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Fond, Arg. sur le —

Argument portant sur le FOND de la question

L’arguments sur le fond traite de l’objet du débat, il apporte une contribution substantielle à la discussion. Il fait partie de l’ensemble des arguments qui contribuent à construire une réponse pertinente à la question.

Dire qu’un argument porte sur le fond du débat c’est dire qu’il est pertinent pour le débat, et qu’il constitue une contribution substantielle à la discussion.
En anglais, ils sont dits argument addressed to the thing ; to the point, to the matter; on the merits ou on the substance of the case;  dealing with the matter (at hand).

D’un point de vue évaluatif, les arguments sur le fond sont les seuls dont la force et la valeur méritent d’être discutées et qui doivent être conservées dans le dossier de l’affaire.
Cela ne signifie pas qu’ils sont automatiquement validés. Une partie peut, par exemple, invoquer un précédent, ce qui est clairement une démarche légitime et substantielle. Le précédent peut cependant être critiqué et rejeté, par un argument montrant que les faits allégués comme des précédents ne sont pas suffisamment similaires aux faits discutés. Bien que sur le fond, cet argument  est finalement déclaré non pertinent pour la présente discussion.

La discussion sur le fond est évitée, par exemple, lorsqu’une personne accusée de corruption et de détournement de fonds publics répond à l’accusation par une contre-accusation de misogynie, en utilisant un argument classique substituant une arrière-pensée privée et potentiellement honteuse à une bonne raison publique et honorable, V. Mobiles et motifs

Comme les arguments dits ad judicium ou ad rem,  les arguments sur le fond ne sont pas des types d’argument, c’est-à-dire des formes de raisonnements menant à une conclusion, comme le raisonnement par analogie ou par les contraires. N’importe quel type d’argument peut en principe être ou ne pas être utilisé pour discuter du fond ou de la forme d’un débat.

1. Argument sur le fond et argument sur la forme

Les arguments sur le fond du débat sont complémentaires des arguments sur la forme du débat, qui portent sur les conditions dans lesquelles se déroule la discussion. Ces derniers ont trait au cadre, à la procédure et aux règles selon lesquels la question est traitée.
Par exemple, les participants peuvent objecter à la tenue d’une réunion que les documents nécessaires à leur bonne information ne leur ont pas été distribués à temps ; ou que le quorum n’est pas atteint.

2. Argument sur le fond et argument  fondés sur le logos

Des associations trompeuses pourraient conduire à penser que les arguments liés au logos sont logiques et donc objectifs, qu’ils traitent des objets eux-mêmes et, par conséquent, de la substance et du fond des choses en discussion. En tant que tels, les arguments dérivés du logos s’opposeraient alors aux arguments éthotiques et pathémiques, ces derniers étant davantage liés à la subjectivité, du moins en apparence.

Dans l’argumentation quotidienne, tout comme les arguments “logo-iques”, les arguments éthotiques et pathémiques exploitent le logos, entendu comme langage et discours. Dans une situation argumentative, c’est la question seule qui détermine l’objet, la substance du débat. Autrement dit, il ne suffit pas pour un argument de se référer à un objet ou à un événement, il faut encore que cet objet soit l’objet du débat.

Les arguments faisant référence à des personnes, à leurs valeurs et à leurs émotions sont substantiels (ad rem et ad judicium) dans la mesure où ils sont pertinents pour la question. Le rappel des condamnations antérieures d’une personne n’est pas dénué de pertinence dans tous les contextes. La description de l’état de choc émotionnel dans lequel la victime a été trouvée, par exemple, peut être pertinente pour le tribunal. Le problème est de distinguer les aspects de la personnalité qui sont pertinents pour la discussion de ceux qui ne le sont pas.

3. Argument sur le fond et argument périphérique

Il en va de même pour les arguments indirects périphériques qui exploitent les circonstances  des  événements constituant l’affaire discutée.
Un argument sur la personne, par exemple, peut être un argument sur le fond selon sa pertinence pour la discussion : “Le témoin déclare avoir vu le suspect près du lieu du crime, au moment du crime” ; ou non : “Le témoin déclare que le suspect est un bon ami à lui”.


 

Foi — Superstition

FOI – SUPERSTITION

La foi au sens de “confiance” est le résultatif de la persuasion accomplie. Thomas d’Aquin a organisé le rôle de l’argumentation dans la prédication de la foi.
La superstition est le nom que les athées donnent à la foi, et que les croyants donnent aux autres croyances.

1. Foi et argumentation

1.1 Foi en rhétorique ancienne et contemporaine

Foi vient du latin fides, “foi, confiance, force persuasive”. Fides et foi appartiennent au lexique rhétorique du latin comme du français contemporain, où ils désignent la confiance, le résultatif de l’acte de persuader, “faire foi”, persuadé “avoir foi en …” [1]

1.2 Les contenus révélés comme arguments

Les vérités révélées peuvent être utilisées comme arguments condamnant ou justifiant une certaine conduite ; nous suivons la Loi parce que notre Dieu nous l’a donnée ; parce que nous l’aimons ; parce qu’Il récompensera ses fidèles, les bons, et punira les méchants ; nous nous abstenons de telle nourriture parce qu’Il l’a voulu ainsi.

Les appels aux croyances religieuses peuvent être rejetés comme des appels à la superstition.

1.3 Les contenus révélés comme vérités

Certains théologiens opposent la foi à la raison et à l’argumentation. Selon saint Ambroise, cité par Thomas d’Aquin, « qu’on rejette les arguments là où c’est la foi qu’on cherche » [2] (V. Paradoxe, §1). Les vérités révélées ont la préséance sur toutes les autres formes de vérité ; essayer de démontrer une vérité révélée serait la dégrader.
Par ailleurs, pour un croyant, les arguments fondés sur la foi ne doivent pas être confondus avec les arguments fondés sur l’autorité ; la première est d’origine divine, la seconde humaine. Savoir si la tradition religieuse est d’origine humaine ou divine est une question qui divise les théologiens. En tout cas, la foi est autre chose que la soumission à l’autorité.

Mais la préséance de la foi n’invalide pas la nécessité de l’argumentation ; Thomas d’Aquin distingue trois types de situations argumentatives, selon que le prédicateur ou le missionnaire s’adresse à des chrétiens, à des hérétiques ou à des incroyants.

Vis-à-vis d’un auditoire chrétien, l’argumentation est utile dans deux cas, d’une part pour mettre en relation deux articles de foi, dont on montre que l’un est logiquement déductible de l’autre, par exemple, si l’on croit à la résurrection du Christ, on doit croire à la résurrection des morts.
D’autre part, elle permet d’étendre le domaine de la foi à des vérités secondes, dérivées des vérités premières. L’argumentation permet la manifestation de ces vérités secondes.
Ces argumentations renforcent la cohérence du corps de doctrine.

Face aux hérétiques qui sont d’accord sur un point du dogme, l’argumentation permet de montrer qu’ils doivent aussi accepter les autres. On retrouve le premier des cas précédents. C’est une argumentation par la cohérence du dogme.
Pour les hérétiques comme pour les croyants, l’argumentation de la foi est fondée sur des arguments postulés comme vrais parce que tirés du corpus des vérités révélées.

Face aux incroyants, l’argumentation par la cohérence du dogme ne fonctionne pas, puisqu’il n’y a pas de connaissance partagée.
L’argumentation est alors essentiellement ad hominem. On montre par l’argumentation que leurs croyances sont contradictoires (Trottman 1999, p. 148-151).

On voit que le Docteur Angélique n’excluait pas du champ de l’argumentation les situations de désaccord profond, V. Désaccord.

2. Ad superstitionem, “Appel à la superstition”

Lat. arg. ad superstitionem, de superstitio, « superstition ; observation trop scrupuleuse ; objet de crainte religieuse ; vénération » (Gaffiot, Superstitio).

Un croyant légitime certaines de ses actions par ses croyances :

Je ne travaille pas le dimanche, parce que Dieu l’a ordonné ; parce que lui-même s’est reposé le dimanche.
Je suis contre le mariage homosexuel, parce que Dieu a créé l’homme homme, et la femme, femme, n’est-ce pas?

Un libre penseur considère que ces croyances sont des superstitions et que ces justifications sont fallacieuses.

L’étiquette “appel à la superstition” a été introduite par Bentham de façon bien précise, en lien avec les institutions politiques. Si l’on croit que ces institutions sont fondées sur la loi divine, alors elles sont tout aussi intouchables que la Parole qui les a établies : le Régime existant est sacré, et nous avons juré de le maintenir.
Bentham considère que ce genre de justification de l’immobilisme est sophistique, V. Topiques politiques :

Sophisme des serments ; ad superstitionem : “Mais nous avons juré !
Sophisme des lois irrévocables : “Mais cela nous obligerait à changer la loi !” ([1824], p. 402)

Il soutient que les institutions et les lois doivent évoluer, et qu’en conséquence, il n’y a pas d’engagement irrévocable (irrevocable commitment).
Dans une conception religieuse du pouvoir, les engagements politiques pris sous serment engagent la divinité ou quelque pouvoir surnaturel sacré. Les Pères fondateurs “qui en savaient plus que nous”, et “à qui nous devons tout” sont des demi-dieux. Manquer à cet engagement constituerait non seulement un manque de respect vis-à-vis des Puissances fondatrices, mais aussi une faute religieuse ou morale susceptible d’attirer une vengeance surnaturelle.
On peut supposer que ces menaces sont la contrepartie de promesses récompensant la soumission à la Loi surnaturelle. Dans ce cas, l’argument représente une version quelque peu matérialiste de l’argument de la foi.

