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Nom propre, Arg. sur le –

1. Conventionnalisme et réalisme

1.1 Conventionnalisme

Le nom propre est marque la filiation et fixe l’identité sociale de la personne ; en cela, il est une institution sociale. Il est attribué à un individu par un acte socialement organisé et validé, qui donne à l’enfant le nom propre du père et de la mère, et les prénoms choisis par le ou les parents.
Nom et prénom sont conventionnels au sens où ils ne renvoient pas à une description de la personne qu’ils désignent.

Il s’ensuit qu’on ne peut se livrer sur le nom propre à aucune des inférences du type de celles qui sont possibles à partir des noms de catégories naturelles. C’est en fonction de ses traits distinctifs ou d’un air de famille qu’un champignon est appelé “mousseron”, et qu’on le reconnaît comme tel lorsqu’on le rencontre pour la première fois. Si je croise un inconnu qui se trouve être M. Dupont, je n’ai aucun moyen de déterminer son nom propre à partir de considérations sur sa personne.
Il en va autrement du surnom, qui est attribué à la personne par son groupe en fonction d’une particularité qu’on a cru observer chez lui : le Traînard arrive en retard et Mouche adore aller à la pêche.

1.2 Réalisme

Dans certaines sociétés, le nom propre exprime la nature de la personne, physique et morale.
Selon Jean Bottéro, dans l’ancienne Mésopotamie, « le nom n’était rien d’autre que la traduction du destin, en d’autres termes la propre expression de la nature » de la personne qu’il nommait (p. 126).

Le nom a sa source […] dans la chose nommée, [il] en est inséparable : comme l’ombre portée, le calque, la traduction de sa nature. (p. 125)
Chaque dénomination [du dieu Marduk] contenait, en quelque sorte matériellement, tous les pouvoirs, les mérites, les attributs qu’il définissait de lui. (p. 125-126)

Nom propre et personne vivent de la même existence. Il est donc possible d’atteindre la personne à travers son nom. Tout ce qui affecte l’un affecte l’autre ; poignarder le nom c’est poignarder la personne. Il s’ensuit que le vrai nom doit être tenu secret par celui qui veut se protéger de ces maléfices.

Cette conception réaliste du nom propre est maintenant considérée comme une superstition. Aucune personne raisonnable ne songerait à inférer quoi que ce soit sur la personne à partir de considérations liées à son seul nom propre. C’est pourtant ce que chacun fait quotidiennement, Cependant les rapports du nom propre à son porteur sont complexes ; on peut en être fier ou le détester. L’interprétation profonde de ces constructions est l’affaire de la psychanalyse, de l’histoire et de l’anthropologie.
Certains usages argumentatifs du nom propre réactivent une conception réaliste du nom propre, selon laquelle le nom et la personne ont réellement des propriétés communes, autrement dit forment une seule et même catégorie.

2. Argumentations sur le nom propre conventionnel

2.1 Le nom propre comme indice

Le nom propre étant une désignation sociale conventionnelle ne peut pas être exploité par des argumentations par la définition, mais il peut l’être par une argumentation indicielle.

Indice d’origine
On peut associer le nom propre à certains groupes humains qui portent généralement ce genre de nom, par une argumentation prenant le nom propre comme indice. Si je dois rencontrer M. Martin-Dupont je peux seulement penser qu’il est très probablement d’origine française.
Si la personne porte le nom d’une célébrité on le rattache à cette célébrité, au moins on en cause.

Indice de lignage
D’une façon générale, l’identité du nom propre peut être signe de parenté, ce qui peut être flatteur ou non. Porter le nom du mauvais ou du coupable est extrêmement lourd, en particulier parce que le même nom propre. Si Jean Untel est unanimement condamné et stigmatisé comme pédophiles, antisémite, incestueux… alors, au paroxysme de la tempête médiatique, les Untel lui sont associés pour être soupçonnés ou plaints d’être soupçonnés. On voit apparaître des mises au point : “Alain Untel n’est pas parent de Jean Untel”.

2.2 « Caractère »  du nom propre

L’argumentation suivante attribue à une personne portant tel nom les caractéristiques d’autres personnes portant ou ayant porté le même nom. La science populaire des prénoms lie le prénom à un « caractère » qui n’est pas loin de la signification du nom commun d’une catégorie naturelle :

Caractère du prénom Fleury
Fleury a tendance à avoir un caractère attachant. … il se montre également positif. Il est une personne proche de sa famille. Mais quelquefois, il peut être trop charmeur… [1]

On est sur la voie de faire du nom propre un nom d’espèce naturelle : Le mousserons poussent dans les prairies et “les Fleury” sont charmeurs. Le nom annonce le caractère, et on peut appliquer l’argumentation par la définition ; s’il s’appelle Fleury, il est gentil, c’est normal, naturel.

L’argumentation suivant propose deux argumentations sur le nom :

Chez Pablo Iglesias, son ex-mentor [d’Iñigo Errejón] devenu adversaire, tout est ringard, suranné, dépassé. Son patronyme d’abord. Et la meilleure preuve, c’est qu’il a déjà existé un Pablo Iglesias, homme politique marqué à gauche, dans les années 1920. Il y a un siècle ! De plus, les Espagnols parlent de sa doctrine politique en la nommant le « pablisme ». Or il a déjà existé par le passé un pablisme, du nom d’un dinosaure trotskiste !
Marc Crapez Divisions de la gauche espagnole : Comment Íñigo Errejón a ringardisé Pablo Iglesias, 2019 [1]

Une première argumentation attribue le caractère “ringard” à toutes les personnes qui ont l’infortune de s’appeler actuellement Pablo Iglesias, parce qu’un certain Pablo Iglesias a vécu “ Il y a un siècle !”. D’autre part, sa doctrine politique dont le nom pablisme est dérivé de son prénom Pablo est homonyme d’une doctrine politique qui déplaît à l’auteur.

Un vague soupçon qu’ils pourraient bien être des Landru pèse sur tous les gens qui s’appellent Landru. Lorsque le nom propre d’une personne est le même que celui d’une personne célèbre élevée au rang de parangon, on attribue par antonomase le caractère du parangon.
On donne à un enfant abandonné le nom d’un homme célèbre et influent du moment, car ça pourra peut-être lui servir.

2. L’homonymie nom propre / non commun

2.1 Aptonyme : Le nom propre, marque d’une nature et d’un destin

À la différence du surnom, qui désigne la personne par un trait dominant de sa personnalité, le nom propre n’est pas motivé, il ne signifie pas son porteur.
Lorsque le nom propre est homonyme d’un nom commun (Lespoir, Lebœuf), l’argument du nom propre donne au nom propre le sens du nom commun ; le nom propre signifie son porteur. Il permet dès lors d’attribuer à la personne les caractéristiques de la chose homonyme. Du fait que quelqu’un s’appelle Lenfant, on déduit qu’il a un rapport essentiel aux enfants, et qu’il est donc normal qu’il devienne pédiatre, instituteur… ou encore qu’il ait un caractère enfantin : le nom propre est ici un aptonyme, qui renforce l’adéquation de la personne à sa tâche, confirme l’attribution d’un trait de caractère, justifie le fait que telle personne occupe telle profession.

Les phrases “Ce n’est pas pour rien qu’il s’appelle …”, “Avec un nom pareil !”, “Il porte bien son nom” font du nom propre un argument. Du fait que l’opposant s’appelle Mauvais, on déduit qu’il a l’âme noire, et on le soupçonne de noirs desseins ; s’il est pris dans une mauvaise affaire, on estimera que son nom l’y prédestinait. Le nom propre fonctionne comme un surnom, et tout se passe comme si la personne cherchait par ses actes à rejoindre son signifiant.

C’est à ce genre de processus que renvoie le topos du nom propre :

Un autre [lieu] se tire du nom ; par exemple, comme le fait Sophocle, Ayant la dureté du fer, tu portes bien ton nom » (Aristote, Rhét., II, 23, 1400b18 ; Dufour, p. 126).

La note précise qu’il s’agit d’un jeu entre un nom propre grec, Sidero et le substantif grec signifiant “fer, instrument de fer” : “C’est quelqu’un d’inflexible, d’ailleurs il s’appelle Dacier”.

En juin 2017 des élections générales convoquées par Mme Theresa May, Premier ministre conservateur, ont eu lieu au Royaume Uni. Selon un slogan travailliste, la défaite du Premier ministre était inscrite dans son patronyme :

June will be the end of May, “Juin verra la fin de mai = May”

Dans l’évangile en latin, c’est par ce procédé que le Christ choisit Pierre comme premier chef de l’Église :

Tu es Pierre (lat. Petrus], et sur cette pierre (lat. petram) je bâtirai mon église.

Cette construction est un cas particulier d’annomination, répétition dans un énoncé du même mot pris dans deux sens différents. Dans le cas général, la propriété de la chose est prédiquée directement sur le nom propre.

2.2 Faire signifier le nom propre

Attaquer ou louer la personne par son nom est toujours condamné et toujours pratiqué. Le nom propre est ouvert à tous les jeux de mots. Les ressources de la paronymie et de la rime sont infinies, “Morand, fainéant”, “La belle Isabelle

Lorsque le nom propre ne correspond à aucun nom commun, il est toujours possible de l’orienter en déformant son signifiant. Cette déformation donne au nom propre une orientation parfois affectueuse et positive “Mélanchon, Méluche”, souvent négative “Durand, Durandasse”,
Les Martin, la Martinaille”.
Si le directeur s’appelle Durand ou Martin, la déformation du nom propre par suffixation péjorative est un moyen de défense contre l’autorité.

2.3 La stigmatisation par le nom propre

Faire enrager l’autre, l’humilier en déformant son nom est une pratique de cour de récréation. Mais personne, même les plus grands esprits, ne renonce à retourner le nom propre de l’adversaire contre l’adversaire. Au fil d’une polémique, Jacques Derrida rebaptise le philosophe J. Ronald Searle “Sarl”, que l’on peut lire et comprendre comme l’acronyme SARL et certainement de bien d’autres manières. Par le même procédé, en réponse à Michelle Loi, Pierre Ryckmans, alias Simon Leys, publie un pamphlet intitulé L’oie et sa farce (Wikipédia, Simon Leys)

Le procédé de stigmatisation par déformation du nom propre est un instrument d’expression de la haine antisémite et politique :

[Dans cette presse sympathisante de l’extrême-droite] on trouve des noms propres malmenés, des noms propres retravaillés : André Glucksmann devient « André Glücksmann », Simone Veil devient “Shimone Veil”, Robert Hue devient « Hue-coco » (*)
Krieg 1999, p. 12 (*) Ex Premier Secrétaire du Parti Communiste franças ; coco pour communiste.


[1]  https://www.parents.fr/prenoms/fleury-40932#Caract%C3%A8re-du-pr%C3%A9nom-Fleury

[2] Le Figaro, www.lefigaro.fr/vox/societe/divisions-de-la-gauche-espagnole-comment-inigo-errejon-a-ringardise-pablo-iglesias-20191011 (13-01-2020)

[2] Krieg, Alice, 1999. Vacance argumentative : l’usage de (sic) dans la presse d’extrême droite contemporaine. Mots 58, p. 11-34.
https://www.persee.fr/doc/mots_0243-6450_1999_num_58_1_2523


 

Négation – Dénégation

NÉGATION – DÉNÉGATION

1. Négation de mot

La relation lexicale de contrariété ou d’opposition peut relier :
— Des mots morphologiquement différents, {gentil, méchant} {présent, absent}

— Des paires de mots produits par préfixation du mot de base, V. Termes contraires.
Le mot produit par préfixation d appartient à la même catégorie grammaticale que le mot de base. Les préfixes négatifs produisent des termes négatifs dérivés.
Le terme de base et les termes dérivés sont des antonymes, c’est-à-dire des opposés. La nature précise de cette opposition peut être idiosyncrasique, comme il arrive fréquemment avec les mots dérivés. Cependant, le mot dérivé par préfixation négative correspond couramment à l’ajout d’un “ne pas” prédicat formé avec le terme de base :

{accord, être d’accord}
{désaccord, ne pas être d’accord}

2. Négation de phrase

Dans le cadre de la théorie de l’argumentation dans la langue, Ducrot distingue trois types de fonctionnement de la négation de phrase “ne pas” (Ducrot 1972, p. 38 ; Ducrot, s.d.).

