème.

— Lausberg ; dans le monde de l’ornatus, l’antitheton est une des quatre figures sémantiques (avec la finitio, la conciliatio, la correctio), et recouvre cinq figures : la regressio, la commutatio, la distinctio, la subiectio et l’oxymoron. Réf.

2. Vingt-deux figures d’opposition

La rhétorique des figures propose un ensemble très riche de notions et d’observations sur le thème de l’opposition discours / contre-discours, fondamental dans la situation argumentative ; les figures suivantes renvoient, à divers titres, à la confrontation dialogale comme à sa représentation dans le discours monologué.

Annomination ► Paronymie
Adynaton ► Maximisation
Antanaclase ► Inversion d’orientation
Antéoccupation ► Prolepse
Antimétabole ► Inversion d’orientation
Antiparastase ► Inversion d’orientation; Antithèse
Apodioxis ► Mépris
Astéisme ► Paronymie
Contraires
Dilemme
Distinguo
Dubitation ► Question argumentative
Énantiose ► Désaccord
Épitrope
Euphémisme ► Maximisation
Hypobole ► Prolepse
Interrogation ► Question argumentative ;
Question rhétorique
Ironie
Oxymore ► Non Contradiction
Métathèse ► Prolepse
Paradiastole ► Inversion d’orientation
Préocccupation ►Prolepse
Procatalepsis ► Prolepse
Prolepse
Subjection ► Question argumentative

Cette liste, certainement redondante et non exhaustive, est proposée dans l’ordre alphabétique. Chacun de ces termes n’apparaît pas forcément dans toutes les typologies des figures, et si un terme apparaît dans une typologie, il peut y occuper des positions très différentes, en fonction des principes de classement adoptés. En outre, dans chaque typologie « chaque catégorie de figure est définie par son marquage dominant, tout en présentant des traits secondaires non négligeables » (Bonhomme 1998, p. 14), qui seront peut-être mis en avant dans une autre typologie. Chacun de ces classements a sa logique, et chacune de ces logiques a ses limites.

Ces figures sont rattachées aux entrées suivantes :

Prolepse

 

Antéoccupation
Hypobole
Métathèse
Procatalepsis
Inversion d’orientation Antanaclase
Antimétabole
Antiparastase
Paradiastole
 Paronymie Annomination
Astéisme
Maximisation Euphémisme
Mépris Apodioxis
 Maximisation Adynaton
Question argumentative

Question argumentative ; Question rhétorique

Dubitation
Subjection
Interrogation
 Désaccord Énantiose
Non-Contradiction Oxymore


2. Un regroupement selon les phases de développement de la situation argumentative

Les mêmes observations s’appliquent au regroupement suivant, qui se propose d’ordonner schématiquement quelques figures de la contradiction dialogique, en les rapportant aux moments clés du développement de la situation argumentative. Ce procédé permet également d’évoquer, par attraction, d’autres figures possibles, principalement celles qui ont trait au traitement monologique de la question, et quelques figures qui apparaissent au terme du développement du processus argumentatif.

Émergence d’une situation argumentative Désaccord

S’approprier la question
Le locuteur s’approprie la question pour la traiter monologiquement par des figures dites de communication, interrogation (interrogatio), subjection (subjectio), dubitation (dubitatio).
Question argumentative

Invalider le discours opposé
Dans les figures d’invalidation du discours, l’argument présenté ou la position construite par l’interlocuteur ne sont pas entendus dans leur orientation originelle, ni, a fortiori, repris dans le discours du locuteur. Le discours contraire ou contrariant est rejeté en bloc, par des évaluations visant à :

Le détruire, notamment sur la base d’un défaut langagier.
— Le ridiculiser,

Désorienter le discours opposé
Une série de figures de déstabilisation visent moins à réorienter, qu’à désorienter le discours contraire. On utilise les mots de l’opposant pour leur faire dire le contraire de ce qu’ils disent : “ton propre discours, tes propres mots te réfutent: antanaclase ; antimétabole.

