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Présupposition

PRÉSUPPOSITION

Un énoncé à présupposé est un énoncé élémentaire qui contient plusieurs jugements, ayant des statuts sémantiques et discursifs différents. La notion de présupposition peut être abordée comme un problème logique ou un problème langagier.

1. Un problème logique

Le problème de la présupposition a été d’abord traité en logique. La logique des propositions analysées postule que des propositions comme “tous les A sont B” sont susceptibles de prendre deux valeurs de vérité, le vrai et le faux. Le problème survient lorsqu’il n’existe pas de A ni de B, comme dans “aucune licorne n’est un dragon”. La proposition “tous les A sont B” est-elle alors vraie ou fausse ?
Soit le jugement le roi de France est chauve”, énoncé en 1905 ; il n’est pas possible de lui attribuer une valeur de vérité, puisqu’il n’y a pas de roi de France (Russell 1905) à cette date.
Du point de vue de la technique logique, il suffit d’ajouter les prémisses “il existe des A”, “il existe des B”. Cet énoncé, en apparence monopropositionnel, se traduit en langage logique par une conjonction de trois jugements, c’est-à-dire de trois propositions, ayant chacune sa valeur de vérité (& = et) :

Il y a un roi de France” & “Il n’y en a qu’un” & “il est chauve”.

Actuellement, comme en 1905, la première proposition de la conjonction est fausse, donc la conjonction de propositions logiques représentant l’énoncé “le roi de France est chauve” est simplement fausse.

On a reproché à cette analyse de ne pas rendre compte du sentiment linguistique du locuteur ordinaire, pour qui les phrases “il y a un roi de France” et “ce roi est chauve” n’ont pas le même statut sémantique dans la phrase d’origine. Mais cette objection n’est pas pertinente du point de vue de la logique, qui ne cherche pas à représenter l’intuition linguistique, mais veut simplement régler un problème technique.

2. Un problème de langage

Les énoncés ordinaires peuvent contenir plusieurs jugements, ayant différents statuts sémantique et discursif.

2.1 La structure multicouche de la signification

La présupposition est définie comme un élément du contenu sémantique de l’énoncé qui résiste à la négation et à l’interrogation. L’énoncé Pierre a cessé de fumer :

— présuppose que “auparavant Pierre fumait”,
— pose que “maintenant, Pierre ne fume plus”.

La proposition négative “Pierre n’a pas cessé de fumer” et la proposition interrogative “Pierre a-t-il cessé de fumer ?” portent sur le posé (Pierre fume maintenant). et conservent le présupposé “auparavant Pierre fumait”.

Cette structure multicouche des énoncés en langue naturelle est une des principales caractéristiques qui les différencient des propositions logiques.

2.2 La présupposition comme acte de langage

Ducrot (1972) définit la présupposition comme un acte de langage illocutoire réduisant les possibilités de parole de l’interlocuteur. L’acte de présupposition est une manœuvre par laquelle le locuteur tente de préempter la parole de l’interlocuteur, en tablant sur le principe de “préférence pour l’accord”.
Cette idée qu’un énoncé projette (est orienté vers) une “suite idéale” pré-structurée est à la base de ce qui deviendra la théorie de l’argumentation dans la langue.

Le refus d’inscrire sa parole dans la perspective ouverte par le locuteur précédent, et particulièrement le rejet par l’interlocuteur des présupposés introduits dans le tour précédent (Ducrot 1972, p. 69-101), produit un effet « polémique ».
Ducrot ne postule pas un principe d’accord irénique qui déterminerait les relations d’interlocution (ce qui n’est pas non plus le cas de la théorie des interactions) ; il souligne que l’accord est imposé : ce n’est pas nous sommes d’accord, c’est merveilleux ! mais bien, vous êtes d’accord avec moi, n’est-ce pas ?
La description de l’acte de présupposer est entièrement faite dans le registre du coup de force. En introduisant un présupposé dans son énoncé, le locuteur accomplit :

Un acte à valeur juridique, et donc illocutoire […] [qui] transforme du même coup les possibilités de parole de l’interlocuteur. […] ce qui est modifié chez l’auditeur, c’est son droit de parler. (ibid., p. 91).

2.3 Rejet des présupposés

L’opération est proche de celle que met en œuvre la question rhétorique, V. Biais ; Question chargée . Soit la question posée par un intervieweur :

Qu’allez-vous faire pour lutter contre la corruption au sein de votre propre Parti ?

La question présuppose il y a de la corruption au sein de votre Parti. L’interviewé peut :

1) Accepter l’assertion présupposée en donnant une réponse dans la gamme des réponses attendues, par exemple :

Nous allons suspendre toutes les personnes inculpées.

Cette réponse s’inscrit dans le cadre du dialogue tel qu’établi au premier tour, elle respecte l’orientation linguistique de la question. L’interviewé se soumet à l’intervieweur.

2) L’interviewé pourrait également rejeter le présupposé de la question :

À ma connaissance, il n’y a pas de cas (prouvé) de corruption au sein de mon Parti

Cette seconde réponse rejette le présupposé que l’intervieweur voulait lui imposer. L’interviewé résiste à l’intervieweur. Le dialogue est reformaté et prend un caractère, polémique, ouvrant une situation argumentative structurée par la question “Y a-t-il des cas (avérés) de corruption dans ce Parti ?”.

Le présupposé prétend imposer « un cadre idéologique » (ibid., p. 97) au dialogue ultérieur, c’est-à-dire canaliser la parole de l’autre. La violence de cette imposition est proportionnelle à celle qui est nécessaire pour la repousser :

toujours vécue comme agressive, et contribu[e] largement à personnaliser le débat, à le transformer en querelle. […] Attaquer les présupposés de l’adversaire, c’est […] attaquer l’adversaire lui-même (ibid., p. 92).

Cette polémicité est inscrite dans l’acte de langage de présupposition. C’est un cas particulier de refus d’accord, V. Conditions de discussion ; Persuasion.

Les phénomènes de présupposition ne se limitent pas au dialogue, mais, comme toujours, le dialogue permet de clarifier les problèmes. Un monologue qui ne respecterait pas ses propres présupposés serait incohérent, alors que, dans un dialogue, le rejet d’une présupposition est polémique. Le dialogue 1) se développe dans les mêmes conditions qu’un monologue.


 

Précédent, arg. du –

PRÉCÉDENT


Un précédent est un événement passé, semblable à celui auquel nous avons affaire actuellement. Le droit a élaboré un concept légal de précédent soumis à des règles spécifiques. Le précédent ordinaire est tiré de l’expérience, expérience civique, historique, quotidienne, professionnelle … Le recours au précédent est un pilier du raisonnement.

1. Un événement “pré-jugé” :
Un événement passé, semblable à celui auquel on a affaire

Selon le topos ≠ 11 d’Aristote, constitue un précédent :

Un jugement (ek kriseôs) prononcé sur la même question, une question semblable ou une question contraire. (Rhét., II, 23, 1398b15-25 ; Chiron, p. 388)

Ainsi définis, les précédents sont en nombre illimité. Tout événement passé, mémorable ou simplement mémorisé, rappelé à l’occasion d’un problème actuel, peut être invoqué comme un précédent pour tout événement présent ou futur jugé « analogue”.

L1 : Je me demande si ma fille a raison de vouloir épouser ce frétillant vieillard ?
L2 : Hmm … Rappelle-toi l’École des femmes de Molière…

La force du précédent allégué dépend d’abord du degré de similitude entre cas ancien et cas nouveau et ensuite du type et du degré d’autorité de l’instance ou de la personne qui a porté ce jugement. Le jugement peut avoir été porté par des autorités comme celles de la fable, de la parabole ou de l’exemple, qui constituent également des précédents (Lausberg [1960], § 426).

En droit, le précédent est toujours analogue au cas examiné. Mais le précédent ordinaire part aussi bien d’un événement “contraire”, raisonné a contrario, par les termes opposés. Le précédent personnel correspond à l’expérience personnelle : chat échaudé craint l’eau froide.

L’application du principe du précédent (par analogie) se fait selon les grandes lignes suivantes :

(I) Un problème : On est en présence d’un cas P1 à propos duquel une décision doit être prise et suivie d’une action
(II) Une recherche de cas connus (déjà jugés), P0, présentant des analogies avec P1
La recevabilité de l’analogie invoquée peut faire l’objet d’un débat.
(III) Par une opération de catégorisation, P1 est mis dans la même catégorie qu’un ou plusieurs de ces cas, P0
(IV)
La décision, le jugement, l’évaluation … E a été portée, à l’époque, sur le cas P0 par telle personne ; telle action A a été tentée, avec tel résultat.
(V)
Par application de la règle de justice, on doit porter un jugement analogue sur le cas P1. ,
L’action A : (i)
a réussi => il faut faire la même chose ; (ii) a échoué => il faut faire le contraire.

On rejette le précédent :
— En montrant que le cas actuel P1 présente des différences pertinentes avec P0, donc qu’il n’entre pas dans la même catégorie que P0 (stade 3).
— Par désir d’innover dans la vie quotidienne : Et si cette fois on changeait un peu ?

2. Précédent en droit

Sur ces principes empiriques, le droit a élaboré un concept légal de précédent soumis à des règles spécifiques qui varient selon les régimes légaux.
D’une part, le stock des cas déjà jugés concrètement disponibles correspond à ce que contiennent les archives. D’autre part, le recours au précédent est lui-même codifié : est-il systématique, obligatoire ou facultatif ? De même, l’instance qui peut invoquer le précédent doit être d’un certain niveau ainsi que les instances dont les jugements passés peuvent établir des précédents. En outre, ces dernières instances peuvent être ou non liées par leurs propres précédents ? (voir Frison-Roche [1])

3. Précédent ordinaire

Le précédent ordinaire porte sur un événement passé mémorable, rappelé à l’occasion d’un problème actuel, quel que soit le domaine concerné, pas forcément une question de droit:

L’autre fois, on avait  remplacé le lait thérapeutique approprié par du lait entier mélangé à de l’huile et du sucre (D’après linguee, remplacer)

D’une façon générale, par  “jugement”, il faut entendre non seulement le jugement d’un tribunal, mais toute forme d’évaluation ou de décision prise dans le passé, quel que soit le domaine considéré, en particulier dans les menues décisions de la vie quotidienne :

L1 : – Allons nous baigner à Toponyme !
L2 : – La dernière fois, il y avait de gros embouteillages.

Peut recourir aux précédents celui qui a de l’expérience dans le domaine considéré (voir infra §3).

2.1 Précédent comme expérience historique : “Ce qui NOUS est arrivé, À NOUS, À NOTRE PAYS

Ce sont des expériences mémorables qui servent de référents aux prises de position et aux décisions en matière politique et sociale.

Expérience stratégique

Le cas suivant est classé considéré comme un exemple par Aristote :

Dans le passé, Darius ne passa pas en Grèce avant de s’être emparé de l’Égypte. Quand il l’eut prise, il traversa. Xerxès, à son tour, ne lança pas son offensive avant d’avoir pris l’Égypte. Quand il l’eut prise, il traversa. (Rhét., II, 20, 1393a30-b5 ; trad. Chiron, p. 357-358)

En tant qu’exemple, ce cas fonctionne comme un précédent pour justifier la décision “il nous faut donc empêcher le présent roi de s’emparer de l’Égypte”. L’orateur procède à une  forme de généralisation aboutissant à la conclusion, “il faut faire des préparatifs de guerre contre le présent roi”.  Il ne s’agit pas vraiment d’induction, dans la mesure où le but n’est pas d’établir une loi générale “tous les conquérants qui s’emparent de l’Égypte passent ensuite en Europe”. Le raisonnement est orienté vers une action particulière, “attaquons préventivement le Grand Roi”. Tous les faits sur lesquels s’appuie l’exepérience stratégique sont de ce type.