2.1 Négation dialogique

est un énoncé attesté, produit antérieurement par un autre participant à la même action linguistique. La négation totale E1 = “ne pas ” le rejette radicalement ; Ducrot parle de « négation conflictuelle métalinguistique ». C’est cette forme de négation qui est à l’œuvre dans la réfutation face à face : elle rejette (négation totale), corrige (négation partielle), réfute, rectifie, répare, rétorque à, rédargue (en français du 16e siècle) … l’énoncé .

Exemples (d’après Ducrot, s. d.) ; on remarque que le non initial de tour marque le refus de l’énoncé formant le tour précédent.

— Rejet d’un complément essentiel :

L0 : — La prochaine élection présidentielle aura lieu dans deux ans.
L1 : — Non, elle aura lieu l’année prochaine.

— Invalidation d’un présupposé :

L0 : — Pierre a cessé de fumer.
L1 : — Non, Pierre n’a jamais fumé.

— Rectification d’un degré :

L0 : — Les enfants de Pierre sont grands.
L1 : — Non, Ils ne sont pas grands, ils sont tout petits / immenses.

— Correction d’un défaut linguistique quelconque :

L0 : — Regarde les chevals.
L1 : — Non, c’est pas les chevals, c’est les chevaux.

— Correction d’une inadéquation contextuelle, ici relationnelle et institutionnelle; L1 est impatient de partir :

L0 : — Hiiin, il est 16 heures (fin du cours, sur un ton geignard et revendicatif).
L2 : — Non, il n’est pas 16 heures (dit sur le même ton), il est 16 heures (dit sur un ton factuel et positif).

Dans le cas de corpus de textes ou d’interactions argumentatives, la règle pratique pour l’analyse d’un énoncé négatif E1 < ne pas > est de rechercher s’il y a, dans le contexte antérieur, un énoncé adressé tel que E1 rectifie, réfute… , et de définir, pour chaque cas, en quoi consiste la rectification, au vu de la question argumentative qui structure l’échange. peut se trouver dans la “mémoire courte” ou “longue” de l’interaction. S’il s’agit d’une formation argumentative complexe, c’est-à-dire d’une question débattue sur plusieurs sites et dans plusieurs genres, il se peut qu’il faille parcourir une distance discursive relativement grande pour récupérer .

2.2 Négation polyphonique

Il se peut que ne soit pas récupérable dans le contexte. Le locuteur de E1 peut par exemple devancer une objection qu’on ne lui a jamais faite mais qu’on pourrait lui faire, V. Prolepse. Dans ce cas, en suivant la version originale et robuste de la théorie ducrotienne de la polyphonie , on dira que l’énoncé négatif fait entendre deux voix, celle du rectificateur et celle du rectifié, le locuteur prenant, comme précédemment, la position du rectificateur. Ducrot parle dans ce cas de « négation conflictuelle polémique » (ibid.).

Les deux usages de la négation, selon que E0 est ou n’est pas récupérable en contexte, sont en parfaite continuité : si l’énoncé E0 ne figure pas dans le contexte immédiat, on est tenté par l’analyse polyphonique, en termes de voix. Il reste alors un doute sur la portée précise de la rectification. On pourrait parler de négation dialogale vs dialogique.

2.3 Négation descriptive

Ducrot envisage également le cas d’une « négation descriptive » qui échapperait à l’analyse polyphonique : « certains emplois d’une phrase syntaxiquement négative n’ont aucun caractère conflictuel ou oppositif. On utilise la négation sans faire attention à son caractère négatif, sans donc y introduire aucune fonction de contestation ou de mise en doute. Ainsi, pour vous signaler qu’il fait aujourd’hui un temps parfaitement beau, je peux aussi bien recourir à une phrase négative (“il n’y a aucun nuage au ciel”) qu’à une phrase positive (“le ciel est totalement pur”) » (ibid.).

Cette analyse pourrait correspondre aux énoncés à polarité négative, à partir desquels il est impossible de récupérer un énoncé positif sous-jacent :

Tu ne bougerais pas le petit doigt pour m’aider.

Elle est également vérifiée pour les mots à préfixe négatif sans terme positif en contrepartie, comme impotent (*potent)

3. Dénégation

Le caractère dialogique de la négation est systématiquement exploité en psychanalyse, où l’énoncé négatif est considéré comme un énoncé négocié entre conscient et inconscient :

La façon dont nos patients présentent les idées qui leur viennent à l’esprit pendant le travail analytique nous donne l’occasion de faire quelques observations intéressantes. “Vous allez penser maintenant que je veux dire quelque chose d’offensant, mais je n’ai vraiment pas cette intention.” Nous comprenons que c’est là le refus, par projection, d’une idée qui vient de surgir. Ou bien : “Vous demandez qui peut être cette personne dans le rêve. Ce n’est certes pas ma mère. ” Nous rectifions : c’est donc bien sa mère. Nous prenons la liberté, lors de l’interprétation, de faire abstraction de la négation et d’extraire le pur contenu de l’idée. C’est comme si le patient avait dit : “C’est certes ma mère qui m’est venue à l’esprit à propos de cette personne, mais je n’ai pas envie d’admettre cette idée.
Un contenu de représentation ou de pensée refoulé peut donc se frayer un passage à la conscience, à condition qu’il puisse être dénié. La dénégation est une façon de prendre connaissance du refoulé, c’est en fait déjà une levée du refoulement, mais bien sûr, ce n’est pas l’acceptation du refoulé. On voit comment la fonction intellectuelle se sépare ici du processus affectif.
Freud, La Dénégation (Die Verneinung),1925  [1]

La dénégation est un acte de parole par lequel on « [nie] formellement, [refuse] d’admettre comme vrai (un fait, une déclaration, des propos, etc.). Dénier un crime. Dénier une dette » (TLFi, art. Dénier). Celui qui dénie un crime ne nie pas qu’il y ait eu crime, il nie en être l’auteur, il dénie l’accusation. Celui qui dénie une dette nie qu’il y ait une dette, ou que ce soit lui qui ait contracté cette dette. Une dénégation est le rejet d’une accusation. Dans le cas évoqué par Freud, il s’agit bien d’une dénégation, dans la mesure où la vérité refoulée, c’était ma mère, a quelque chose d’inavouable, au moins du point de vue de Freud.

4. Stratégies argumentatives utilisant diverses formes de négation

Dans la mesure où l’on fait de la relation “discours vs contre-discours” la structure de base de l’argumentation, la négation entre en jeu dans la définition même du champ de l’argumentation: etc.

Contraire ;Contre-discours, Destruction ; Réfutation ; Objection ; etc.


[1] Cité d’après http://www.khristophoros.net/verneinung.html (20-09-2013).


 

Morphème argumentatif

La notion de morphème argumentatif a été développée par Anscombre et Ducrot dans la théorie de l’argumentation dans la langue. Un morphème est dit argumentatif si son introduction dans un énoncé ne modifie en rien la valeur référentielle, factuelle, de cet énoncé mais modifie:

— Son orientation argumentative, c’est-à-dire les conclusions qu’il est possible d’atteindre à partir de cet énoncé (ses suites discursives possibles, les énoncés par lesquels on peut enchaîner sur cet énoncé), V. Orientation ; Inversion d’orientation.

— La force de ces arguments vis-à-vis de ces conclusions, V. Échelle argumentative.

 


 

Modestie, Arg. de la –

Lat. arg. ad verecundiam; de verecundia, “retenue, réserve ; respect ; honte ; modestie excessive” (Gaffiot).

1. Critique et définition de Locke

L’éthos fonctionnalise la personne et ses émotions. Pour le locuteur argumentant, il s’agit moins de partager avec les autres une forme de jouissance de soi, que de tenir les autres sous son emprise afin de les orienter vers une décision. Locke a proposé une critique radicale de cet usage de l’éthos sous le nom d’argument ad verecundiam, argument de la « modestie excessive » (Gaffiot, Verecundia).
Le sentiment de modestie pousse celui qui le ressent à s’incliner devant l’autorité et le prestige de quelqu’un qu’il estime lui être supérieur ; c’est typiquement une démarche de soumission à l’éthos. Il est donc le symétrique de l’autorité, raison pour laquelle on traduit parfois argument ad verecundiam par argument d’autorité. La modestie excessive de l’un correspond à l’autorité excessive de l’autre.

Locke définit l’argument ad verecundiam dans le passage suivant :

Le premier [de ces arguments fallacieux] consiste à citer les opinions des personnes qui par leur esprit, par leur savoir, par l’éminence de leur rang, par leur puissance, ou par quelque autre raison, se sont fait un nom et ont établi leur réputation sur l’estime commune avec une espèce d’autorité. Lorsque les hommes sont élevés à quelque dignité, on croit qu’il ne sied pas bien à d’autres de les contredire en quoi que ce soit, et que c’est blesser la modestie de mettre en question l’autorité de ceux qui en sont déjà en possession. Lorsqu’un homme ne se rend pas promptement à des décisions d’auteurs approuvés que les autres embrassent avec soumission et avec respect, on est porté à le censurer comme un homme trop plein de vanité; et l’on regarde comme l’effet d’une grande insolence qu’un homme ose établir un sentiment particulier et le soutenir contre le torrent de l’antiquité, ou le mettre en opposition avec celui de quelque savant docteur, ou de quelque fameux écrivain. C’est pourquoi celui qui peut appuyer ses opinions sur une telle autorité, croit dès-là être en droit de prétendre la victoire, et il est tout prêt à taxer d’impudence quiconque osera les attaquer. C’est ce qu’on peut appeler, à mon avis, un argument ad verecundiam
Locke [1690], p. 573

Cet argument est jugé fallacieux :

Car I. de ce que je ne veux pas contredire un homme par respect, ou par quelque autre considération que celle de la conviction, il ne s’ensuit point que son opinion soit raisonnable. (Ibid, p. 574)

De façon analogue, le topos no 11 de la Rhétorique définissant le précédent tient compte du fait que le jugement émane d’instances autorisées, et parmi elles

ceux dont il n’est pas possible de contredire le jugement, par exemple ceux qui ont pouvoir sur nous, ou de ceux dont il n’est pas beau de contredire le jugement, tels les dieux [25] notre père ou nos maîtres. (Rhét., II, 23, 1398b15-25 ; Chiron, p. 388)

Il serait même « honteux » de les contredire (id., 1398a1-5, Chiron, p. 389). Le respect et la politesse vont dans le sens de la soumission à l’autorité.
De la même manière, Port-Royal définit « les complaisants » comme un type de personnalité enclin à entrer dans le jeu de l’autorité, V. Fallacieux: les modernes.

