Archives de catégorie : Non classé

Catégorisation – Nomination

CATÉGORISATION et NOMINATION

L’opération de catégorisation consiste à identifier un être en le rattachant à une catégorie. Les argumentations justifiant une catégorisation se fondent soit sur une série de traits distinctifs discriminant les membres de la catégorie, soit sur un air de famille de l’objet avec les membres reconnus de cette catégorie. Par l’opération de nomination, l’être catégorisé reçoit le nom de la catégorie à laquelle il est attaché. Les argumentations exploitant une catégorisation fonctionnent selon le mécanisme de l’argumentation par la définition.

Une catégorie est un ensemble d’êtres réunis sur la base de leur air de famille ou d’une propriété commune (Rosch, 1978). Cette communalité différencie une catégorie d’une réunion d’objets quelconques. Elle fonctionne comme le principe de discrimination qui sera invoqué si l’on désire ajouter un être à la liste.

Les catégories saillantes portent un nom, ce qui contribue à les stabiliser. La dénomination consiste à donner à un être un nom qui le rattache à la catégorie désignée par ce nom.
Les catégories émergentes reçoivent un nom par un processus de néologie lexicale, ou au moyen d’un syntagme descriptif.

En science, le processus de nomination stipulative (V. Définition 1 §2.4) consiste à baptiser (attribuer un nom) à une nouvelle catégorie d’êtres parfaitement définie, par exemple une nouvelle espèce animale, privilège généralement accordé à ceux qui l’ont découverte, et qui perpétue la mémoire de la découverte, .

Pendant longtemps, la Myotis nimbaensis s’est faite très discrète. Cette chauve-souris doit une partie de son nom, « nimbaensis », à la chaîne de montagnes de Nimba, où elle a été trouvée.
CNews Découverte d’une nouvelle espèce de chauve-souris, 202l [1]

En droit, la catégorisation – nomination correspond à la qualification d’un acte, opération essentielle qui détermine quelles lois sont applicables à cet acte : Accident ou homicide ? V. Stase.

1. Techniques de catégorisation

Les termes de catégorisation – nomination désignent un ensemble d’opérations cognitives et de manipulations pratiques légitimant le rattachement d’un individu à une catégorie désignée par un nom (ou une expression nominale désignative) :

Qu’est-ce que c’est ?   Demande d’identification d’un être
C’est un N      — Identification par le nom de la catégorie     à laquelle appartient cet être

La catégorie permet de penser l’objet, le nom attaché à la catégorie permet d’en parler.

1.1 Catégorisation par traits distinctifs et par analogie

L’attribution d’un nom et d’une catégorie à un être se fait sur la base de traits distinctifs ou sur d’une ressemblance entre l’être à catégoriser – nommer avec un membre typique de la catégorie (Kleiber 1990).

Catégorisation par traits distinctifs et par analogie

La catégorisation par traits distinctifs s’appuie sur la définition attachée à la catégorie. Cette définition regroupe un ensemble possiblement hétérogène de critères permettant de dire si un être particulier entre ou non dans la catégorie constituée par ce nom. On considère un à un les critères essentiels et on voit si l’être à catégoriser les satisfait plus ou moins tous ; si oui, il appartient à la catégorie, V. Classification §1 ; Définition §2.5.

La catégorisation par analogie s’appuie sur une Gestalt, c’est-à-dire sur une ressemblance perceptuelle globale de l’être particulier à catégoriser avec un élément bien identifié de la catégorie retenue. L’être de référence pour la catégorie peut être :

Un membre quelconque de la catégorie : est oiseau tout ce qui ressemble à un autre oiseau.
— Un être fortement caractéristique de la catégorie, prototypique de la catégorie : est vraiment oiseau tout ce qui ressemble à un moineau, au moins pour des Parisiens des années trente. Dans ce cas, tous les traits présentés par le stéréotype tendent à être considérés comme essentiels, définitoires de la catégorie, V. Imitation.

Catégorisation binaire et catégorisation graduelle

Catégorisation binaire — La catégorisation faite sur la base de traits distinctifs a pour conséquence que les prédicats de catégorie, comme “— est un oiseau”, sont des prédicats binaires : “un être est ou n’est pas un oiseau”.

Catégorisation graduelle — Quand l’appartenance à une catégorie est déterminée par un cumul de traits quelconques, les prédicats de catégorie sont gradués ; plus le cumul de traits est riche, plus l’être à catégoriser “est un (vrai) oiseau”.
De même, l’appartenance à la catégorie devient graduelle lorsque la catégorisation se fait sur la base d’un être prototypique de la catégorie. Un oiseau qui ressemble plus à l’oiseau prototypique qu’un autre “est plus un oiseau” que l’autre. Le prototype (parangon) représente l’oiseau indépassable.
C’est ce qu’exprime l’expression juvénile “plus X que lui, tu meurs”, en d’autres termes, “tu sors de la catégorie”.

1.2 Catégorisation opératoire

Dans Alice au pays des merveilles, le pigeon crie “serpent !” c’est-à-dire catégorise Alice comme un serpent, sur la base du long cou qui lui est venu dans cet épisode.

‘Serpent !’ criait le pigeon
‘Mais je ne suis pas un serpent’, répliqua Alice indignée. ‘Laisse-moi tranquille !’ […]
‘Quelle bonne blague !’ dit le Pigeon sur un ton plein de mépris. ‘J’ai vu pas mal de petites filles de mon temps, mais jamais une avec un cou comme ça ! Non, non ! Tu es un serpent, pas la peine de nier. Et je suppose que maintenant tu vas me dire que tu n’as jamais mangé d’œuf !
Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles. [1865] [2]

Ce trait “avoir un long cou” évoque le serpent, ce qui fait que le pigeon craint pour ses œufs — en outre, Alice mange des œufs, trait peut-être inessentiel pour la catégorisation des êtres, mais qui renforce de fait la conclusion du pigeon.
Du point de vue des sciences naturelles, le pigeon catégorise mal les êtres ; “avoir un long cou” n’est ni une différence spécifique ni une caractéristique propre du serpent ; la girafe, le héron… sont également des animaux à long cou. D’ailleurs le serpent n’a pas de cou, et Alice a été catégorisée “serpent” probablement sur la base d’un fragment de cou entr’aperçu dans les branchages.
Mais rien ne dit que le pigeon catégorise réellement Alice comme ce que nous considérons comme un serpent. Du point de vue du pigeon, le long cou est un indice de dangerosité et il est prudent de s’exclamer “serpent !” comme on crie “au loup !” pour signaler un danger encore mal défini. C’est une classification fonctionnelle, les termes entrant dans cette classe sont nommés d’après l’élément le plus représentatif de la classe des êtres dangereux, le serpent.

2. Argumentation justifiant une catégorisation-nomination

La catégorisation peut consister en un simple jugement porté sur un individu “c’est un salaud, ça se voit tout de suite”. La plupart des désignations-catégorisations ne sont pas l’aboutissement d’un examen soigneux des critères pertinents, mais en cas de doute, on doit avoir recours à de tels critères.
L’opération de catégorisation est celle à laquelle se livre le cueilleur de champignons qui s’interroge sur la nature de ce qu’il vient de cueillir, ou l’employé municipal qui doit déterminer les droits sociaux de la personne qui est en face de lui. Une catégorisation bien menée aboutit à des conclusions comme :

C’est / ce n’est pas un marasmius oreades, autrement dit, un mousseron.
X est / n’est pas un parent isolé au sens administratif du terme.

Ces jugements sont portés sur la base de critères définitionnels tirés de l’Atlas des champignons dans le cas de la catégorisation naturelle, des textes et décrets définissant une politique sociale dans le cas de la catégorisation sociale administrative.

2.1 Catégories administratives

La catégorisation administrative se fait sur la base de lois (citoyens français), et de règlements (doctorant). Les parents isolés sont définis comme des « parents qui assument seuls la charge d’un ou plusieurs enfants, ainsi que les personnes qui ont été amenées à le(s) recueillir »[3]. “Être seul” est défini comme « être veuf, divorcé, séparé ou célibataire ne vivant pas maritalement ». Le sens de “parent” est enfin étendu aux « femmes enceintes » et aux « personnes qui ont été amenées à recueillir [un ou plusieurs enfants] ».