Expérience politique — Certains événements historiques “devant servir de leçon”  jouent le rôle de parangons : la signature des accords de Munich en 1938 et la défaite diplomatique des démocraties face à la volonté expansionniste nazie, le génocide des juifs, des tziganes et des homosexuels au cours de la seconde guerre mondiale, sont autant de grands analogues qui servent d’antimodèles pour penser tous les conflits actuels (Perelman & Olbrechts-Tyteca, [1958], id.). Pour les Américains, le Vietnam est le grand analogue appelé à la rescousse lorsqu’il s’agit de s’opposer à de possibles interventions militaires à l’étranger ; il tend à être remplacé dans ce rôle par l’Irak, ou l’Afghanistan.
Ces événements parangons fournissent une grille de lecture et d’action applicable aux événements nouveaux ; ils fonctionnent en cela sur le principe du précédent. Ils mettent en scène des personnages source d’antonomase (figure par laquelle un membre de la catégorie est désigné par le nom du parangon de cette catégorie) : un Daladier ou un Chamberlain est une personne qui capitule devant un dictateur au lieu de le combattre, comme se sont conduits à Munich Édouard Daladier ou Neville Chamberlain vis-à-vis de Hitler.

2.2 Le précédent  comme expérience personnelle certifiée authentique: “Ce qui M’est arrivé À MOI, À MA TRIBU

Les énoncés généraux correspondant à des idées reçues se diffusent et se justifient par des anecdotes certifiées par leur narrateur. C’est une forme d’argumentation particulièrement puissante :

Mon beau-frère qui travaille dans un supermarché m’a raconté que lors du premier confinement, on leur avait d’abord demandé de faire ceci et cela. Il a fait ce qu’on lui demandait de faire, et il n’a jamais été remboursé.

Les gens avec leurs portables sont vraiment incroyables. L’autre jour, je faisais du camping dans un endroit magnifique…

Suit une anecdote soulignant le comportement détestable d’un utilisateur de portables et généralisant sur ce cas.

Le procédé tient de l’exemple et de la fable. La généralisation à laquelle il aboutit a la force d’un témoignage, impossible à réfuter sans endommager gravement la relation avec le narrateur. Alors que le précédent historique tend à rejoindre la doxa, le précédent personnel permet de la combattre, le cas échéant.


[1] Marie-Anne Frison-Roche https://mafr.fr/fr/article/precedent

 

Pragmatique, arg. –

Argument  PRAGMATIQUE

Dans l’expression “argument pragmatique”, l’adjectif pragmatique est pris au sens de “qui met au premier plan l’action, la pratique ; qui se place dans une perspective utilitaire, et non pas théorique ou idéologique”. Le mot n’a rien à voir avec la pragmatique comme discipline linguistique.

1. Le schème argumentatif

L’argument pragmatique correspond au topos n° 13 de la Rhétorique d’Aristote :

Puisque, la plupart du temps, il se trouve que de la même chose s’ensuivent un bien ou un mal, on se servira du conséquent pour persuader ou dissuader, accuser ou défendre, louer ou blâmer. (Rhét., II, 23, 1399a10 ; Chiron, p. 390-391)

On peut toujours recommander une mesure, politique ou autre, en soulignant ses effets positifs ou la critiquer en montrant ses effets négatifs (effets réels ou supposés tels dans les deux cas).
L’argument pragmatique est construit par la suite d’opérations suivantes.

(I) Une question : Dois-je agir ainsi ? Dois-je appuyer telle ou telle proposition ?
(II) Des positions argumentatives : Oui/non

(III) Une argumentation de la cause à l’effet : À partir d’un comportement ou d’une mesure donnée, en s’appuyant sur une loi (prétendue) causale, on prédit qu’elle aura / n’aura pas un certain effet.
(IV) Une évaluation, positive ou négative, est portée sur cet effet.
(V) Enfin, en prenant pour argument cette conséquence, une remontée vers la source, la proposition originelle, pour la recommander si le jugement de valeur porté sur elle est positif, pour la rejeter si ce jugement est négatif.

Cette dernière opération caractérisant ce type d’arguments, l’argumentation pragmatique est parfois dite argumentation par les conséquences (de la conséquence à la cause), qui détermine une cause à partir d’une de ses conséquences constatées. Mais dans le cas de l’argument pragmatique, le problème n’est pas la détermination de la cause qui est précisément la mesure proposée. Il s’agit d’évaluer métonymiquement cette mesure-cause en lui attribuant tous les mérites manifestes supposés en découler.

D’autre part, le lien causal présupposé par l’argumentation pragmatique dans le domaine politique, est bien différent du lien exploité dans l’argumentation pragmatique scientifique.
Dans ce dernier domaine, l’argumentation par la cause part d’un fait attesté, “vous fumez”, s’appuie sur un corps d’investigations scientifiques permettant d’affirmer que “fumer accroît les risques de cancer” ; on se trouve exactement dans le cas de la déduction scientifique telle que la caractérise Toulmin (1958, p. 184). Appliquée à un fumeur, cette loi permet de déduire la conséquence “vous accroissez vos risques de cancer” ; comme personne n’aime avoir le cancer, le jugement négatif rétroagit sur la cause “j’arrête de fumer”.
En revanche, dans le domaine socio-politique, la déduction causale nécessaire au stade (iii) de l’argumentation pragmatique, peut se réduire à une suite d’éléments corrélés de façon vaguement plausible, c’est-à-dire à un roman causal, et le plus couramment à une simple affirmation “ceci aura pour conséquence cela”, V. Métonymie.

2. Réfutation de l’argument pragmatique

2.1 Morale et religion :
L’action désintéressée contre l’argument pragmatique

Dans le domaine religieux, la conséquence positive a ceci de particulier qu’elle sera obtenue dans un autre monde :

Si tu respectes les dix Commandements, tu iras au Paradis.
Si tu violes les interdits, tu iras en Enfer, au mieux au Purgatoire.

Le pari de Pascal est un calcul sur les conséquences positives (ce qu’on gagne) et négatives (ce qu’on perd) en devenant croyant.

Si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc, qu’il est sans hésiter. Blaise Pascal, [L’argument du pari], Pensées[1]

Ce côté intéressé rend l’usage de l’argument pragmatique un peu délicat dans le domaine religieux. Les mystiques préfèrent mettre l’accent sur l’attraction exercée par l’amour divin.

De même, l’usage de l’argument pragmatique peut sembler déplacé dans le domaine de l’action morale : “Donnez un peu d’argent aux pauvres, comme cela ils ne viendront pas brûler votre beau château.”

2.2 L’effet positif attendu sera contrebalancé par d’autres effets négatifs

L’argument pragmatique en faveur de telle ou telle décision peut se réfuter par un autre argument pragmatique, construit cette fois sur la base des conséquences négatives qu’on lui attribue.

Nouvel Observateur — Anne Coppel, dans le livre que vous publiez avec Christian Bachmann, “Le Dragon domestique”, vous prenez parti pour la légalisation de la drogue. Vous ne craignez pas de passer pour des suppôts de Satan ?

Anne Coppel (AC) – Plutôt que de légalisation, nous préférons parler de domestication, car cela suppose une stratégie progressive […]. Elle ne supprimera pas le problème de la drogue. Mais c’est une solution plus rationnelle, qui éliminera les mafias, réduira la délinquance, réduira aussi tous les fantasmes qui alimentent la drogue elle-même et font partie de son marketing.
Jean-Paul Jean (J.-P. J.) – Je crois que la légalisation produirait un effet d’appel dont on ne peut absolument pas maîtriser les conséquences. Plus un produit est présent sur le marché, plus il y a de consommateurs potentiels qui y ont accès. On aboutirait donc à ce que beaucoup plus de gens se droguent.
Le Nouvel Observateur, 12-18 octobre 1989, V. Pente glissante.

AC argumente par les effets positifs qu’aura, selon elle, la légalisation de la drogue. J-PJ la réfute par les effets négatifs qu’elle entraînera ; on remarque que et J-PJ au conditionnel. Les effets négatifs non désirés sont considérés comme des effets pervers. Ces effets sont dits pervers parce que la personne qui propose la mesure ne les recherche pas, ne les souhaite pas, et son adversaire lui en fait crédit. Dans le passage ci-dessus, J-PJ n’accuse pas AC de proposer cette mesure pour que « beaucoup plus de gens se droguent ». Parfois, on se trouve à la marge :

L1Cette politique rendrait les laboratoires ingérables et conduirait à leur explosion !
L2 : C’est précisément le but recherché.

Ce cas relève de la règle no 6 de Hedge : « On ne doit pas imputer à une personne les conséquences de sa thèse » — cas de J-PJ —, « à moins qu’elle ne les revendique expressément » — cas du locuteur L2. Dire à quelqu’un que sa politique qu’il propose mènera le pays à la ruine et au chaos est une argumentation par les conséquences négatives. Dire qu’il propose cette politique pour mener le pays à la ruine et au chaos, c’est l’accuser de complot, V. Règles ; Évaluation.
L’accusation de poursuivre un agenda caché renvoie également au topos du dévoilement des vraies intentions, V. Mobiles.

2.3 L’effet réellement produit sera contraire à l’effet attendu

Dans l’exemple précédent, les conséquences positives espérées sont “éliminer les mafias, etc.” (AC), et les conséquences négatives objectées sont “on aboutirait à ce que beaucoup plus de gens se droguent” (J-PJ). Ces deux types de conséquences sont sans lien entre elles ; tout se passe comme si J-PJ reconnaissait qu’en effet, la mesure proposée, la légalisation de la drogue permettrait entre autres d’éliminer les mafias. J-PJ aurait pu adopter une stratégie plus frontale en disant “vous n’éliminerez pas les mafias, bien au contraire, vous les renforcerez”, c’est-à-dire en montrant que l’effet produit sur les mafias ne sera pas positif, mais négatif, contraire à l’effet attendu.

L1 :  Pour combattre la crise, il faut investir 
L2 : Pour investir, vous devrez emprunter, et, en empruntant, vous renforcerez la crise.

C’est une stratégie de maximisation par le renversement opéré par les contraires, V. Enthymème ; Causalité (2).

2.4 Dilemme des conséquences opposées

Le topos 14 de la Rhétorique envisage le cas suivant :

[L1] Une prêtresse interdisait à son fils de parler devant l’Assemblée en lui disant : “Si tu parles selon la justice, les hommes te haïront, si tu parles contre elle, ce seront les dieux.
[L2] Par conséquent, il faut haranguer l’Assemblée, car si tu parles selon la justice, les dieux t’aimeront, et si tu parles contre elle, ce seront les hommes. (Rhét. 1399a20 ; p. 391)

Chiron suppose, en note, que ce passage est un dialogue, où le second locuteur L2 montre que, pris à la lettre, le même argument conduit aussi bien à une conclusion contraire à celle qui est avancée par L1 (notre notation). Il est courant que la même action ait des conséquences opposées sur deux groupes ou deux personnes, ce qui crée un dilemme :

Si vous faites ceci, vous plairez à Pierre et vous irriterez Paul
Si vous ne le faites pas, vous plairez à Paul et vous plairez à Pierre.

On résout le dilemme par un calcul de préférences : préfère-t-on plaire aux dieux ou aux hommes ? à Pierre ou à Paul ?Et on se résigne aux dommages collatéraux.

2.5 Rejet de l’argument pragmatique

En tant que déterminant d’une action, l’argument pragmatique est un universel anthropologique, consubstantiel à l’activité humaine : on sème pour récolter, et on récolte pour manger. Mais le cycle du positif évolue toujours vers le négatif.

— L’effet prétendument positif peut s’avérer néfaste

Les exemples suivants sont pris dans la Dispute sur le sel et le fer, ouvrage censé reproduire une dispute tenue en 81 avant notre ère, dans la Chine des Han postérieurs. Le Grand Secrétaire, Sang Hong Yang, affronte un groupe de soixante Lettrés sur des questions de politique économique et sociale ; l’argument pragmatique est l’arme favorite du Grand Secrétaire.
La discussion porte sur la politique d’expansion territoriale menée par le Prince de Shang. L’accroissement du territoire présenté comme quelque chose de positif par le Grand secrétaire est rejeté par les Lettrés :

— Le grand secrétaire
[Grâce aux réformes entreprises par le prince de Shang, l’État] put à peu de frais agrandir le territoire de Qin jusqu’à englober tout l’ouest du fleuve Jaune.

— Les Lettrés
Le malheur grandit en proportion de l’extension territoriale.

Huán Kuān, Dispute sur le sel et le fer. 1er S. av. J-C.[2]

Cette maxime des Lettrés peut être considérée comme un argument par les conséquences négatives de l’argument par les conséquences positives avancées par le Grand Secrétaire.