Les citoyens ordinaires, non cyniques, considèrent que les politiciens doivent honorer leurs engagements électoraux. Il serait difficile pour les politiciens défaillants d’invoquer le sophisme d’engagement irrévocable pour justifier perpétuellement leurs renversements d’alliance et de programmes.


[1] Exemples de Gaffiot:
fidei causa Sall. J. 85, 29, “pour inspirer confiance ”?
res quæ ad fidem faciendam valent Cic. de Or. 2, 121, “les ressorts qui servent à emporter l’adhésion (persuader)”.
imminuere orationis fidem Cic. de Or. 2, 156, “affaiblir la (confiance dans un discours) force persuasive d’un discours”.

[2] (Thomas d’Aquin, Somme, Part. 1, Quest. 1, Art. 8 Cette doctrine argumente-t-elle ?)


 

Vague — Flou

Sens INDÉTERMINÉ – VAGUE – FLOU

1. Variétés de l’indétermination du sens

Les langages logiques, formels et scientifiques se distinguent du langage naturel par leur univocité. À chaque chaîne signifiante (terme ou expression), simple ou complexe, correspond une référence unique, et une seule une signification ; ces langages n’admettent pas l’interprétation.
De telles chaînes ne connaissent ni le vide de sens (le non-sens), ni l’obscurité, ni le flou (le vague), ni la multiplicité des sens (ambiguïté), ni les variations de sens dans un discours comme dans un domaine.

Dans le langage ordinaire, l’interprétabilité des chaînes signifiantes n’est pas garantie. Une chaîne signifiante peut être :
— Vide de sens, ou ininterprétable (non-sens) : “abo rolo”
Dans le cas le plus général, il est impossible d’attribuer au segment linguistique un sens quelconque. On ne lui trouve pas de paraphrase satisfaisante  (acceptable dans ce contexte). Le texte est totalement obscur, il pose un défi interprétatif, il est inexploitable par le récepteur, qui peut éventuellement se rabattre sur des associations, libres ou savantes, fondées sur le signifiant de la chaîne linguistique considérée.

— Obscure. La chaîne signifiante est formée de mots ou de quasi-mots.  Il est difficile de lui attacher la moindre interprétation : Prophéties de Nostradamus.
Un texte énigmatique n’est pas un texte obscur, dans la mesure où on suppose que l’énigme a une clé, qui peut éventuellement être trouvée au terme d’un cheminement interprétatif.
La coexistence dans un même discours d’orientations incompatibles est une cause majeure d’obscurité pragmatique.

— Floue ou vague. Il est possible d’attacher à la même chaîne signifiante  plusieurs interprétations également douteuses et discutables.
On parle de flou et de vague à propos de phénomènes limites qui apparaissent particulièrement à propos de la catégorisation et de la définition.
Le vague du discours peut être également lié aux questions de généralisation et de particularisation.

Ambigüe. Une  chaîne signifiante est ambigüe si on peut lui plusieurs interprétations nettes, stables,  distinctes et incompatibles. L’interprétation hésite entre deux ou plusieurs sens possibles pour le même segment. Le contexte peut faire disparaître cette ambiguïté

— Instable. Le sens d’une même chaîne peut varier ou s’obscurcir, dans un même discours, V. Objet de discours.

Globalement, ces cinq caractéristiques — non-sens, obscurité, flou, ambiguïté, instabilité — opposent le langage scientifique, qui est le prototype du langage transparent, au langage naturel qui comporte nécessairement une part d’opacité.

Si l’on définit l’activité de raisonnement à partir du raisonnement logico-scientifique, alors l’incertitude du sens dans le discours ordinaire fait apparaître le langage naturel comme un mauvais milieu particulièrement peu favorable au développement du raisonnement.

2. Exploitation argumentative de l’incertitude sémantique

Le sens d’un discours est le produit d’une activité rhétorique d’expression et d’une activité herméneutique d’interprétation. Le sentiment d’incertitude du sens, peut avoir sa source  dans l’incertitude de l’expression ou dans celle de l’interprétation.
Ce sentiment d’indétermination se matérialise par un jugement porté par le récepteur. Comme le jugement de clarté, il peut varier avec les récepteurs.

Dans le cas de discours argumentatifs, le jugement d’incertitude porté sur un discours sert à le réfuter.  Le discours cible est invalidé sur le plan logique et rejeté sur le plan interactionnel, V. Destruction du discours. On lui dénie toute pertinence pour l’échange en cours. Comme tous les jugements, le jugement d’incertitude demande donc à être justifié.
Dans certains genres de discours et d’interaction, le sentiment d’incertitude peut être vu, à juste titre, comme une richesse stimulant l’interprétation. Ces discours exploitent positivement ce que le discours argumentatif rejette comme fallacieux.

L’interprétation d’un discours tient compte du genre et du type d’échange dans lesquels entre ce discours, et avant tout de son contexte immédiat, de l’échange auquel il apporte une contribution. On peut réfuter une accusation d’indétermination en montrant que l’indétermination est levée par la prise en compte d’un ou plusieurs de ces éléments.

Le dialogue collaboratif joue un rôle essentiel dans la levée de l’indétermination ou de la sous-détermination, lorsque le discours n’atteint pas le niveau de pertinence requis par l’échange.

3. Flou

3.1 Le mot flou

Flou se dit d’un style artistique (dessin, gravure, peinture, sculpture, photographie) où les traits et les coloris sont “légers, estompés, adoucis, indécis, dégradés” (d’après TLFi, Flou).  Jugé du point de vue d’une esthétique classique, ce caractère flou est vu comme un « manque de vigueur, de netteté » et interprété comme une insuffisance technique. L’expression “flou artistique” renvoie à l’usage calculé du flou dans un but esthétique, ou dans une tentative de dissimuler des insuffisances de tous ordres. De façon analogue, un discours flou est suspecté de dissimuler des intentions cachées.
Le flou s’oppose au net. La perception des objets est nette si ses contours se détachent de leur environnement, et si on peut observer les détails. Elle est floue si la forme des objets n’est pas perceptible. De façon analogue, le flou brouille les frontières entre les catégories, efface leurs différences, mettant ainsi en continuité des catégories distinctes.
Flou et vague se définissent réciproquement, et s’opposent également au clair, au net et au distinct. Ils ont la même orientation négative.

3.2 Frontières inter-catégorielles et chevauchement des catégories

L’appartenance à une catégorie peut être définie en référence à un ensemble d’êtres appartenant typiquement à la catégorie. On doit alors distinguer, à la périphérie de la zone nette qui rassembles les êtres prototypiques de la catégorie, une zone de plus en plus floue. Cette zone est peuplée de cas-limites, constitués par les objets qui appartiennent de moins en moins à la catégorie, et qui relèvent plutôt d’autres catégories.
Les arguments a pari, a contrario et par les contraires jouent sur les phénomènes de continuité / discontinuité des catégories, en privilégiant le rattachement d’un être à telle catégorie ou à telle autre. Cette zone frontière est une zone de discussion.

— Le flou comme zone  ouverte à la discussion
Peirce (1902) définit le mot anglais vague en relation avec les variations de jugement des locuteurs.

Vague (in logic) [Lat, vagus, rambling, indefinite]: Ger. unbestimmt ; Fr. vague ; ­Ital. vago. Indeterminate in intention.
A proposition is vague when there are states of things concerning which it is intrinsically uncertain whether, had they been contemplated by the speaker, he would have regarded them as excluded or allowed by the proposition. By intrinsically uncertain we mean not uncertain in consequence of any ignorance of the interpreter, but because the speaker’s habits of language were indeterminate ; so that one day he would regard the proposition as excluding, another as admitting, those states of things. Yet this must be understood to have reference to what might be deduced from a perfect knowledge of his state of mind ; for it is precisely because these questions never did, or did not frequently, present themselves that his habit remained indeterminate.

— La logique floue (fuzzy logic) formalise la notion de flou comme zone frontière où fusionnent deux zones sur une échelle graduée. Par exemple, sur l’échelle des températures, la zone “il fait bon” chevauche les zones “il fait froid” et “il fait chaud”.

Ce que dit Pierce au sujet des zones floues comme zones de variabilité des jugements individuels s’applique au cas de l’échelle des températures. Peirce pose le problème dans le cadre de la psychologie individuelle où l’on pourrait avoir accès à « une connaissance parfaite de son état d’esprit. » Il considère que l’errance des jugements est liée au fait que les situations de flou sont « peu fréquentes », ce qui est discutable.
La situation peut être décrite non plus comme une variation du jugement individuel, mais comme une variation des jugements interindividuels, qui peuvent ouvrir, dans le cas des températures, une discussion, pas forcément inoffensive sur le temps qu’il fait. Les zones floues sont des zones argumentatives.