2.2 Catégories naturelles

 L’Atlas des champignons décrit le mousseron comme suit :

Grêle, chapeau de 3 à 8 cm, pied pouvant atteindre 10 cm, mais à diamètre n’excédant pas 5 mm, élastique, il est finalement très résistant, à l’image de son pied qui, sous la pression des doigts, reste rigide, sans s’écraser.
Le chapeau, vite aplani, reste mince avec des lames très espacées ; l’ensemble de l’espèce est de teinte ochracée, un peu roussâtre par temps sec, en particulier au sommet, par ailleurs mamelonné. [4]

Si la chose cueillie correspond à cette description, c’est un mousseron. La catégorisation est opérée par un ensemble de procédures dont on appréciera la diversité : elle exploite des données issues de définition par description ; par ostension (photographie d’un mousseron) ; et enfin de définition opératoire (« élastique … sous la pression des doigts »).
L’expérience aidant, la perception intégrera l’argumentation, et correspondra immédiatement à la catégorisation : c’est alors que, réellement, on verra le marasmius oreades : “Regarde, des mousserons !”.

L’importance de la bonne catégorisation peut être vitale. Le cueilleur de champignons s’interroge sur la nature exacte de l’amanitacée qu’il contemple ; s’agit-il d’une amanite rougissante (excellente) ou d’une amanite panthère (hautement toxique) ? Pour cela, il doit disposer de critères d’identification différentiels qui lui sont fournis par son encyclopédie des champignons.

Le bulbe de l’amanite rougissante est lisse, sans bourrelet marqué, rebroussé en forme de navet ; celui de l’amanite panthère présente au moins deux bourrelets superposés d’un blanc pur. (Montegut, id.)

3. Questions de catégorisation et flou des frontières

La nécessité d’une argumentation pour fonder une catégorisation se voit dans les cas limites où la situation ou l’être réel ne cadre pas totalement avec les critères de catégorisation : une mère en voie d’isolement est-elle assimilable à un parent isolé ?

Je suis actuellement séparée de mon mari qui, lui, a quitté le domicile conjugal pour aller retrouver une autre femme. Nous allons donc faire le nécessaire pour le divorce, mais en attendant, je vis seule avec ma fille.

Il y a stase ou conflit de catégorisation lorsque discours et contre-discours proposent deux catégorisations incompatibles pour le même événement, la même action, la même personne. L’attaque et la défense font apparaître des discours définitoires justifiant le jugement porté sur le cas envisagé, V. Analogie catégorielle.

L11 :     — C’est un pauvre type
L2 :      — Non, c’est un vrai salaud
L12 :     — Non, mais c’est un vrai pauvre type, il faut le plaindre.

Le conflit ne porte pas sur la définition de ce qu’est un salaud, mais bien sur la catégorisation de Untel comme un salaud.

L11 :     — La Syldavie est maintenant une grande démocratie !
L21 :     — Comment peux-tu parler de démocratie dans un pays qui ne respecte pas les droits des minorités ?

L21 rejette la catégorisation de la Syldavie comme une démocratie, considérant que le respect des droits des minorités est une condition nécessaire pour pouvoir prétendre à être une démocratie, et que la Syldavie ne respecte pas ces droits.

L12 :     — Mais si, elle reconnaît le droit des minorités !

L12 maintient sa catégorisation-nomination, admet qu’une démocratie doit respecter les droits de minorités, et affirme, contrairement à L21, que la Syldavie respecte ces droits. Il n’y a pas de conflit de catégorisation.

L31 (allié de L1) :     — Des démocraties qui ne respectent pas les droits des minorités, il y en a des tas

L31 rejette le critère nécessaire proposé par L21. Il y a maintenant conflit de catégorisation. L21 catégorise la Syldavie selon un critère essentialiste, L31 sur un critère empirique, ce qui ouvre une situation argumentative parfaite.

4. Argumentations exploitant la catégorisation

L’appartenance à une catégorie se concrétise par l’attribution d’un nom, “c’est un N !”. Une fois entré dans la classe des N, l’objet est connecté à un stock de savoirs et de croyances, soumis à des normes et des attentes diverses fondées sur l’appartenance à cette classe, selon le mécanisme de l’argumentation par la définition, sans préjuger du type de définition retenu par le locuteur, complété par le stock inépuisable des savoirs conventionnellement liés à la catégorie.
Par exemple, s’agissant de citoyens britanniques, on conclura, selon les circonstances, qu’on peut donc s’adresser à lui en anglais, qu’il prend probablement son thé avec un nuage de lait, ou, s’il a commis un crime à l’étranger, que le traitement judiciaire dont il relève est régi par telle et telle convention internationale.

Tu es une fille, tu ne dois pas avoir peur !

Argument fondant la catégorisation : Vous avez présenté les documents prouvant que vous répondes aux critères définissant un parent isolé.
Ratification de la catégorisation : — Donc vous êtes, en effet, un parent isolé.
Argumentation exploitant la catégorisation : — L’allocation de parent isolé doit vous être versée.

L’argumentation par la définition est l’exemple de ce que Billig appelle « la pensée bureaucratique », fondamentale dans la vie quotidienne ([1987], p. 124).

La règle de justice, l’argumentation a pari, reposent sur le principe d’équivalence des membres appartenant à une même catégorie.

5. Restructuration des catégories

Les catégories peuvent être restructurées par assimilation d’une catégorie à une autre catégorie, par dissociation d’une même catégorie en deux catégories, V. Distinguo ; Dissociation ; A pari.

Alignement des catégories
Si le locuteur estime que la distinction entre deux catégories existantes n’est pas, ou n’est plus, pertinente, ces deux catégories doivent être alignées, par création d’une nouvelle catégorie unique, ce qui peut se faire de deux façons,

  • par suppression d’une des deux catégories,
  • par agglomération de deux catégories en une nouvelle catégorie.

Recomposition
Lorsqu’une catégorie existante est considérée comme hétérogène, elle est scindée en deux ou plusieurs nouvelles catégories.


[1] https://www.cnews.fr/monde/2021-01-19/des-chercheurs-confirment-la-decouverte-dune-nouvelle-espece-de-chauve-souris#:~:text=Mercredi%2013%20janvier%202021%2C%20ils,la%20revue%20American%20Museum%20Novitates.
[2] Lewis Carroll, Alice in Wonderland, BookVirtual digital edition. P. 71; 72-73 (Trad. CP). https://www.adobe.com/be_en/active-use/pdf/Alice_in_Wonderland.pdf (11-08-2017).
[3] Informations provenant du site [http://www.linternaute.com/pratique/famille/jeunes-enfants/73/l- allocation-parent-isole.html], consulté en 2007. Les choses ont évolué depuis cette date.
[4] J. Montegut et J. Manuel, Atlas des Champignons, Paris, Globus, 1975)


 

Cas par cas, arg. au —

Argumentation au CAS PAR CAS

L’argumentation au cas par cas procède par inventaire des cas possibles, suivi de l’élimination de tous ces cas sauf un, qui est déclaré correspondre au cas réel. On la réfute en montrant que l’inventaire des cas envisagés est incomplet.

1. Argumentation au cas par cas

L’argumentation au cas par cas (ou argumentation par cas) procède en plusieurs étapes :

(1) Une question comme “Que s’est-il passé, que peut-il se passer ?” :
(2) Inventaire des cas possibles.
(3) Examen successif de chacun de ces cas.
(4) Cet examen conduit à l’élimination de tous les cas possibles, sauf un.
(5) Ce dernier cas possible est déclaré correspondre à ce qui s’est réellement passé.

L’argumentation par cas suppose une généralisation correcte à l’étape (2). C’est une méthode d’argumentation indirecte, concluante, « fondée sur la nature des choses » (ad rem) , V. Fond. Elle s’applique particulièrement à la recherche des causes et des définitions. Exemple :

Cet argent, soit vous en avez hérité, soit vous l’avez gagné par votre travail, soit vous l’avez volé.
 Si vous l’avez gagné par votre travail ou si vous en avez hérité, il vous est facile de le prouver en nous montrant les documents qui l’attestent. Vous n’avez aucun document de ce type ? Donc vous l’avez volé.