2. Autorité ou pusillanimité ?

2.1 La modestie mal placée

La critique de Locke englobe les deux formes d’autorité, l’autorité incarnée, qui est cette « espèce d’autorité » attachée à certains locuteurs, et   de l’autorité citée, celle qui est attachées aux « décisions d’auteurs approuvés », c’est-à-dire aux opinions qui font autorité, depuis l’antiquité jusqu’aux « savants docteurs » de l’époque.
Il ressort des éléments de portrait contenus dans cette définition que l’autorité à laquelle il s’agit de s’opposer est celle de l’éthos de réputation, que confère l’estime commune. Les caractéristiques conférant de l’autorité à une opinion sont de type social (« rang, puissance, dignité »), ou intellectuel (« savoir, auteur approuvé, savant docteur, fameux écrivain »), V. Éthos; l’autorité religieuse n’est pas mentionnée.

La situation mise en scène par Locke est celle d’une interaction, où l’un des partenaires cite ou incarne une de ces opinions qui font autorité. Il est remarquable que Locke ne vise pas l’expression des opinions autorisées dans un premier tour de parole, mais vise seulement la censure d’un second tour critique, contredisant le précédent, ou faisant état d’un sentiment particulier. Le sophisme ne relève pas d’un jugement erroné ou d’une intention de tromper, mais de la faiblesse de caractère.  Comme le dit l’étiquette “modestie excessive”, c’est une fallacie non pas d’autorité mais de pusillanimité. La verecundia est la vergogne ou la fausse honte qui empêche de dire haut et fort ce que l’on pense, par crainte de manquer de respect à une personne éminente. L’opposant est pris d’un côté par son sentiment de la vérité et de l’autre par les exigences de la politesse. La préférence pour l’accord inhibe la critique.
Le problème n’est donc pas localisé au premier tour mais dans la crainte d’un troisième tour non plus autorisé mais autoritaire, qui substituerait à la discussion ad judicium de l’objection une évaluation négative de l’opposant (ad personam) : « blesser la modestie, vanité, insolence, impudence ».

2.2 De l’affirmation autorisée [authoritative] à l’interaction autoritaire [autoritarian]

Le problème de l’autorité est ainsi recadré comme celui de l’interaction autoritaire, c’est-à-dire du dialogue où est fait usage d’une autorité, au premier tour de parole par citation, au troisième en imposant silence au nom de l’autorité, en considérant donc que l’autorité citée donne au citeur le pouvoir de clore la discussion. Le problème réside moins dans la citation de l’autorité que dans la possibilité de contredire l’autorité. La politesse, la modestie, le respect, le souci des faces, la préférence pour l’accord sont autant d’inhibiteurs intellectuels qui produisent une situation antidialectique.
Cet usage autoritaire de l’autorité est absolument opposé à celui qui en est fait dans un jeu dialectique, où l’opinion autorisée est considérée pour être soumise à discussion. L’autorité est acceptée comme un fait, le problème est la possibilité qui est ou non donnée de la mettre en cause. L’autorité n’est fallacieuse que si elle prétend se soustraire au dialogue, faire taire et non pas répondre à son contre-discours. On en conclut que ce qui est fallacieux ou non, c’est le dialogue. Il est impossible de dire si un énoncé comme “Le Maître l’a dit!” est ou non fallacieux, tout dépend de sa position dans le dialogue. S’il s’agit d’un énoncé d’ouverture, il ne l’est pas. S’il s’agit d’un énoncé de fermeture d’interaction – magister locutus est, Le Maître a parlé, sous-entendu : il faut se taire –, il l’est.

4. La modestie justifiée

En ce qui concerne l’autorité elle-même, le problème est double. Au premier tour, le participant L1_1 a cité une opinion faisant autorité, ce qu’il est tout à fait en droit de faire. Supposons que L2 surmonte son inhibition ad verecundiam, et exprime librement son opinion, dans un deuxième tour. Ensuite, si dans un troisième tour L12 barre les remarques de L11 au nom de l’autorité, tout en critiquant son adversaire pour son audace et sa fierté, son discours est certainement fallacieux.

Certaines situations sont néanmoins embarrassantes. Si L1 a une bonne formation en physique et L2 aucune, et si L1 cite Einstein, alors L2 serait bien avisé de demander plus d’explications avant d’exprimer ses doutes et son indignation. Sinon, L12 céderait légitimement à une exaspération quelque peu autoritaire.


 

Modèle de Toulmin

Dans Les usages de l’argumentation (The Uses of argument) Toulmin propose une représentation de l’épisode argumentatif dans le chapitre intitulé “The layout of argument”, que l’on traduit en français comme “structure, schéma ou modèle de l’argumentation”.

1. Structure du dialogue et du monologue argumentatif prototypique

Pour Toulmin, le monologue polyphonique suivant est un discours argumentatif élémentaire typique complet ([1958], p. 99)

Harry est né aux Bermudes ; or les gens qui sont nés aux Bermudes sont en général citoyens britanniques, en vertu des lois et décrets sur la nationalité britannique ; donc Harry est probablement citoyen britannique ; à moins que ses parents n’aient été étrangers, ou qu’il n’ait changé de nationalité.

La représentation conceptuelle de ce passage est donnée sous forme d’un schéma, articulant six composantes fonctionnelles.

Structure du passage

 

 

Cette structure combine deux composantes, faisant entendre deux voix :

— Une composante positive, qui justifie une Conclusion (Claim) par une Donnée (Data), appuyée sur des principes généraux de généralité croissante, la Loi de passage (Warrant) et son Support (Backing).

— Une composante négative, attachant à la conclusion un Modalisateur (Qualifier) pointant vers les conditions de Réfutation (Rebuttal) du raisonnement positif.

2. Une lecture dialogale

Ce monologue peut être rejoué comme un dialogue argumentatif prototypique, à partir d’une question d’enquête, et se développant sous la pression exercée par un tiers, le challenger.

1) Issue, Question

— Quelle est la nationalité de Harry ?

2) Claim, Conclusion

Une assertion exprimant une position (C, Claim)

Harry est sujet britannique (ibid., p. 99).

Le terme anglais claim désigne « une revendication [demand] de quelque chose que l’on considère, à tort ou à raison, comme son dû » (Webster, Claim), on le traduit par “conclusion”. Il signifie également “affirmation, demande, revendication” de quelque chose dans un contexte de contestation « to lay claim to sth : [+ position, throne] “prétendre à qch. [+ land, right, title], revendiquer qch. » (Collins, Claim).

Le modèle de Toulmin fonctionne dans une situation de dissensus, comme le montre l’intervention suivante, mettant en scène une voix qui refuse de ratifier la conclusion positive sur la base de sa seule affirmation.

3) La position avancée n’est pas ratifiée par l’opposant (Challenger)

Challenger : — Qu’est-ce qui vous permet de dire ça ?
What have you got to go on ? (ibid. p. 98)

Le mécanisme de la justification est déclenché par l’intervention d’un “challenger” (opposant) :

Lorsque nous faisons une assertion [assertion], nous nous engageons de ce fait même [thereby] à la position [claim] qu’elle exprime. Si cette position est mise en cause [if this claim is challenged], nous devons être en mesure de la fonder [establish], c’est-à-dire de montrer qu’elle est justifiable [justifiable]. Comment faire pour cela ? ([1958], p. 97).

4) Data, donnée

Le proposant doit être capable de justifier sa proposition C par un fait D capable de la soutenir. (Id., p. 97) :

— Harry est né aux Bermudes

Le terme anglais data signifie : « quelque chose que l’on sait ou que l’on suppose être vrai ; faits ou chiffres dont on peut tirer une conclusion ; information » (Webster, Data).

Les mots Data et Claim sont des termes corrélatifs. Les Claims s’appuient sur des Data, et les Data sont réunis en fonction de Claims.

5) Warrant, Loi de passage

Le challenger peut considérer que l’information D n’est pas satisfaisante et exiger du locuteur qu’il précise en quoi cette donnée est pertinente pour la conclusion (id., p. 98):

Challenger : — Et alors ?
How do you get there ? (Ibid.)]

Le locuteur répond en explicitant « la règle (Warrant) (le principe, le permis d’inférer) » (ibid) qui lie la donnée à la conclusion. C découle de D, puisque :

— « les gens nés aux Bermudes sont citoyens britanniques. » (Id., p. 99)

Le terme anglais warrant, traduit par “mandat, garantie, justification”, signifie « 1. Autorisation ou approbation [sanction] donnée par un supérieur ou une loi » (Webster, Warrant) ; la transition de l’argument à la conclusion est permise par une décision faisant autorité. Il signifie également « 2. Justification ou bonne raison [reasonable ground] pour une action, un comportement, une affirmation ou une croyance » (id.).

Le warrant est une loi qui transforme la donnée comme fait (data) en un argument corroborant la conclusion (claim). Un autre warrant orienterait le même fait vers une autre conclusion. Par exemple, le warrant “Aux Bermudes, de mai à octobre, la chaleur est éprouvante et le degré d’humidité spécialement élevé” oriente “Harry est né aux Bermudes” vers la conclusion “Harry est certainement habitué au climat subtropical humide”.

6) Backing, Support

Le challenger méthodique peut continuer à se demander “si le warrant est vraiment acceptable” (id., p. 103) :

Challenger : — “Vous supposez qu’une personne née aux Bermudes est britannique ; […] qu’est-ce qui vous fait croire ça ?” (Ibid.).

Le proposant est ainsi mis en demeure de fournir un support B (Backing) rendant le warrant acceptable :

P — Je le pense “sur la base des lois et statuts suivants : … (id., p. 105).

Le terme anglais backing signifie “renforcement, support, appui, aval” : « 1. Quelque chose placé à l’arrière pour soutenir ou renforcer ; 2. Soutien ou aide apportée à une personne ou à une cause ; soutien [endorsement] » (Webster, Backing).

7) Qualifier, Modalisateur

Le Modalisateur (Qualifier) est un adverbe qui correspond à des Réserves, ou Restrictions, qui conditionnent l’acceptabilité de la conclusion. Lors de ses interventions précédentes, le Challenger demandait des explicitations ; maintenant, il passe à des objections substantielles, et pousse le locuteur à « détailler les circonstances dans lesquelles il faudrait laisser de côté l’autorité du warrant » (Ibid., p. 101), par exemple :

Challenger : — Mais « il se peut que le cas de Harry soit un cas particulier, et que la règle invoquée soit sujette à exceptions » (id., p. 101).

Le verbe anglais to qualify signifie notamment « 4. Modifier ; restreindre ; limiter, rendre moins catégorique [positive] (une affirmation) ; 5. atténuer, adoucir (un châtiment) » (Webster, Qualify). “Modalisateur, modal, restriction” sont les traductions traditionnelles. “Adoucisseur” ou “mitigateur” n’expriment pas le lien précis aux contre-discours.

Le modalisateur introduit dans le modèle un second type de dialogue, non plus entre le tiers challenger et le proposant mais introduisant un opposant, disposant d’arguments capables de réfuter (Rebut) la conclusion C.

8) Rebuttal, Réfutation

Le proposant accepte ces réserves. Sa conclusion n’est qu’une présomption (presumption), probable, mais pas certaine. Le Qualifier (Q) « pointe sur les conditions exceptionnelles qui, si elles étaient réalisées, annuleraient (defeat or rebut) la conclusion (C) » (id. p. 102-103)

Locuteur : — Ma conclusion « est probablement vraie, dans la mesure où ne savons pas si ses deux parents étaient étrangers, ou s’il a été naturalisé Américain » (ibid.).

Le terme anglais est rebuttal ; to rebut signifie : « contredire, réfuter, s’opposer, particulièrement d’une façon formelle, par un argument ou une preuve » (Webster, Rebut ou rebutt). Sa traduction stricte est “réfutation” (Collins, Rebuttal) ; il s’agit d’une réfutation potentielle.