Unanimité de jugement : 1 : il fait froid
3 : il fait bon
5 : il fait chaud
On en discute :  2 : il fait froid / il fait bon
4 : il fait bon / il fait chaud

À l’intérieur de la zone correspondant aux lexèmes froid resp. chaud, l’intensifieur très définit deux sous-zones argumentatives auxquelles s’appliquent la même représentation :

On en discute : TF: il fait froid / il fait très froid
TC: il fait chaud / il fait très chaud

3. Vague, précis, pertinent

Une information peut être dite floue, vague ou précise. Selon le principe de quantité de Grice, la pertinence d’une information est relative à la conversation qu’elle alimente. Le principe de quantité demande que soit fournie exactement la quantité d’information nécessaire, ni plus ni moins (V. Principe de coopération). Trois amis voient passer une belle auto :

L1        — Ça peut coûter combien, une belle auto comme ça ?
L2        —  Bien 50 000 euros
L3        —  58225 euros hors taxe, plus les options

La réponse L2  n’est ni floue ni vague, mais suffisante, elle fournit un ordre de grandeur qui est parfaitement approprié au fil d’une conversation de bistrot. Si les participants ont des revenus très moyens,  elle donne à la conversation une orientation claire  :

Il faut tout de même être riche pour avoir une voiture comme ça.

La réponse L3 est plus précise, mais le degré de précision est inutile pour cette conversation.

Un acheteur avec un vendeur :

L1      — Et ce modèle, il vaut combien?
L2      — Dans les 50 000 euros
L3      — 58225 euros hors taxe, plus les options.

Les réponses de L2 et L3 ne viennent pas au même moment de l’interaction. La réponse de L2 n’est pas floue, au sens où elle donne un ordre de grandeur parfaitement adapté alors que le client parcourt les allées de la salle d’exposition. En revanche, la réponse L3 est seule adaptée au moment de signer la vente.


 

 

Figures

FIGURE

Le terme figure est utilisé en rhétorique, en syllogistique et en théorie des fallacies.

— En logique, les figures du syllogisme correspondent aux différentes formes du syllogisme, en fonction de la position du moyen terme dans les prémisses.

— En théorie des fallacies la fallacie d’expression trompeuse [misleading expression] est parfois désignée comme fallacie de figure du discours.

Le discours figuré est la cible de la critique logico-scientifique du langage ordinaire.


Fausse piste

FAUSSE PISTE

La stratégie de la fausse piste est une stratégie de diversion ayant pour but d’entraîner les partenaires de discussion sur une autre question, V. Pertinence.

Cette stratégie trompeuse est désignée en anglais par l’expression figurée “red herring fallacy”. Le red herring est le hareng fumé, devenu plus ou moins rouge au cours du traitement. On raconte que ces harengs étaient utilisés par les fugitifs pour lancer les chiens des traîneaux de leurs poursuivants sur une fausse piste. L’expression, très usitée en anglais, est utilisée au sens figuré pour désigner quelque chose permettant de « distraire l’attention de la question fondamentale. » (OED, Red Herring). Le red herring est un distracteur faisant dévier la discussion vers une fausse piste.


 

Fallacieux 4 : Les modernes, Port-Royal, Bacon, Locke

Fallacieux 4 : Les Modernes
BACON – PORT-ROYAL – LOCKE

 

La Logique de Port-Royal (1662) présente une nouvelle série de sophismes de nature anthropologique et morale. Dans le Novum Organum (1620) Francis Bacon groupe les sophismes particuliers sous quatre “sources” qui conditionnent le fonctionnement de l’esprit humain.
Dans son Essai… (1690) Locke redéfinit la notion de fallacie hors de toute problématique aristotélicienne, et reconnaît comme seuls valides les arguments positifs de type scientifique, ad judicium.

1. Fallacies et théorie de l’esprit : Bacon, Novum Organum, 1620

Hamblin considère que le New Organon (“Nouvel Organon”) de Francis Bacon marque un tournant psychologique dans la conception des fallacies (Hamblin 1970, p. 146 ; voir Walton, 1999). Bacon rompt le lien des fallacies à la logique et à la dialectique pour réorienter leur étude vers le champ des sciences empiriques et du développement du savoir. Le savoir étant construit par observation et induction, les fallacies sont le produit de déformations de la perception, auxquelles Bacon assigne quatre sources, ou “idoles”. Le terme grec d’où est tiré idole signifie « simulacre, fantôme » (Bailly [1901], [eidolon]) ; littéralement, une fallacie est un simulacre, un fantôme d’argument.

XXXIX Quatre espèces d’Idoles assaillent l’esprit humain, et pour plus de précision, nous leur avons donné des noms, appelant les premières Idoles de la Tribu (I. of the Tribe], les deuxièmes Idoles de la Caverne (I. of the Den), les troisièmes Idoles du Marché (I. of the Market) et les quatrièmes Idoles du théâtre (I. of the Theater) ([1620], p. 20).

Les idoles de la tribu, c’est-à-dire de l’humanité, correspondent aux déformations que l’esprit humain impose, de par sa structure, à la réalité. L’esprit n’est pas une table rase, mais un miroir déformant ; ce fait est à la source des fallacies de subjectivité épistémique, V. Fond.

Les idoles de la caverne sont le produit de l’éducation et de l’histoire de chaque individu, c’est-à-dire les préjugés et les fausses évidences, notamment celles qui sont attachées à l’autorité.

— Les idoles de la place publique sont les mots eux-mêmes, qui souffrent d’ambiguïté et imposent à la pensée de fausses apparences. Ils « font violence à l’entendement, jettent tout dans la confusion et entraînent l’humanité dans de vaines et innombrables controverses et fallacies » (p. 21), V. Fallacieux 3 ; Topique politique (§2).

— Les idoles du théâtre correspondent aux dogmes des systèmes de philosophie et aux perversions des règles de la démonstration (p. 22) (Bacon [1620], § 39-44 ; p. 17-20).

Cette énumération rassemble des inférences fallacieuses et des fallacies substantielles.

2. Une perspective anthropologique et morale sur le débat,
Arnauld et Nicole, La logique ou l’art de penser, 1662

La Logique ou l’art de penser, dite “Logique de Port-Royal” d’Arnauld et Nicole (1662) reprend les paralogismes aristotéliciens dans son chapitre XIX « Des manières de mal raisonner qu’on appelle sophismes », alors que son chapitre XX « Des mauvais raisonnements que l’on commet dans la vie civile, & dans les discours ordinaires » consacre à la fois l’éclatement de la notion de fallacie et son ouverture sur l’anthropologie et la morale. Les citations suivantes respectent l’orthographe, l’accentuation et la ponctuation du texte de l’édition de référence, Clair & Girbal 1965.

1.1 Reprise des sophismes aristotéliciens

La liste proposée au chapitre XIX fusionne les deux types de fallacies aristotéliciennes, dans et hors du discours, V. Fallacieux : Aristote. Les fallacies liées au discours sont regroupées sous deux rubriques, « passer du sens divisé au sens composé, ou du sens composé au sens divisé » et «abuser de l’ambiguïté des mots, ce qui se peut faire en diverses manières» (homonymie, amphibolie, accentuation, forme du discours). Quant aux fallacies hors du discours, la liste ajoute deux nouveaux types, la fallacie de dénombrement imparfait, V. Cas par cas, et la fallacie d’induction défectueuse. Dans les deux cas, l’énumération des cas a été donnée pour complète, alors qu’elle n’a pas été poursuivie jusqu’aux cas qui pourraient invalider les conclusions.

1.2 Une approche anthropologique et morale des fallacies

Le chapitre XX ne correspond plus à un souci logique ou scientifique, et n’a aucun lien avec les exercices dialectiques. Il est orienté vers la construction d’une éthique, voire d’une ascèse du débat ; on peut en extraire des règles pour la discussion guidée par la recherche de la vérité. Dans ce qui suit, les différents sophismes sont désignés par une expression extraite de leur définition.

(1) « Prendre notre intérêt pour motif de croire une chose » — La première des causes qui déterminent la croyance est l’esprit d’appartenance à « une nation, une profession, un Institut … un païs… un Ordre » (p. 261-262). Les croyances d’un individu sont déterminées non par le vrai en soi, mais par sa position sociale ; il les emprunte au groupe où il trouve « son intérêt » et qui fonde son identité.

(2) « Sophismes et illusions du cœur » — Ce sophisme correspond aux fallacies d’amour et de haine (ad amicitiam, ad amorem, ad odium), c’est une forme d’argumentation pathétique.

De sorte qu’encore que [les hommes] ne fassent pas dans leur esprit ce raisonnement formel : Je l’aime, donc c’est le plus habile homme du monde : je le hai, donc c’est un homme de neant; ils le font en quelque sorte dans leur cœur. (P. 263).

(3) « [Les personnes] qui veulent tout emporter par autorité »

[Elles] décident tout par un principe fort general & fort commode, qui est qu’ils ont raison, qu’ils connaissent la vérité; d’où il ne leur est pas difficile de conclure, que ceux qui ne sont pas de leurs sentimens se trompent : en effet, la conclusion est nécessaire. (P. 263).

La prétention à la vérité de la personne autoritaire lui apporte une certitude immédiate, dans le domaine profane comme dans le domaine sacré ; elle ne voit pas la nécessité de l’argumentation, V. Autorité.