— L’argumentation pragmatique est viciée dans son concept même

De façon bien plus fondamentale, la théorie du Yin et du Yang, dont les développements positifs ou négatifs sont corrélés dans leurs cycles d’expansion/restriction.
L’argumentation pragmatique dans son principe suppose que l’action préconisée est sinon entièrement, du moins plutôt positive, qu’elle amènera une amélioration dans le monde, même si elle peut avoir quelques petits effets négatifs collatéraux. Le Grand Secrétaire, emporté par son lyrisme, suppose même qu’il est possible d’apporter du bien dans le monde sans apporter quelque mal :

[Le Grand Secrétaire] Par les profits tirés des monopoles du sel et du fer et du sel, nous sommes en mesure de satisfaire aux besoins de l’empire en période de crise et de faire face à l’entretien des armées en prévision des périodes de pénurie. Bénéfiques au pays, ils ne lèsent pas les masses. (Id.)

Le Grand Secrétaire est un esprit moderne, auquel la philosophie des lettrés est radicalement opposée. Cette philosophie dit qu’il est impossible d’apporter du bien, du profit, pour les uns sans apporter du mal, de la misère, en égale quantité pour les autres. Le bilan du positif et du négatif est à somme nulle :

[Les Lettrés] Le profit ne tombe pas du ciel, pas plus qu’il ne jaillit spontanément des entrailles de la terre. Il est entièrement tiré de la sueur et du sang du peuple. Dire qu’il a centuplé est une duperie. (Id., p. 40)

Le profit des uns est inséparable des pertes des autres. Selon cette conception du monde, il n’y a pas de “progrès” global. Le monde humain comme le monde naturel fonctionne selon un principe d’équilibre ; le bien qui advient ici est corrélatif d’un mal qui advient ailleurs. Quatre arguments soutiennent cette conclusion qui détruit l’idée même d’argument pragmatique (notre numérotation) ; la récapitulation (5) est confirmée par un principe théorique (6) et par une constatation empirique (7)

(1) Cela fait penser à ce simple d’esprit qui retournait sa fourrure pour protéger le poil, sans s’aviser qu’ainsi il usait la peau. (2) Si une année les prunes sont abondantes, elles seront rares l’année suivante. (3) Le grain nouveau ne mûrit qu’au détriment de l’ancien. (4) Le ciel et la terre ne peuvent atteindre leur plénitude en même temps ; il en va de même des activités humaines. (5) Ce qu’on gagne d’un côté, on le perd nécessairement de l’autre, ainsi (6) le yin et le yang ne peuvent briller simultanément, et (7) le jour alterne avec la nuit. (Id.)


[1] http://www.penseesdepascal.fr/II/II1-moderne.php

[2] Huán Kuān, Dispute sur le sel et le fer. Texte présenté, traduit et annoté par Jean Levi. Paris, Les Belles-Lettres, 2010, p. 39.


 

Politesse argumentative

POLITESSE ARGUMENTATIVE

Dans une situation argumentative, les règles de la politesse linguistique s’appliquent pour tout ce qui ne concerne pas l’objet du débat. Sur le fond, le débat est régi par une préférence pour le désaccord (et non pas pour l’accord). Sur la forme, les règles de la politesse sont remplacées par les règles de la politesse argumentative : par définition de la situation argumentative, chacun est amené à s’en prendre à la face et aux territoires de l’autre.

La politesse linguistique a une fonction de régulation de la relation interpersonnelle :

Relèvent de la politesse, tous les aspects du discours :
1) qui sont régis par des règles,
2) qui interviennent au niveau de la relation interpersonnelle,
3) et qui ont pour fonction de préserver le caractère harmonieux de cette relation. Au pire, neutralisation des conflits potentiels ; au mieux, faire en sorte que chacun des participants soit envers l’autre le mieux disposé possible. (Kerbrat-Orecchioni 1992, p. 159 ; p. 163 ; souligné dans le texte)

Dans le cas général, la conversation est régie par un principe de préférence pour laccord et la coopération. La théorie interactionniste de la politesse décrit les conditions qui réduisent l’agressivité et favorisent cet accord. Brown & Levinson (1978) ; Kerbrat-Orecchioni (ibid.) définissent l’individu par ses faces et ses territoires. L’intervention polie respecte des règles de politesse positive et des règles de politesse négative, vis-à-vis de soi comme vis-à-vis de l’autre.

Ce système est transformé en situation argumentative : la préférence pour l’accord devient une « préférence pour le désaccord » (Bilmes 1991). Les différences sont maximisées, ce qui a des conséquences sur toutes les composantes du système de la politesse linguistique. L’argument de la modestie fournit une illustration typique de ces transformations.

1. Principes de politesse orientés vers l’allocutaire

La politesse négative enjoint d’éviter les actes menaçants envers les territoires ou la face de l’allocutaire, et la politesse positive recommande que soient produits des actes positifs à leur égard (Kerbrat-Orecchioni 1992, p. 184).

La situation argumentative inverse ces principes, pour des raisons qui tiennent à la nature même de cette situation. D’une part, les règles de la politesse positive ne sont pas appliquées ; d’autre part, celles de la politesse négative sont inversées. Par exemple, la règle de politesse générale « évitez d’empiéter sur les réserves [de l’interlocuteur] » (ibid., p. 184) correspond au principe de non-agression, “ne violez pas le territoire de l’autre”. Mais, dans une situation argumentative, le territoire étant disputé, il y a forcément une forme d’agression et de conflit territorial, avec empiétements et contre-empiétements.

Une règle de politesse recommande de « [s’abstenir] de faire [à l’interlocuteur] des remarques désobligeantes, des critiques trop acerbes, des réfutations trop radicales, des reproches trop violents » (ibid.), alors qu’en situation argumentative, la réfutation radicale est recherchée plutôt qu’évitée et la mise en cause négative de l’adversaire est une stratégie standard. S’il y a éloge de l’adversaire, c’est pour le retourner contre la position qu’il défend dans l’interaction en cours, V. Contre-argumentation.

2. Principes de politesse orientés vers soi-même

Comme la précédente, cette rubrique réunit deux familles de principes, les uns négatifs, les autres positifs. En règle générale, il est demandé au locuteur de protéger ses faces et ses territoires :

[1] Sauvegardez dans la mesure du possible votre territoire ; résistez aux incursions par trop envahissantes … Ne vous laissez pas traîner dans la boue, ne tolérez pas que votre image soit injustement dégradée, répondez aux critiques, aux attaques et aux insultes,
[2] Sauf circonstance exceptionnelle, le plaidoyer pro domo est proscrit dans notre société, qui juge sévèrement les manifestations trop insolentes de l’autosatisfaction. (Ibid., p. 182-183)

En situation argumentative, , le locuteur applique vigoureusement les principes positifs jouant en sa propre faveur. La protection et la promotion de son point de vue demandent que ses positions soient défendues, et les attaques réfutées. Les plaidoyers pro domo sont non seulement admis, mais prescrits. L’argumentateur n’hésite pas à faire l’éloge de sa personne aussi bien que de son territoire, ici son point de vue. Cette valorisation est de règle quand elle s’applique aux objets “en question”, qui constituent des enjeux de l’interaction, qu’il s’agisse de la personne ou de ses biens.

Selon les principes de modération dans la valorisation de soi, « si vous avez à faire votre propre éloge, qu’au moins ce soit sur le mode atténué de la litote » (ibid., p. 184) ; et vous pouvez même léser légèrement votre propre territoire et pratiquer une légère autocritique (ibid., p. 154). Ce principe demande qu’on accepte de transiger, de faire des concessions, toutes choses que l’argumentateur peut choisir de faire ou de ne pas faire sans qu’on puisse parler de politesse ou d’impolitesse.

Les règles de politesse concernant les faces et les territoires sont suspendues pour tout ce qui concerne les participants et les objets en relation avec la question débattue, mais elles restent applicables pour tout ce qui n’est pas objet de débat. Il est donc possible qu’un argumentateur grandisse sa face et ses territoires et abaisse ceux de son adversaire, dans une interaction où il se comportera, par ailleurs, de façon polie ou impolie.
Les règles de la politesse argumentative sont celles du débat “honorable” (Hedge, 1838), V. Règles.


 

 

Pertinence

PERTINENCE

Deux défauts de pertinence peuvent être reprochés à une argumentation :
1) l’argument n’est pas pertinent pour la conclusion (n’est pas un bon argument),
2) la conclusion soutenue par l’argument n’est pas pertinente pour la question (ne répond pas à la question).

1. “Ignorance de la réfutation” : une fallacie de méthode dialectique

La fallacie dite “d’ignorance de la réfutation” (ignoratio elenchi [1]) est une fallacie indépendante du discours, V. Fallacieux: Aristote. C’est une fallacie méthodologique, qui se produit,

parce qu’on n’a pas défini ce qu’est la preuve ou la réfutation et parce qu’on a laissé échapper quelque chose dans leur définition. (Aristote, R. S., 167a20 ; p. 17)

Cette erreur méthodologique a été définie d’abord dans le cadre du jeu dialectique, qui permet d’éliminer une proposition si elle conduit à une contradiction. Un participant, le Répondant (dit aussi le Proposant), affirme une proposition P et son partenaire, le Questionneur (l’Opposant ), doit l’amener à se contredire, c’est-à-dire à assumer non P. Le Répondant est ainsi logiquement contraint de retirer la thèse qu’il avait posée en début de partie.
Le jeu est défini sur des propositions contradictoires P et non P, l’une seulement des deux propositions est vraie. L’opposant doit se conformer aux règles de la méthode logique afin de réfuter réellement (et non pas en apparence) l’affirmation primitive.

Le concept de mauvaise conception de la réfutation peut être étendu à l’argumentation en général : « Il argumente et ne sait pas argumenter ; il pense qu’il a prouvé ou réfuté quelque chose, alors qu’il n’a pas avancé d’un pas, etc. »
Ce genre de critique souligne les défauts de pertinence interne : l’argument n’étaye pas la conclusion, ou de pertinence externe : la position défendue est à côté de la question débattue.

2. Pertinence interne : l’argument est pertinent pour la conclusion

Dans le cadre d’une partie de dialectique, le Répondant affirme P. Au terme de l’échange, le Questionneur a construit une chaîne de propositions, toutes approuvées par le Répondant, au terme de laquelle il parvient à la proposition non P. Apparemment, il a donc réfuté son adversaire, le Répondant, et gagné la partie.
Pour le Répondant, la première manière de réfuter la réfutation construite par le Questionneur est ainsi de montrer que les propositions qu’il a admises ne s’enchaînent pas de façon valide pour soutenir cette conclusion non P. Autrement dit, le Répondant a démontré que la conclusion est certes pertinente pour le débat, mais que les arguments ne sont pas pertinents pour la conclusion.

Ceci correspond à la situation où un locuteur prétend avoir réfuté l’adversaire ex datis, ou ad hominem, c’est-à-dire en utilisant uniquement des croyances et des modes d’inférence supposément admis par l’adversaire. Cet adversaire peut résister à la réfutation en brisant la chaîne d’inférence menant à la conclusion qu’il est censé être obligé de concéder.
Dans le cas général, la démonstration du défaut de pertinence de l’argument pour la conclusion s’appuie sur tout le programme de critique du discours fallacieux.

3. Pertinence externe : la conclusion est pertinente pour la question

Toujours dans un échange dialectique, le Répondant ayant affirmé P, le Questionneur construit une chaîne de propositions dont il s’assure pas à pas qu’elles sont toutes admises par le Proposant. Au terme de cette construction, il parvient à la proposition Q, dont il affirme qu’elle est la proposition contradictoire de P, autrement dit que “Q est équivalent à non-P”. Le proposant reconnaît ou non la validité de l’enchaînement déroulé par l’opposant, mais il affirme que la proposition Q n’est pas la contradictoire de P, et, qu’en conséquence, il n’a pas été réfuté. Les arguments sont peut-être pertinents pour la conclusion, mais la conclusion ne réfute pas la thèse en question.

D’une façon générale, l’intervention sans pertinence externe est dite à côté de la question, elle est hors sujet et peut être soupçonnée de vouloir mettre l’adversaire sur une fausse piste. L’accusation de paralogisme se renforce alors d’un soupçon de sophisme.

Les critiques sur la pertinence interne et sur la pertinence externe sont cumulables ; elles invalident un discours en disant qu’il enchaîne mal les propositions, ou que ses conclusions n’ont rien à voir avec le problème, ou les deux.