On parle également d’argumentation par division, que Perelman illustre comme suit :

Le pneu a éclaté parce qu’il était usé, parce qu’il y avait des clous sur la route, ou parce qu’il y avait malfaçon. Or le pneu venait d’être acheté, on n’a retrouvé aucun clou dans le pneu. Donc il y avait malfaçon. (Perelman 1977, p. 65)

Ce schème argumentatif est connu depuis l’antiquité grecque, elle est décrite par Socrate, dans La République [1]. Selon Socrate, la cité juste est définie a priori par quatre vertus. Deux chemins permettent d’établir ces vertus, soit par constatation directe, soit indirectement « par la méthode que nous appellerions aujourd’hui des restes ou résidus » (Bacou, 1966, p. 28) [1], qui correspond au cas par cas :

Socrate: Il est donc évident que [la cité recherchée] est sage, virile, modérée et juste. (427e)
Adimante: C’est évident.
Socrate: Par suite, quelle que soit celle de ces vertus que nous trouvions en elle, les vertus restantes seront celles que nous n’aurons pas trouvées.
Adimante: C’est évident.
Socrate: Si par exemple, dans le cas de quatre choses quelconques, nous cherchions l’une d’entre elles dans quelque domaine que ce soit et que nous la reconnaissions en premier, cela nous satisferait; mais si nous reconnaissions d’abord les trois autres, par ce fait même serait découverte celle que nous cherchions: car elle ne serait évidemment rien d’autre que celle qui resterait. (428a) [2]

Cette procédure argumentative est rigoureuse. Elle correspond au schème logique de la négation d’une disjonction, V. Connecteurs logiques :

(P ou Q ou R) est vrai
P est faux et Q est faux
Donc R est vrai.

1.1 Argumentation par cas et recherche de la cause

Comme le montrent les exemples précédents, l’argumentation au cas par cas permet de déterminer la cause d’un phénomène Ph. On fait empiriquement l’inventaire des causes possibles et on regarde ce qui se passe si on les élimine. Par exemple, on constate que Ph est systématiquement précédé ou accompagné des phénomènes A, B et C. On supprime les phénomènes A et B et on constate que E se produit toujours : on en conclut que C est une cause possible de Ph.
Si les causes possibles ont été correctement inventoriées, et si on constate que E ne se produit pas si on supprime C, alors C est la cause de E, V. Réfutation par les faits

1.2 Argumentation par cas et définition en extension

La définition en extension applique également la méthode des cas, mais dans un contexte tout différent. Il ne s’agit plus d’une recherche portant sur un événement ou un fait empirique, mais de rechercher quels sont les traits essentiels définissant un mot-concept (une catégorie). La recherche de Socrate mentionnée supra porte sur la définition de la Cité parfaite est entièrement conceptuelle a priori.

L’impiété peut ainsi être définie comme un manque de respect soit envers les dieux, soit envers leurs prêtres soit envers leurs sanctuaires (Aristote, Rhét., II, 23, 1399a5 ; Chiron, p. 390.

Pour accuser quelqu’un d’impiété, on procède par division ou par cas, en montrant qu’on n’a manqué de respect ni envers les uns, ni envers les autres, ni envers les troisièmes.

Le 18e lieu de Bossuet est l’argumentation par « énumération des parties » (Lat. ab enumeratione partium) V. Typologies Anciennes.; Typologies Modernes. Ce lieu est illustré par l’exemple suivant, qui repose sur la définition de “(grand) capitaine” :

Le tout et la partie font le dix-huitième lieu. Là se fait cet argument qui s’appelle le dénombrement des parties, ab enumeratione partium. Ainsi l’Orateur romain (= Cicéron) dans l’oraison pour la loi Manilia en faisant le dénombrement de toutes les parties d’un grand capitaine, conclut que Pompée est le capitaine accompli qu’il faut opposer à Mithridate. Par la même raison, si on convient que quelqu’un soit un parfait capitaine, on montrera par là qu’il aura donc la prudence, la valeur, et toutes les autres parties d’un bon général.
Logique, Livre 3, Chap. 20, Des moyens de preuve tirés de la nature de la chose, (p. 140) 

1.3 Terminologie

Le même phénomène argumentatif peut donc être désigné par quatre étiquettes :
— Argumentation au cas par cas
— Argumentation par division
— Méthode des restes ou résidus
— Argumentation par énumération des parties, ab enumeratione partium.

2. Réfutation de l’argumentation par énumération des cas

Qu’elle touche à la causalité ou à la définition, l’argumentation au cas par cas est une preuve indirecte « fondée sur la nature des choses» (ad rem), V. Fond. Elle repose a) sur l’inventaire des cas possibles et b) l’examen de tous ces cas.

Cette preuve est parfaitement concluante si on a effectivement envisagé – et correctement examiné — tous les cas. On réfute l’argumentation au cas par cas en montrant que l’énumération des cas est incomplète, donc que la généralisation à “tous, sauf un” était précipitée,  par exemple, dans les cas précédents :

— Vous avez oublié un cas : cet argent, je l’ai gagné à la loterie, voici le billet gagnant !

— Vous n’avez pas positivement prouvé qu’il y avait eu malfaçon. Un pneu peut éclater parce qu’il était mal gonflé, parce qu’il y avait un nid-de-poule sur la route, parce qu’il avait pris un choc, parce que (il était surchauffé parce que) l’automobiliste venait d’utiliser un chalumeau pour dévisser un boulon de roue, parce que le frein était collé, parce que la voiture était trop chargée, parce qu’elle roulait à trop vive allure…


[1] Robert Bacou, 1966, Introduction à Platon, La République. Garnier-Flammarion, 1966, p. 28.
[2]  Platon, La République, Livre. 4, 6.Trad. de Pierre Pachet, Gallimard, Folio, 1993.


 

Biais langagier

BIAIS LANGAGIER

Un mot biaisé est un mot orienté, hologramme du discours qui le porte. L’élimination des mots biaisés supposerait une réforme générale du langage ordinaire.

On parle de biais en argumentation à propos :
— des questions à présupposés, V. Questions chargées
— des redéfinitions ad hoc de mots, V. Définitions persuasives
— de l’orientation sémantique de certains termes, qui apparaissent comme des mots biaisés dans la discussion les concernant.

1. Mots biaisés

L’holographie est une technique qui permet de représenter en deux dimensions des phénomènes tridimensionnels. Métaphoriquement parlant, certains mots sont des hologrammes des discours qui les portent. Ils ont la propriété de représenter la totalité du discours argumentatif dans lequel ils entrent : la ligne du discours est condensée en un seul de ses points, le mot. Ces mots hologrammes sont dits orientés (théorie de l’argumentation dans la langue) ou biaisés (théorie normative des fallacies).

Dans le débat sur l’avortement, si l’un parle de bébé et l’autre de fœtus, on sait déjà que le premier est probablement contre et l’autre plutôt en faveur de l’avortement. Le mot est chargé (ang. loaded] de la conclusion vers laquelle il tend.
Selon le TLFi, parler d’un bébé, c’est désigner un humain, et inférer qu’on doit développer vis-à-vis de lui toutes les attitudes qu’on a vis-à-vis d’un « enfant en bas âge » ; alors que fœtus désigne le « produit de la conception des vertébrés au cours du développement prénatal, après le stade embryonnaire, lorsqu’il commence à se former et à présenter les caractères distinctifs de l’espèce. » Bébé a des « emplois affectifs », ce qui n’est pas le cas de fœtus (TLFi, art. Fœtus ; Bébé).
Un mot peut être chargé de valeur dans un discours et pas dans un autre. En médecine, fœtus s’oppose à embryon dans un discours technique non controversé, et tout le monde parle de bébé à propos d’un enfant en bas âge.