(4) « L’habile homme » — Selon le sophisme de l’habile homme,

si cela étoit, je ne serois pas un habile homme, or je suis un habile homme, donc, cela n’est pas. (P. 264).

Ce sophisme est une spécification du précédent. C’est un sophisme, un argument pathétique.
La Logique de Port-Royal a été publiée en 1662 ; le principe de la circulation du sang avait été découvert et publié en 1628 par Harvey :

Quoi ? si le sang, disoient-ils, avoit une revolution circulaire dans le corps […] j’aurois ignoré des choses importantes dans l’Anatomie […]. Il faut donc que cela ne soit pas. (P. 264).

C’est une fallacie d’orgueil, ad superbiam. L’orgueil amène au rejet de la découverte, qui aurait dû rendre humble tous les orgueilleux qui ne l’ont pas faite, et qui auraient pu la faire.

Les sophismes (1) à (4) relèvent de la psychologie individuelle.
Les sophismes suivants, de 5 à 9, énumèrent les pièges de l’argumentation en interaction.

(5) « Ceux qui ont raison, & ceux qui ont tort parlent presque le même langage »

Tout est dans le presque :

Il n’y a presque point de plaideurs qui ne s’entr’accusent d’allonger les procès, & de couvrir la verité par des adresses artificieuses* ; & ainsi ceux qui ont raison, & ceux qui ont tort parlent presque le même langage, & font les mêmes plaintes, & s’attribuent les uns aux autres les mêmes défauts. (*des artifices  ;  p. 261-262).

De ce constat dérive une recommandation, à l’adresse « des personnes sages et judicieuses, » que l’on peut désigner comme une Première Règle :

[établir suffisamment] la verité & la justice de la cause qu’ils soutiennent (p. 265),

avant de passer à la méta-discussion critique sur la façon de discuter de leurs opposants. Ceci présuppose que l’argumentateur soit capable d’établir la vérité et de rendre la justice en solitaire.

(6) « La contradiction maligne et envieuse »

“C’est un autre que moi qui l’a dit, cela est donc faux : ce n’est pas moi qui ai fait ce Livre, il est donc mauvais”. C’est la source de l’esprit de contradiction si ordinaire parmi les hommes, & qui les porte, quand ils entendent ou lisent quelque chose d’autrui, à considérer peu les raisons qui les pourraient persuader, & à ne songer qu’à celles qu’ils croient pouvoir opposer. (p. 266).

De ce constat dérive une nouvelle recommandation sur la façon de se comporter vis-à-vis de ses opposants, soit une Deuxième Règle : « N’irriter que le moins qu’on peut leur envie & leur jalousie en parlant de soi », et « se cacher dans la presse [la foule]  », c’est-à-dire ne pas se singulariser. (p. 266)

(7) « Les contredisans » ; « l’esprit de dispute »

Ainsi, à moins qu’on ne se soit accoûtumé par un long exercice à se posséder parfaitement, il est difficile qu’on ne perde de vûe la vérité dans les disputes, parce qu’il n’y a gueres d’activité qui excite plus les passions. (P. 270)

C’est ce qui rend les disputes interminables (ibid). D’où la recommandation adressée aux disputeurs, Troisième Règle :

Ils n’accuseront jamais leurs adversaires d’opiniatreté, de temerité, de manquer de sens commun, avant que de l’avoir bien prouvé. Ils ne diront point, s’ils ne l’ont fait voir auparavant, qu’ils tombent en des absurdités & des extravagances insupportables : car les autres en diront autant de leur côté. (Id.)

On prendra soin « de ne tomber pas soi-même le premier dans ces defauts » (p. 271). Le défaut est dénoncé non pas en tant que violation d’un principe logique, mais par une petite comédie de mœurs où est mis en scène un dialogue de sourds (p. 270-271). L’éducation au débat n’est pas confiée à la logique dialectique, mais au théâtre.

Les observations (6) et (7) ont un lien évident avec le péché de contentio, V. Péchés de langue ; Consensus et dissensus.

De la constatation que « parler de soi-même et des choses qui nous concernent » peut « exciter l’envie et la jalousie » découle une nouvelle recommandation : lorsqu’on défend la vérité, il convient de ne pas s’exhiber ; les argumentateurs devraient plutôt « chercher, en se cachant dans la foule, à échapper à l’observation, afin que la vérité qu’ils proposent puisse être vue seule dans leur discours » (p. 273).

(8) « Les complaisans »

Car comme les contredisans prennent pour vrai le contraire de ce qu’on leur dit, les complaisans semblent prendre pour vrai tout ce qu’on leur dit ; & cette accoûtumance corrompt premièrement leurs discours, & ensuite leur esprit.

Ce sophisme d’acceptation sans examen anticipe sur la fallacie de modestie (ad verecundiam) définie par Locke. Sont visés ceux qui « au milieu de la contestation se mutinent à se taire, affectant un orgueilleux mépris ou une sottement modeste fuite de contention », c’est-à-dire de la dispute (p. 270-271 ; nous soulignons).

(9) « Défendre son sentiment et non pas la vérité » — L’attachement à sa façon de penser fait que

L’on ne regarde plus dans les raisons dont on se sert si elles sont vraies ou fausses ; mais si elles peuvent servir à persuader ce que l’on soutient ; l’on emploie toute sorte d’arguments bons et mauvais, afin qu’il y en ait pour tout le monde. (p. 272).

C’est en somme ce que disait déjà le sophisme (1), avec la précision que non seulement la justification du préjugé remplace l’argumentation du vrai, mais que ces causes jugées bonnes s’accommodent fort bien d’être soutenues par de mauvais arguments.

Pour clore cette section, la Logique formule une nouvelle recommandation, qui correspond à une sorte de Règle préliminaire :

N’avoir pour fin que la verité, & n’examiner avec tant de soin les raisonnemens, que l’engagement même ne puisse pas tromper.  (p. 274).

— Mais c’est précisément ce que dira de lui-même chacun des disputeurs, voir (5). À travers cette recommandation se lit l’échec pratique de l’entreprise de dénonciation des sophismes.

3. Raisonnement scientifique vs raisonnements fallacieux :
Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, 1690

Dans une brève section de l’Essai, Locke présente

quatre sortes d’arguments dont les hommes ont accoutumé de se servir en raisonnant avec les autres hommes, pour les entraîner dans leurs propres sentiments, ou du moins pour les tenir dans une espèce de respect qui les empêche de contredire. ([1690], L. IV, chap. 17, De la raison, § 19-22) :

Ces arguments sont les arguments :

Ad judicium V. Fond
Ad verecundiam – V. Modestie
Ad ignorantiam –  V. Ignorance ; Vertige
Ad hominem.

Leur définition est conforme à la définition rhétorique de l’argument comme moyen de pression exercée sur l’auditoire, V. Logos – Ethos – Pathos.

Locke redéfinit la notion de fallacie hors de toute problématique aristotélicienne, et reconnaît comme seuls valides les arguments sur le fond (ad judicium), c’est-à-dire les « preuves tirées de quelqu’une des sources de la connaissance ou de la probabilité », éclairées par « une lumière qui naît de la nature des choses elles-mêmes » ([1690], p. 573-574). Il rejette les trois premiers arguments au motif que, au mieux, ils peuvent « me disposer peut-être à recevoir la vérité, mais ils ne contribuent en rien à m’en donner la connaissance » :

Car I. [ad verecundiam] de ce que je ne veux pas contredire un homme par respect, ou par quelque autre considération que celle de la conviction, il ne s’ensuit point que son opinion soit raisonnable. II. [ad ignorantiam] Ce n’est pas à dire qu’un autre homme soit dans le bon chemin, ou que je doive entrer dans le même chemin que lui par la raison que je n’en connais point de meilleur. III. [ad hominem] Dès-là qu’un homme m’a fait voir que j’ai tort, il ne s’ensuit pas qu’il ait raison lui-même. Je puis être modeste [ad verecundiam], et, par cette raison, ne point attaquer l’opinion d’un autre homme. Je puis être ignorant [ad ignorantiam], et n’être pas capable d’en produire une meilleure. Je puis être dans l’erreur [ad hominem], et un autre peut me faire voir que je me trompe. Tout cela peut me disposer peut-être à recevoir la vérité, mais il ne contribue en rien à m’en donner la connaissance : cela doit venir des preuves, des arguments, et d’une lumière qui naisse de la nature des choses mêmes, et non de ma timidité, de mon ignorance, ou de mes égarements. (Id)

On remarque que si les trois arguments fallacieux correspondent bien à des schémas d’argumentation, l’argument ad judicium ne correspond pas à un seul schéma d’argumentation, mais à tout type de raisonnement reconnu comme scientifiquement valide.

Leibniz ([1765]) a nuancé cette vision des arguments fallacieux (voir aux entrées mentionnées ci-dessus).

NB
— L’approche aristotélicienne est introduite sous Fallacieux 3 : Aristote.
— Les approches contemporaines de la notion de fallacie sont présentées sous Fallacieux 2 : Définitions – Théories – Listes.


 

Fallacieux 3 : Aristote

Fallacieux 3 : LES LISTES D’ARISTOTE

Aristote distingue six fallacies liées au langage et sept paralogismes hors du discours. Seules certaines sont de nature inférentielles, les autres sont liées à la violation des règles du jeu dialectique.