Le système Qualifier-Rebuttal ne doit donc pas être considéré comme l’expression d’une vague restriction mentale, permettant au locuteur de se couvrir au cas où les choses tourneraient mal. Il ne s’agit pas d’adoucisseurs (softeners ou mitigators) permettant de sauver la face et de préserver la relation, mais d’enregistrer le fait que les lois argumentatives admettent des exceptions, V. Raisonnement par défaut.

Le modèle de Toulmin prévoit ses conditions de réfutation. En facilitant ainsi le travail de l’opposant, il réintroduit de la coopération dans une situation d’enquête, V. Règles.

9. Les deux composantes du modèle

Le schéma ([1958], chap. 3) articule la cellule argumentative autour de six éléments, articulés selon deux composantes (deux voix) :

— Une composante affirmant une conclusion, la structure :

Data — Warrant — Backing — Claim

La conclusion est affirmée sur la base d’une donnée. Ce “pas” ou “saut” argumentatif est autorisé par une loi de passage, qui elle-même est appuyée sur un support.

— Une composante réfutative, la structure :

Modal + Rebuttal

Cette composante fait état de cas exceptionnels possibles pouvant annuler cette construction, elle définit le “default component” du modèle.

L’ensemble définit le raisonnement présomptif (presumptive reasoning), qui établit une préférence, c’est-à-dire attribue la charge de la preuve à l’opposant éventuel qui soutiendrait que “Harry n’est pas citoyen britannique”.

3. Corollaires

3.1 Développements du backing et mise en cause de l’argument

3.1.1 Développement du backing

Supposons qu’il s’agisse non pas des Bermudes mais des îles Falkland (nom anglais) / îles Malvinas (nom argentin). On peut alors rajouter sous le Backing « en vertu des lois et décrets sur la nationalité britannique » un fondement sur la force, « en vertu du résultat des combats de 1823», puisque les Malouines ont été conquises sur l’Argentine en 1823.
Or l’Argentine ne reconnaît pas cet état de fait. Si tel était le cas, le backing terminal, du point de vue juridique, serait “en vertu du traité de 182*”. En l’absence d’un tel traité, le backing terminal ne peut être que “en vertu du droit de conquête”, expression particulière du droit du plus fort, qui est la négation du droit.
En fondant la loi de passage sur une garantie, on entame une régression potentielle de longueur indéterminée, puisque la garantie doit elle aussi être garantie).

3.1.2 Mise en cause de l’argument

La même régression pourrait s’observer sur l’argument, qui peut demander lui-même à être étayé, ici “Comment savez-vous que Harry est né aux Bermudes ?”. Cette problématique rejoint celle du sorite et de l’épichérème.

3.2 Un modèle nomologique, applicable aux phénomènes scientifiques

Mettre ainsi un syllogisme au fondement de l’activité argumentative explique peut-être la faveur dont jouit le modèle de Toulmin auprès des scientifiques intéressés par l’argumentation. L’exemple suivant tiré des Usages de l’argumentation, moins souvent cité que le précédent, correspond à l’expression d’une prédiction scientifique fondée sur un calcul faisant intervenir des lois issues de l’expérience et de l’observation ([1958], p. 184) :

Donnée : La position observée du soleil, de la lune et de la terre jusqu’au 6 sept. 1956.
Loi : Les lois sur la dynamique des planètes.
Support de la loi : L’ensemble de l’expérience [totality of experience] sur lequel sont fondées ces lois, jusqu’au 6 sept. 1956.
Conclusion : le moment précis où surviendra la prochaine éclipse de lune après le 6 sept. 1956.

La prémisse à sujet général est remplacée par une gamme d’observations astronomiques.

L’absence de la composante exprimant le défaut Modal + Rebuttal, dans cet exemple est caractéristique du passage au domaine scientifique qui n’admet pas de contre-discours sur la question posée, “Quand la prochaine éclipse de lune se produira-t-elle ?”.

3.3 Un syllogisme juridique catégorisant

L’exemple choisi par Toulmin pour illustrer son schéma correspond au syllogisme juridique :

Loi de passage : Les gens nés aux Bermudes sont sujets britanniques.
Argument : Harry est né aux Bermudes.
Conclusion : Donc Harry est sujet britannique.

Ce syllogisme articule une prémisse à sujet général (la loi de passage), à une prémisse à sujet concret (ou proposition singulière, l’argument) pour en déduire une proposition à sujet concret (la conclusion). Il correspond à une démarche de catégorisation, faisant entrer un individu dans une classe, dont il devra assumer les droits, devoirs et stéréotypes, c’est-à-dire tous les prédicats définitoires. Cet exemple attire justement l’attention sur l’importance de la catégorisation et de la déduction syllogistique dans l’activité argumentative ordinaire. Le passage suivant a la même structure :

Composante positive :

Loi : tout automobiliste franchissant la ligne jaune se met en contravention
Fait avéré : l’automobiliste X a franchi la ligne jaune
Conclusion : X est en contravention

Restrictions (exceptions) : à moins qu’il ne s’agisse d’une voiture des pompiers en mission, d’un cortège officiel, ou encore que des travaux ou un danger pressant…, ne l’aient obligé à franchir la ligne jaune.

La restriction mentionne un ensemble de critères légaux susceptibles d’entrer en concurrence avec le principe le plus général ; il introduit un élément de défaisabilité  (défaut) de l’argumentation.

C’est pourquoi Toulmin parle de son approche de l’argumentation comme d’une « jurisprudence généralisée » ([1958], p. 7). Le processus de justification d’un énoncé est en effet schématisable comme une confrontation de différents points de vue.

3.4 La « redécouverte des topoï »

D’une façon générale, le modèle de Toulmin réactualise le concept de traditionnel de topos (Bird 1961). Un topos est un énoncé général susceptible d’engendrer, par actualisation et amplification, une infinité d’argumentations concrètes particulières ou enthymèmes, en “garantissant” (Warranting) l’acceptabilité du lien argument-conclusion.

Ehninger et Brockriede ([1960]) ont souligné que la notion de loi de passage pouvait couvrir les diverses relations argumentatives connues autres que de catégorisation, par exemple la généralisation :

Dans les trois régions où elles ont été testées, la création de zones franches n’a pas eu d’influences sur le développement économique ; donc la création d’une zone franche dans une quatrième région n’aura probablement pas d’influence sur son développement économique.

La loi de passage est une induction, sur un nombre limité de cas :

Si le phénomène n’a pas été observé dans les cas 1, 2, 3, … alors il ne le sera pas dans le cas 4.

Le schéma de Toulmin est parfaitement compatible avec une approche par types d’arguments. Chacun de ces types peut être soumis à un examen critique par le biais des contre-discours, c’est-à-dire des Rebuttals, qui lui sont spécifiquement liés.

3.5 Un modèle de la cellule argumentative

Ce modèle est à mettre en parallèle avec d’autres visions de la cellule argumentative, V. Épichérème.


 

 

Motif — Mobile

La volonté, les désirs, les motifs et mobiles, les raisons d’agir… de la personne sont interprétés comme des causes intérieures dont les actions sont des effets ou des conséquences. Réciproquement, les actions sont évaluées et interprétées en fonction de leurs mobiles et motifs.

1. Les notions

Motif, motiver
Motiver est homonymique. Motiver au sens de “susciter chez quelqu’un un très grand désir de faire quelque chose” produit la famille lexicale :

(il) motive (V) ; motivé (PP/Adj) ; motivant (PPrst/Adj) ; motivation (N déverbal)

Dans un second sens, motif, motiver sont liés à la thématique des bonnes raisons. Un motif est une “(bonne) raison invoquée” : demander pour quel motif c’est demander “pour quelle raison”. Motiver une décision c’est la justifier ; c’est-à-dire l’accompagner des motifs – bonnes raisons qui ont poussé à la prendre. La motivation,comme procès, est l’acte par lequel sont prises ces décisions, et, comme produit, l’ensemble des motifs invoqués. La famille lexicale :
motif (N) ; (il) motive (V) ; motivé (PP/Adj) ; motivation (N déverbal) est sémantiquement homogène autour de cette signification, qui se rattache à l’idée d’argumentation comme justification.

Mobile
Le substantif mobile a le sens passif de “qu’on peut déplacer, qui se déplace” et, dans le domaine psychique, le sens actif de “qui peut mettre en mouvement” : un mobile est un déterminant de l’action, une raison d’agir.

On attribue au mobile un rôle causal dans le domaine psychique. Dans la psychologie classique, les mobiles essentiels sont de l’ordre de la satisfaction des désirs élémentaires. Par opposition au motif, le mobile est plutôt inavouable ou inconscient ; les mobiles ne peuvent pas servir à motiver une décision. Le motif caché est proche du mobile.

La paire mobile / motif constitue ainsi une paire topique : on accuse par les mobiles (privés), on réfute en substituant des motifs (avouables), des bonnes raisons, aux mobiles privés.

2. Argumentation fondée sur l’existence de raisons d’agir

Deux topoï fondamentaux transposent la loi de causalité matérielle dans la conduite humaine, les raisons les motifs étant substitués aux causes. Lorsque la cause existe, l’effet suit ; en vertu de ce principe, si quelqu’un a le désir, un motif ou une raison de faire quelque chose, dès qu’il en a l’occasion, il le fait. Ce type d’argument sur les motivations, désirs, volontés de l’action humaine correspond au topos no 20 de la Rhétorique d’Aristote :

Il faut prendre en considération ce qui persuade et ce qui dissuade d’agir, ainsi que ce que visent les gens quand ils agissent ou évitent de le faire.
(Rhét., II, 23, 1399b15-25 ; Chiron, p. 395-396).

Le topos sert à l’accusation :

Ça lui était profitable, il désirait le faire, l’occasion s’est présentée, donc il l’a fait. Qui veut la fin veut les moyens.

comme à la défense :

L1 : — Tu as fait cela !
L2 : — Je n’avais aucune raison de le faire, j’avais même toutes les raisons de ne pas le faire.

De même, le topos n° 24 « se tire de la cause. Si la cause existe, l’effet existe, et si cette cause n’existe pas l’effet non plus. » (1II, 24, 1399b25 ; p. 396). Comme le montre l’exemple illustrant ce topos, cause est à prendre au sens de bonne raison :

“Les Trente” (tyrans) sont les magistrats imposés par Sparte à Athènes en 404 av. J.-C.
Thrasybule accuse Léodamas « d’avoir eu son nom gravé sur la stèle d’infamie de l’Acropole et de l’avoir fait effacer sous les Trente. »

— Léodamas répond que « cela ne se pouvait pas, car les Trente lui auraient fait davantage confiance si sa haine pour le peuple était restée gravée. » (Id.)

Qui se ressemble s’assemble : sous un régime tyrannique, “haïr le peuple” est une recommandation.

L’argument pathétique repose sur une variante de ce topos, où le désir de quelque chose est considéré comme suffisant pour l’obtenir.

3. Argumentations sur les “vraies raisons” :
Bonne raison affichée (motif) et mobile réel

Ces argumentations procèdent par substitution d’un mobile (vraie raison) à un motif (fausse raison), V. Interprétation :
— En accusation ou réfutation, substitution d’un mobile caché, intéressé, à un motif, une bonne raison publique, socialement approuvée.
— En défense, substitution d’un motif louable à un mobile coupable.

3.1 Bonne raison et mobile  réel

Le topos no 15 substitue un mobile caché, inavouable et intéressé à la raison louable, publiquement revendiquée. Il est utilisé pour accuser ou réfuter l’adversaire.