Pour qu’une proposition entre dans un raisonnement non circulaire, il faut que le terme sujet T désigne un être ou un état de choses t et que l’énoncé pris globalement porte un jugement sur cette réalité t. Le terme T est dit chargé ou biaisé lorsque le mécanisme de désignation inclut le jugement correspondant à la réponse à la question argumentative qui se pose au sujet de t. Dans le cas bébé /fœtus :

“bébé” inclut le jugement “l’avortement est un crime”
“fœtus” inclut le jugement “l’avortement est un choix”

La question des termes biaisés correspond à celle de l’orientation argumentative du mot. La définition persuasive est une forme de biais fondée sur un redécoupage du sens du mot par le locuteur, en fonction de ses intérêts immédiats.

La procédure argumentative calquée sur l’argumentation scientifique demande que l’énoncé argument et l’énoncé conclusion désignent deux faits, indépendamment évaluables, et que la conclusion soit tirée de l’argument par l’application d’une loi de passage, V. Auto-argumentation.
L’argumentation est biaisée lorsque l’énoncé argument et l’énoncé conclusion ne sont pas indépendants ; l’énoncé argument présuppose en fait les conclusions qu’il feint de construire. La conclusion est intégrée dans l’argument, et le raisonnement est piégé dans un cercle vicieux.
Le mot biaisé est lui-même biaisé, il a la même orientation négative que “préjugé”. Le mot orienté peut lui-même avoir l’orientation neutre-positive de “fixé sur un repère”, tout en admettant, le cas échéant, l’orientation négative de “biaisé”.

Le sens des mots évolue, et on peut envisager que l’usage redéfinisse l’opposition bébé / fœtus nous le saurons dans un siècle ou deux. Dire que les mots sont biaisés, c’est impliquer que leur bon usage demande qu’ils soient redressés. Le diagnostic de biais s’inscrit dans le programme de construction d’un ortho-langage désubjectivisé. Ce programme est effectivement réalisé dans toutes les pratiques technico-scientifiques. Son application au langage ordinaire, d’une part, supposerait une réforme générale  des locuteurs en tant qu’êtres de langage, porteurs de valeurs et d’intérêts, et d’autre part, elle éliminerait de la parole la mémoire des discussions passées. Tout cela équivaudrait à se donner pour programme de recherche en argumentation l’élimination de l’argumentation.

2. Les catégorisations antithétiques, reflets du débat

L’opposition qu’exploitent les discours / contre-discours est parfois reflétée dans la morphologie des mots, V. Antithèse ; Dérivés ; Morphème argumentatif :

Politicien / politique
Personne serviable / servile

D’une façon générale, les parties utilisent des termes opposés pour désigner les êtres au centre du débat : vous êtes le persécuteur, je suis la victime ; il est le mauvais riche, je suis le pauvre-mais-honnête ; votre approche est scientiste alors que la mienne est scientifique. Cette opposition entre les termes peut se développer et s’enrichir dans des constructions complexes :

La chasse au faisan est un sport de gentlemen !
La chasse au faisan est un massacre commis par des brutes avinées !

Dénominations pacifiques et dénomination argumentatives

L’attribution d’un nom (dénomination) ne pose pas trop de problèmes pour les plantes, les animaux et autres espèces naturelles familières : Si on entend parler, sous nos latitudes, d’un animal familier, amateur de souris, on conclut immédiatement qu’il s’agit d’un chat. Les choses sont plus compliquées lorsqu’on a affaire à des êtres et des situations dont la désignation adéquate n’est pas un préalable au débat, mais un enjeu du débat lui-même.

Bébé médicament et bébé sauveur

L’idée de sélection génétique répugne à bien des gens. Comment parler d’un enfant qui a été conçu génétiquement sélectionné pour qu’il fournisse la greffe permettant de soigner son grand frère ou sa grande sœur malades. Faut-il alors parler de bébé médicament ou bien de bébé sauveur, de bébé docteur ?

Des pesticides aux produits phytosanitaires

Comment désigner les produits utilisés pour traiter les cultures et suspectés d’être cancérigènes ? Le terme produit agro-pharmaceutique rappelle l’origine chimique et industrielle du produit ; le terme produit phytosanitaire a été repris par une association de défense de personnes qui s’estiment victimes de ce genre de produits, « Phyto-Victimes » ; pesticide a également une orientation négative malgré sa signification étymologique, “tueur [de] parasites”, comme si la négation d’une négation était interprétée comme une désignation hyper-négative du produit. La lutte terminologique se poursuit et l’industrie s’est tournée vers les termes produits phytopharmaceutiques et produits phytosanitaires.

Terroristes ou résistants ?

Selon quels critères puis-je catégoriser tel individu comme terroriste ou comme résistant ? Le résistant est-il un terroriste qui a réussi, et le terroriste le résistant d’une cause perdue ? Tel acte doit-il être catégorisé comme un acte de terrorisme (lâche) ou un acte de résistance (héroïque) ? Dira-t-on que tout le monde a les mains sales et que tout dépend du camp auquel appartient le locuteur, ou qu’il y a des critères universels permettant de trancher, comme “viser des civils innocents, des enfants” ?

3. La désignation, enjeu du débat

Dans le débat sur l’avortement, où il s’agit de déterminer si l’on va accorder le statut de personne à l’objet du débat, la discussion sur les termes, fœtus ou bébé, n’est pas dissociable ici de la discussion sur le fond. En pratique, le vainqueur se reconnaît à ce qu’il a réussi à imposer son vocabulaire, avec le sens qui lui convient, V. Persuasion. Il n’est pas pratiquement possible de trouver remède au “langage biaisé” par une forme de conventionnalisme, consistant à se mettre d’accord sur le sens des mots préalablement au débat dans lequel ils seront utilisés, et à s’abstenir de termes “chargés” au profit de termes “neutres”.

La discussion sur la nature de l’objet n’est pas toujours séparable de la discussion sur son nom. Le fait d’être l’enjeu d’un débat dédouble la désignation de cet objet. Son nom “vrai”, “objectif ”, lui sera, éventuellement, attribué au terme du débat — l’objectivité n’est pas une condition mais un produit du débat.

La recherche de termes “neutres” manifeste d’une part le désir de mettre entre parenthèses le langage, pour autant qu’il ne correspond pas à un hypothétique idéal référentiel pur, et, d’autre part, la volonté de considérer que le débat entre êtres rationnels ne saurait reposer que sur le malentendu, conséquence des défauts de la langue naturelle.
La situation d’argumentation est relativement simple si l’on part de l’hypothèse qu’il existe des données admises par les deux parties. Mais d’une façon générale, il n’y a accord sur les faits que si ces faits allégués sont des faits pacifiques, c’est-à-dire externes au vif du débat. Dans le cas contraire, la division des discours se marque alors de façon radicale par les désignations dites biaisées, chargées ou orientées. L’orientation des désignations est inhérente à l’activité argumentative, V. Schématisation.

L’accord sur la désignation linguistique des faits est une question d’identité, de focalisation, d’empathie émotionnelle : non moins qu’aux croyances, on se convertit aux faits et à leurs désignations.

4. La désignation, mémoire de l’argumentation

L’argumentation est couramment considérée comme un raisonnement autonome, contenu dans un épisode discursif lui-même autonome. La vision normative traditionnelle des biais langagiers change du tout au tout si l’on aborde l’argumentation comme un long processus de débats se développant à partir d’une question lancinante, dont personne n’a la réponse, et qui met en jeu des valeurs et des intérêts jugés cruciaux par les participants.
Dans de tels débats, les locuteurs n’improvisent pas leurs positions et leurs conclusions ne sont pas construites hic et nunc. L’orientation des mots rappelle que tout cela a déjà été argumenté de façon que le locuteur estime valable. Les mots orientés font référence à l’ensemble des discours soutenant leur orientation ; ils manifestent la mémoire de l’argumentation, et sont ainsi un exemple clair de ce qu’est un objet de discours, V. Auto-argumentation.


 

Balisage de l’argumentation

BALISAGE DE L’ARGUMENTATION

Opérations utiles pour l’analyse de l’argumentation dans un corpus :
— Découpage des données en séquences, détermination des séquences argumentatives.
— Structuration des séquences argumentatives.
— Structuration des interventions argumentatives.