4. Pertinence de la question pour le “vrai débat”

Le cadre dialectique est binaire : ce que l’autre a vraiment dit est exprimé dans une proposition simple et explicite, ainsi que ce qui compte pour sa réfutation, l’affirmation de la thèse contradictoire. Comme la question est “P ou non P ?”, dire que la conclusion du Questionneur ne réfute pas la proposition avancée, c’est dire également qu’elle n’est pas pertinente pour le débat.

Dans une discussion ordinaire, la situation peut être tout aussi claire. Un étudiant conteste (veut “réfuter”) la note qui lui a été attribuée : “si vous maintenez votre note, je ne serai pas dans les trois premiers de la classe ; il faut que vous m’ajoutiez trois points !”. L’argumentation par les conséquences est on ne peut plus valide. Mais, selon le régime scientifique classique, les conséquences de la note sont non pertinentes pour la détermination de la note. La conclusion de l’élève est à côté de la question officielle “Quelle note le devoir mérite-t-il en lui-même ?”. La question de l’élève n’est pas celle du professeur, mais le professeur reste maître de la question.

Les choses peuvent être plus compliquées. Lorsque le proposant réfute la réfutation qui lui est opposée en disant “ce avec quoi tu es en désaccord n’a rien à voir avec ce que je dis”, ce qu’il a réellement dit peut être difficile à cerner, et peut en permanence être reformulé et réinterprété, V. Reprise ; Épouvantail.
D’autre part, même lorsque la proposition et la réfutation proposée sont fixées (actées par écrit, par exemple), le lien entre les deux n’a pas forcément la clarté de la contradiction binaire. Par exemple, L2 réfute-t-elle L1 ou montre-t-elle simplement que la situation est complexe ?

L1 :      Les spéculateurs achètent des matières premières à l’avance juste pour spéculer sur les futures variations de prix. Ces opérations sur les matières premières devraient être interdites par la loi.
L2 :      Absolument pas. Pour se couvrir des fluctuations des cours, les entreprises doivent pouvoir acheter à l’avance les matières premières dont elles ont besoin.

Enfin, dans le cadre d’une argumentation ordinaire, la question elle-même peut être controversable. Lorsqu’aucun des participants n’est le maître naturel ou conventionnel de la question, chaque participant clé est tenté de s’approprier la question en la redéfinissant, ce qui lui permet de rejeter la réponse de l’opposant comme étant sans rapport avec “le vrai problème”.

L1 :      Ce n’est pas la question !
L2 :      C’est ma réponse aux problèmes qui se posent réellement. Vous posez mal la question, vous ne comprenez rien au problème.

À la réfutation par (accusation de) défaut de pertinence de la conclusion pour le débat en cours, on peut donc répondre par la contre-réfutation de fallacie de question mal posée, ou mal orientée, non pertinente pour le “vrai débat”.
Dans tous les débats sociopolitiques sérieux, la question peut être un enjeu négociable. Le tiers institutionnellement autorisé, par exemple le juge, a pour fonction de stabiliser et de maintenir la question ; il est seul habilité à trancher sur ce qui est pertinent ou non par rapport à la question disputée. D’une façon générale, la participation active de tiers permet de stabiliser quelque peu la question.


[1] Lat. ignoratio elenchi. Le mot grec élenkhos [έλεγχος] signifie : « 1. Argument pour réfuter […] 2. Preuve en général » (Bailly [1901], έλεγχος). Le substantif latin elenchus est utilisé pour rendre les diverses significations grecques. Dans la littérature anglo-saxonne, elenchus est parfois pris au sens de “débat”, par une nouvelle extension de sens. Le titre latin de l’ouvrage d’Aristote Des réfutations sophistiques est De Sophisticis elenchi (Hamblin 1970, p. 305).

Persuasion

1. La persuasion comme essence de la rhétorique

Depuis Isocrate et Aristote, la parole rhétorique argumentative est couramment définie par sa fonction, persuader :

Posons que le rhétorique est la capacité (dunamis) de discerner (theôrein) dans chaque cas ce qui est potentiellement persuasif. (Rhét., i, 2, 1355b26 ; trad. Chiron, p. 124).

Cette définition est reprise par Crassus, mis en scène par Cicéron : « Crassus : ainsi j’ai appris que le premier devoir de l’orateur est de s’appliquer à persuader » (De l’or. I, XXXI, 138 ; p. 51), jusqu’à Perelman & Olbrechts-Tyteca, qui mettent au centre de leur définition « l’adhésion des esprits aux thèses qu’on présente à leur assentiment », avant d’élaborer la notion d’adhésion au moyen de l’opposition établie entre persuader et convaincre, V. Argumentation (1) ; Assentiment;

Selon ces définitions de référence, la rhétorique s’intéresse fondamentalement au discours structuré par l’intention de persuader (illocutoire, s’exprimant ouvertement dans le discours), c’est-à-dire de communiquer, expliquer, légitimer et faire partager le point de vue qui s’y exprime et les mots qui le disent. La persuasion (perlocutoire) résulte de la réalisation de ces intentions.
La tradition rhétorique lie le discours de persuasion à la production d’une représentation probable – vraisemblable, que les philosophes essentialistes, comme Platon, opposent parfois au discours de vérité, V. Probable.

2. Une rhétorique sans persuasion : l’ars bene dicendi

Le chapitre 15 du livre II de l’Institution Oratoire de Quintilien met en question de la définition de la rhétorique en relation avec la persuasion : « la définition la plus commune de la rhétorique c’est qu’elle est “le pouvoir de persuader” » (I. O., ii, 15, 3 ; p. 76), dont il attribue la paternité à Isocrate. Toutes les définitions qui lient la rhétorique à la persuasion sont rejetées :
— Soit comme pouvoir de persuader :

Mais, au vrai, la persuasion n’est-elle pas apportée aussi par l’argent, le crédit, l’autorité et le rang du sujet parlant, ou même, enfin, sans l’aide de la voix, par le seul aspect, lorsque par exemple, le rappel des mérites de quelqu’un, ou un visage qui inspire la pitié, ou la beauté physique, dicte le verdict ? (Ibid., 6 ; p. 76-77)

— Soit comme ouvrière de persuasion, y compris avec la restriction « pouvoir de persuader par la parole » :

Car d’autres que les orateurs persuadent par leur parole et conduisent où ils veulent, les filles galantes, les adulateurs, les corrupteurs. (Ibid.)

Finalement, Quintilien reprend à son compte la définition de la rhétorique attribuée aux stoïciens et à Chrysippe : « la définition qui conviendra parfaitement à la substance de la rhétorique, c’est “la science de bien dire” [rhetoricen esse bene dicendi scientiam] » (ibid. ; p. 84) ; sa finalité est de « penser et de parler comme il se doit. » (Ibid.)

Cette opposition entre rhétorique communicative de la persuasion et rhétorique introvertie du bien dire a été diversement nommée : primaire / secondaire (« primary / secondary rhetoric », Kennedy 1999) ; extrinsèque / intrinsèque (« extrinsischen / intrinsischen rhetoric », Kienpointner 2003). On peut également parler d’une rhétorique de l’énonciation, introvertie, centrée sur le locuteur et son for intérieur, orientée vers la justesse de la pensée et de l’expression. La rhétorique de l’interaction, extrovertie, est focalisée sur l’interlocuteur, elle est communicationnelle et parfois éloquente.

Cette distinction ne correspond pas à celle qu’on pratiquait, dans les années 1960, entre une rhétorique restreinte opposée à une rhétorique générale, et elle n’a rien à voir avec celle qui opposerait une rhétorique des arguments et une rhétorique des figures, V. Figure.

La rhétorique énonciative est une rhétorique dont les dimensions communicationnelle et interactionnelle, donc persuasives, sont affaiblies, mais qui n’en reste pas moins une rhétorique argumentative. La Bruyère a exprimé le sentiment profond de cette rhétorique qui a renoncé à l’éloquence et à la persuasion :

Il faut chercher seulement à penser et à parler juste, sans vouloir amener les autres à notre goût et à nos sentiments ; c’est une trop grande entreprise.
Jean de La Bruyère, Des ouvrages de l’esprit [1688].[1]

3. De la persuasion à l’action

Dans un complément indispensable à la définition de base de l’argumentation, mais souvent négligé, car il n’est sans doute pas facilement articulable à la notion d’auditoire universel, le Traité de l’argumentation prolonge jusqu’à l’action la réflexion sur la persuasion ; l’argumentation produirait une « disposition à l’action » :

Le but de toute argumentation, avons-nous dit, est de provoquer ou d’accroître l’adhésion des esprits aux thèses qu’on présente à leur assentiment : une argumentation efficace est celle qui réussit à accroître cette intensité d’adhésion de façon à déclencher chez les auditeurs l’action envisagée (action positive ou abstention), ou du moins à créer, chez eux, une disposition à l’action, qui se manifeste au moment opportun. (Perelman & Olbrechts-Tyteca [1958], p. 59)

Cette position réaffirmée un peu plus loin : « seule l’argumentation, […] permet de comprendre nos décisions. […] Elle se propose de provoquer une action » (ibid., p. 62).

Le point final du processus argumentatif n’est donc pas la persuasion vue comme un simple état mental, une “adhésion de l’esprit” ; l’ultime critère de la persuasion complète est l’action accomplie dans le sens suggéré par le discours, au terme d’un processus où les valeurs ont pris le relai de l’émotion. On espère trouver dans cette combinaison une réponse au problème philosophique de l’action.

4. Persuasion, identification, auto-persuasion ?

Burke a souligné que la persuasion rhétorique suppose une identification :

Quand vous êtes avec les Athéniens, il est facile de louer les Athéniens, mais pas quand vous êtes avec les Lacédémoniens : tel est peut-être le cas de persuasion le plus simple. Vous persuadez quelqu’un seulement dans la mesure où vous parlez son langage, par la parole, le geste, la tonalité, la disposition, l’image, l’attitude, l’idée, en identifiant vos façons de faire avec les siennes [identifying your ways with his]. (1950, p. 55)

Selon la doxa rhétorique, l’orateur qui veut persuader un auditoire doit passer des accords préalables avec lui, V. Conditions de discussion. Cette négociation des accords ne peut se faire que par un dialogue argumentatif préalable au dialogue argumentatif principal, ce qui engage dans un paradoxe : pour parvenir à un accord, il faut déjà être d’accord. Sous peine de régression à l’infini, l’orateur doit se résoudre non pas à se mettre d’accord avec mais à s’accorder à son auditoire. Pour cela il s’informe sur cet auditoire dont il se fait une image ; c’est bien ce que prévoit la théorie des èthè des auditoires, V. Éthos. Le discours de l’orateur réfracte ce travail sur l’auditoire par trois moyens, chacun d’eux étant calculé en fonction de l’auditoire et correspondant à une forme d’accord implicite ou explicite, passé avec lui. D’une part, par des preuves éthotiques, il se présente / se construit discursivement en fonction de son auditoire ; ensuite, par des preuves logiques, il choisit et schématise ses objets et ses jugements en fonction de, ou parmi ceux que l’auditoire peut admettre (il argumente ex concessis – ex datis) ; enfin, par des preuves pathémiques, il se met en empathie avec son auditoire.

En conséquence, pour obtenir l’identification de son auditoire à sa propre personne, l’orateur doit d’abord s’identifier à cet auditoire. Au terme de ce processus d’adaptation, on peut se demander, en fin de compte, qui a absorbé qui, qui a persuadé qui ? La rhétorique extrovertie, rhétorique de la persuasion, est menacée par le solipsisme de l’identification ; elle n’exprime qu’une introversion de groupe. L’étrange terme de « communion » proposé par le Traité caractérise bien l’aboutissement de ce processus d’empathie fusionnelle.

La notion d’identification dans la théorie de l’argumentation dans la langue

La notion d’identification est fondamentale dans la théorie de l’argumentation dans la langue. Le producteur de l’énoncé met en scène une gamme d’énonciateurs, sources des points de vue évoqués dans l’énoncé, puis il s’identifie à tel énonciateur et non pas à tel autre, cette identification étant marquée dans la structure grammaticale. Mais ce concept d’identification est totalement étranger au concept psychologique d’identification discuté en liaison avec la question de la persuasion.