Objecter, Concéder, Réfuter
Il est extrêmement difficile pour un argument de pénétrer le discours de l’autre. Il ne suffit pas qu’un argument soit dit, qu’un point de vue soit exprimé, il faut encore qu’il soit entendu et repris, même pour être réfuté ou déformé ; ces actes, pour négatifs qu’ils puissent paraître, marquent en fait l’émergence de la collaboration argumentative. Les formes suivantes intègrent des éléments du discours de l’autre :

— Intégration partielle, Distinguo ; Dissociation
— Intégration à des fins de réfutation, après reprise et reformatage :
antéoccupation (prolepse, hypobole) métathèse, . Réfutation, Épitrope, Objection.
— Réfutation faible correspondant en pratique à une confirmation : Réfutation, Paradoxe, Prolepse.

Ces figures peuvent être mises en relation systématique avec diverses facettes du développement des situations argumentatives. Elles correspondent à des moments stratégiques de l’argumentation dialoguée. Elles sont de claires manifestations d’une argumentation qui opère par confrontation directe des points de vue en compétition, avant même l’apparition des arguments.

Du point de vue des théories critiques, promouvant l’enrégimentement des argumentations attestées sous des critères éthiques ou rationnels, on considérera probablement que certaines de ces manœuvres sont fallacieuses, ce qui ne fait que renforcer la nécessité première de les situer et de les décrire : avant de juger, il faut comprendre.


 

Objet de la loi, Arg. de l’—

Arg. pro subjecta materia : lat. subjectus, “soumis, présenté”, materia “thème, sujet, objet”.
Angl. arg. from the subject matter of the law.

L’argument de l’objet de la loi ou du sujet dont il est question demande que telle expression figurant dans le texte de la loi soit interprétée non pas absolument mais en relation avec “ce à propos de quoi est faite la loi dont il s’agit”, V. Topique juridique. L’argument de l’objet de la loi rappelle que l’interprétation est soumise au principe de pertinence, ici pertinence contextuelle. Alors que dans la lecture au sens strict, le sens du mot est pris dans son sens général, dans la lecture pro subjecta materia, le contexte intervient dans la détermination du sens du mot.
Lorsque la rubrique exposant la disposition réglementaire est dotée d’un titre, l’argument de l’objet de la loi peut correspondre à l’argument de l’intitulé de la loi (a rubrica).

Territoire entièrement couvert de neige

Dans le cas suivant, l’argument amène à définir l’expression : « territoire entièrement couvert de neige » comme signifiant :

Lieu où la couche de neige est suffisante pour qu’on puisse y suivre le gibier à la trace,

puisque l’objet de la loi (materia) est la protection du gibier. Cet objet correspond à l’intention du législateur, « prévenir la destruction » du gibier ». Le sens de la même expression serait défini de façon totalement différente si la loi avait pour objet la réglementation du ski hors-piste.

L’interprétation fondée sur le sens strict de l’expression, “territoire entièrement couvert de neige” viderait la loi de tout contenu ; pour lui donner une substance il faut définir l’expression en fonction de l’objet de la loi.

Qu’entend-on par ces mots, “territoire entièrement couvert de neige” ? Si l’on interprétait cette condition à la lettre, la suspension de la chasse en temps de neige ne pourrait presque jamais produire aucun résultat. […] Le but, qu’on se propose, c’est de prévenir la destruction – or, cette destruction n’est pas préservée si je chasse, hors les bois, sur des terrains où je peux suivre le gibier à la trace, quoique les terrains avoisinants soient dépouillés de neige.
Il importe donc peu que la neige soit fondue sur une superficie de cent hectares de rochers ou de terrains marécageux, si je chasse à la neige sur le terrain voisin qui en reste couvert .
Est-il vrai – oui ou non – que, dans notre hypothèse, le but de la prohibition serait éludé, si l’on pouvait admettre une interprétation contraire – évidemment ; dès lors, il faut se ranger à notre opinion, puisque le mot entièrement, ici employé, est d’une application impossible – force est donc de ne lui attribuer que le sens et l’étendue qu’il comporte pro subjecta materia.
Ainsi je pense qu’il y a délit toutes les fois qu’on est trouvé chassant, hors les bois, sur des terrains couverts de neige, du moment qu’on peut y suivre le gibier à la trace. (Renacle Bonjean, Code de la chasse, 1816 [1])