[On] ne loue pas les mêmes choses au grand jour et en secret, mais qu’au grand jour on loue surtout le juste et le beau tandis qu’en privé on privilégie l’intérêt.
(Rhét., II, 23, 1399a25-30 ; Chiron, p. 392).

L’argument avance un (possible) mobile privé, caché, mesquin pour réfuter la raison publique, honorable, bonne donnée comme justification d’une action :

L1 : — Nous faisons la guerre pour établir une démocratie.
L2 : — Vous faites la guerre pour vous emparer du pétrole.

L1 : — En militant pour les Restos du cœur, je lutte pour une noble cause.
L2 : — Tu luttes surtout pour ta propre publicité.

C’est une stratégie de démasquage, qui peut servir une contre-accusation. Une personne ayant à répondre à une accusation de détournement de biens publics esquive la discussion sur le fond en répliquant par une contre-accusation de misogynie, imputant ainsi à son accusateur un mobile privé et inavouable qu’elle substitue à un motif public et honorable, la lutte contre la corruption.

3.2 Un motif louable est substitué à un motif coupable

Le topos no 23 rappelle qu’on peut se défendre d’une accusation en « [donnant] la raison de la fausse opinion », qui a conduit à l’accusation :

Une femme ayant renversé sous elle son fils à force de l’embrasser, on crut qu’elle faisait l’amour avec le jeune homme ; la cause expliquée, la suspicion disparut.
(Rhét., II, 23, 1400a31 ; Dufour, p. 125).

Je l’embrasse non parce que c’est mon amant mais parce que c’est mon fils !” L’interprétation malveillante donnée à un acte est rejetée en substituant une raison socialement respectable au motif coupable incriminé :

Je l’ai assommé non pas pour qu’il se noie, mais pour pouvoir le sauver de la noyade. Vous devriez plutôt me féliciter.

V. Stase ; Orientation.

3.3 Le cadeau empoisonné

La formulation du topos no 19 de la Rhétorique d’Aristote, sur les motifs possibles et les motifs est quelque peu énigmatique : ce topos

consiste à affirmer qu’une fin possible d’un fait ou d’une action a été la fin réelle de ce fait ou de cette action ; par exemple, si l’on donnait quelque chose à quelqu’un pour le peiner en la lui retirant. (Rhét., II, 23, 1399b21 ; Dufour, p. 123).

L’exemple d’enthymème qui en dérive est clair : Les dieux lui ont donné la prospérité non pas par bonté à son égard mais pour que sa chute soit plus spectaculaire.
La situation est schématisable comme une réinterprétation négative d’un acte autrefois positivement évalué : “elle l’a séduit non par amour, mais par haine, pour mieux le faire souffrir en l’abandonnant”. C’est le principe du Dîner de cons : “ils l’invitent non pas parce qu’ils t’apprécient, mais pour se moquer de lui”.

Une intention cachée malveillante est substituée à une intention auparavant considérée comme bienveillante. Ce topos permet de réduire la dissonance cognitive qui naît d’une situation où le bienfaiteur change de face. Il est particulièrement efficace pour détruire le sentiment de gratitude, V. Pathos ; Émotion. La tirade suivante est structurée par ce topos n° 19 (Plantin 2017) :

Saül a été choisi par Dieu pour être le premier roi d’Israël. Mais il a eu le tort de se montrer trop clément, et de ne pas massacrer tous les Amaléchites, comme Dieu le lui avait ordonné. C’est ce que lui rappelle le prophète Samuel, rappelé « des Enfers » par « la Phytonisse », avant de lui dévoiler le triste avenir qui l’attend — pour les détails de l’affaire, voir dans la Bible les Livres de Samuel. Dieu est très mécontent de lui, il va le dépouiller de sa royauté pour la donner à David ; toute sa famille et lui-même vont périr. Saül s’évanouit, et, revenu à lui prononce la tirade suivante (vers 793-812) (mes italiques).
Cette tirade est structurée par le topos ≠ 19 (Plantin 2017), qui correspond aux passages mis en italiques.
Les passages entre crochets explicitent le sens des expressions suivies d’un astérisque.

O grandeur malheureuse, en quel gouffre de mal
M’abismes-tu* helas, ô faulx degré royal  [me précipites-tu]
Mais qu’avois-je offensé quand de mon toict champestre,      795
Tu me tiras, ô Dieu, envieux de mon estre*, [de ma condition]
Où je vivois content sans malediction,
Sans rancueur, sans envie, et sans ambition,
Mais pour me faire choir d’un sault plus miserable,
D’entree tu me fis ton mignon favorable*.       800  [tu fis de moi ton préféré
(O la belle façon d’aller ainsi chercher
Les hommes, pour apres les faire trebuscher !)
Tu m’allechas d’honneurs, tu m’eslevas en gloire,

Tu me fis triomphant, tu me donnas victoire,
Tu me fis plaire à toy, et comme tu voulus     805
Tu transformas mon cueur, toy-mesme tu m’esleus
Tu me fis sur le peuple aussi hault de corsage* [au sens propre, buste]
Que sont ces beaux grands pins sur tout un paisage
Tu me fis sacrer Roy, tu me haulsas expres
A fin de m’enfondrer en mil malheurs apres !
         810

Veux-tu donc (inconstant) piteusement destruire
Le premier Roy qu’au monde il pleut à toy d’eslire
Jean de La Taille, Saül le furieux. Publié en 1572.[1]

[1] Cité d’après l’édition critique de Elliott Forsyth. Paris, Marcel Didier, 1968.


Métonymie – Synecdoque

Traditionnellement, on distingue une rhétorique des tropes, qui serait une rhétorique à la fois sémantique et ornementale, et une rhétorique des arguments qui serait une rhétorique logique. Les mécanismes linguistiques en jeu dans les deux cas sont cependant les mêmes.

1. Tropes

Un trope est défini comme « [une figure par laquelle] on fait prendre à un mot une signification qui n’est pas précisément la signification propre de ce mot » (Dumarsais [1730], p. 69). Parallèlement, la définition de l’argumentation pourrait être reformulée comme une figure par laquelle on fait prendre à un énoncé (la conclusion) la valeur de croyance (ou la valeur de vérité) accordée à un autre (l’argument). Les règles de transfert sont les mêmes.

Les quatre “maîtres tropes” de Burke (1945), métaphore, ironie, métonymie et synecdoque, sont tous pertinents pour la caractérisation du lien argument-conclusion, quoique de façon différente.

2. Métonymie

Dans la métonymie classique la plume est plus puissante que l’épée, la plume est “un instrument pour écrire ou dessiner à l’encre…” ; l’épée est “une arme avec une longue lame en métal et une poignée avec un protège-main”. Dans le proverbe cité, plume et épée sont utilisés métonymiquement, et signifient respectivement “mot, pensée et discours, communication verbale…” et “violence physique, force militaire”, la signification globale étant que “la force ne prévaut pas sur le discours raisonné”.

Le processus métonymique peut être décrit comme suit.

— Il existe un signe {S / C1}, de signifiant est S et de contenu C1 : {plume / “instrument pour écrire”}.
— Le signifiant S est utilisé métonymiquement pour désigner le contenu C0 : plume / “discours”.
— Ce transfert de sens opère sous une garantie, exprimée dans une loi de transition telle que “C0 est dans une relation de contiguïté remarquable avec C1” ; ici, “la plume est l’instrument utilisé pour produire le discours”.

Ce mécanisme fonctionne qu’il existe ou non un signifiant S1 désignant ordinairement C0 (autrement dit qu’il s’agisse de figure ou de catachrèse).

On distingue traditionnellement différents types de métonymies selon le type de relation de contiguïté existant entre C0 et C1, par exemple :

— L’effet pour la cause, “La mort est dans le pré
— La cause pour l’effet, l’agent (ou la “cause efficiente”) l’objet produit, “Demandez le nouveau Houellebecq !
— Le contenant pour le contenu, “Il aime bien la bouteille
— L’instrument pour l’agent, “Il est la plume de la Présidente
— L’instrument pour l’objet produit, “La plume est plus forte que l’épée
— Le nom du lieu de production pour le produit, “J’ai besoin d’un petit Cognac
— L’action en cours pour le participant, “Monsieur, votre rendez-vous vient juste de sortir”.

Les mécanismes permettant d’enchaîner argumentativement des énoncés ne sont pas différents des mécanismes permettant de désigner métonymiquement les objets. La figure et l’argument sont fondés sur le même genre de loi de passage.
Considérons l’argumentation de l’effet vers la cause. Elle transfère le prédicat “— est un fait établi” de l’effet à la cause :

L’air, les métaux se dilatent lorsqu’ils sont chauffés
Ce métal est dilaté, c’est un fait établi, donc, indubitablement, il est (a été) chauffé

La métonymie de l’effet pour la cause est fondée sur une relation causale (C0 cause de C1) ; le signifiant S désignant l’effet C1 est mis pour la cause C0. “La mort est dans le pré” signifie littéralement que les produits phytosanitaires Ph (également appelés produits phytopharmaceutiques) utilisés en agriculture peuvent être mortels, M. Le signifiant “mort” désignant normalement l’effet M désigne maintenant la cause, Ph.

Le signifiant mort fait référence à la mort ; dans le cas de la métonymie, son domaine référentiel est étendu de manière à inclure la cause de la mort, “mort désigne les produits phytosanitaires”. Dans notre vision standard de référence, un mot (un signifiant) renvoie à un objet ; en réalité, il fait référence à un objet et aux objets qui lui sont contextuellement connectés de façon signifiante. Le signifiant renvoie à tout élément appartenant au faisceau de cet objet. Le langage ordinaire exprime clairement ce fait :

Il a de la fièvre, donc il a une infection.
=> Donnez-lui des antibiotiques, cela réduira la fièvre.

L’antibiotique agit en fait sur l’infection et fièvre dans (2) doit donc être considérée comme une désignation métonymique (l’effet pour la cause) de l’infection. Par contre, la fièvre est un signe naturel d’infection : “il a de la fièvre ça veut dire qu’il a une infection” : c’est précisément ce que dit l’analyse métonymique.

3. Synecdoque

Comme le montre l’exemple du rendez-vous (§1), la dénomination métonymique opère sur n’importe quelle paire d’objets connectés, cette connexion étant accidentelle (locale) ou essentielle. La synecdoque opère sur les constituants d’un tout et sur le lien genre / espèce. Le mot métonymie est parfois utilisé pour désigner à la fois métonymie et synecdoque.

3.1 Synecdoques “Partie – Tout” et “Tout – Partie”

Aux synecdoques partie – tout et tout – partie correspondent les argumentations de la partie vers le tout et du tout vers la partie. Dans trouver un toit, toit renvoie à “habitation” ; de même, l’argumentation :

le toit est en mauvais état, la maison ne doit pas être bien entretenue

transfère au tout le prédicat attaché à la partie, V. Composition et division §3.

3.3 Synecdoque du genre et de l’espèce

La synecdoque du genre permet de désigner par le nom du genre une des espèces qui lui sont subordonnées, “l’animal” pour “le lion”. Cet usage est fréquent dans les phénomènes de coréférence :

Nous avons vu un lion ; la pauvre bête était maigre et malade.

De même, l’argumentation par le genre attribue à l’espèce les prédicats du genre : “cet être est un animal, donc il est mortel”.

Les lions sont des animaux, les animaux sont mortels, donc les lions sont mortels.

On retrouve sous cette argumentation elliptique toute la problématique du syllogisme articulée à celle d’une catégorisation d’êtres naturels organisée en une classification.