5. Qui étudie la persuasion ?

L’argumentation rhétorique ne peut pas être caractérisée par son objet qui serait le processus de persuasion, pour la simple raison que la persuasion est un objet revendiqué par bien d’autres disciplines : sciences et philosophie de la cognition, neuropsychologie, “programmation neurolinguistique”, etc.

L’ouvrage, célèbre et évité, de Vance Packard, La persuasion cachée [Hidden persuaders], est paru en 1957, un an avant le Traité de l’argumentation. Il développe une critique de l’approche de la décision comme dérivée de bonnes raisons exposées dans un discours persuasif : les gens énumèrent toutes les bonnes raisons qu’ils ont d’acheter tel type de produit, et au bout du compte ils en achètent un autre. Cette critique a été élaborées dès le début des années 1920 par Walter Lippman (1922), puis par Edward L. Bernays (1928), qui ont jeté les bases d’une recherche des motivations inconscientes des acheteurs, et des électeurs, mais néanmoins déterminantes pour leurs choix, fondant ainsi le nouveau champ d’étude des “Relations Publiques” [Public Relations, PR)

Le neuromarketing poursuit cette entreprise de dissolution du concept de persuasion par la recherche des méthodes capables d’orienter l’acheteur et de déclencher le réflexe d’achat. L’analyse de la persuasion est un des objets de la psychologie sociale. Cette discipline compte parmi ses objets fondamentaux l’étude théorique et expérimentale des influences sociales : la persuasion, les convictions, la suggestion, l’emprise, l’incitation…, la formation et les manifestations des attitudes, des représentations, et les transformations des manières d’agir des individus ou des groupes. Le mouvement du monde, les événements matériels, parmi lesquels les découvertes scientifiques, les innovations techniques et les flux langagiers qui les accompagnent ou les constituent, produisent et rectifient les représentations, les pensées, les paroles et les actions des individus et des groupes.

Les grandes études classiques de psychologie sociale publiées au siècle dernier sur la persuasion ne mentionnent guère la rhétorique, ni d’ailleurs l’argumentation ; par exemple, on ne trouve ni le mot rhétorique ni le mot argumentation dans un recueil de textes sur la psychologie de la persuasion, intitulé La persuasion (Yzerbit et Corneille 1994). La problématique de la persuasion peut être légitimement invoquée à propos du discours, mais l’étude du processus de persuasion, y compris sous ses facettes langagières, ne peut en aucun cas être menée dans le seul cadre des études rhétoriques (Chabrol et Radu 2008).

Dans le monde contemporain l’accent est mis sur l’influence et sur les influenceurs plus que sur la persuasion, ce qui peut s’interpréter comme une prédominance de la suggestion sinon de la manipulation, sur les processus persuasifs ouverts.

6. La persuasion, une fonction du langage

De même que la rhétorique ne peut pas se définir par la persuasion, elle ne peut pas se définir comme l’étude des genres langagiers persuasifs, dans la mesure où la fonction persuasive n’est pas liée à un genre mais est coextensive à l’exercice du langage. La fonction persuasive est un aspect de ce que les différents modèles des fonctions du langage classent comme fonction d’action sur le destinataire (fonction d’appel, Bühler [1933], ou fonction conative, Jakobson [1963]).).

Si la persuasion est définie comme un changement des représentations et, par conséquent, du comportement de l’interlocuteur, alors toute énoncé informatif, comme “il est 8 h” est argumentatif. Si le destinataire doit prendre le train de 7h55 et savoure un dernier café, pensant qu’il est huit heures moins le quart, alors l’information change radicalement sa vision de l’avenir immédiat. La logique naturelle est également une théorie de la persuasion généralisée, par focalisation de l’attention sur les aspects pertinents de la réalité.

Benveniste oppose l’histoire (le récit) au discours, et fait de l’intention d’influencer une caractéristique de tout discours :

Nous avons, par contraste, situé d’avance le plan du discours. Il faut entendre discours dans sa plus large extension : toute énonciation supposant un locuteur et un auditeur, et chez le premier l’intention d’influencer l’autre en quelque manière. C’est d’abord la diversité des discours oraux de toute nature et de tout niveau … mais c’est aussi la masse des écrits qui reproduisent les discours oraux ou qui en empruntent le tour et les fins.
(Benveniste [1959], p. 242 ; nous soulignons).

Nietzsche, dans ses leçons sur la rhétorique, généralise la force rhétorique pour en faire « l’essence du langage » :

La force [Kraft] qu’Aristote appelle rhétorique, qui est la force de démêler et de faire valoir, pour chaque chose, ce qui est efficace et fait de l’impression, cette force est en même temps l’essence du langage : celui-ci se rapporte aussi peu que la rhétorique au vrai, à l’essence des choses ; il ne veut pas instruire [belehren], mais transmettre à autrui [auf Andere übertragen] une émotion et une appréhension subjective. ([1971], p. 111)

Ces tendances à la généralisation de la persuasion à tout discours sont compatibles avec toutes les définitions classiques de la rhétorique comme technique capable de développer la capacité langagière des individus (Lausberg [1960], §1-11).

Persuasion et alignement

Dans cette perspective, se dégage une définition strictement langagière de la persuasion : tenter de persuader, c’est cadrer, c’est-à-dire tenter d’inscrire la réaction langagière de l’interlocuteur dans la “suite idéale”, tracée par l’intervention du locuteur. Cette suite idéale a pour caractéristique majeure de respecter les présupposés, et sans doute bon nombre de sous-entendus et d’apporter de nouveaux développements sur le thème donné. Il s’ensuit qu’être persuadé, c’est s’aligner, ratifier le discours auquel on est exposé, respecter le cadrage imposé et produire des interventions argumentativement co-orientées à celles de l’heureux persuadeur. On externalise ainsi la notion de persuasion, en d’autres termes, on en fait l’économie.

7. Persuasion et « colonisation des esprits »

Le mot persuasion a une orientation positive. Toute la réflexion sur la persuasion rhétorique est guidée par le présupposé que l’œuvre de persuasion est intrinsèquement bonne, même si les hommes et les femmes ont une tendance fâcheuse à faire un mauvais usage des meilleures choses. Le persuadeur est mis dans la position haute, de l“homme de bien”, porteur de l’intérêt général, aristocrate de la parole, alors que l’auditoire est dans la position basse, inconsistante, de ceux qui ne savent pas trop, qui sont incapables de mener à terme un raisonnement soutenu (voir la définition dite “rhétorique” de l’enthymème) ni de décider par eux- mêmes, qui risquent de se laissent manipuler, et qu’il faut donc guider, V. Orateur.

Sur le plan politique et religieux, la persuasion est le nom décent de la propagande ; propagandistes et convertisseurs se veulent également “hommes de bien” désireux de persuader. À l’époque même du Traité, Domenach attribuait à la propagande la fonction de « créer, transformer ou confirmer des opinions » ([1950], p. 8), la fonction même que la Nouvelle rhétorique attribue à l’argumentation.
Persuader, c’est convertir ou « coloniser les esprits », selon l’expression de M. Mead (Dascal 2009), pour les sauver de quelque mal et les orienter vers quelque bien dont ils ne sont ni persuadés ni convaincus. Pas plus que de juges et de tribunaux, les dictatures et les intégrismes n’ont jamais manqué de persuadeurs.

On peut répondre à ce discours contre la persuasion qu’il y a plusieurs différences essentielles entre argumentation et propagande.
D’une part, l’argumentation est une activité critique, qui suppose un dialogue entre partenaires en principe égaux ; encore faut-il que leurs droits politiques et humains et leur sécurité soient assurés et qu’ils disposent du temps nécessaire à la réflexion et à la discussion.
L’argumentation est par nature ouverte. L’intention persuasive s’avoue comme telle, alors que l’influence exercée par la propagande est infra-consciente, et se dissimule pour paraître refléter la nature des choses. La propagande est diffuse et lancinante.
La propagande met en œuvre tous les moyens, y compris l’argumentation. Bien au-delà du langage, elle a recours à la suggestion, la théâtralisation, la ritualisation, et s’articule bien avec l’action violente.

8. Argumenter dans une structure d’échange

La théorie de la persuasion rhétorique est discutée dans le cadre d’une interaction sans structure d’échange, ce qui explique le rôle essentiellement passif attribué à l’auditoire.

8.1 L’argumentation dialectique : réduire la diversité des positions

La pragma-dialectique part non pas d’une opinion à transmettre, mais d’une différence d’opinion, qui accorde à chaque opinion une égale dignité de principe, le but final étant de réduire cette différence. Elle « prend pour objet la résolution des divergences d’opinions par le moyen du discours argumentatif » (van Eemeren & Grootendorst 1992, p. 18). Elle ouvre au maximum, dans sa règle 1 l’espace du débat et de la controverse :

Liberté — Les parties ne doivent pas faire obstacle à la libre expression des points de vue ou à leur mise en doute. (Eemeren, Grootendorst, Snoeck Henkemans 2002, p. 182-183)

Elle se propose de parvenir à un consensus rationnel, par élimination du doute ou du point de vue mis en doute. Cette résolution se fait par élimination de l’opinion qui n’a pas été défendue de façon concluante :

Clôture — si un point de vue n’a pas été défendu de façon concluante, celui qui l’a avancé doit le retirer. Si un point de vue a été défendu de façon concluante, l’autre partie doit retirer les doutes qu’il avait émis vis-à-vis de ce point de vue. (Ibid.)

Ces opérations doivent conduire à un consensus soit sur l’opinion, soit sur son retrait de l’interaction actuelle, sinon de l’esprit de l’autre, du moins de l’interaction actuelle. La persuasion pragma-dialectique valide l’opinion qui a soutenu l’épreuve du feu de la critique.

8.2 Approches interactionnelles : articuler les positions

Les approches interactionnelles de l’argumentation s’orientent vers une direction différente, celle de la co-construction des positions, qui substitue l’effort de coopération à l’effort de persuasion, et renonce à l’idée que l’autre point de vue peut / doit être éliminé.

La thèse que l’on propose à l’assentiment de l’interlocuteur peut sortir profondément transformée de la rencontre. Mieux que par élimination des différences, le consensus peut être obtenu par fusion des points de vue primitifs ou par co-construction d’une nouvelle argumentation produisant un nouveau point de vue. En somme, les interactants se comportent comme des dialecticiens évolutionnistes hégéliens procédant par synthèse des positions en présence, et non pas comme des dialecticiens aristotéliciens, qui avancent par élimination du faux.

 

[1] Les Caractères ou les mœurs de ce siècle [1688]. In Œuvres complètes, texte établi et annoté par J. Benda, Paris, Gallimard, 1951.


 

Persuader – Convaincre

PERSUADER – CONVAINCRE

Les verbes persuader et convaincre sont utilisés comme des quasi- synonymes dans les traductions classiques. Le Traité de l’argumentation établit une distinction dans leurs usages, selon la qualité des auditoires : l’acceptation par l’auditoire universel valide une argumentation comme convaincante ; l’acceptation par certains auditoires particuliers établit seulement qu’elle est persuasive.

L’opposition de persuader à convaincre est une des thématiques majeures qui organisent le Traité de l’argumentation (1958) de Perelman & Olbrechts-Tyteca.

1. L’héritage des mots

En grec, le mot utilisé pour désigner la preuve rhétorique est pistis (πίστις). À la différence du mot français preuve, qui met l’accent sur la référence à une réalité, pistis appartient à une famille de termes exprimant les idées de « confiance en autrui, ce qui fait foi, preuve » (Bailly [1901], [Pistis]), mettant ainsi l’accent sur la relation interpersonnelle. La famille lexicale de termes grecs que l’on traduit par persuader, persuasion associe les sens de « persuader, séduire, tromper qn », ainsi que « obéir à qn » (ibid., [Peitho]).
À cette famille appartient également le nom propre Peithô, nom de la compagne d’Aphrodite, parfois Aphrodite elle-même, déesse de la beauté, de la séduction et de la persuasion. Vu au travers des dictionnaires, le terme pistis est, pour nous, syncrétique ; il couvre le champ de la preuve, de la séduction, de la soumission et de la persuasion. Il en résulte en somme que dire “la preuve rhétorique persuade” est un pléonasme.