Cinquante jours de trêve” pour “huit jours de négociation

Dans l’exemple suivant, pour donner un sens au traité, le même mot “jour” doit recevoir deux interprétations différentes.

It may be necessary to affix a different signification to the same term in different parts of the same instrument, the term being construed according to the subject matter, pro suhjecta materia. Vattel illustrates this position by an example showing that the word day might be employed in two meanings in one and the same Treaty. It might be stipulated in a Treaty that there should be a truce for fifty days upon the condition that during eight successive days the belligerent parties should, through their agents, endeavour to effect a reconciliation ; the fifty days of the truce would be days and nights or days of twenty-four hours, according to the ordinary legal computation ; but it would be irrational to contend that the condition would not be fulfilled unless the agents of the belligerent parties were, during the eight days, to labour night and day without intermission.
Robert Philimore. Commentaries upon international law. 1871[2]


[1] Renacle Joseph Bonjean, Code de la chasse ou Commentaire de la loi nouvelle sur la chasse, vol. 1, Liège, Félix Oudard, 1816, p. 68-69
[2] Robert Philimore, Commentaries upon international law. Vol. II, 2nd ed. London, Butterworths, 1871, p. 96


 

Objet de discours

Le concept d’objet de discours a été développée dans le cadre de la logique naturelle de Jean-Blaise Grize, en relation avec ceux de schématisation et de faisceau d’objet.

Un objet de discours est fondamentalement une chose, une situation, caractérisée par sa plasticité, c’est-à-dire remodelée en permanence tout au long du discours ou de l’interaction.

1. Faisceau d’un objet de discours

L’objet de discours est défini par son faisceau, formé par l’ensemble de ce qui a « affaire avec » l’objet considéré (Grize 1990, p. 78), soit :

Un ensemble d’aspects normalement attaché à l’objet. Ses éléments sont de trois espèces: des propriétés, des relations et des schèmes d’action. Ainsi dans le faisceau de “la rose” on a des propriétés comme ‘être rouge’ […], des relations comme […] “être plus belle que”, des schèmes d’action comme “se faner” […] » (ibid., p. 78-79).

Le faisceau d’objet est défini au niveau notionnel et ne cherche à coïncider ni avec des catégories linguistiques telles que celles de l’analyse en traits sémantiques (ibid., p. 79) ni avec des données lexicographiques telles que celles utilisés dans les dictionnaires, ni avec des traits ontologiques prétendant saisir l’être de l’objet (différenciant les caractéristiques essentielles des accidentelles (V. Catégorie), ni avec des éléments associés à l’objet par des principes dont la base serait, en fin de compte, psychologique.

Le faisceau caractérisant un objet de discours est défini, à partir d’un corpus donné, par l’ensemble des collocations des termes désignant cet objet ou associés à cet objet.
En pratique, on l’étudie l’objet de discours à partir de l’ensemble des mots renvoyant à cet objet : chaînes coréférentielles évolutives, prédications opérées sur ces termes, connexions avec d’autres objets.
Au fil d’un discours, l’objet de discours est envisagé sous divers angles ; il s’enrichit par progressive agrégation de propriétés nouvelles, qui apparaissent lorsque cet objet est associé avec d’autres êtres (par exemple par causalité, analogie, incompatibilité), selon les événements auxquels il participe.