1. Principes généraux

Faire une analyse argumentative, c’est construire une représentation d’un texte ou d’une interaction, du point de vue d’une théorie ou d’une synthèse de théories de l’argumentation. Cette représentation dépend en premier lieu des buts de l’analyse et du type de données écrites ou orales envisagé. Les distinctions proposées ici visent seulement à fournir un canevas élémentaire permettant d’organiser les observations de base.

Si l’on postule que, la langue étant argumentative, tout dans la parole doit être argumentatif, le problème d’identifier ce qui est séquence argumentative et ce qui est séquence d’un autre type ne se pose pas.
Si l’on postule que seules certaines séquences de paroles sont argumentatives, il faut en premier lieu découper le donné langagier macro (texte, interaction) en séquences, plus ou moins articulées autour de leurs frontières, et justifier les raisons pour lesquelles on considère telle séquence comme argumentative. La mise en œuvre correcte de cette opération suppose des incursions dans les domaines plus larges de la construction de cas et de corpus.

Par exemple, si l’on veut étudier “La réfutation chez Jean-Paul Sartre”, il faut, à un moment ou à un autre, se poser la question de déterminer les séquences qui constitueront le corpus étudié. Pour cela, il faut baliser ce texte ou cette interaction, c’est-à-dire le découper de façon explicite et motivée, à différents niveaux.

Dans un langage idéal (pour l’analyste), on disposerait de marqueurs univoques, c’est-à-dire d’éléments matériels non ambigus dans leur forme et leur fonction, automatiquement repérables, qui permettraient des conclusions certaines, par exemple :

— Présence de la marque S : tel passage marque le début ou la fin d’une séquence argumentative.
— Présence de la marque R : tel participant est dans tel rôle.
— Présence de la marque A : tel segment est un argument.
— Présence de la marque C : tel segment est une conclusion.
— Présence de la marque T : telle argumentation relève de tel type.

L’argumentation en langage naturel ne présente pas de tels marqueurs. Ceux qu’on peut relever sont quasi systématiquement polysémiques et polyfonctionnels et leur fonction proprement argumentative doit être appréciée en fonction du contexte ; c’est autant le contexte qui désigne telle marque comme argumentative que la marque qui désigne le texte comme argumentatif, V. Connecteurs argumentatifs.

Si l’on postule que, la langue étant argumentative, tout dans la parole doit être argumentatif, le problème d’identifier ce qui est séquence argumentative et ce qui est séquence d’un autre type ne se pose pas.
Si l’on postule que seules certaines séquences de paroles sont argumentatives, il faut en premier lieu découper le donné langagier macro (texte, interaction) en séquences, plus ou moins articulées autour de leurs frontières, et justifier les raisons pour lesquelles on considère telle séquence comme argumentative. La mise en œuvre correcte de cette opération suppose des incursions dans les domaines plus larges de la construction de cas et de corpus.

En prenant pour point de départ le flux de données, on peut distinguer les points suivants.

1. Découpage des données en séquences, détermination des séquences argumentatives
Découper les séquences, et déterminer lesquelles sont argumentatives.
Extraire le fait essentiel qui permet de parler de séquence argumentative.
Établir les liens nécessaires avec les séquences qui les bornent.

2. Structuration des séquences argumentatives
— 
Question argumentative principale — Questions argumentatives dérivées
— Participants — Rôles — Positions
— Type d’argumentativité

3. Structuration des interventions argumentatives
Argument(s), conclusion(s)
— Schème(s) argumentatif(s)

L’analyse d’une séquence argumentative selon les précédents niveaux doit reposer sur des critères relativement objectifs, c’est-à-dire stables et partageables, même s’ils ne sont pas toujours décisifs. En d’autres termes, l’analyse d’un passage argumentatif est une activité argumentative, dont les affirmations doivent être justifiées et critiquées.

2. Structuration des données et extraction des séquences argumentatives

2.1 La séquence, unité d’analyse

La séquence est l’unité analytique pertinente. Les passages argumentatifs qui sont exploités dans les manuels ainsi que dans les présentations scientifiques sont le produit de cette première opération de séquençage, d’un texte ou d’une interaction. Cette opération est souvent passée sous silence, mais il peut être nécessaire de l’expliciter et de la justifier. Une séquence mal découpée (dont les bornes ont été mal posées) peut compliquer l’analyse et la rendre peu compréhensible.
Le travail d’identification de la séquence par l’analyste correspond au travail définissant la position interactionnelle du participant : comprendre ce qu’on est en train de dire d’une part, savoir ce qu’on est en train de faire d’autre part.

Par exemple, dans une interaction en salle de classe, on distinguera la séquence “résolution de problème” de la séquence “travaux et consignes pour la leçon suivante”.
Les séquences qui se succèdent au cours d’une réunion de travail sont extrêmement nombreuses et diverses, elles correspondent aux grandes actions qui s’y déroulent : “ouverture et prise de contact” ; “ordre du jour” ; “discussion et décision sur le premier point de l’ordre du jour” ; “communication et échanges d’informations” ; “gestion de l’interaction” ; “relevé des conclusions et des décisions” ; “détente, blagues et digressions”, “fixation de la prochaine réunion”, etc.
Les niveaux et types d’argumentativité de ces épisodes peuvent être extrêmement variés.

2.2 Borner et caractériser la séquence

La séquence est définie en externe et en interne.

  • En externe, elle est définie par les frontières qui la détachent et l’articulent dans une donnée macro. On trouve à ces frontières des formules de transition où on note des changements de thème, des formules de clôture et d’ouverture spécifiques ainsi que des réaménagements du format d’interaction.
  • En interne, la séquence est définie par sa structure et son contenu : type d’activité langagière, format d’interaction, cohérence sémantico-thématique, qui, globalement, définissent un principe de complétude de la séquence. Ce qu’est une séquence complète dépend du type de séquence envisagée : le principe de complétude de la séquence “présentation de l’ordre du jour” n’est pas le même que celui de la séquence “discussion du point numéro trois de l’ordre du jour”.

Dans un monologue, les frontières de séquence sont délimitées par des expressions cadratives, des clôtures et des ouvertures thématiques.

La rhétorique argumentative classique propose une excellente description des principaux éléments d’une séquence argumentative monolocuteur, dont elle propose, par défaut, l’arrangement suivant : introduction, présentation de soi et de la question ; faits, lieux, participants ; réfutation des adversaires ; position propre ; argumentations ; conclusion générale, propositions d’action.

2.3 Déterminer l’argumentativité de la séquence

Pour déterminer si telle séquence est argumentative, on recherche s’il s’y manifeste des désaccords ; des contradictions explicites (thématisées) ou non ; et s’il émerge de ces oppositions, une question, sachant que questions et oppositions se déterminent mutuellement.
Dans le cas d’un texte monologal, les mêmes relations se manifestent entre les voix dialogiquement ou polyphoniquement mises en scène.

La séquence argumentative peut émerger spontanément dans n’importe quel type de séquence, par exemple, quelqu’un peut manifester un désaccord durant la lecture de l’ordre du jour. La limite gauche (ouverture) d’une séquence argumentative émergente est caractérisée par la concrétisation d’une opposition en une question argumentative. La limite droite (clôture) peut être de n’importe quel type, tout est une question de contraste avec la séquence suivante : le président de séance regarde l’horloge et dit : “Eh bien, je vous suggère de discuter davantage de ce point très intéressant pendant la pause-café. Merci de votre participation”.
L’argumentation peut être l’activité principale de la séquence ; on s’attend à ce que la séquence “Discussion et décision sur le point n° 19 de l’ordre du jour” soit fortement argumentative. La structuration interne et les frontières d’une telle séquence institutionnalisée dépendent des règles en vigueur dans l’institution dans laquelle elle se déroule.

Lorsqu’il s’agit d’une question préexistante dont la discussion est à l’ordre du jour, la discussion actuelle est un épisode dans le développement plus large de la question telle que discutée dans divers sites argumentatifs et cristallisée dans un script spécifique. La question a une histoire, et la discussion actuelle ne va pas forcément permettre d’en finir avec elle.