En latin, le verbe suadere signifie « conseiller » ; l’adjectif correspondant, suadus, signifie « invitant, insinuant, persuasif » (Gaffiot [1934], Suadeo).
Persuadere est formé de suadere et du préfixe aspectuel per- indiquant l’aboutissement du procès. Il a le sens de « 1. Décider à faire quelque chose […] 2. Persuader, convaincre » (ibid., Persuadeo).
Convincere est composé de con- (cum) + vincere, vaincre, “vaincre parfaitement” (ibid., art. Convinco) ; le préfixe cum- a, dans ce mot, le sens d’un accompli, comme le per– de persuadere. Il a pour premier sens « confondre un adversaire » (ibid.). Le même sens se retrouve dans l’expression française “convaincre X de mensonge”, où convaincre est suivi d’un objet direct désignant un être humain X et d’un groupe nominal “de + substantif” désignant quelque chose de condamnable, que X se défendait d’avoir commis.

Persuadere et convincere marquent tous deux des accomplissements, mais de types différents : pour persuadere jusqu’à l’action ; pour convincere jusqu’à l’irréfutabilité.
En anglais, la tradition voudrait que, conformément à leur étymologie, to convince soit réservé pour des situations dans lesquelles les croyances sont changées sans qu’il y ait passage à l’action, et que to persuade le soit pour des situations où une action est entreprise. Mais en pratique, les deux termes sont utilisés comme synonymes.

2. L’opposition conceptuelle persuader vs convaincre

Alors que les traducteurs des grands textes de la rhétorique classique emploient indifféremment persuader et convaincre, la théorie néo-classique de l’argumentation de Perelman & Olbrechts-Tyteca, oppose ces deux verbes sur la base de la qualité des auditoires qui les acceptent :

 Nous proposons d’appeler persuasive une argumentation qui ne prétend valoir que pour un auditoire particulier et d’appeler convaincante celle qui est censée obtenir l’adhésion de tout être de raison. ([1958], p. 36).

C’est une définition stipulative, dont la visée est normative :

C’est donc la nature de l’auditoire auquel des arguments peuvent être soumis avec succès qui détermine dans une large mesure et l’aspect que prendront les argumentations et le caractère, la portée qu’on leur attribuera. Comment se représentera-t-on les auditoires auxquels est dévolu le rôle normatif permettant de décider du caractère convaincant d’une argumentation ? Nous trouvons trois espèces d’auditoires, considérés comme privilégiés à cet égard, tant dans la pratique courante que dans la pensée philosophique. Le premier, constitué par l’humanité tout entière, ou du moins par tous les hommes adultes et normaux et que nous appellerons l’auditoire universel ; le second, formé dans le dialogue par le seul interlocuteur auquel on s’adresse ; le troisième, enfin, constitué par le sujet lui-même, quand il délibère ou se représente les raisons de ses actes. (Ibid., p. 39-40).

Le Traité ne parle pas de fallacies, mais l’évaluation des arguments est une question clé du livre. L’acceptabilité par l’auditoire universel est le critère absolu de validité d’une argumentation.
L’instance évaluatrice n’est pas le logicien juge rationnel, mais les auditoires, chacun selon son degré de rationalité. La critique et l’évaluation des arguments en présence, l’exercice de la réfutation, ne sont pas seulement du ressort de l’orateur, mais incombent également à l’auditoire.

3. L’opposition lexicale persuasion vs conviction

Les verbes persuader et convaincre appartiennent à un champ synonymique incluant les verbes suivants, désignant des actions sur autrui pouvant se réaliser sous forme d’actes de parole :

catéchiser, conseiller, convertir, (exercer une) emprise, exciter, exhorter, inculquer, influencer, insinuer, inspirer, inviter, prêcher, suggérer, … (DES, Persuader ; Convaincre).

Cette base lexicale est une riche source d’orientations et d’oppositions sémantiques dont l’exploitation devrait contribuer à la réflexion sur la diversité des effets attendus du discours en général et du discours argumentatif en particulier.

En français contemporain, les familles dérivationnelles de persuader et convaincre sont homologues :

V         PPrst/Adj (actif) PP/Adj (passif) Subst -ion
persuader persuasif persuadé persuasion
convaincre convaincant convaincu conviction

Mais il existe une opposition aspectuelle persuasion / conviction : “la conviction est le résultat du processus de persuasion” ; cette opposition se manifeste dans les paires :

la persuasion                                                 la conviction
le processus de persuasion                           *le processus de conviction
l’auto-persuasion                                          
*l’auto-conviction

— Les deux oppositions suivantes sont plus récentes, mais bien installées dans la pratique.
*c’est ma persuasion (en fr. actuel)            c’est ma conviction
*une, la, les persuasion(s) de Pierre             une, la, les conviction(s) de Pierre

Le Traité discute l’opposition conceptuelle sur des verbes, persuader vs convaincre, et non pas, comme on le fait généralement, sur des substantifs, persuasion et conviction. C’est parce que ces substantifs ne s’opposent pas comme croyance / savoir, mais sur une base aspectuelle d’un autre type. Il y a des contraintes strictement lexicales sur la construction du langage conceptuel.

Le script de l’acte rhétorique de persuasion, produisant de nouvelles convictions est le suivant.
— Un orateur développe devant un auditoire un discours (se voulant) persuasif, soutenant la position P, dans le cadre d’une question Q.
— Si cet orateur réussit dans son entreprise,
           A est convaincu ou persuadé de P
           A a de nouvelles convictions (*persuasions).


 

Pente glissante

Arg. de la PENTE GLISSANTE

L’argument de la pente glissante [1] sert à réfuter une mesure proposée. Il consiste à montrer que cette mesure amorce de fait un processus par étapes qu’il sera impossible de stopper si on le laisse s’installer.

1. Réfutation par l’argument de la pente glissante

1.1 “Si on légalise la drogue, ça veut dire qu’il faut tout légaliser

Dans l’extrait suivant, AC soutient qu’il faut légaliser la drogue. Son interlocuteur FC rejette cette proposition, qui, selon lui, serait un premier pas sur une pente glissante, amenant à légaliser toutes les drogues, y compris les plus dures.

Nouvel Observateur : — Anne Coppel (AC), dans le livre que vous publiez avec Christian Bachmann, “Le Dragon domestique”, vous prenez parti pour la légalisation de la drogue. Vous ne craignez pas de passer pour des suppôts de Satan ?
AC : — Plutôt que de légalisation, nous préférons parler de domestication, car cela suppose une stratégie progressive ; ce n’est pas une politique que l’on peut mettre en œuvre du jour au lendemain. Elle ne supprimera pas le problème de la drogue. Mais c’est une solution plus rationnelle, qui éliminera les mafias, réduira la délinquance, réduira aussi tous les fantasmes qui alimentent la drogue elle-même et font partie de son marketing.
FC : — […] Troisièmement, si on légalise la drogue, cela veut dire qu’il faut tout légaliser, sans exclusive. Il y a dans la démarche du toxicomane quelque chose qui l’incite à prendre un produit justement parce qu’il est interdit. Vous légalisez le cannabis, bien. Puis la cocaïne, puis l’opium, puis l’héroïne … Et pour le crack, qu’allez-vous faire ? Il vous faudra bien le légaliser aussi. Et ensuite l’ice, et puis de nouveaux produits, toutes les saloperies que l’homme est capable de créer. Il faudra les légaliser au fur et à mesure, sinon les marchés parallèles s’organiseront sur les produits qui resteront interdits.
Le Nouvel Observateur, 12-18 octobre 1989

1.2 Schéma

L’argument de la pente glissante procède selon les étapes suivantes.

Question argumentative — Faut-il faire A ? Ici, “Faut-il légaliser le cannabis ?

Proposition —  L1 propose de légaliser le cannabis, pour telle et telle raison. AC appuie sa proposition de légaliser/ domestiquer la consommation de cannabis par une argumentation pragmatique sur les conséquences positives.

Opposition — L’opposant FC est réticent à accepter cette proposition ; pourtant, il pourrait peut-être le faire ; les raisons présentées par AC sont peut-être à prendre au sérieux. Mais il refuse de “rentrer dans le jeu” que propose AC, car il fait l’analyse suivante de la situation dans laquelle se pose la question.

(I) Opération de catégorisation.
La proposition porte sur un objet, un être, une substance qui entre dans la catégorie S. Cette catégorie regroupe, outre A, les substances A1, A2, … Ici, FC classe le cannabis dans la catégorie des drogues :  Le haschich est une drogue, comme l’héroïne, le crack, etc.
FC élargit donc la question de la légalisation du cannabis à celle de la légalisation des drogues. Cette première étape joue un rôle décisif dans l’argumentation.

(II)  Opération de gradation des éléments de cette catégorie :
A, A1, A2, … forment une série ordonnée de dangerosité croissante dans la catégorie des drogues dangereuses. Le cannabis occupe la position la plus basse, le point d’entrée sur cette échelle :

——/——————/——————/——————/——>    DANGEROSITÉ
A                         A1                    A2                  A3
cannabis          héroïne          crack              ice

Ici FC considère que le cannabis est une substance relativement peu dangereuse, mais tout de même dangereuse ; que l’héroïne est plus dangereuse que le cannabis ; et que le crack est encore plus dangereux que l’héroïne, etc.
Le cannabis est le point “bas”, le point faible par lequel on entre dans la catégorie des drogues.

(III) Risque de contamination
A
est proche de A1 et A1 est proche de A2, etc. De proche en proche, par contamination, la question posée et la décision prise d’abord au sujet de A  risquent d’être généralisées à A1 et A2. Or la même décision prise pour A1 serait clairement inacceptable, et l’extension à A3 par le même mécanisme de proximité serait scandaleuse.

Ici, la décision de légaliser le cannabis serait un premier pas vers la légalisation de l’héroïne, puis du crack, puis « de toutes les saloperies que l’homme est capable de créer ».
Accepter de légaliser le cannabis fournirait un précédent ; les mêmes arguments qui justifient la décision sur le cannabis pourraient servir pour l’héroïne puis pour le crack, etc. : “Si vous commencez, vous n’aurez plus de raisons de vous arrêter”.
Bref, en acceptant A, on s’engagerait dans un processus infernal qui s’autoalimente : on mettrait le petit doigt dans l’engrenage.

(IV) Conclusion : La proposition A doit être rejetée ; on ne doit pas légaliser le haschich.

Le contre-argument de la pente glissante est un autre nom de l’argument de direction, V. Étape. Il repose sur le principe de précaution, visant à prévenir un risque d’extension de la mesure proposée à des cas où elle est jugée clairement inacceptable et dangereuse.

1.3 Développement de l’argument : Le proposant manipulateur ?

L’opposant peut considérer, au moins par défaut, comme c’est le cas dans l’exemple proposé, que le proposant est bien intentionné, mais qu’il ne voit pas les conséquences dangereuses que son projet pourrait entraîner. Dans ce cas, le proposant est présenté comme un naïf ou un idéaliste, mais son intégrité morale n’est pas mise en cause.
À l’inverse, dans une démarche plus polémique, l’opposant peut imputer au proposant une manœuvre machiavélique, le soupçonner d’agir avec des intentions cachées, dans une démarche manipulatrice du type amorçage ou pied dans la porte.
Le proposant peut se défendre de cette accusation en invoquant la sixième règle de Hedge : « On ne doit pas imputer à une personne les conséquences de sa thèse, à moins qu’elle ne les revendique expressément » (1838, p. 159-162).
On retrouve la différence entre l’imbécillité paralogique “il n’est même pas conscient des conséquences de ses actes” et la crapulerie sophistique “il nous cache ses intentions réelles”, V. Sophisme.

1.4 Mécanismes d’enchaînement

Les mécanismes d’entraînement mis en jeu au stade 4 peuvent être très différents.

— Organique, causal
La métaphore du petit doigt qui entraîne le bras qui entraîne tout le corps met l’accent sur la causalité physique qui meut le processus.
En ce sens, l’effet petit doigt dans l’engrenage est un effet domino qui s’emballe : non seulement la chute du premier domino entraîne mécaniquement celle du second, mais les dominos sont de plus en plus gros.

— Psychologique : le pied dans la porte.
Le contre-argument de la pente glissante est fondé sur le principe de précaution, visant à prévenir un risque d’extension de la décision adoptée. En termes stratégiques, la manœuvre vise à contrecarrer la stratégie d’amorçage, ou pied dans la porte, qui permet de grignoter les positions de l’adversaire.