Les éléments qui entrent dans le faisceau d’un objet donné ne sont pas connus a priori ; ils sont établis à partir de l’examen « de textes effectivement produits » (ibid., p.80). Ainsi, à partir d’un texte de La Mettrie, on constitue le faisceau de l’objet constituant l’objet “corps” :

{corps, mouvement du sang, les fibres du cerveau, les muscles} (Ibid., p. 78)

L’objet de discours s’enrichit par progressive agrégation des propriétés qui lui sont attribuées dans un corpus, des êtres auxquels il est associé, des événements auxquels il participe, etc.

Cette notion est centrale pour la discussion du statut discursif des objets. Un objet de discours (autogéré ou interactif) est un être, une propriété, un fait, un événement… saisi à travers la façon dont le discours le produit, le manifeste et le transforme. L’étude des objets de discours met au premier plan la plasticité des notions : mode d’introduction, évolution propre, évolution de leurs domaines. Elle recoupe l’étude des mécanismes d’isotopie, de cohésion et de cohérence thématique, et ne particulier des paradigmes désignationnels (Mortureux 1993). Un paradigme désignationnel est constitué par l’ensemble des mots et expressions constituant la chaîne anaphorique permettant de tracer l’objet de discours. Elle retrouve des observations essentielles de la rhétorique sur les déplacements de signification.

L’importance de la notion d’objet de discours tient à la rupture qu’elle inaugure avec la tradition logique qui repose sur la stabilité des objets, et considère comme fallacieuses toutes les variations de sens et de référence introduites au fil du discours.

3. Objets de discours en situation argumentative

Le discours peut mobiliser un grand nombre d’objets, et se pose alors la question de la délimitation pratique de l’étude. L’argumentation, en tant qu’elle porte sur des discours en confrontation, introduit un critère de pertinence spécifique, permettant de limiter les objets de discours à prendre en compte : les objets argumentatifs sont ceux à propos desquels il y a opposition. De même que les affirmations non contredites valent les affirmations vraies, les objets de discours non divisifs ou “pacifiques” valent les objets réels et restent périphériques. L’étude de l’argumentation est contrastive ; elle porte d’abord sur les objets disputés, tels que les construisent les discours en opposition sur une question donnée.
L’étude des développements discursifs de ces objets conflictuels est une tâche fondamentale de l’étude des questions argumentatives.

Les données suivantes sont extraites d’une discussion entre étudiants et concernent les conditions qu’une personne doit remplir pour obtenir la nationalité française ; la question clé “Qui peut / doit obtenir la nationalité française ?” structure immédiatement le débat. Les deux positions antagonistes prises par les participants se reflètent clairement dans les deux systèmes de désignations qu’ils utilisent pour construire ce “qui ?”.

Des êtres consensuels

Tous les étudiants s’accordent à dire qu’il existe un groupe non problématique, qui devrait avoir un droit automatique à la nationalité française, à savoir « les persécutés ».

Des êtres conflictuels

Des personnes ayant droit
Un groupe d’étudiants soutient que le processus d’obtention de la citoyenneté devrait être facilité. Les immigrants sont construits comme des personnes ayant droit à la nationalité française ; ce groupe est en outre spécifié comme :

— Une force de travail ; des gens qui sont venus travailler en période de prospérité.
— Des gens à qui nous avons demandé de venir.
— Des gens que nous avons accueillis.
— Des gens qui sont là depuis très longtemps.
— Par extension, leurs proches ; leurs enfants, nés : en France ; dans d’autres pays.

Des personnes problématiques
Un autre groupe d’étudiants soutient que le processus d’obtention de la citoyenneté devrait être durci. Dans cet ensemble de discours co-orientés, les immigrants sont construits comme des personnes n’ayant pas droit à la nationalité française, et ces individus sont désignés comme :

— Des immigrants sans papiers.
— Des immigrants illégaux
— Des personnes ayant des problèmes.
— Des personnes créant des problèmes.
— Des immigrants par « praticité » (migrants économiques)
— N’importe qui, c’est-à-dire tous les étrangers qui demandent la citoyenneté sans raison valable.