3. Structuration des séquences fortement argumentatives

3.1 Question et sous-questions argumentatives

Les rôles argumentatifs se distribuent en fonction des questions, et chaque question impose aux arguments qu’elle attire ses principes de pertinence, internes et externes.
Une même question peut engendrer plusieurs sous-questions, déterminant des sous-séquences.
La question fait l’unité de la séquence. Étant déterminés par la question, les rôles et positions sont en principe relativement stables.

3.2 Participants, rôles et positions

Qu’il s’agisse d’un dialogue réel ou mis en scène dans un texte, où interviennent argumentations et contre-argumentations, il faut en priorité attribuer son dû à chaque participant, c’est-à-dire les positions qu’il tient, les rôles qu’il joue dans la discussion, et dans quel système d’alliance il entre. Les positions sont identifiées comme les segments apportant une réponse à la question débattue.
L’expérience montre que cette tâche apparemment élémentaire peut être assez complexe.

3.3 Type d’argumentativité

Le type d’argumentativité est caractérisé par :

  • Le type d’opposition (ratifiée / non ratifiée) qui domine la séquence, et la caractérise comme émergente ou pleinement argumentative.
  • Les modes de traitement des contre-discours (par reprise directe des autres discours, évocations, reformulation, etc.), caractérisent le type de critique et d’évaluation mutuelles mis en œuvre,
  • Les lignes argumentatives formées par les interventions co-orientées avec celles d’autres partenaires alliés peuvent mettre en œuvre des stratégies globales organisées (affirmatives ou réfutatives).

4. Structuration de l’intervention argumentative

Une fois les opérations précédentes menées à bien, on est en mesure d’analyser plus précisément la structuration locale de l’argumentation, notamment :
— au niveau des orientations
— au niveau des types d’argumentation exploités.
Ces tâches, prennent en compte les connecteurs et les morphèmes argumentatifs éventuellement présents dans le passage.

Pour vérifier si on a bien affaire à tel ou tel type d’argumentation, on recherche s’il existe une relation de paraphrase acceptable entre le discours topique générique définissant ce type d’argumentation et le discours argumentatif actuel.
Pour un exemple détaillé, V. Type d’argumentation. Il se peut qu’un même discours argumentatif concret soit paraphrasable selon plusieurs schèmes.

L’observation de la relation entre 1) les arguments développés par les participants dans une rencontre particulière et 2) les éléments du script associé à la question, lorsqu’il est disponible, est toujours très instructive.


 

Auto-réfutation

AUTO-RÉFUTATION

Tout comme une assertion peut s’autoargumenter, elle peut s’autodéfuter si elle exprime un paradoxe ou si elle mène à une contradiction entre ce qui est dit et l’acte de le dire ou les circonstances du dire. À la différence de l’auto-argumentation, l’autodestruction n’est pas spontanée, mais le fait d’un lopposant.

Selon Perelman, il y a autophagie lorsque :

L’affirmation d’une règle est incompatible avec les conditions ou les conséquences de son assertion ou de son application : on peut qualifier ces arguments d’autophagie. La rétorsion est l’argument qui attaque la règle en mettant l’autophagie en évidence. […] l’action implique ce que les paroles nient.
Perelman 1977, p. 83-84

La règle peut avoir la forme d’un énoncé général.

L’énoncé tourne au paradoxe quand il engage un cercle  de réfutation / confirmation, comme c’est le cas du Crétois Épiménide affirmant que “tous les Crétois sont menteurs” — donc lui-même, Épiménide ment ; mais s’il ment, alors il dit la vérité, etc.

La rétorsion ne s’applique que si l’affirmation a été donnée comme vraie, et non pas comme paradoxale :

L1 : — Toutes les affirmations peuvent être mises en doute.
L2 : — Je mets en doute cette affirmation.

Un homme est accusé d’avoir commis un vol la nuit dans un parc de Vienne. L’accusé clame son innocence, et l’on n’a retrouvé aucune trace du portefeuille volé, ni d’indice de la culpabilité de l’accusé qui avait simplement eu la mauvaise idée de se trouver dans le parc ce soir là.
À bout d’arguments, le procureur s’exclame : “Pourquoi l’accusé se serait-il rendu la nuit dans ce parc sinon pour voler ? Personne ne se promène la nuit dans ce parc, à moins qu’il n’ait l’intention de commettre un vol.” À quoi l’avocat répondit en démontrant le caractère irrationnel de ces propos : “Si les voleurs sont les seuls à se rendre dans ce parc la nuit, quelle raison un voleur aurait-il d’y aller à un moment où il serait sûr de n’y rencontrer que des collègues ? »
Thérèse Delpech, L’appel de l’ombre. Puissance de l’irrationnel, 2002[1]

Ce mode de réfutation, connu sous le nom d’épitrope, est utilisé par Socrate pour réfuter la thèse de Protagoras selon laquelle :

L’homme, est la mesure de toutes choses, de l’existence de celles qui existent, et de la non-existence de celles qui n’existent pas.
Platon, Thééthète, 152a[2]

Cette doctrine présente cette caractéristique « plaisante » que, si elle est vraie, elle est fausse :

Socrate : — Mais, en second lieu, voici ce qu’il y a de plus plaisant. Protagoras, en reconnaissant que ce qui paraît tel à chacun est, accorde que l’opinion de ceux qui contredisent la sienne, et par laquelle ils croient qu’il se trompe, est vraie.
Théodore : — En effet.
Socrate : — Ne convient-il donc pas que son opinion est fausse, s’il reconnaît pour vraie l’opinion de ceux qui pensent qu’il est dans l’erreur ?
Théodore : — Nécessairement. (Id.)

Cette réfutation exploite le principe de non-contradiction ; pour maintenir la cohérence de son discours, un sceptique devra mettre en doute ce principe.


[1] Paris, Grasset, 2002, p. 105.
[2] Cité d’après http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/platon/cousin/theetete2.htm


 

Auto-argumentation

AUTO-ARGUMENTATION

L’argumentation s’exprime régulièrement dans un passage, de dimensions parfois considérables, qui peut comprendre plusieurs énoncés. Mais elle peut être tout entière contenue dans une phrase complexe où la subordonnée exprime l’argument et la principale la conclusion. Si la subordonnée est nominalisée dans la principale, alors l’énoncé simple devient auto-argumenté.

1. L’argumentation comme composition d’énoncés

Les compositions d’énoncés suivantes correspondent à différentes formes de la séquence de base argumentative telle qu’elle se manifeste dans un texte oral ou écrit.

— Argument, conclusion, topos, modalisateur
Cette combinaison correspond au modèle de Toulmin, qui articule la cellule argumentative monologique autour de cinq éléments, la donnée (l’argument), la conclusion, la loi de passage (ou topos), elle-même accrochée à un support, et enfin un modalisateur qui renvoie aux conditions de réfutation de l’argumentation ([1958], chap. 3), V. Modèle de Toulmin.

— Argument, conclusion, topos
Le modèle de Toulmin combine une composante positive, démonstrative et une composante réfutative, souvent omise ou sous-entendue. L’argumentation a alors la forme argument – topos – conclusion, comme c’est le cas dans l’argumentation indicielle suivante :

L1   — Tiens, un serpent ! Il va sûrement pleuvoir !
L2   — Ah bon, et pourquoi ça ?
L11   — Ici, quand les serpents sortent, c’est qu’il va pleuvoir.

On dit qu’il y a plus dans l’argument que dans la conclusion, dans la mesure où l’argument est plus assuré que la conclusion, qui n’est qu’une projection hypothétique de l’argument. On peut aussi dire qu’il y a moins, dans la mesure où la conclusion ne fait pas que développer analytiquement l’argument, elle est le produit de cet argument enrichi et structuré par sa combinaison avec un principe général ou topos.

— Argument, conclusion
La loi de passage est fréquemment sous-entendue, ce qui réduit l’argumentation à une paire d’énoncés {Argument A, Conclusion C}.
Une suite d’énoncés {A, C} est argumentative si l’on peut la paraphraser par des énoncés comme les suivants :

A appuie, étaye, motive, justifie… C
A
, donc, d’où… C
C, puisque, étant donné que… A

Du point de vue logique, pour être valide et instructive, une argumentation doit s’exprimer par une séquence coordonnée “argument + conclusion”, telle que la conclusion n’est pas une pure reformulation de l’argument. Il faut pour cela que les deux énoncés soient distincts et évaluables indépendamment l’un de l’autre. C’est le cas dans “le vent s’est levé, il va pleuvoir”. On a affaire à deux faits constatables, le fait qu’il y ait du vent à un certain moment et de la pluie un peu plus tard. Le premier fait est mesurable par un anémomètre, le second par un pluviomètre, deux appareils dont les principes de fonctionnement n’ont rien à voir.