Les études d’argumentation se rattachent à deux sources aristotéliciennes, d’une part, les théories rhétoriques et dialectiques, exposées dans la Rhétorique et les Topiques, et, d’autre part, l’analyse critique des enchaînements fallacieux (paralogismes, enthymèmes apparents) dans les Premiers analytiques, la Rhétorique et essentiellement dans les Réfutations sophistiques. Cette dernière ligne est à la base du « traitement standard des fallacies » dont Hamblin a retracé l’histoire (Fallacies, 1970).
— Les définitions des Réfutations sophistiques sont reprises par tous les ouvrages qui traitent des argumentations fallacieuses. L’intitulé  “Réfutations sophistiques” est ambigu : d’abord, selon la plaisanterie traditionnelle, il ne s’agit pas “d’une description adéquate du contenu de l’ouvrage”, c’est-à-dire d’un ensemble de réfutations (portant sur des thèses déterminées) qui seraient sophistiques, mais “des réfutations des argumentations des sophistes”. L’objet de l’ouvrage est l’analyse des réfutations telles que les pratiquent les sophistes.
Aristote y distingue deux classes de paralogismes, les paralogismes liés au langage et les paralogismes hors du langage. Par “langage”, il faut entendre “langage utilisé dans le raisonnement”, soit le discours contrôlé du raisonnement dialectique, V. Dialectique.

— À côté de la liste des 28 schèmes argumentatifs énumérés dans II, 23, la Rhétorique énumère dix « lieux des enthymèmes apparents » (Rhét., II, 24, 1400b35-01a5 ; Chiron, p. 403-412), qui sont des « paralogismes dus aux procédés de raisonnement », (Rhét. II, 24, note 1 à 1401b1 ; Dufour, p. 127). Ce voisinage pourrait laisser penser que les 28 enthymèmes de Rhét., II, 23 sont logiquement valides, ce qui n’est pas le cas, V. Typologies, anciennes ; Expression.

1. Les paralogismes des Réfutations sophistiques

Six paralogismes liés au discours [in dictione] — « Les vices qui produisent la fausse apparence d’un argument en dépendance du discours sont au nombre de six : ce sont l’homonymie, l’amphibolie, la composition, la division, l’accentuation et la forme de l’expression » (Aristote, R. S. 165b, 20-30 ; p. 7).

Sept paralogismes hors du discours [extra dictionem] — Les paralogismes dits, de manière purement négative “hors du langage”, correspondent en fait à des erreurs de méthode et de raisonnement :

Pour les paralogismes indépendants du discours, il y en a sept espèces : premièrement, en raison de l’accident ; secondement, quand une expression est prise au sens absolu ou non absolu, mais sous un certain aspect, ou en considérant le lieu, ou le temps ou la relation ; troisièmement, en raison de l’ignorance de la réfutation ; quatrièmement, en raison de la conséquence ; cinquièmement, en raison de la pétition de principe ; sixièmement, c’est de poser comme cause ce qui n’est pas cause ; et septièmement, c’est de réunir plusieurs questions en une seule. (R. S., 166b, 20-30 ; p. 14)

Tableaux des paralogismes (enthymèmes apparents) — Ces tableaux présentent la liste des paralogismes des Réfutations Sophistiques. La première colonne les nomme d’après cet ouvrage, et renvoie à l’entrée qui traite du paralogisme considéré. Ces entrées prennent en compte, le cas échéant, les réflexions sur les paralogismes contenues dans la Rhétorique.
Première colonne : Les paralogismes des Réfutations Sophistiques (trad. Tricot).
Seconde colonne : Terme latin encore usité — Terme anglais — Entrée correspondante.

Six paralogismes « tenant au discours »
R. S., 165b-167a ; p. 7-14 — lat. in dictione ; ang. dependant on language ; verbal fallacies
1. Homonymie lat. æquivocatio — ang. ambiguity, equivocation, homonymy — V. Homonymie
2. Amphibolie lat. amphibolia — ang. amphiboly  ­­— V. Ambiguïté
3. Composition
4. Division
Lat. fallacia compositionis — ang. composition of words
Lat. fallacia divisionis — ang. division of words — V. Composition et division
5. Accentuation lat. fallacia accentis — ang. wrong accent — V. Paronymie
6. Forme du discours lat. fallacia figuræ dictionis — ang. form of expression ; misleading expression —
V. Expression

 

Sept paralogismes « indépendants du discours »
R. S., 166b-168b ; p. 14-23) (lat. extra dictionem ; ang. outside of language
1. « L’accident » (p.14) lat. fallacia accidentis — ang. accident
V. Accident ; Définition ; Catégorisation
2. « Quand une expression employée particulièrement est prise comme employée absolument » et inversement (p. 15) lat. a dicto secundum quid ad dictum simpliciter — ang. the use of words absolutely or in a certain respect
V. Circonstances; Distinguo
3. « on n’a pas défini ce qu’est la preuve ou la réfutation » (p. 17) lat. ignoratio elenchi ; ang. misconception of refutation ; evading the question ; red herring — V. Pertinence
4. « Pétition de principe » (p. 19) lat. petitio principii ; ang. assumption of the original point ; begging the question — V. Cercle vicieux
5. « en raison de la conséquence » (p. 14) lat. fallacia consequentis — ang. consequent 
Implication, Déduction, Causalité, Conséquence
6. « on prend comme cause ce qui n’est pas cause » (p. 20) lat. non causa pro causa — ang. non cause as cause
V. Causalité
7. « on réunit plusieurs questions en une seule » (p. 22) lat. fallacia quæstionis multiplicis — ang. many questions ; complex question V. Questions chargées

Cette terminologie traditionnelle peut paraître obscure, mais le sens de l’entreprise est parfaitement clair. Il s’agit d’élaborer, par le biais d’une critique du langage et du discours, un programme de “grammaire pour l’argumentation”, dont la visée est de favoriser la production d’argumentations ouvertes, compréhensibles et critiquables.

2. Fallacies, jeu dialectique et inférences

Dans la terminologie contemporaine, on appelle fallacy une inférence invalide. Or, d’après Hintikka, la notion de fallacie, au sens aristotélicien, renvoie bien à quelque chose d’invalide, mais pas à une inférence invalide ; et par inférence, on peut entendre ici argumentation :

Je propose d’appeler “fallacie des fallacies” [fallacy of fallacies] l’erreur selon laquelle une fallacie serait une inférence invalide [mistaken inference], et j’espère qu’une fois reconnue, elle mettra un point final à la littérature traditionnelle sur les prétendues fallacies. (1987, p. 211)

Autrement dit, on ne peut pas définir une fallacie comme “une argumentation, fallacieuse” ; seules certaines fallacies peuvent être « considérées comme des erreurs d’inférence logiques ou conceptuelles » (ibid.).
Positivement, Hintikka considère qu’originellement, une fallacie est un mouvement ne respectant pas une des règles du jeu dialectique. La notion de fallacie se comprend

dans le cadre de la théorie et de la pratique des jeux interrogatifs [interrogative games]. Les fallacies aristotéliciennes sont essentiellement des erreurs dans les jeux interrogatifs [questioning games], et, accessoirement, il peut s’agir d’erreur dans un raisonnement déductif, ou, plus généralement, logique. (Ibid.).

C’est dans cette acception que la théorie pragma-dialectique utilise le terme.

Les fallacies liées au discours examinent les conditions de bonne formation d’une proposition, qui lui permettront de figurer comme prémisse dans une inférence syllogistique correcte ; la fallacie d’accident est le produit d’une erreur dans la méthodologie de la définition ; l’ignorance de la réfutation traduit une mauvaise conception des enjeux de la discussion et du problème, c’est une question de pertinence ; la fallacie de plusieurs questions est également un “coup interdit” dans le jeu dialectique où les jugements ne peuvent être exprimés implicitement ni traités globalement. Ces différents cas manifestent clairement la nature non inférentielle des fallacies, et, pour les deux derniers, leurs liens à des contextes de discussion régis par des règles explicites et admises par les joueurs.

 NB
— Les approches contemporaines de la notion de fallacie sont présentées sous Fallacieux 2 : Définitions – Théories – Listes.
— Les approches modernes de la notion de fallacie sont présentées sous Fallacieux 4 : Bacon – Port-Royal – Locke


 

Fallacieux 2 : Définitions, théories et listes

Fallacieux 2 : DÉFINITIONS – THÉORIES – LISTES

1. Hamblin, Fallacies, 1970

Hamblin a refondé la théorie des fallacies dans son ouvrage de 1970, Fallacies, non traduit en français et peu commenté dans la littérature francophone. De même que Perelman a fait revivre l’ancienne rhétorique argumentative à partir de la Rhétorique d’Aristote, Hamblin a réactivé l’autre source aristotélicienne de l’argumentation, comme théorie critique, à partir de l’ensemble Topiques Réfutations sophistiques. Les théories de l’Argumentation dans la langue ou de la Logique naturelle n’abordent pas la question critique ; la Nouvelle Rhétorique propose une instance critique idéale, l’auditoire universel, dans une perspective différente de celle mise en œuvre dans les théories des fallacies, V. Persuader – Convaincre.