1.5 Pente glissante et gaspillage

La structure générale de l’argument de la pente glissante est complémentaire de celle de l’argument du gaspillage.
— Pente glissante : Ne commencez pas, vous ne pourrez plus vous arrêter !
— Gaspillage : Puisque vous avez commencé, vous devez continuer.

2. Répliques à la réfutation par l’argument de la pente glissante

Pour se défendre, le proposant peut notamment remonter au stade (1) et soutenir que la catégorisation de A avec A1, A2, … est inacceptable.
Pour cela, il recatégorise le haschich comme une drogue douce, avec le bon vin et le bon tabac, “qui n’ont rien à voir avec l’héroïne et encore moins avec le crack”, V. A pari.


[1] Argument de la direction ; du petit doigt dans l’engrenage. Ang. slippery slope argument.

Péchés de langue et fallacies

PÉCHÉS DE LANGUE et fallacies

 

Dans Les Péchés de la langue au Moyen Âge, Casagrande et Vecchio (1991) montrent le lien de la parole au péché ; la norme n’est plus fondée sur un impératif logique (fallacies) mais sur un impératif religieux de contrôle de sa langue. De la même manière, dans la tradition musulmane, les paralogismes deviennent “les règles du Diable”.

À l’époque contemporaine, la théorie des fallacies se réclame d’une exigence de vérité et de rationalité et affiche une défiance de principe vis-à-vis de la parole spontanée, vectrice d’erreur et de tromperie, V. Fallacies ; Critique ; Évaluation ; Norme. D’autres cultures donnaient d’autres fondements à la critique de la parole ; dans un ouvrage riche d’enseignements où elles font l’histoire des Péchés de la langue au Moyen Âge, Casagrande et Vecchio (1991) montrent le lien de la parole au péché. Il ne s’agissait pas alors d’établir les normes d’un discours rationnel, mais d’un discours sans péché, impeccable, sinon “saint”. La faute s’est déplacée : l’acte de langage qui était déclaré peccamineux au nom de la religion est considéré comme fallacieux, sophistique ou paralogique au nom de la rationalité. Qu’il s’agisse de péché ou de fallacie, de faire son salut ou de se comporter rationnellement, il s’agit toujours de normer les comportements verbaux, d’inciter au contrôle de sa langue.
Rapprocher la théorie des fallacies de celle des péchés de la langue n’est pas commettre le péché de derisio, ni envers l’une ni envers l’autre. Ce rapprochement permet au contraire de montrer l’enracinement anthropologique de l’idée de critique du discours.

Casagrande et Vecchio synthétisent les données des différents traités médiévaux en une liste de quatorze péchés, qui peuvent être interprétés en termes de comportements argumentatifs interactionnels fallacieux. Cette stigmatisation des péchés-fallacies a pour fonction de réguler l’interaction, dans un contexte religieux où la dissymétrie des places et la valorisation de l’autorité jouent un rôle central, V. Politesse.

Les catégories et les noms des péchés proviennent de Casagrande et Vecchio ; nous proposons les rubriques et leurs titres.

(1) Péchés contre la vérité

Mensonge (mendacium)Le mensonge, en tant que parole disant le faux à quelqu’un qui n’a pas les moyens d’accéder à la vérité, correspond à une violation du principe de coopération au plan interindividuel, considéré comme un péché dans le système de normes religieuses.

Parjure et faux témoignageEn rhétorique, le serment et le témoignage, instruments majeurs de manifestation de la vérité, sont considérés comme des preuves non techniques.
Leur correspondent les péchés de parjure (perjurium), et de faux témoignage (falsum testimonium). Ce sont des formes socialement aggravées de refus de coopération alors que l’institution l’exige solennellement.

(2) Péchés de dispute

La rivalité, le conflit (contentio), la supputation, la discussion (disputatio) sont les noms désignant l’activité même de “disputer”, d’argumenter, qui est ainsi considérée comme pécheresse par son essence. C’est le péché sans doute le péché d’Abélard (1079-1142), le premier des intellectuels.
Le passage du peccamineux au fallacieux est explicite dans la Logique de Port-Royal où est condamné l’amour excessif de la dispute, « l’esprit de contradiction », comme sophisme d’amour-propre (n° 6 et 7), trait fondamental du caractère des « contredisan[t]s » (Arnauld et Nicole [1662], p. 270, V. Fallacieux: Les Modernes). L’exercice du débat est soumis à un impératif moral : la contradiction doit être l’expression d’un sentiment authentique, et non pas « maligne et envieuse. » (Ibid.)
Cette addiction à la dispute lorsqu’elle se manifeste dans le domaine judiciaire,  est considérée comme une pathologie, la quérulence, « tendance pathologique à la revendication, […] revêtant parfois une forme processive ». 

On voit que si la mise en discussion des opinions et des autorités est fondamentalement légitime, V. Règles §2, il est tout aussi légitime de refuser la discussion lorsque l’interlocuteur est motivé par la recherche paranoïaque du débat pour le débat.

On discerne ensuite deux familles de péchés de positionnement interactionnel, d’une part, les péchés “envers l’autre”, le partenaire avec qui on dispute, et, d’autre part, les péchés commis “envers soi-même”, en tant que locuteur. Dans les deux cas, il s’agit de bannir des traitements illégitimes des partenaires de l’interaction.

(3) Trois sortes de péchés envers le partenaire

Traitement négatif indu
Propos blessants (contumelia) ou médisance (detractio). Ces deux péchés correspondent globalement à la fallacie d’attaque personnelle, ad personam. On peut également rattacher à cette fallacie la derisio, en tant que moquerie méprisante.

Traitement négatif sous couvert du positif
C’est le mécanisme de la réfutation par l’évidence à l’œuvre dans l’ironie (ironia). Ce traitement blessant de l’autre n’est mentionné que latéralement dans les théories contemporaines de l’ironie.

Traitement positif indu
Courtisanerie, flatterie (adulatio), et même de simple éloge (laudatio). Ces deux péchés mettent en jeu des mécanismes interactionnels que l’on retrouve dans la fallacie de modestie (ad verecundiam). Par l’adulatio et la laudatio, le locuteur s’humilie indûment devant son interlocuteur, l’élève et le pousse à l’orgueil. La logique, la religion, la politesse disent la même chose.

(4) Deux sortes de péchés envers soi-même

Traitement positif indu
Le péché de vantardise (iactantia) stigmatise un traitement survalorisé de l’image de soi projetée dans la discussion. Dans la théorie de la politesse, la iactantia pèche contre la modestie. Dans la théorie de l’argumentation, c’est une fallacie d’éthos surdimensionné.

Traitement négatif indu
Le péché de celui qui se tait (taciturnitas) se rattache à la famille des fallacies de modestie (verecundia), dans laquelle le “respect humain” inhibe la parole vraie.
Le défaut de parole se manifeste aussi bien lorsqu’il faudrait parler pour exprimer une vérité profane, pour proclamer la vérité religieuse, ou simplement pour assurer la circulation routinière de la parole qui soude la communauté.
Ce silence transgressant l’obligation de parole est différent des silences dont on tire argument.

(5) Un péché d’insoumission, le murmure

Celui qui se plaint toujours, qui grommelle contre l’autorité commet le péché de murmure (murmur). Parallèlement, celui qui refuse de se plier à la force du meilleur argument alors qu’il n’a pas grand-chose à lui opposer sauf son intime conviction ou son intime sentiment de la justice se rend coupable de fallacie, V. Dissensus ; Règles. L’insoumission est considérée comme irrationnelle-illégale-peccamineuse.

(6) Le péché d’éloquence

L’éloquence, vue comme abondance de mots, amplification, redite, grossissement, est la mère de toutes les fallacies, V. Verbiage.
La même évaluation doit s’appliquer à la parole oiseuse (vaniloquium), comme au bavardage (multiloquium).

(7) Blasphèmes et malédictions, péchés liés à la colère

Un dernier groupe de péchés sanctionne la violation de l’interdit sur les paroles obscènes (turpiloquium), le péché d’irrespect qui blesse la pudeur (ad reverentiam), la blasphémie (blasphemia) et la malédiction (maledictum), qui sont des péchés de colère.
On peut rapprocher ce groupe des fallacies ad passiones faisant appel au désir ou à la colère.

En résumé, la théorie des péchés de la langue est une théorie critique du discours qui condamne le refus de coopération, le goût de la dispute pour elle-même, les positionnements interactionnels inadaptés, l’insoumission à l’autorité du vrai et à ses représentants, la perte du contrôle de soi et de ses paroles.
Chacun des comportements visés est également stigmatisé, mutatis mutandis, par les règles du dialogue poli et rationnel.

Les paralogismes comme « règles du diable » dans la tradition musulmane

La liste des fallacies-péchés ne mentionne pas les violations de règles logiques, comme l’affirmation du conséquent (confusion des conditions nécessaires et des conditions suffisantes) V. Déduction. On pourrait penser que le domaine logique échappe par nature à la norme religieuse. On trouve cependant dans la tradition musulmane des réflexions du même ordre appliquées aux paralogismes, qu’Al-Ghazali considère comme des « règles du diable », c’est-à-dire des péchés (Bal. p. 171 ; Dég.). Un exemplum médiéval met aussi en enfer le logicien, assimilé au sophiste.


 

PATHOS 2 : Fallacies ad passiones

PATHOS et FALLACIES AD PASSIONES

Selon la “Théorie standard des fallacies” exposée par Hamblin (1970), les arguments qui “substituent l’émotion au raisonnement” sont fallacieux, ce qui équivaut à un rejet global du pathos. Mais peut-on étudier l’argumentation ordinaire en excluant la subjectivité affective?

La théorie rhétorique de l’argumentation considère les émotions comme un moyen de preuve ou de pression particulièrement efficace pour produire la persuasion, V. Pathos 1. L’étiquette ad passiones relève de la théorie standard des fallacies, qui considère les affects comme les polluants majeurs du discours rationnel.
Pour être valide, le discours argumentatif doit se purger des passions, qui composent une famille de fallacies, les sophismes ad passiones (ang. affective fallacies). Ces sophismes doivent être identifiés et éliminés. Tout recours au pathos, composante essentielle de l’argumentation rhétorique, est, en conséquence, banni.
La théorie des fallacies est la réponse du berger logique à la bergère rhétorique, qui affirmait la priorité des émotions dans les discours sociopolitiques et judicaires. C’est un point d’articulation et d’opposition essentiel de l’argumentation rhétorique à l’argumentation logico-épistémique.

1. Arguments ad passiones

Il y a argumentum ad passiones, appel aux émotions, aussi bien à des émotions négatives comme la peur, la haine qu’à des émotions positives comme l’enthousiasme, toutes les fois que l’analyste considère que “l’émotion se substitue au raisonnement”. Cette classe de sophismes passionnels est une création moderne, elle ne figure pas dans la liste aristotélicienne, V. Fallacieux 3. La Logick de Watts (1725) la mentionne :

Pour conclure, j’ajoute que lorsqu’un argument est tiré d’un thème [topic] susceptible de rallier à l’orateur les inclinations et les passions des auditeurs plutôt que de convaincre leur jugement, c’est un argumentum ad passiones, un appel aux passions [address to the passions] ; et, si cela se passe en public, c’est un appel au peuple [an appeal to the people].
(Watts, Logick, 1725 ; cité in Hamblin 1970, p. 164).

Il s’ensuit que, dans une situation argumentative, l’émotion, qui est une fallacie, sera toujours l’émotion de l’autre : “Moi, je raisonne ; vous, vous vous énervez”. C’est une stratégie extrêmement fréquente, particulièrement dans la polémique sur des thèmes scientifiques et politiques (Doury 2000) ; l’accusation d’émotion sert à un participant à réfuter-récuser son adversaire. C’est un cas exemplaire d’argument ad fallaciam, V. Fallacieux (2) ; Évaluation.