4. L’arbre et les fruits

L’argumentation suivante a été avancée en défense de Paul Touvier, chef de la Milice à Lyon pendant l’occupation Nazie (1940-1944). Fugitif et condamné à mort pour crimes contre l’humanité à la Libération [1].
Le passage suivant est extrait d’une lettre adressée par le R. P. Blaise Arminjon, S. J., au Président de la République, Georges Pompidou, en date du 5 décembre 1970, afin d’appuyer le recours en grâce de Paul Touvier.

Comment comprendre qu’il puisse être un “criminel”, être un “mauvais Français”, celui dont la conduite depuis vingt-cinq ans, et l’éducation qu’il a donnée à ses enfants sont à ce point admirables ? On reconnaît un arbre à ses fruits.
(René Rémond et al., Paul Touvier et l’église, 1992 [2])

Une analyse à la Toulmin s’applique à ce paragraphe, la loi de passage étant fournie par le topos biblique, « on reconnaît un arbre à ses fruits » :

16 Vous les reconnaîtrez à leurs fruits. Cueille-t-on des raisins sur des épines, ou des figues sur des chardons ? 17 Tout bon arbre porte de bons fruits, mais le mauvais arbre porte de mauvais fruits. 18 Un bon arbre ne peut porter de mauvais fruits, ni un mauvais arbre porter de bons fruits. (Matthieu, 7)

On peut aussi bien décrire le transfert des valeurs par un mécanisme de métonymie. Parler de «la conduite de Touvier depuis vingt-cinq ans » c’est désigner métonymiquement Touvier ; dire que cette conduite est « admirable », c’est dire métonymiquement que Touvier est admirable. De même, une évaluation positive portée sur l’acte, « l’éducation que Touvier a donnée à ses enfants » est « admirable », se transfère métonymiquement sur l’auteur de l’acte, le père, forcément tout aussi admirable. Le même phénomène s’analyse dans le langage des tropes ou dans celui de l’argumentation, les deux mettent en œuvre le même genre de rationalité.


[1] « Fugitif, [Paul Touvier] est gracié en 1971 par le président Georges Pompidou, mais des plaintes pour crimes contre l’humanité imprescriptibles étant déposées contre lui, il repart en cavale dans des réseaux catholiques, puis est finalement arrêté en 1989, jugé et condamné en 1994 à la réclusion criminelle à perpétuité. Il est le premier jugé de nationalité française condamné pour crimes contre l’humanité. » (Wikipédia, Paul Touvier)

[2] Paris, Fayard, 1992, p. 164. Texte intégral de la lettre p. 372


 

Métaphore – Analogie – Modèle

La métaphore est une figure de ressemblance, qui s’oppose à la métonymie, figure de contiguïté. La première se développe sur l’axe paradigmatique du discours, la seconde sur l’axe syntagmatique.

1. Un trope

La métaphore est un trope (une figure) en un seul mot : “Aucun homme n’est une île” (John Donne). On est en présence d’un trope lorsqu’un mot fait saillie et obstacle dans un texte ; pris dans son sens habituel, ce mot ne convient pas au contexte ; à la lettre, l’énoncé est faux, inacceptable, énigmatique.

Le mot est le « foyer » et le contexte le « cadre » (focus / frame, Black 1979, p. 28) du trope. L’effet “tropique” est produit par le sentiment d’une incompatbilité cadre / foyer, qui ne permet pas de construire immédiatement un sens global.

Cette situation déclenche un processus interprétatif. Il y a métaphore lorsque l’interprétation procédant par analogie permet de composer un sens rétablissant la cohérence de l’énoncé.

1.1 Interprétation

Cette interprétation peut aboutir à extraire du terme foyer un “trait sémantique”, c’est-à-dire un mot ou une expression, qui, permet de composer un “sens littéral” acceptable lorsqu’on le substitue au foyer en conservant le cadre. Ici, le trait /coupé des autres/, permet de reconstruire le sens littéral “aucun homme n’est coupé des autres”.

En pratique, le contraste cadre / foyer est un stimulus, une machine à produire de nouveaux discours dans lesquels le langage de l’île (foyer) sera utilisé pour dire l’homme (cadre). Il est certes vrai que, comme l’île, aucun homme n’est coupé des autres, mais que faire de l’océan qui bat les côtes de l’île ? Peut-on l’intégrer à la description de la condition humaine ? C’est pourquoi la substitution au foyer du premier trait venu est toujours une perte, désamorçant l’image et annihilant la dynamique de la métaphore, qui, du point de vue cognitif, a tendance à se développer jusqu’à l’identité. Le langage métaphorique de l’île tend à recouvrir l’humain pour le révéler. C’est ce potentiel de découverte qui est exploité dans la métaphore argumentative.

La comparaison “Pierre est paresseux comme un lion” est une comparaison intéressante, puisque le lion est de fait un animal paresseux — c’est la lionne qui chasse et qui s’occupe des enfants. Mais ce sens ne peut pas être métaphorisé ; “Pierre est un lion” dit toujours que Pierre est fort et courageux, et non pas qu’il laisse son compagnon faire tout le travail. L’interprétation métaphorique est conditionnée par la pratique commune des stéréotypes.

La métaphore qui nécessite ouverte à l’interprétation est dite métaphore vive. La métaphore lexicalisée ou catachrèse est une métaphore effacée passée dans le langage courant pour désigner un objet qui n’a pas de signifiant propre (feuille de papier).

1.2 Métaphore et analogie

La métaphore se distingue de l’analogie. L’analogie bonne ou mauvaise, a toujours quelque chose de vrai “j’écris mon journal chaque matin comme je me brosse les dents” ; elle peut être contredite et discutée. L’énoncé métaphorique « l’électeur est un veau » (Charles de Gaulle), est trivialement faux, c’est une erreur de catégorisation, et « aucun homme n’est une île » trivialement vrai (correction d’une erreur de catégorisation). Même réduite à l’analogie, la métaphore maintient une ambiguïté, en introduisant un niveau de signification parasite, un sens figuré apparemment dépassé mais toujours là, comme un potentiel de développement sémantique, parallèle au sens littéral, seul pertinent pour la discussion sérieuse sur le fond des choses.

C’est pourquoi la métaphore vive est bannie du langage argumentatif logique, comme elle l’est du langage de l’exposé des résultats scientifiques. Même si on lui reconnaît un rôle heuristique, elle ne peut être discutée que si elle est mise sous la forme d’une comparaison (Ortony 1979, p. 191). En revanche, ses capacités de suggérer au-delà du sens littéral sont bienvenues dans une démarche heuristique, ou lorsqu’il s’agit de populariser des résultats scientifiques complexes.

2. Métaphore et coopération interprétative

Par la métaphore, le locuteur sollicite ouvertement la coopération interprétative du destinataire ; il lui laisse quelque chose à faire. Créant de la coopération, la métaphore force les accords préalables. Cette explication fonctionnelle de la métaphore est identique à celle qu’on donne de l’enthymème comme syllogisme abrégé, reconstruit au terme d’un processus de co-construction liant l’orateur et l’auditoire. Dans les deux cas, la fonction argumentative de cette condensation est l’activation du partenaire. Cette analyse suppose que le langage argumentatif non-métaphorique est moins complexe que le langage métaphorique, voire transparent, et que son interprétation ne nécessite pas de coopération ou une coopération moindre, ce qui ne va pas de soi.

3. Comme l’analogie, la métaphore opère un transfert de langage

La métaphore trouve sans peine une solution à l’énigme de la métaphore :

La métaphore est le travail du rêve du langage, et comme tout travail du rêve, son interprétation en dit autant sur l’interprète que sur son auteur. L’interprétation des rêves demande une coopération entre le rêveur et le réveillé [waker], même s’il s’agit de la même personne ; et l’acte d’interprétation est lui-même un produit de l’imagination. De même, la compréhension d’une métaphore est une tâche aussi créative que sa production, et tout aussi peu guidée par des règles. (Davidson, 1979, p. 29)

Dans L’interprétation des rêves (1900) Freud définit le travail du rêve comme le processus par lequel le contenu latent d’un rêve est recouvert par son contenu manifeste, par déplacement, distorsion, condensation et symbolisme. Il est difficile de résister à la métaphore “métaphore, travail du rêve” même si elle commet la fallacie ad obscurum per obscurius, c’est-à-dire qu’elle prétend éclairer l’obscur (la métaphore) par le plus obscur (le travail du rêve).

La métaphore est un modèle (Black 1962), et un modèle impérialiste, qui pousse vers l’identité totale :

À propos d’économie casino, on devrait appliquer aux traders drogués aux transactions financières les règles qu’on applique aux joueurs addicts dans les casinos : on leur interdit l’accès aux salles de jeu.

Dire que “l’électeur est un veau”, c’est dire que “l’électeur est indécis, faible et manipulable comme un veau” ; le veau étant ici le parangon cumulant ces défauts. La métaphore est ouverte : si l’électeur est catégorisé comme un veau, on peut lui faire adopter des comportements directement contraires à ses intérêts, par exemple le conduire à un abattoir plus ou moins métaphorique.

Au domaine du corps est attaché un langage sinon complet et cohérent, du moins usité et compris, celui des flux de matières organiques, de la physiologie, de la bonne santé et de la maladie, de la vie et de la mort. À travers ce langage, l’intuition du corps est bien partagée. Soit un autre domaine, comme la société, domaine mal connu, mal pensé, non doté d’un langage cohérent, fonctionnel efficace. L’analogie-métaphore projette le langage du domaine Ressource, le corps humain, sur le domaine Problématique, la société. Par ce transfert, la cible peut alors être parlée et pensée, dans un langage dans lequel on a confiance. D’un seul coup, dans le langage introduit par la métaphore, la société devient dicible et discutable. Alors que l’analogie est une invitation à observer le Problème à travers la lunette de la Ressource, la métaphorisation permet d’oublier la lunette.

Le peuple s’était séparé des sénateurs, pour s’affranchir des impôts et du service militaire, et l’on tentait, pour le rappeler, d’inutiles efforts. “Un jour, dit Agrippa (*), député vers lui, les membres du corps humain, voyant que l’estomac restait oisif, séparèrent leur cause de la sienne, et lui refusèrent leur office. Mais cette conspiration les fit bientôt tomber eux-mêmes en langueur ; ils comprirent alors que l’estomac distribuait à chacun d’eux la nourriture qu’il avait reçue, et rentrèrent en grâce avec lui. Ainsi le sénat et le peuple, qui sont comme un seul corps, périssent par la désunion, et vivent pleins de force par la concorde.” Cet apologue ramena le peuple, qui cependant créa des tribuns de son ordre pour défendre sa liberté contre l’orgueil des nobles.
Sextus Aurelius Victor, Origine du peuple Romain.  (*) Consul en 503 av. J.-C. [1]

Pour exploiter la métaphore argumentative on la développe en une fable. L’analogie met en correspondance deux domaines bien distincts de réalité, sans pour autant les confondre. La métaphore pousse l’analogie jusqu’à l’identification du domaine problème au domaine ressource. C’est pourquoi la réduction de la métaphore à l’analogie sous-jacente trahit la métaphore, en re-séparant les domaines que la métaphore assimile.

3. Le saut de l’analogie à l’identité ?

L’analogie catégorielle ou structurelle est une identité partielle. La question de l’identité totale, sous-jacente à des différences immédiatement discernables joue un rôle essentiel dans certaines analogies :

Les congères, c’est comme de la tôle ondulée
Les congères, c’est comme des dunes.