À la suite de Hamblin, l’étude de l’argumentation a été développée comme une critique des argumentations fallacieuses, fallacies en anglais ; le terme figure dans les titres de très nombreux ouvrages de critique méthodologique.

Le grand intérêt de la théorie des fallacies est de fonder, par une critique des vices du discours et du raisonnement, une critique du discours argumentatif.

2. Le concept de fallacie

On trouve dans Fallacies les notes définitionnelles suivantes, à propos du concept de fallacy ; on remarquera que ces définitions conceptuelles correspondent étroitement à la définition lexicographique, V. Fallacieux 1 : Les mots.

Fallacy1

Le sens ordinaire de “croyance erronée”, est écarté par Hamblin :

Une fallacy est une argumentation fallacieuse […]. Dans une de ses acceptions courantes, le mot fallacy ne signifie rien d’autre que “croyance erronée” [false belief] (1970, p. 224).

En français, l’adjectif fallacieux peut avoir ce même sens :

… l’usage fallacieux qu’on fait de la notion d’identité.

Hamblin ajoute que certaines de ces fallacies ont reçu des noms spécifiques, alors qu’il ne s’agit pas de fallacies au sens logique, mais simplement de croyances erronées (Ibid., p. 48) (voir infra).
Dans cet usage, le mot fallacy est lui-même trompeur [misleading], voire fallacieux V. Expression.

Fallacy2

Dans ce second sens, le mot fallacy désigne une contrefaçon d’argument, pour reprendre un titre de Fearnside & Holther, Fallacies : the counterfeit of argument (1959, cité dans Hamblin 1970, p. 11) :

Selon pratiquement toutes les définitions depuis Aristote jusqu’à nos jours, une argumentation fallacieuse, est une argumentation qui semble valide, mais qui ne l’est pas. (Ibid., p. 12).

Cette définition reçue soulève plusieurs problèmes.

Que signifie “semble valide” ?

À cause de son apparence psychologique, le mot semble a souvent été négligé par les logiciens, confortés dans leur croyance que l’étude des fallacies ne les concerne pas. (Ibid., p. 253)

Depuis Frege, les logiciens formalistes ont en effet “dépsychologisé” la logique, qui, en devenant logique axiomatisée, a cessé d’être une théorie de la pensée, V. Logique, Art de penser. Du point de vue logique, la vérité est une, et si l’erreur est multiple, c’est précisément parce qu’elle est liée à la psychologie ; il n’y a pas de théorie logique de l’erreur.
En somme, un fallacious argument est un argument ou une argumentation qui semblent valides à un lecteur négligent ou mal informé ; c’est le lecteur qui a un problème.

— Argument fallacieux ou argumentation fallacieuse ?

Dans la définition citée supra, par « fallacious argument », Hamblin désigne une argumentation fallacieuse, puisqu’il parle de validité. Mais le mot anglais argument peut désigner non seulement une argumentation, mais aussi un argument, V. Argument, argumenter.
Une fallacy1 est une “croyance erronée” qui peut évidemment servir de prémisse à une argumentation. Comme l’argumentation ordinaire demande la vérité des arguments, une argumentation fondée sur une prémisse fausse est légitimement dite fallacieuse ; c’est une authentique fallacy2. Autrement dit, de cet argument fallacieux (fallacious argument1, croyance erronée) dérive une argumentation fallacieuse, soit un fallacious argument2. “Avoir l’air d’être vrai ou valide”, “avoir l’air honnête, solide, admissible, croyable”, est une propriété partagée par les arguments et les argumentations. Il n’y a pas entre ces termes de différence telle qu’on puisse rejeter les uns sans rejeter les autres. Comme l’argumentation, la fallacie est un phénomène unitaire, à la fois substantiel et formel.

La distinction entre fallacie de substance (fallacies1) et de forme (fallacies2) est reprise en théorie de l’argumentation, par exemple dans le texte suivant :

On appelle parfois fallacies des postulats [assumptions], des principes, des façons de voir les choses. Des philosophes ont ainsi parlé de fallacie naturaliste [naturalistic fallacy], de fallacie génétique [genetic fallacy], de fallacie anthropomorphique [pathetic fallacy], de fallacie de réification des notions [fallacy of misplaced concreteness], de fallacie descriptiviste [descriptive fallacy], de fallacie d’intentionnalité [intentional fallacy], de fallacie d’émotions [affective fallacy], et de bien d’autres. En dehors de la philosophie, on entend aussi des gens brillants [sophisticated people] qui utilisent le mot “fallacy” pour désigner des choses qui ne sont ni des arguments ni des substituts d’arguments. Par exemple, le sinologue Philip Kuhn parle d’une “hardware fallacy” : il s’agit selon lui de la croyance erronée, courante chez les intellectuels chinois, que la Chine pourrait importer la science et la technologie occidentales sans importer en même temps les valeurs occidentales (c’est-à-dire décadentes) [1].
Fogelin & Duggan 1987, p. 255-256

La distinction forme / substance n’est pas facile à maintenir. Par exemple, la fallacie génétique, citée ici comme exemple de “façon de voir les choses”, relève, en ce sens, d’une définition substantielle des fallacies (fallacies1). Or cette fallacie désigne bien une forme d’argumentation (fallacy2) qui évalue les êtres et les choses en fonction de leur origine, et que d’ailleurs Hamblin admet dans sa liste des fallacies authentiques.

3. Listes de fallacies

Au chapitre intitulé « Le Traitement standard », Hamblin propose quatre listes :

(1) La liste d’Aristote dans les  Réfutations Sophistiques

V. Fallacieux 3 : Aristote

(2) Fallacies ou arguments ad —

Il s’agit d’une liste de fallacies modernes, désignées par des étiquettes latines de cette forme, V. Arguments en ad —.

(3) Paralogismes syllogistiques

V. Évaluation du syllogisme

(4) Fallacies de méthode scientifique.

Sous cet intitulé, Hamblin propose les six cas suivants (ibid., p. 46):

a) Pseudo-simplicité (simplism or pseudo-simplicity) : “L’explication la plus simple est forcément la meilleure”.

b) Linéarité stricte (exclusive linearity). Elle suppose qu’une série de facteurs s’ordonnent selon une progression strictement linéaire. La fallacie de linéarité néglige l’existence de seuils et de ruptures dans le développement des phénomènes. C’est une fallacie d’extrapolation : par exemple, la conductivité d’un métal ou d’une solution décroît régulièrement puis chute brutalement à l’approche du zéro absolu.

c) Fallacie génétique (genetic fallacy). Une idée ou une pratique sont condamnées sur la base de leur origine ou de leur provenance : “Le groupe des Méchants dit la même chose que toi”.

d) Induction invalide (invalid induction), V. Induction ; Exemple.

e) Statistiques insuffisantes (insufficient statistics) : critique de l’usage laxiste des statistiques.

f) Généralisation hâtive  (hasty generalisation), qui peut correspondre à la fallacie d’accident ou d’induction.

Fogelin (voir supra) ajoute les fallacies suivantes :

g) L’appel au naturel, ou fallacie naturaliste (appeal to nature, naturalistic fallacy). Moore définit cette fallacie de valorisation du “naturel” de la façon suivante : « soutenir [to argue] que quelque chose est “bon” [good] parce que c’est naturel, ou “mauvais” [bad] parce que ce n’est pas naturel est certainement fallacieux ; et pourtant, de tels arguments sont très fréquents » (Moore [1903], p. 45).
Cette remarque revient à dire que le mot naturel a une orientation argumentative positive, pour bien des gens, mais pas pour le groupe auquel l’auteur s’identifie. La fallacie du naturel s’accompagne nécessairement d’une gamme de fallacies de valorisation de l’artificiel, du culturel, etc., V. Orientation ; Force des choses.

h) La fallacie descriptiviste (descriptive fallacy) est une forme de fallacie d’expression.

i) Fallacie de réification des notions : Whitehead a introduit l’expression (fallacy of misplaced concreteness) dans le domaine de la philosophie des sciences, pour désigner l’erreur consistant à oublier la distinction entre le modèle et la réalité, et, plus généralement, entre les mots et les choses.

j) Fallacie d’intentionnalité (intentional fallacy), est surtout invoquée en analyse littéraire, pour condamner les interprétations d’une œuvre fondées sur des intentions attribuées à l’auteur.
On note que, à l’inverse, dans le domaine du droit, l’argumentation fondée sur les intentions du législateur est reconnue comme pertinente.

k) Les fallacies d’engagement émotionnel (affective fallacy), V. Émotion ; Pathos.

4. “Logique non formelle” et “Pragma-dialectique”

À la suite de Hamblin, à partir des années 1970, la littérature sur les fallacies a connu des développements considérables, avec les travaux en logique informelle et en pragma-dialectique. D’une façon générale, ces travaux ont bien mis en évidence la nécessité d’une prise en compte systématique des contextes (linguistique et non linguistique) dans lesquels s’exerce le raisonnement langagier ordinaire.
Woods et Walton représentent une première génération post-Hamblin, qui s’est interrogée sur les conditions logiques et pragmatiques de validité d’argumentations à première vue fallacieuses (Woods & Walton 1989, 1992). Woods met l’accent sur les « erreurs de raisonnement », insistant sur la nécessité du formalisme (Woods 2004, 2013). Walton a notamment développé et systématisé une nouvelle vision des schémas d’argumentation incluant leurs « conditions de réfutation » (Walton & al., 2008). La définition de l’argumentation se rapproche de plus en plus de celle du raisonnement par défaut (presumptive reasoning).