Dans la réalité, on constate évidemment que, parmi les personnes qui demandent la nationalité française, il y a à la fois des sans-papiers et des personnes qui sont venues en France il y a de nombreuses années pour travailler. Malgré cela, chaque groupe d’étudiants schématise les immigrants comme appartenant à l’un ou l’autre groupe.

Pour un autre exemple de constructions divergentes de la causalité comme objet de discours, V. Causalité

Cette méthode montre comment les locuteurs « éclairent » un objet de discours conflictuel en fonction de leurs intentions argumentatives, ou, en termes perelmanien, comment ils donnent de la « présence » aux objets qui les occupent (Perelman & Olbrechts-Tyteca ([1958], 154 sv.).


 

Norme

1. Le mot norme

Le mot norme a deux acceptions principales.

— La norme comme moyenne

En France, l’âge moyen du premier rapport sexuel est 16,8ans. 27% des jeunes ont une activité sexuelle avant 16 ans. Dans une vie, les Français(es) ont, en moyenne, 16,7 partenaires. Seuls 10 % se contenteront du même toute la vie. En moyenne, nos contemporains effectuent 121 galipettes par an. Sexualité en chiffres.[1]

—  La norme comme impératif

Une règle normative énonce une obligation à laquelle doivent se conformer les membres d’un groupe. La transgression de la norme s’accompagne de sanctions dont le contenu dépend du domaine concerné :

— Domaine moral et légal : Tu ne tueras pas.
— Civilité ordinaire : Tu répondras quand on t’adressera la parole.
— Bon usage langagier : Tu ne diras pas “vous disez”, tu diras “vous dites”.

— Comportement rationnel coopératif : Tu n’utiliseras pas d’énoncés ambigus ; ta langue ne sera pas fourchue.
—Conduite automobile : Tu resteras maître de ton véhicule.

2. La norme en argumentation

Les différentes théories de l’argumentation ont des rapports très différents avec les normes ; seules certaines les expriment sous forme de règles.
Différents critères sont avancés pour mesurer la plus ou moins grande qualité de l’argumentation.

— “Tu exprimeras bien une pensée juste”
La rhétorique argumentative définie en latin comme ars bene dicendi, correspond à la fois à une rhétorique art du bien dire et art de dire le bien.
La norme rhétorique est rapportée au goût naturel, et la norme éthique à la morale naturelle. Ces normes diffuses sont adaptables aux goûts de l’époque, difficilement transposables sous forme de règles systématiques.

­— “Tu éviteras les péchés de langue”
Le système des péchés de langue est un système normatif de la parole explicité sous formes de règles définies dans un cadre religieux.

“Ton argumentation doit être acceptable par l’auditoire universel”
La nouvelle rhétorique prend mesure la qualité de l’argumentation à la qualité de l’auditoire qui l’accepte. La norme n’est pas fournie par un système de règles mais par une instance idéale, l’auditoire universel.

“Ton argumentation doit être rationnelle
La pragma-dialectique propose un système de règles normatives permettant d’accroître la rationalité de l’échange et facilitant la résolution des différences d’opinion.
Ces règles de incluent celles de la logique  classique, obéissant notamment aux règles d’évaluation du syllogisme.
V. Évaluation de l’argumentation.

“Ton argumentation préservera le lien social”
Les règles pour une controverse honorable de Hedge peuvent être vue comme une adaptation des usages de la politesse aux conditions particulière de la situation argumentative. Ces règles visent à assurer la permanence de relations humaines décentes au-delà des désaccords, locaux ou permanents, qui peuvent opposer deux personnes.

3. Théories non normatives de l’argumentation

Les théories généralisées de l’argumentation, comme la théorie de l’argumentation dans la langue ou la logique naturelle n’ont pas de rapport avec des normes de morale, de vérité ou de rationalité. Lorsque la théorie de l’argumentation dans la langue parle de norme, c’est de norme linguistique qu’il s’agit. Elle s’exprime en termes d’acceptabilité ou de non-acceptabilité des énoncés et des enchaînements d’énoncé. Les règles sont les formes structurelles du langage.