Les structures syntaxiques de ces deux énoncés sont identiques. En donnant à l’interlocuteur le trait /ondulation/, la première analogie lui permet de visualiser l’aspect des congères perpendiculaires à la route, et de s’approcher du sens du mot congère. La seconde est plus profonde, elle ouvre la voie à une identité profonde :

neige : congère :: sable : dune

Ce rapport suggère que l’analogie peut être expliquée par l’action du vent sur, respectivement, les particules de neige et les grains de sable. On est ainsi sur la voie de la construction d’un modèle physico-mathématique couvrant les deux phénomènes (compte tenu des différences entre les deux types de particules, grains de sable et flocons de neige, ainsi que de leurs lois d’agglomération respectives). À partir de deux phénomènes bien distincts au départ (on peut savoir ce qu’est une dune sans savoir ce qu’est une congère et vice-versa), on touche à l’identification : leur être réel, physico-mathématique, est-il le même ?

L’établissement d’une analogie peut ainsi être considéré comme la première étape vers l’affirmation d’une identité abstraite. Cette dynamique, ou ces glissements, de l’analogie explicative vers l’identité est au centre d’une classe de disputes autour de l’analogie, qui s’inscrivent dans le cadre d’une vision de la métaphore non seulement comme modèle mais comme expression de l’essence authentique du phénomène métaphorisé.

4. Réfutation des métaphores

4.1 Métaphore contre métaphore

La toute-puissance argumentative des métaphores se traduit par l’idée que « la métaphore n’est guère réfutable … comment répondre à une métaphore si ce n’est par une autre métaphore ? » (Le Guern 1981, p. 74). L’opposant peut en effet accepter le duel et tirer la ligne métaphorique vers une conclusion opposée. Il peut :

— Substituer à la métaphore originelle une seconde métaphore :

L1   — L’homme est un loup pour l’homme, homo homini lupus
L2   — Oh non, l’homme est un lemming

— Minorer la misanthropie par la misogynie :

L1   — L’homme est un loup pour l’homme
L2   — Les Romains disaient que les femmes sont pires pour les femmes, femina feminæ lupior

— Filer et retourner la métaphore originale vers une autre conclusion :

L1   — Notre sous-discipline est au cœur de la discipline, votez pour notre candidat !
L2   — Oui, mais une discipline a aussi besoin d’un cerveau pour penser, d’yeux pour y voir clair et de jambes pour avancer ;
— Attention, le cœur peut continuer à battre dans un bocal.

— S’accorder littéralement à la métaphore pour la rejeter

S1    — Les électeurs sont des lemmings qui suivent leurs leaders
S2    — Si seulement ça pouvait être vrai… (dit par un leader politique)

Ces techniques mettent les rieurs du côté de l’opposant.

4.2 La métaphore malheureuse

Considérons le point de vue de la réception. On attache à la métaphore sa suite préférée, celle qui correspond à l’intention ouverte du métaphoriseur. La métaphore est heureuse si elle est reçue dans la ligne de cette suite préférée, c’est-à-dire ratifiée par une manifestation de surprise agréable, ou par un comportement séduit.

On peut concevoir un monde où les productions verbales seraient toujours reçues selon leur suite préférée, c’est-à-dire où elles agiraient causalement sur leur destinataire. Dans l‘Éloge d’Hélène, Gorgias affirme que tel est le cas du discours persuasif, qui agirait avec la même violence contraignante que la “drogue” ou la force physique[2]. Néanmoins, dans le monde réel les productions verbales ne sont pas toujours reçues selon leur suite préférée. On n’est pas forcément d’accord avec une assertion, on ne croit pas toutes les promesses, et on ne persuade pas parce qu’on a l’intention de persuader. Il faut donc distinguer intention de persuasion et persuasion, même pour la métaphore. La métaphore est heureuse si le partenaire consent à la congruence préexistante entre les deux désignations.
S’il lui refuse son assentiment, la métaphore est malheureuse. La métaphore de Cocteau “Guitare, bidet qui chante” est jugée très basse par Philippe Soupault, qui lui fait le coup du mépris :

J’avais pris la résolution de ne plus prononcer le nom de M. Jean Cocteau. Cela me paraissait inutile. On ne parle pas de ce qu’on méprise. Mais ce monsieur vient de publier un livre qu’il a l’audace d’intituler Poésie. Il ne doit pas savoir ce que cela veut dire lui qui a écrit ce vers (entre autres) :
               Ô guitare, bidet qui chante (sic)
Quel poète, n’est-ce pas ? […] M. Cocteau qui ne pouvait faire croire à personne qu’il était un poète capable d’écrire selon son temps essaie de discuter la poésie, celle d’Apollinaire, de Max Jacob ou de Reverdy. […] Qu’on sache bien que la « pouasie » (Fargue dixit) de M. Cocteau ne représente rien et ne signifie rien (45).
Philippe Soupault, Littérature et le reste. [3]

Pouasie est un mot valise agglomérant poésie à l’interjection pouah ! qui exprime et communique le dégoût: C’est cette interjection qui détruit la métaphore en tant que telle. Si l’on a pu décrire la métaphore comme “un coup d’état discursif, un îlot insolite, une anomalie, une incohérence, une incongruence, une incongruité, une rupture, une contradiction avec la logique, une incompatibilité, un coup de force” (Kleiber, 2016, 18-19), il ne faut pas s’étonner qu’en vertu même de ces qualités, elle soit parfois jugée telle et rejetée en conséquence. Si on se fait gloire de son incohérence, on s’expose à être rejeté pour son incohérence par tous ceux qui ne veulent pas jouer le jeu de l’incohérence

4.3 La métaphore révulsante : “l’état, une famille

Le passage suivant est extrait d’un article de Paul Krugman, prix Nobel d’économie :

Les politiciens vendent un budget qu’on tend à construire par analogie avec les finances familiales. Quand John Boehmer, le leader Républicain, s’est opposé aux plans de relance sous prétexte que “les familles Américaines se serrent la ceinture, mais elles ne voient pas que le gouvernent se serre la ceinture”, les économistes se révulsent devant cette stupidité [cringed at the stupidity], reprise dans des discours d’Obama ou par les travaillistes.
(The Guardian 19 avril 2015.[4])

On retrouve dans la description de Krugman les éléments essentiels de l’analyse aristotélicienne : dans des institutions médiocres les politiciens font de la retape auprès d’un public tout aussi médiocre.
La « stupidité » est celle de l’inférence “les familles se serrent la ceinture, l’état doit se serrer la ceinture”. La loi de passage peut se reconstruite sous la forme d’une métaphore “l’état, la nation, le pays… est une famille”. On peut également y voir une sorte de composition “l’état est composé de familles, donc c’est une famille”. La métaphore de la famille est fondamentale pour l’économie ; elle repose sur l’étymologie du mot, en grec oikonomía “gestion de la maison”, qui doit être faite en bon père de famille.

Mais quand on en vient à la métaphore de la famille appliquée à l’économie moderne, les économistes à la Krugman « cringed at the stupidity », ils se révulsent et font des grimaces, « montrant sur leur visage et leur corps leur sentiment de dégoût et d’embarras » (d’après MW, Cringe). C’est par de telles réactions de surprise et de répulsion que sont réfutées les métaphores en tant que métaphores. Une fois la métaphore réfutée, Krugman poursuit par une réfutation, sur le fond, menée dans le langage de la vulgarisation économique : les affirmations de ceux qu’il appelle les Austériens [Austerians] sont mal fondées théoriquement ; leurs prédictions sont infirmées par les faits ; les politiques qu’elles impulsent échouent. Soit une réfutation a priori, une réfutation par l’absurde et une réfutation pragmatique. Cette réfutation de la métaphore en deux temps, d’abord sur la forme métaphore, puis sur le contenu est exemplaire du discours “contre les métaphores”.

Accord
La métaphore en débat :
Société humaine et “société” des rats taupes nus


[1] Trad. nouvelle par M. N. A. Dubois, Paris, Panckouke, 1816, p. 80.
[2] Gorgias, Éloge d’Hélène. Les Présocratiques, Folio, p. 710-714. /burmat.free.fr/Textes/Gorgias-Helene.pdf (01-11-16)
[3] Cité d’après Béatrice Mousli, in Les Cahiers Max Jacob, No 8.
[4] www.theguardian.com/business/ng-interactive/2015/apr/29/the-austerity-delusion (15-08-16)


Mépris, Arg. du –

1. Le coup du mépris

Les formes standard de réfutation reposent sur l’examen de la teneur du discours rejeté, ou sur des considérations plus ou moins pertinentes liées à la personne qui le tient. Même dans ce dernier cas, le rejet est fondé sur quelque motif, aussi faible soit-il.
La rhétorique ancienne définit l’apodioxis comme le rejet d’un argument déclaré « enfantin » ou « évidemment absurde, pratiquement nul » (Dupriez 1984, Apodioxis ; Molinié 1992, Apodioxis). C’est ce que dit l’expression “sans commentaire”, par laquelle on se dispense de toute réfutation argumentée, V. Pathétique. Elle correspond à la lettre au sens du mot grec apodioxis “expulsion” (Bailly, [apodioxeis] ; l’argument de l’opposant est “éjecté”.

L’argument du mépris, qu’il vaudrait mieux appeler coup du mépris, répond au discours de l’opposant par une réplique à la limite de la réfutation et de la destruction. Le locuteur refuse de contre-argumenter en déclarant que l’argumentation proposée s’auto-réfute ; que sa mauvaise qualité suffit à la détruire. C’est la réaction de l’oncle Toby, « sifflant une demi-douzaine de mesures de Lillabullero », V. Ab —, ad —, ex —.

Tes arguments sont insuffisants, misérables, minables.
Je ne ferai pas à votre exposé l’honneur d’une réfutation.
Ce que vous dites n’est même pas faux.

Je ne me charge point de répondre aux pauvretés verbeuses, si plaisantes quelquefois par le non-sens, mais si méprisables par l’intention, que de petites femmes et de petits hommes débitent ridiculement sur l’épouvantable mot d’égalité. Ces malveillantes puérilités n’auront qu’un temps, et ce temps passé, un écrivain serait bien honteux d’avoir employé sa plume à réfuter de pitoyables radotages, qui étonneraient alors ceux-mêmes qui s’en honorent aujourd’hui et leur feraient dire avec dédain : Mais cet auteur nous prend donc pour des imbéciles !
Emmanuel Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers État ? 1789.[1].

En français le mot argutie « subtilité de langage, raison spécieuse qui dissimule l’absence réelle d’arguments sérieux » désigne précisément un argument méprisable.

2. Argument ad lapidem (anglais, argument by dismissal) 

Cette manœuvre parfois désignée par l’étiquette latine, ad lapidem (de lapis, “pierre”), qui fait allusion à un bon mot de Samuel Johnson (1709-1784). Selon la philosophie spiritualiste de Berkeley il n’y a pas d’objets matériels dans le monde, mais seulement des esprits et des idées dans ces esprits. On raconte que le Dr. Johnson, à qui on demandait son avis sur cette thèse, répondit en donnant un coup de pied à une grosse pierre en disant “C’est comme ça que je la réfute !” (d’après Wikipedia, Ad lapidem). On prouve l’existence de la pierre en lui donnant un coup de pied (en trébuchant ?), et comme le dit Engels, « la preuve du pudding, c’est qu’on le mange ». L’évidence se passe d’arguments, et on ne s’abaisserait en la justifiant. Mais l’évidence de l’un n’est pas forcément l’évidence de l’autre.

3. De l’insignifiance à l’auto-réfutation

L’opposant qui choisit de mépriser l’argument de l’adversaire peut être de parfaite bonne foi, mais il peut s’engager dans des situations paradoxales. Il suffirait d’entendre ce que dit tel parti extrémiste pour en être scandalisé :

On devrait donner la parole plus souvent à Untel, plus il parlera, moins il aura de voix.