Les approches dialectiques développées à partir de Hamblin s’intéressent à la forme et à la structure des systèmes de règles pouvant servir de norme à l’argumentation. La théorie pragma-dialectique est un système de ce type (Eemeren et Grootendorst 1992). Elle peut être interprétée de la manière suivante : “Si vous voulez faire avancer votre discussion dans le sens de la résolution rationnelle de votre différend, vous avez plutôt intérêt à suivre cette procédure et à éviter tel et tel type de manœuvre, qui sont contre-productives – c’est-à-dire fallacieuses”. À cette fin, elle propose un système de dix règles dont l’observation est une condition de réussite de l’échange argumentatif.
Toute violation d’une ou plusieurs règles, commise par l’une ou l’autre partie, quel que soit le stade de la discussion, porte préjudice à la tentative de résolution rationnelle de la différence d’opinion, et doit en conséquence être considérée comme un mouvement [a move] incorrect dans la discussion. Dans l’approche pragma-dialectique, un tel mouvement constitue une fallacie. (Eemeren et Grootendorst, 1995, s. p.)

Vouloir résoudre rationnellement un différend est la manifestation d’une volonté spécifique, légitime, qui n’est évidemment pas prérequise pour argumenter. On peut aussi argumenter non pas pour résoudre rationnellement le différend, mais pour le résoudre à son profit, à moindre mal, à tout prix, pour en finir avec cette histoire, pour établir la vérité, pour exprimer ses émotions, pour renforcer son ego, pour passer le temps … On peut également ne pas être intéressé à le résoudre, mais plutôt à l’approfondir ; par exemple, lorsque la question est émergente, on peut trouver plus intéressant, voire plus rationnel, de bien poser le problème et d’approfondir le différend plutôt que de s’attacher à le faire disparaître prématurément.

5. Critique d’une approche des fallacies

L’argumentation langagière se déroule dans des contextes où la question de la vérité est suspendue et parfois le restera au terme du débat. Elle s’exerce également dans le domaine de la décision à prendre d’urgence, alors qu’on est loin de disposer de toutes les informations nécessaires, et que, même si on les avait, la décision n’en découlerait pas mécaniquement.
Les arguments touchent des domaines de savoir différents, ils sont fortement hétérogènes ; il y a des arguments intéressants, qui contiennent une part de vérité, vérité dont on sait qu’il est rare qu’elle soit entièrement dans le même camp.
Il est donc impossible de faire intervenir un idéal régulateur unique dans toutes les situations argumentatives. D’autre part, un locuteur peut avancer un argument faible voire douteux, à titre exploratoire, tout en soulignant explicitement son caractère incertain : il n’y a là rien de fallacieux. Il est donc difficile de s’en tenir à une approche des fallacies fondée sur des concepts binaires de vérité et de validité tels qu’ils sont définis en logique traditionnelle pour seuls idéaux régulateurs de l’argumentation.

5.1 Atomisme discursif

La réduction de l’analyse de l’argumentation à la recherche des arguments et à leur validation / invalidation éventuelle suppose une première opération de découpage d’un bref passage discursif dans lequel l’analyste croit déceler tel argument ou tel paralogisme. Mais l’opération de base, la délimitation du fragment discursif pris en considération, doit elle-même être techniquement justifiée. Elle est fallacieuse si le segment a été mal découpé, V. Balisage ; Connecteurs argumentatifs ; Morphèmes argumentatifs. L’argument est situé dans un contexte plus vaste délimité par la portée de la question argumentative, incluant les répliques des adversaires, V. Stase ; Question. L’environnement argumentatif de l’argument doit être traité avec l’argument lui-même.

5.2 Mise hors-jeu de l’évaluateur

Qui porte le diagnostic de fallacy ? En principe, le logicien, ou le quasi-logicien, supposé occuper la fonction “méta” d’évaluateur de manière neutre et objective, comme s’il n’avait pas d’intérêt pour la question substantielle déterminant les argumentations, mais seulement un intérêt pour la correction logique des discours, évaluée en fonction de règles a priori et externes au débat particulier qu’il s’agit d’évaluer. Des programmes entiers d’enseignement sont construits sur ce présupposé. Or, cette position est difficilement tenable et pas forcément souhaitable dans le cas d’argumentations portant sur des questions éthiques ou sociales brûlantes [actual, practical argument]. Hamblin (1970, p. 244) le souligne fortement,  V. Normes ; Évaluation. Les évaluateurs ne sont pas hors-jeu, ils sont des participants comme les autres.

5.3 Élimination de la langue naturelle

Tous ces éléments  — mise hors-jeu de l’évaluateur, atomisme, réductionnisme — se retrouvent dans le conseil pratique par lequel se termine l’article de l’Encyclopedia of Philosophy sur les fallacies :

Un des instruments les plus efficaces contre les fallacies est la condensation par laquelle on extrait la substance de l’argumentation d’une masse de verbiage [a mass of verbiage]. Mais cette technique a aussi ses dangers : elle peut conduire à une simplification excessive, en d’autres termes au paralogisme a dicto secundum quid, qui omet certains traits pertinents de l’argumentation examinée. Quand nous suspectons une fallacy, nous devons d’abord dégager exactement l’argumentation ; et, en général, la meilleure façon de faire est d’en extraire d’abord les caractéristiques principales, puis de tenir compte de toutes les subtilités et de toutes les restrictions pertinentes. (Mackie 1967, p. 179)

Tout le monde en conviendra, mais les détails de la mise en pratique restent à déterminer. Même si l’on était d’accord avec la méthode, le problème de la mise en œuvre de la solution proposée resterait non résolu, rien n’étant dit sur la façon de traiter le langage naturel et la parole, perçus de manière quelque peu contradictoire comme un médium sans substance, mais pourtant vicieux.
Les argumentations communes sont menées en langue naturelle, accusée de travestir la logique, en lui ajoutant du verbiage insignifiant, d’être le vecteur de l’erreur, et de permettre le camouflage des intérêts égoïstes sous couvert de poursuite de la vérité. Dès lors, l’analyse des arguments et l’élimination des fallacies supposent le contournement du langage. La fée argumentation doit se dépouiller les oripeaux langagiers de la sorcière rhétorique.
À quoi on peut objecter que la langue naturelle est à l’argumentation naturelle, ce que la résistance de l’air est au vol de la colombe légère :

C’est ainsi que la colombe légère, pourrait croire lorsqu’elle fend d’un vol rapide et libre l’air dont elle sent la résistance, qu’elle volerait encore plus rapidement dans le vide. (Kant [1781], p. 43)

La langue naturelle n’est pas un obstacle, mais la condition de l’argumentation ordinaire.

5.4 Le diagnostic de fallacie doit être justifié 

La critique de l’argumentation n’échappe pas à l’argumentation. D’une façon générale, le concept de fallacie est un concept critique, qui doit lui-même être critiqué, ce qui ne signifie pas qu’il est sans pertinence. Dire qu’une argumentation est fallacieuse est une affirmation diagnostique qui doit s’appuyer sur de bonnes raisons, sous peine d’être elle-même considérée comme fallacieuse. Dans un second temps, l’argumentateur dit fallacieux peut exercer son droit de réponse et s’employer à réfuter l’accusation de sophisme, cette réponse pouvant elle-même être contestée, et ainsi de suite. La clôture intervient sur une décision des participants, externe au jeu lui-même.


[1] Exemple remarquable des conditions historiques sous-tendant le diagnostic de fallacy, si l’on considère la situation actuelle (2021).


 

Fallacieux 1 : Les mots

Fallacieux 1 :
LES MOTS
FALLACIEUX, FALLACE

L’adjectif fallacieux est pleinement usité ; le substantif fallace est sorti de l’usage français, mais, sous diverses formes proches, subsiste dans les autres langues romanes. Les termes utilisés en français pour le remplacer ne captent pas tous les usages associés à fallacieux. D’où l’idée de revitaliser le mot fallace, par exemple sous la forme fallacie, calqué sur l’anglais.

1. Le latin fallacia

Étymologiquement, le substantif fallace et l’adjectif fallacieux viennent du latin fallacia, qui désigne une “tromperie”, une “ruse”, pouvant aller jusqu’au “sortilège”. Cette tromperie peut être précisée comme une tromperie verbale dans l’adjectif fallaciloquus « qui trompe par des paroles, astucieux » (Gaffiot [1934], art. Fallaciloquus). Le verbe correspondant fallo, fallere signifie « tromper qn », et, selon les contextes, « décevoir les attentes de qn, trahir la parole donnée à l’ennemi, manquer à ses promesses » (ibid., art. Fallo). Ces acceptions montrent qu’étymologiquement les fallacies relèvent non pas du domaine logique, ou de l’erreur, mais de celui des interactions.