La forme d’étiquette “argument ad + nom latin d’une émotion” est largement utilisée à l’époque moderne pour désigner des “fallacies d’émotion”, et on retrouve encore des traces de cet usage. On le constate sur la liste d’arguments fallacieux en ad proposée par Hamblin, où la majorité des termes font clairement référence aux affects. Nous avons laissé le terme anglais traduisant le latin :

L’argumentum ad hominem, l’arg. ad verecundiam, l’arg. ad misericordiam, et les argumenta ad ignorantiam, populum, baculum, passiones, superstitionem, imaginationem, invidiam (envie [envy]), crumenam (porte-monnaie [purse]), quietem (tranquillité, conservatisme [repose, conservatism]), metum (peur [fear]), fidem (foi [ faith]), socordiam (stupidité [weak-mindedess]), superbiam (fierté [pride]), odium (haine [hatred]), amicitiam (amitié [friendship]), ludicrum (théâtralisme [dramatics]), captandum vulgus (jouer pour la galerie [playing to the gallery]), fulmen (tonnerre [thunderbolt]), vertiginem (vertige [dizziness]) and a carcere (prison [from prison]). On a envie d’ajouter ad nauseam — Mais cela aussi a déjà été dit.
(Hamblin, 1970, p. 41).

Cette liste ne contient pas uniquement des arguments émotionnels : par exemple, l’appel à l’ignorance (ad ignorantiam) est un argument de nature épistémique, non pas émotionnelle ; d’autres désignent des formes diverses d’appel à la subjectivité. Mais la plupart des formes mentionnées qui font intervenir des intérêts ou mettent en jeu la personne ont un contenu émotionnel évident, même si les manœuvres argumentatives désignées par ces différentes étiquettes sont parfois peu claires et les définitions proposées rares et peu substantielles.

On parle de “argument ad + (nom d’émotion)”. Mais, pour inspirer la confiance ou émouvoir, la meilleure stratégie n’est pas forcément de se borner à dire qu’on est une personne de confiance ou qu’on est ému, il est bien préférable de structurer émotionnellement son dire et d’agir simultanément sur d’autres registres sémiotiques non verbaux. La notion d’argument évoque sinon une forme propositionnelle, du moins un segment de discours bien délimité ; étant donné que l’émotion a tendance à diffuser sur tout le discours, il sera souvent plus clair de parler d’appel à telle ou telle émotion, plutôt que “d’argument + (nom d’émotion)”, par exemple, d’appel à la pitié plutôt que d’argument de la pitié.

Globalement, on trouve dans la littérature une douzaine de fallacies faisant appel aux émotions, principalement des fallacies en ad :

— La peur, désignée soit directement, ad metum, soit métonymiquement par l’instrument de la menace, ad baculum, a carcere, ad fulmen, ad crumenam
— L
a crainte, la crainte respectueuse, ad reverentiam

— L’affection, l’amour, l’amitié, ad amicitiam
— La joie, la gaîté, le rire, ad captandum vulgus, ad ludicrum, ad ridiculum
— La fierté, la vanité, l’orgueil, ad superbiam
— Le calme, la paresse, la tranquillité, ad quietem
— L’envie, ad invidiam
— Le “sentiment populaire”, ad populum
— L’indignation, la colère, la haine, ad odium ; ad personam
— La modestie, ad verecundiam
— La pitié, ad misericordiam.

On remarquera que cette liste mêle aux émotions de base des vices (orgueil, envie, haine, paresse) et des vertus (pitié, modestie, amitié), c’est-à-dire des états émotionnels évalués aussi bien négativement que positivement.
Comme l’autorise l’étiquette générique ad passiones, la liste de fallacies d’émotion doit être élargie à toutes les émotions, confiance (/crainte), mépris, honte, chagrin, l’enthousiasme

Si on rapproche la liste d’émotions énumérées comme composantes du pathos et la liste d’émotions stigmatisées comme fallacies, on constate qu’elles se recoupent largement : Les preuves passionnelles de la rhétorique sont devenues sophismes ad passiones de la théorie critique moderne de l’argumentation.
On peut ainsi opposer rhétorique et argumentation sur la base de leur relation aux affects. S’il existe un concept d’argument défini dans la rhétorique (inventio), il existe également un concept d’argument défini contre la rhétorique. La rhétorique est orientée vers la production du discours, tandis que l’argumentation est orientée vers sa réception critique. Confrontée à une action rhétorique par nature proactive, voire agressive, l’argumentation critique est défensive.

2. Quatre argumentations en appelant à l’émotion
Ad hominem, ad baculum, ad populum, ad ignorantiam

Toutes les émotions peuvent intervenir dans la parole argumentative ordinaire, mais toutes n’ont pas reçu la même attention. Les réflexions principales tournent autour des quatre fallacies en ad (Walton, 1992). Le rôle de l’affect n’étant pas le même dans ces différentes formes, le cas le plus clairement émotionnel étant celui de la pitié«.

Les arguments sur la personne, ad hominem et attaque personnelle
La mise en contradiction ad hominem montre l’inconsistance d’une position, et jette ainsi l’adversaire dans l’embarras.
Par une attaque personnelle, le locuteur structure l’échange argumentatif autour d’émotions de l’ordre du mépris de la colère ou même de la haine.

L’argumentation dite par la force (ad b,aculum) joue sur la peur, la crainte, éventuellement respectueuse. Les émotions négatives provoquées par les menaces s’opposent aux émotions positives comme l’espoir produit par la promesse de récompense, V. Menace — Promesse.

L’appel aux sentiments populaires ad populum porte sur une gamme complexe de mouvements émotionnels positifs ou négatifs que, dans un mouvement de distanciation on attribue au peuple / aux gens / à la populace : on amuse le public, on l’enthousiasme, lui fait plaisir, honte, on fait appel à sa fierté, à sa vanité, on l’incite à la haine, etc. V. Rire ; Ironie.

Lappel à la pitié (ad misericordiam) peut servir d’exemple fondamental de construction argumentative de l’émotion. Ce discours donne en effet à sa cible des bonnes raisons qui doivent précisément produire en lui un mouvement de pitié, un authentique épisode émotionnel, se terminant par une action en faveur de celui qui implore la pitié.

Inévitablement, l’enquête sur l’argumentation ordinaire rencontre toutes les manifestations affectives possibles et imaginables. Il ne nous semble ni possible ni souhaitable de limiter la réflexion sur l’émotion à des remarques au coup par coup, pour ne pas dire ad hoc, émotion après émotion. Il faut tenter d’articuler les questions de l’argumentation et de l’émotion dans le discours.

3. Rationalité alexithymique ?

La “Théorie standard” des fallacies considère que les émotions disloquent le discours et font obstacle à l’acquisition de la vérité et à l’action rationnelle qui en découle (voir supra). Mais la psychologie contemporaine des émotions voit les choses de façon plus complexe. Les psychologues ont défini l’alexithymie ou anémotivité (Cosnier 1994, p. 139) comme un trouble du discours. Le mot est composé de a-lexis-thymos, “manque de mots pour l’émotion”, et s’applique à un langage d’où est bannie toute expression des sentiments :

Alexithymie : terme proposé par Sifneos pour désigner des patients prédisposés à des atteintes psychosomatiques et caractérisés par : 1) l’incapacité à exprimer verbalement ses affects ; 2) la pauvreté de la vie imaginaire ; 3) la tendance à recourir à l’action ; 4) la tendance à s’attacher à l’aspect matériel et objectif des événements, des situations et des relations. (Cosnier 1994, p. 160)

Le discours sans émotion est réduit à l’expression de la pensée opératoire, qui est un « mode de fonctionnement mental organisé sur les aspects purement factuels de la vie quotidienne. Les discours alexithymiques sont « empreints d’objectivité et ignorent toute fantaisie, expression émotionnelle ou évaluation subjective » (ibid., p. 141). Par d’autres voies, le refoulement du névrosé peut conduire au même résultat.
Dans une perspective neurobiologique, Damasio s’oppose à ceux qui pensent qu’il est possible de représenter le traitement « [des problèmes auxquels] chacun de nous est confronté presque tous les jours » par une théorie du « raisonnement pur », en laissant de côté les émotions. Cette théorie du pur calcul rationnel excluant l’émotion « ressemble plus à la façon dont les personnes atteintes de lésions préfrontales procèdent pour prendre une décision qu’à celle des individus normaux » (1994/2001, p. 236 ; p. 238).
Si l’argumentation veut réellement dire quelque chose sur le traitement langagier des problèmes quotidiens, elle ne peut prendre pour idéal un discours en tout point semblable à celui du névrosé ou du grand traumatisé frontal. Le traitement des émotions dans les discours et les interactions nécessite la mise en place de problématiques autrement complexes que celle d’une simple censure a priori : le langage ordinaire étant par nature subjectif, on ne voit pas comment on pourrait étudier l’argumentation dans le discours ordinaire – everyday discourse – en faisant l’impasse sur la subjectivité affective.

5. La Nouvelle rhétorique : l’émotion, supplément permettant de passer de l’argumentation à l’action ?

Le domaine de l’argumentation comme critique des fallacies se construit sur le rejet des preuves que la rhétorique considère comme les plus fortes, les preuves éthotiques et pathémiques. Cette argumentation sans émotion et sans sujet correspond à une théorie classique et populaire du fonctionnement de l’esprit humain, qui oppose la raison à l’émotion, l’entendement à la volonté, la contemplation et l’action, dont le passage suivant est une synthèse :

Jusqu’ici, nous avons traité des preuves de la vérité, qui contraignent l’entendement qui les connaît ; et pour cela, elles sont efficaces pour persuader les hommes habitués à suivre la raison ; mais elles sont incapables d’obliger la volonté à les suivre, puisque, comme Médée, selon Ovide, “ je voyais et j’approuvais le meilleur, mais je faisais le pire”. Cela provient du mauvais usage des passions de l’âme, et c’est pour cela que nous devons en traiter, en tant qu’elles produisent la persuasion, et cela à la manière populaire [popularmente], et non pas avec toute cette subtilité possible si on en traitait philosophiquement.
Mayans y Siscar 1786, p. 144

La question de l’action est un souci pour les théories de l’argumentation. Elle trouve une solution simple en répercutant la dissociation “raison / passion” sur la paire “conviction / action”. Au milieu du XXe siècle, les psychologues Fraisse & Piaget considéraient que l’émotion correspond à un trouble de comportement entraînant une « diminution du niveau de performance » (1968, p. 98) :

On se met en colère quand on substitue paroles et gestes violents aux efforts pour trouver une solution aux difficultés qui se présentent (résoudre un conflit, tourner un obstacle). Mais une réaction émotive comme la colère a une organisation et des traits communs que l’on retrouve de colère en colère. Elle est aussi une réponse adaptée à la situation (frapper sur un objet ou une personne qui vous résiste), mais le niveau de cette réponse est inférieur à ce qu’il devrait être, compte tenu des normes d’une culture donnée. (Ibid.)

L’émotion déclenche des comportements de mauvaise qualité, donc des raisonnements de mauvaise qualité. Dans l’interaction l’émotion serait forcément manipulatrice : le candidat ou la candidate pleurent pour faire oublier leurs lacunes, reformatant ainsi magiquement la situation d’examen en une situation plus humaine.
On est ainsi conduit à un paradoxe. D’une part, conformément au sens étymologique du mot, émouvoir, c’est ex-movere, mettre “hors de soi”, “en mouvement”, l’émotion déterminerait la volonté et permettrait le passage à l’action, V. Pathos 1 ; Persuasion §3. Mais d’autre part, elle détériorerait l’action qu’elle provoque.

Perelman & Olbrechts-Tyteca partagent cette vision des émotions comme obstacles à la raison, incompatibles avec une argumentation solide. Pourtant, ils conservent la fonction motivationnelle de l’émotion afin de lier le discours argumentatif à l’action. La solution proposée par la Nouvelle rhétorique est de mettre hors champ les émotions en leur substituant les valeurs :

Notons que les passions, en tant qu’obstacles, ne doivent pas être confondues avec les passions qui servent d’appui à une argumentation positive, et qui seront d’habitude qualifiées à l’aide d’un terme moins péjoratif, tel que valeur par exemple. (Perelman [1958], Olbrechts-Tyteca, p. 630 ; nous soulignons)

Cette habile dissociation, permet de se débarrasser des émotions en tant que telles, qui restent péjorativement marquées comme des obstacles aux lumières de la raison, tout en conservant leur potentiel dynamique, transféré aux valeurs. Dès lors, par définition, on argumente sans s’émouvoir, et l’effet de l’argumentation malgré tour se développer au-delà de la persuasion mentale pour devenir un déterminant de l’action (id., p. 45), V. Persuasion.