Autrement dit, puisque le discours de l’adversaire, s’auto-détruit, il faut qu’il se diffuse. Cette stratégie, inspirée davantage par la confiance en soi du locuteur que par l’évidence des choses, a ses dangers.
À la limite, il ne reste plus qu’à diffuser la parole de l’adversaire pour la réfuter. Le mécanisme touche à celui de l’ironie : c’est le cas extraordinaire que rapporte Wayne Booth, à propos de manifestations ayant eu lieu dans son université, où s’affrontaient deux groupes d’étudiants :

À un moment, les choses ont si mal tourné que chacune des deux parties s’est retrouvée en train de dupliquer les attaques de l’autre et de les diffuser par milliers de copies, sans commentaires. Chacun estimait que la rhétorique de l’autre était devenue si absurde qu’elle se dénonçait elle-même [as if the other side’s rhetoric was self-damning, so absurd had it become]. Booth, 1974, p. 9

L’opposant ne peut pas entendre une telle forme de disqualification, qui est destinée aux tiers. Utilisée dans les formes particulièrement polémiques de l’argumentation, elle exclut toute négociation et tout accord, V. Conditions de discussion.

Du point de vue de l’éthos, l’émotion affichée est de l’ordre du mépris indigné. Par réaction, le locuteur prête le flanc à l’accusation d’arrogance (ad superbiam), et le jeu du mépris se développe, le peuple méprisant ceux qui le méprisent, V. Ad populum.


[1] Cité d’après l’éd. Flammarion, Paris, 1988, note p. 174-175.


 

Menace – Promesse

La perspective d’un dommage plus ou moins imminent constitue une menace.
A menace B” admet deux lectures, selon que la source de la menace 1) correspond à une cause matérielle (l’orage menace) ou 2) est un agent humain.

1. La source de la menace est une cause matérielle

L’éruption menace le village
L’orage menace les récoltes
La falaise menace de s’effondrer.

En parlant de menace, quelles qu’en soient la source et l’objet, le locuteur définit la situation comme source de peur. En tant que sentiment, la peur est forcément liée à un expérienceur, et prototypiquement à un humain, V. Émotion.
L’être sous le coup de la menace est toujours humain ou lié aux humains, qu’il s’agisse d’un dommage infligé directement et immédiatement aux humains (récolte, village) ou de façon indirecte et lointaine :

Le réchauffement climatique menace les glaciers.

Si nécessaire, l’interprétation lie aux humains l’être sous le coup de la menace, et, à la limite, humanise l’être menacé, ce qui est plus facile lorsqu’il s’agit d’un arbre (Proche, Animé) que lorsqu’il s’agit d’une météorite (Lointain, Inanimé) :

Le rocher menace l’arbre
Les radiations menacent la météorite
: ?

2.  Le locuteur H est l’agent du dommage encouru

Si H est un humain agent volontaire du dommage potentiel encouru par M, on a affaire à une menace ouverte et directe, la menace par excellence :

La bourse ou la vie !
Alors, ce terrain je te l’achète à toi ou à ta veuve ?

La menace est double, et le menaceur offre au menacé le choix entre deux maux, l’un plus grave que l’autre du point de vue du menacé et sans intérêt pour le menaceur, l’autre correspondant à la rançon demandée. Si bien que le menacé se retrouve contraint à opter pour le moindre mal, satisfaire le menaceur. “ou bien… ou bien... », ou “si… alors”, V. Connecteurs logiques :

Soit vous perdez seulement votre argent, soit vous perdez votre vie et votre argent.
Soit vous faites cela pour moi – ce qui est, je suis d’accord, assez désagréable pour vous – soit je vous fais cela – ce qui sera vraiment beaucoup plus désagréable pour vous.

Schématiquement :

— H annonce à M qu’il risque de souffrir un dommage X0
— La réalisation de ce dommage dépend de H (agent du dommage).

— Ce dommage peut être suspendu si M réalise telle chose X1, explicitement exigée  par H, et que M ne ferait pas spontanément, de bon gré.
— Pour M, X1 est moins dommageable que X0: il est raisonnable de donner sa bourse pour sauver sa vie.

On peut discuter de la nature argumentative d’un tel discours. Mais devant l’alternative “la bourse ou la vie !”, il semble raisonnable de sacrifier la bourse ; en tout cas, lorsqu’il faudra expliquer où est passé l’argent, l’existence d’une telle menace sera considérée comme une explication pleinement satisfaisante de sa disparition.

Le moyen suggéré doit réellement supprimer la menace actuelle. Si le menaceur laisse ouverte la possibilité d’un nouveau rançonnement, alors il ne reste plus au menacé que l’espoir de résister (cas des rançongiciels).

3. La menace, fondement du discours de la peur

Lat. arg. ad metum ; metus, peur.
Ang. : appeal to fear, “peur” ; scare tactics, “tactique alarmiste” ; arg. from threat, “menace”.

La tradition des études argumentative, s’intéresse à la situation où le locuteur est source de la menace ou représente un humain, une institution source de la menace.
La manœuvre a été abondamment désigné métonymiquement par l’instrument de la menace :

— Menace du bâton donc métonymiquement appel à la force, à la contrainte physique. Il peut s’agir de bâton au sens propre de châtiment physique dans ce monde ou dans l’autre (enfer), ou au sens symbolique de blâme. V. Foi et superstition.
(Lat. ad baculum, de baculum “bâton” ; ang. arg. from the stick)

— Menace de la prison sous-espèce de la précédente.
(Lat. ad carcerem, de carcer, prison)
— Menace plus ou moins métaphorique de foudroyer toute résistance
(Lat. ad fulmen, de fulmen, foudre ; ang. thunderbolt arg.).
— Menace de frapper au portefeuille. L’argument du portefeuille (différent de l’argument de la richesse) recouvre toutes les formes de menace et de récompense liées aux intérêts financiers.
L’argument du portefeuille est parfois désigné sous son nom latin, ad crumenam, Lat. crumena “bourse” ; ang. argument to the purse).

Dans tous les cas, la menace produit de la peur (a contrario : “vos menaces ne me font pas peur”). La caractérisation précise de l’émotion induite dépend du mode de construction de la menace, selon qu’elle a ou non une source précise (“on sent qu’il va nous arriver quelque chose”), qu’il existe un agent identifié origine de la menace ; qu’il existe ou non des possibilités de contrôle (“nous allons vers un conflit des civilisations”). Si la menace est causale, sans source précise ni possibilité de contrôle ou de refuge (“tout fout le camp”), le discours de la menace construit de l’inquiétude diffuse, de la peur, de l’angoisse, voire des crises de panique. La substitution de l’agentivité à la causalité qui permet de se livrer à la quête de responsables.

4. Menace et contre-menace : la dissuasion

Tout ceci se déroule dans la logique du malandrin, qui suppose que le rapport de force est en sa faveur. Mais l’agresseur peut avoir mal évalué la situation ; s’il s’en prend à Fanfan la Tulipe, il sortira perdant de l’aventure. En restant sur le plan de la négociation, le menacé peut disposer de ressources lui permettant de faire chanter le maître chanteur. Il peut à son tour proférer des contre-menaces, qui permettent de rétablir le statu quo.

Si les forces sont exactement équilibrées, la réciprocité des menaces détruit la menace, comme le dit du moins la doctrine de la dissuasion ou de l’équilibre de la terreur. Selon le discours officiel, la menace n’a pas pour objet d’obtenir quelque avantage sur l’autre, mais seulement de préserver sa propre existence. Seul le mal peut contenir le mal, ce qui n’est pas satisfaisant du point de vue moral, V. “Toi aussi !”.

3.  Prévenir et menacer

L’agentivité (menacer) peut être dissimulée sous la causalité (prévenir).

3.1 H informe M et l’avertit

M peut ne pas être conscient des conséquences de ses choix :

X : — Dois-je vraiment mettre ces gants très peu commodes ?
Y : — Ces gants sont des maniques, si tu ne les mets pas, tu te brûleras.

Il ne s’agit pas de menace, mais d’argument par les conséquences négatives, mais les conséquences négatives se coordonnent très bien aux menaces. Si l’effet redouté est présenté comme une conséquence négative inexorable d’un comportement de M, M est l’artisan de son propre malheur. H prévient M et lui indique un moyen d’éviter ce malheur.

Si tu continues comme ça, tu vas droit à la catastrophe
Tu travailles dur pendant les vacances ou tu vas à la catastrophe.

La causalité est celle du monde social tel qu’il est envisagé par H :

X : — Dois-je vraiment faire mes devoirs ?
Y : — Si tu ne fais pas tes devoirs, pas de cinéma ce week-end, tu échoueras à ton examen, plus tard tu ne trouveras pas de travail, et tu iras en enfer.

3.2  A prévient – menace B

Le locuteur peut voiler sa menace sous la forme d’une argumentation par les conséquences ; autrement dit, l’agentivité est dissimulée sous la causalité. Dans le cas de la menace ouverte, le locuteur prend en charge son rôle de méchant en se présentant comme l’agent de l’événement négatif pour l’interlocuteur menacé. Si l’événement négatif est présenté comme causé par le comportement de l’interlocuteur lui-même, on a affaire à une argumentation par les conséquences négatives. L’interlocuteur est alors construit comme l’agent de son propre malheur. Dans cette configuration, le locuteur dégage sa responsabilité, il se met dans le rôle du conseiller.

Le changement de stratégie est identique à celui que l’on observe dans le cas du passage d’une politique résultant d’un choix volontaire à une politique orientée par la force des choses.

Question : L’entreprise doit-elle accorder une augmentation de salaire à ses employés ?
Le syndicat : — S’il n’y a pas d’augmentation, les ouvriers vont tout casser !
Le patronat : — Si vous persistez dans vos revendications, vous nous contraindrez à la fermeture de l’usine.

5. Ad baculum carotamque, “le bâton et la carotte”

Dans les mains du pouvoir établi, la menace et la peur, comme la joie et la récompense, peuvent être utilisées comme de puissants instruments de dissuasion et d’incitation, “que les bons se réjouissent et que les méchants tremblent”.

Le philosophe chinois Han-Fei propose une théorie du pouvoir comme usage expert des « deux manipules » (Han-Fei, Tao), qui sont les deux intérêts matériels motivant les actions humaines, les châtiments et les récompenses, hors de tout souci de rationalité ou de valeur d’un autre type, comme la justice. La gestion des actions humaines exploite deux mouvements psychiques antagonistes, la peur et la souffrance du châtiment ; le désir, puis la joie de la récompense. Les actes argumentatifs par excellence seraient ainsi la promesse (de récompense) et la menace (de châtiments) — si l’on admet qu’argumenter c’est persuader de faire ceci, ou dissuader de faire cela, V. Autorité ; Pragmatique.

La locution courante “manier la carotte et le bâton” associe ces deux formes d’appel à l’intérêt financier. L’argument dit ad baculum devrait plutôt être nommé ad baculum carotamque. On s’est intéressé principalement à l’argument du bâton, comme si l’argument de la carotte était tout de même plus acceptable ou plus rationnel. On peut également appeler “argument du portefeuille” l’argument de la carotte et du bâton utilisé par celui qui impose ses décisions par des sanctions financières (frapper au portefeuille) et des récompenses : “travaillez plus sinon vous serez renvoyés” (menace) ; “travaillez plus, vous gagnerez plus” (récompense). Il s’agit de “ faire, parce que sinon…” ou de “ faire, parce que ça rapporte”. La récompense joue ce que tous les humains sont supposés désirer, soit honos, uoluptas, pecunia : la gloire, le pouvoir, le plaisir, l’argent, V. Valeur.