2. Le français fallacieux, fallace

En français, l’adjectif fallacieux s’applique aussi bien à des discours qu’à des actions non linguistiques : en psychologie, on peut parler d’un patient présentant “une identification fallacieuse” pour signaler le caractère illusoire d’un trait de personnalité.
Le mot est dérivé de la base fallace, qui était « encore en usage à l’époque classique » (Rey 1998, art. Fallacieux). Ce substantif fallace traduisait normalement le latin fallacia pour renvoyer aux treize paralogismes des Réfutations sophistiques d’Aristote. Dupleix l’utilise ainsi dans sa Logique de 1607 :

Après avoir traité des erreurs, surprises et fallaces qui proviennent simplement des mots : il reste à discourir de celles qui viennent des choses mesmes, lesquelles sont sept en nombre [suit l’énumération des paralogismes hors du langage]. (P. 351)

Mais le mot fallace n’appartient pas à son usage courant ; il définit le paralogisme comme un « syllogisme trompeur et captieux » (ibid., p. 337), et utilise généralement les mots « surprise » et « erreur » pour le désigner.
Fallace est dans Littré, avec la définition « Action de tromper en quelque mauvaise intention » (Littré, Fallace) et des exemples de Régnier, Froissart et Marot. Il n’appartient plus au vocabulaire français contemporain. Toutefois, Lacan l’ayant utilisé (en jouant sur fallace / phallace), il semble être encore en usage dans le milieu de la psychanalyse.

3. L’anglais fallacy

L’anglais fallacy (pl. fallacies) est beaucoup plus usité que les mots français sophisme ou paralogisme. Il présente au moins deux significations :
— D’une part, le sens très général de “croyance erronée, idée fausse [« a wrong belief : a false or mistaken idea » Webster, Fallacy].
— D’autre part, il désigne une argumentation ou un raisonnement « invalide », « dont la conclusion ne découle pas des prémisses », et qui peut donc être « trompeur » [« misleading or deceptive »], (ibid.).

Le concept de fallacy est théorisé dans le cadre de l’étude des conditions de validité des argumentations, V. Fallacieux 2. Fallacy étant un mot d’une langue ordinaire, rien ne garantit qu’il désigne un ou des domaines de réalité stables et homogènes, susceptibles de systématisation. Il n’est pas a priori évident que l’on puisse théoriser les fallacies plus que la tromperie, les bévues, la négligence ou la bêtise, pour n’envisager que des termes qui lui sont sémantiquement proches.

4. Traduire fallacy : “paralogisme”, “fallace”, “fallacie” ?

Selon les contextes, les termes de paralogisme, sophisme, argument fallacieux, voire fallacie, sont utilisés pour traduire le mot anglais fallacy.

— Paralogisme a un usage technique précis et restreint, où il désigne un syllogisme formellement invalide. Le substantif paralogisme et surtout l’adjectif paralogique peuvent donc traduire l’anglais fallacy, fallacious, dans leurs acceptions logiques. Mais, en français, ces termes sont d’usage peu courant et peu intuitif hors de ce domaine spécialisé.

Sophisme renvoie à un discours trompeur à dessein, par paralogisme ou autre manœuvre. Cette imputation d’intention n’est pas forcément présente lorsqu’on parle de paralogisme ou de discours fallacieux.

Fallacieux traduit bien fallacious, et le syntagme “N fallacieux” peut donc traduire “fallacy”. On pourrait ressusciter sa base nominale historique fallace, et utiliser fallace, fallacieux, sur le modèle de délice, délicieux. Son correspondant existe dans d’autres grandes langues romanes (esp. falacia, it. falacia, port. falácia ; le mot n’existe pas en roumain). On peut objecter que le terme est maintenant suranné.
On peut également franciser le terme anglais fallacy, en d’autres termes utiliser fallacie comme un anglicisme, correspondant à la substantivation du syntagme “un N fallacieux”. Le mot est utilisé en français dans les discussions orales sur la théorie des fallacies, les pluriels anglais et français se recouvrent orthographiquement. On obtient ainsi un couple viable et sémantiquement cohérent, fallacie, fallacieux. C’est l’usage qui a été adopté dans cet ouvrage.


 

Expression

Fallacies d’EXPRESSION (“Misleading expression”)

Le terme expression est utilisé en relation avec les fallacies dans trois acceptions :1) pseudo-déduction reposant sur la “forme de l’expression” ; 2) paralogismes d’expression, ou paralogismes liés au langage ; 3) ”misleading expressions”, ou formulations fallacieuses, en philosophie du langage.

1. Pseudo-déduction reposant sur la “forme de l’expression”

Le concept provient de la Rhétorique d’Aristote. Le mode d’expression d’un discours est dit fallacieux lorsqu’il a une forme démonstrative sans avoir rien de démonstratif. Il peut prendre cette forme par exemple grâce à la présence d’un connecteur conclusif, “A donc B, alors qu’il n’y a aucun lien entre les segments A et B reliés par ce connecteur ; on a alors affaire à un enthymème apparent, fallacieux par la forme de l’expression. On énonce une conclusion « sans pour autant avoir opéré une véritable déduction » (Rhét., II, 24, 1401a1 ; Chiron, p. 404), sans qu’il y ait eu une réelle argumentation.
On trouve d’abondants exemples de ce type dans Candide de Voltaire ainsi que dans les dissertations bardées de connecteurs, dont on espère qu’ils vont bien finir par produire une argumentation.

Candide et Pangloss arrivent à Lisbonne près le tremblement de terre qui a ravagé la ville.

Quelques citoyens secourus par eux, leur donnèrent un aussi bon dîner qu’on le pouvait après un tel désastre : il est vrai que le repas était triste, les convives arrosaient leur pain de leurs larmes ; mais Pangloss les consola, en les assurant que les choses ne pouvaient être autrement : “Car, dit-il tout ceci est ce qu’il y a de mieux. Car s’il y a un volcan à Lisbonne, il ne pouvait être ailleurs. Car il est impossible que les choses ne soient pas où elles sont. Car tout est bien”. Voltaire, Candide, ou l’Optimisme, [1759].[1])

(L’étiquette de “déduction incomplète” parfois utilisée pour désigner ce type de construction ne doit pas être confondue avec la fallacie d’énumération incomplète, qui rend invalide une argumentation au cas par cas.

Tous les paralogismes liés au langage sont également appelés, à juste titre, paralogismes d’expression.

2. Paralogismes d’expression, ou paralogismes liés au langage

Les Réfutations sophistiques listent six paralogismes « liés au langage » : 1. Homonymie, 2. Amphibolie, 3. Composition et 4. Division, 5. Accentuation, 6. Expression.
V. Fallacieux (3): Aristote.

3. Formulation fallacieuse [Misleading expression]

Dans les Réfutations sophistiques, la fallacie de “forme de l’expression” est aussi appelée fallacie de « forme du discours » (RS, note Tricot, p. 95) ; on trouve également l’étiquette de “figure du discours”, étiquette qui risque d’introduire des confusions redoutables.

Façons de parler qui engendrent des problèmes inexistants

La fallacie de forme de l’expression correspond exactement aux phénomènes que la philosophe analytique discute sous l’intitulé général de misleading expressions, “expressions fallacieuses”. Par exemple, Ryle considère qu’un énoncé comme “Jones déteste l’idée d’aller à l’hôpital” « suggère qu’il y a un objet dans le monde qui est la référence de l’expression “l’idée d’aller à l’hôpital” » c’est-à-dire qu’il induit la croyance en l’existence « des “idées”, “conceptions”, “pensées” ou “jugements” » (Ryle [1932], p. 14). Or Ryle considère que ces entités sont factices, et qu’en conséquence l’énoncé doit être réécrit sous la forme qui correspond à sa réalité sémantique-ontologique, “Jones est bouleversé [feels distressed] quand il pense à ce qui va lui arriver s’il va à l’hôpital”, qui ne contiendrait aucune référence à des entités fallacieuses comme “l’idée d’aller à l’hôpital” (ibid.).

Expressions superficiellement analogues, mais dont la structure sémantique est différente

— Selon l’analyse d’Austin ([1962]), énoncés descriptifs et énoncés performatifs ont la même structure grammaticale de surface, alors que leurs formes de signification sont très différentes : les premiers renvoient à des états du monde, alors que les seconds produisent la réalité qu’ils désignent, La fallacie descriptiviste (descriptive fallacy) est l’erreur qui analyse les énoncés performatifs comme des énoncés descriptifs, sur la base de leurs conditions de vérité, V. Interprétation.

— Les énoncés “le sentier est pierreux et pentu” et “le drapeau est rouge et noir” sont syntaxiquement analogues, mais on peut inférer du premier que “le sentier est pierreux” et que “le sentier est pentu”, alors qu’on ne peut pas inférer du second que “le drapeau est rouge” et que “le drapeau est noir. Les fallacies de composition et division peuvent être considérées comme un cas particulier d’expression fallacieuse par la forme de l’expression, V. Composition.

— Par la similitude des formes linguistiques, on peut être entraîné à attribuer à un mot une catégorie qui n’est pas la sienne. Par exemple, souffrir et courir sont des verbes fondamentalement intransitifs ; on pourrait donc penser que souffrir exprime une action, comme courir. L’argumentation fondée sur les dérivés peut également être critiquée comme fallacie d’expression, V. Dérivés. Les fallacies substantielles sont de tels “faux concepts”, V. Fallacieux (2): Définitions


[1] Paris, La Sirène, 1759, p. 37