4. La coopération, norme immanente au dialogue

Le principe de coopération est proposé par Grice comme un principe général guidant la rationalité de la conversation ordinaire.


[1] http://www.uniondesfamilles.org/sexualite_ en_chiffres.htm, 20-09-2013.


 

Non contradiction

Principe de NON CONTRADICTION

On distingue 1) Le principe logique de non contradiction; 2) La contradiction interdiscursive et interpersonnelle; 3) La non contradiction comme impératif de cohérence discursive; 4) La tentation de s’évader du principe de non-contradiction.

1. Principe logique de non contradiction

En logique,la contradiction est définie comme une relation entre deux propositions

le principe de non contradiction et le principe du tiers exclu disent que 1) l’une des deux propositions “P” et “non P” est nécessairement vraie, et que 2) les deux ne peuvent pas être vraies simultanément, V. Proposition, §321
Ces deux principes définissent simultanément ce qu’est la vérité et ce qu’est la négation logique. Ils interdisent d’affirmer des choses contradictoires, une chose et son contraire.

Le principe de non contradiction est considéré par la logique classique comme une loi de la pensée et comme un axiome possible depuis que la logique s’est mathématisée. Un système logique respectant le principe de non-contradiction ne contient pas d’antinomies, il est dit consistant.

2. La contradiction moteur de l’argumentation

L’argumentation est un mode de traitement d’une contradiction entre deux locuteurs tenant des discours défendant les conclusions générales incompatibles.

La contradiction argumentative peut avoir différents statuts discursifs.
— Elle peut émerger et être thématisée dans un même dialogue.
— Elle peut se dégager de la confrontation entre deux discours monologaux, quelle que soit leur distance temporelle, que ces discours fassent ou non référence l’un à l’autre.
— Elle peut être portée intentionnellement par un discours contre un autre discours.

V. Désaccord ; Question argumentative ; Stase ; Négation-Dénégation ; Destruction ; Réfutation ; Contre-discours.

La contradiction argumentative exploite les relations d’opposition entre propositions et entre termes, V. Proposition ; Contraire et Contradictoire ; Termes Opposés.

3. Non contradiction comme impératif de cohérence

Appliqué au discours monologal, l’application du principe de non contradiction se traduit par une exigence de cohérence,.
La mise en évidence de contradictions est un puissant instrument de réfutation, V. Ad hominem ; Absurde ; Dialectique.

4. S’émanciper du principe de non contradiction

En politique — Selon la règle fondamentale de la dialectique aristotélicienne, tout discours qui aboutit à une contradiction est irrationnel et doit être abandonné. La dialectique hégélienne voit dans l’apparition la contradiction le moteur de l’Histoire. L’homme politique cynique peut se réclamer de Hegel pour dissimuler son opportunisme.

Le Discours sur le plan quinquennal de Staline présente une ardente apologie du contradictoire en tant que “valeur vitale” et “instrument de combat”. Une des grandes forces de Lénine […] était son aptitude à ne jamais se sentir prisonnier de ce qu’il avait prêché la veille comme vérité. […] Le fameux mot de Mussolini, “Méfions-nous du piège mortel de la cohérence” pourrait être signé de tous ceux qui entendent poursuivre un œuvre au sein de courants qu’ils ne peuvent prévoir.
Julien Benda, La trahison des clercs [1927].

En poésie, l’affirmation d’un paradoxe, par exemple sous la forme d’un oxymore, permet de résister à la mise en contradiction : “Ô blessure sans cicatrice !”. Une telle affirmation paradoxale n’est pas considérée comme absurde ou fallacieuse et éliminée en tant que telle. Elle déclenche une quête d’un sens symbolique plus profond pouvant être attaché à blessure et cicatrice dans ce contexte de cet énoncé.