— Argument
Enfin, la conclusion peut elle-même être sous-entendue, lorsque le contexte permet sa reconstruction. La théorie de l’argumentation dans la langue formule la même relation sous un mode qui s’est avéré extrêmement fertile, V. Orientation argumentative : la conclusion, c’est ce que le locuteur veut dire, ce qu’il a en vue, ce à quoi il veut en venir quand il énonce l’argument :

Si le locuteur énonce E1, c’est dans la perspective de E2
La raison pour laquelle il énonce E1, c’est E2
Le sens de E1, c’est E2.

et, à la limite, “E1, autrement dit, c’est-à-dire E2” :

L1 : — Ben moi j’peux pas venir, j’ai du travail…
L2 : — Ah bon, d’accord, t’as du travail… autrement dit tu ne veux pas sortir avec nous ?

On voit qu’autrement dit, connecteur dit de reformulation, permet à L2 de substituer une conclusion polémique, à la conclusion avancée par L1. La conclusion, c’est ce qui donne sens à l’énoncé ; seule la saisie de la conclusion caractérise une authentique compréhension de l’énoncé.

2. De la composition d’énoncés à l’énoncé auto-argumenté

Un énoncé seul peut être considéré comme indice d’une argumentation dans la mesure où il pointe vers une certaine conclusion correspondant à l’intention du locuteur telle que le contexte, c’est-à-dire la situation argumentative, permet de la reconstruire.
Dans un tel contexte, l’énoncé seul peut répéter la conclusion d’une argumentation encore proche dans la mémoire discursive ; la répétition de la conclusion évoque l’argumentation associée.
D’autre part, considérer que toute affirmation doit être justifiée à la demande revient à accorder à tout énoncé le statut d’une conclusion potentielle, les arguments qui la soutiennent restant à déterminer.

Le cas de l’énoncé auto-argumenté est beaucoup plus clair. Les règles de subordination et de nominalisation permettent d’intégrer l’énoncé argument, tel qu’il figure dans une séquence textuelle à l’énoncé conclusion correspondant.
L’énoncé argument est enchâssé dans l’énoncé conclusion sous forme de subordonnée, ou de déterminant d’un des termes de l’énoncé conclusion :

Ces gens viennent pour travailler dans notre pays, accueillons-les.
→ Accueillons ces gens qui viennent pour travailler.

L’argument peut se nominaliser et s’intégrer à la conclusion :

→ Accueillons ces travailleurs !

Dans ce cas, l’argument est inclus dans le mot (Empson [1940], et l’argumentation dans l’énoncé simple résultant. Cet énoncé unique exprime à la fois la conclusion et la bonne raison qui la sous-tend, soit un point de vue complet, qui se donne pour évident. Il est auto-argumenté.


 

Attaque personnelle

ATTAQUE PERSONNELLE


L’attaque personnelle ne porte pas sur les positions de l’opposant, mais sur sa personne privée ou publique. Elle doit être distinguée de l’argument ad hominem, qui est un authentique schème argumentatif.
La prohibition de l’attaque personnelle est une règle constante du débat ayant un but « honorable ». Cette unanimité dans sa condamnation ne l’empêche pas de prospérer.

 L’attaque personnelle [1] peut cibler la personne publique ou privée. Elle viole les règles de politesse et les interdictions éthiques qui protègent l’individu, en tant qu’être humain unique. Elle contourne les positions de l’adversaire, pour s’en prendre à sa personne afin de la discréditer et de rendre son discours inaudible.

La réfutation proprement dite porte sur les positions prises par l’adversaire, alors que l’attaque personnelle est une stratégie de contournement métonymique des positions de l’adversaire ; pour éliminer les dires, on disqualifie le locuteur.

L’attaque personnelle, parfois appelée “attaque ad personam”, est bien distincte de l’attaque ad hominem qui se situe sur un plan strictement cognitif pour exploiter une contradiction entre les positions prises par l’opposant et ses croyances ou son comportement. Néanmoins, l’étiquette ad hominem est fréquemment utilisée pour désigner une attaque personnelle, ce qui ne peut qu’être une source de confusion.

Les règles de la politesse argumentative ne correspondent pas aux règles de la politesse ordinaire. Ces dernières ne s’appliquent pas sur certains points aux acteurs d’une situation argumentative, mais, en tenant compte de ces restrictions, il n’en reste pas moins vrai que les locuteurs engagés dans une situation argumentative peuvent se comporter correctement ou grossièrement.
L’attaque de la personne est explicitement condamnée par les Règles 4 de Hedge « pour une controverse honorable », V. Règle, § 2.2

Règle 4. On ne doit se permettre aucune considération touchant à la personne de l’adversaire. (1838, p. 159-162)

La règle 7 demande aux locuteurs de s’abstenir de toute moquerie :

Règle 7. Comme la vérité, et non pas la victoire, est le but proclamé de toute controverse, […] toute tentative pour […] affaiblir la force [du raisonnement de l’adversaire] par l’humour, la chicane ou en le tournant en ridicule [by wit, caviling, or ridicule] est une violation des règles de la controverse honorable. (id.)

L’insulte est la forme la plus extrême de l’attaque ad personam : “Monsieur, vous êtes un vrai salaud !”. Il semble que sa prohibition va tellement de soi qu’elle n’est pas mentionnée par Hedge.

L’attaque personnelle est une façon de pourrir le débat. Ironiser sur l’adversaire hors de propos, faire allusion à lui en des termes négatifs, peut contribuer à lui faire perdre son sang-froid, brouiller son discours, le pousser à se placer lui-même sur le terrain personnel et à répondre sur le même ton; le public sera tenté de renvoyer les pugilistes dos à dos.

L’attaque personnelle peut être directe, et porter sur la vie privée de l’adversaire par exemple, dire dans un débat politique à son adversaire dont les enfants ont des problèmes :

Vous feriez mieux de vous occuper de vos enfants !

est une attaque personnelle que beaucoup trouveraient violente. Plus subtilement, l’attaque peut être portée de façon indirecte en introduisant la question de la politique familiale dans le débat, en soulignant la nécessité pour les parents de s’occuper en priorité de leurs enfants ; la rumeur pourvoira aux prémisses manquantes.

Degrés de pertinence de l’attaque sur la personne

Selon qu’elle est ou non liée à la question débattue, l’attaque personnelle est plus ou moins pertinente. Considérons les descriptions insultantes de l’adversaire faites dans le cadre de la question argumentative “Faut-il intervenir en Syldavie ?

Proposant : — Il faut intervenir en Syldavie de toute urgence !
Opposant :      1. Arrête tes idioties espèce de va-t-en guerre !
2. Pauvre imbécile manipulé par les médias !
3. Pauvre imbécile, il y a huit jours, tu étais incapable de localiser la Syldavie sur une carte !

Dans le cas (1) et (2), on a affaire à des attaques insultantes jusqu’à plus ample informé gratuites, c’est-à-dire sans liaison avec la question argumentative.
Mais dans le cas (3), rien n’est clair ; l’opposant fournit un argument tendant à invalider l’interlocuteur dans le cadre du présent débat. L’attaque n’est donc pas dénuée de pertinence, mais cela ne justifie pas l’insulte qui l’accompagne.
Il faudrait pouvoir faire une différence entre traiter quelqu’un d’imbécile et appeler imbécile un imbécile, mais ce n’est pas possible, tous les insulteurs diront qu’ils ne font que décrire l’insulté ; d’où la prohibition générale de l’insulte.


[1] Le substantif persona désigne non pas l’identité personnelle de l’individu mais le masque de l’acteur, qui correspond à son rôle.  

Assentiment

ASSENTIMENT

Dans la première définition qu’il donne de l’objet de la théorie de l’argumentation, le Traité de l’argumentation ne définit pas l’argumentation en relation avec la persuasion mais avec l’assentiment qu’elle peut ou non recevoir de ses auditeurs.

1. Assentir / persuader, convaincre

Perelman & Olbrechts-Tyteca mènent la discussion des effets de l’argumentation sur la base de l’opposition de persuader à convaincre, persuader est défini en relation avec un auditoire particulier, local, alors que convaincre est lié à l’auditoire universel.
Cependant, la définition fonctionnelle de l’argumentation proposée à l’ouverture du Traité, n’utilise pas les termes d’orateur, d’auditoire, mais parle d’adhésion, d’esprits et d’assentiment : 

L’objet de [la théorie de l’argumentation] est l’étude des techniques discursives permettant de provoquer ou d’accroître l’adhésion des esprits aux thèses qu’on présente à leur assentiment. (Perelman & Olbrechts-Tyteca [1958], p. 5).

D’une part, on présente des « thèses » à des « esprits ». La confrontation n’est pas une interaction de personne à personnes, mais une opération purement intellectuelle :
Une thèse est « 2. Particulièrement, proposition de philosophie, de théologie, de médecine, de droit, que l’on soutient publiquement » (Littré, Thèse).
On retrouve les disciplines de référence du Traité, avec en plus la médecine.
Esprit « se dit en particulier des facultés intellectuelles, de l’aptitude à comprendre, à saisir, à juger ». (Littré, Esprit)

Il n’est pas question dans cette définition de vouloir persuader ou convaincre, mais simplement de présenter des thèses à des esprits. Réciproquement, on n’attend pas que ces esprits soient persuadés ou convaincus, mais on sollicite simplement leur assentiment, mot qui rappelle le titre de l’ouvrage de Newman, Grammaire de l’assentiment  (1975 ; A Grammar of Assent, [1870]).

Assentiment est le résultatif du verbe assentir ; on peut « assentir à un acte, à une proposition » (Littré, Assentir) [1]. Assentir est un acte de langage qui suppose réflexion, c’est accepter, valider, ratifier par son accord ou mettre en attente. Le langage courant traite l’assentiment comme la matérialisation de l’action d‘assentir : on peut donner, refuser ou suspendre son assentiment, comme on peut donner, refuser ou suspendre sa signature.

L’adhésion ainsi produite s’oppose à la production mécanique d’une réponse sous la pression causale d’un stimulus, comme à la contrainte du calcul et de l’expérience exercée par la preuve scientifique. La liberté d’assentir est liée à des valeurs qu’on peut choisir, alors qu’on ne peut pas choisir ses vérités scientifiques (mais si on peut toujours choisir de ne pas les voir).

Du point de vue rhétorique, l’intervention de l’assentiment problématise la réception de l’acte de persuasion en accordant une certaine activité à l’auditoire destinataire ; alors qu’on se laisse persuader, on donne son assentiment. Cela rétablit un peu l’équilibre entre orateur et auditoire : à l’intention de persuader du premier correspond la capacité du second d’accorder ou non son assentiment. Il y a un refus d’assentir, “d’opiner” qui est parfaitement rationnel ; la suspension de l’assentiment instaure l’état de doute qui est définitoire de la position du tiers, V. Rôles ; Doute.

La notion d’assentiment relève de la théorie stoïcienne de la connaissance, où elle est définie comme un acte volontaire de l’âme qui se produit toutes les fois qu’elle reçoit une impression vraie, ce qui suppose une harmonie entre la volonté et la vérité : “l’âme veut le vrai”, la vérité est index sui, sa propre marque ; la marque de l’impression vraie est l’assentiment qu’on lui accorde.
Le scepticisme rejette cette harmonie entre représentation vraie et assentiment ; le vrai n’est pas capable de s’auto-certifier, en d’autres termes, on peut donner son assentiment à des représentations fausses. Le vrai n’éveille pas nécessairement des échos en nous. La suspension, ou l’abstention, de l’assentiment, est au fondement de la méthode sceptique permettant d’obtenir la tranquillité (ataraxie).

Ainsi la voie sceptique est appelée […] “aporétique”, […] soit du fait qu’à propos de tout elle est dans l’aporie et la recherche, soit du fait qu’elle est incapable de dire s’il faut donner son assentiment ou le refuser. (Sextus Empiricus, Esq. pyrrh., i, 2, 7 ; p. 55)

L’assentiment peut être donné, refusé ou suspendu par un acte de la volonté :

[…] c’est la plus énergique des actions que de lutter contre les sensations, de résister aux conjectures, de retenir son jugement [assensus] sur la pente de l’affirmation. […] Carnéade [a accompli] un véritable travail d’Hercule en purgeant notre esprit de cette affirmation [assenssus], qui précède la lumière et vient de la légèreté.
Cicéron, Premiers Académiques, II, 34 ; p. 469

Dans la situation argumentative, le moment sceptique correspond à la confrontation de deux discours anti-orientés et de force égale (isosthéniques),  ce qui impose une suspension de l’assentiment.
Cette suspension de l’assentiment définit la position du Tiers, V. Rôle.

3. Degrés d’assentiment

L’assentiment accordé à une proposition connaît des degrés, selon qu’on passe de l’opinion à la croyance et au savoir :

— Le degré d’assentiment le plus faible correspond à l’opinion, définie comme une croyance accompagnée de la conscience qu’il existe d’autres opinions également valides :

L’opinion se distinguera de la croyance seulement parce que, différemment de la croyance, elle a conscience de sa propre insuffisance. (Kant, cité dans Gil 1988, p. 17)

Le degré intermédiaire est celui de la croyance, consciente du fait qu’il existe d’autres croyances, qu’elle considère comme sinon comme fausses, du moins peu valides, manquant de substance et de vérité.

— Le degré le plus fort est la conviction ; la personne convaincue considère que la proposition à laquelle il adhère est vraie et que les discours qui s’y opposent sont faux, et que ceux qui les soutiennent sont des esprits faibles ou pervers. [2]

Selon la théorie de Perelman & Olbrechts-Tyteca, persuader produit l’opinion, une croyance locale, alors que convaincre produit une croyance générale, qui fait fonction de savoir, V. Persuader.


[1] Le verbe assentir, vieilli selon Littré, mais toujours utile.
[2] Dans le monde et l’usage actuels, il n’est pas certain que l’opinion soit consciente de sa propre insuffisance ; son ancrage dans une subjectivité radicale tend plutôt à la présenter comme seule certitude irréfutable à notre portée.
Les opinions et croyances peuvent faire l’objet de tous les degrés d’assentiment.


 

Arguments en e — (ou ex —) : Argument ex concesso

Cette entrée récapitule les arguments désignés par un syntagme prépositionnel latin gouverné par la préposition e / ex, par exemple l’étiquette “argument ex concesso”.

La préposition latine ex ou e (jamais e devant voyelle) introduit, en latin classique un complément de nom à l’ablatif. Elle signifie “tiré de” ; dans le cas des constructions qui nous intéressent, le complément indique donc la provenance, la substance, au sens abstrait, dont est fait l’argument.

Liste des arguments en e ou ex

 

Nom latin de

l’argument

argumentum

Terme latin, traduction — Équivalent en anglais —

Entrée(s) correspondante(s)

ex datis lat. datum, “don, présent” — ang. from the facts ; from what is accepted by the audience V. Croyances de l’auditoire
ex notatione lat. notatio, “marquer d’un signe” — ang. arg. from the structure or meaning of a word V. Sens vrai du mot
ex silentio lat. silentium, “silence” — ang. arg. from silence
V. Silence
ex concessis ;

e concessu gentium

lat. concedere, “céder, concéder, se ranger à l’avis de” — ang. arg. from the consensus of the nations ; from traditional wisdom

— V. Consensus ; Croyance ; Autorité

e contrario
(= a contrario)
lat. contrarius, “contraire” — ang. arg. from the contrary
— V. Contraires ; A contrario

 

Comme les arguments en ab et en ad, les arguments en ex ne désignent pas une catégorie spécifique d’arguments, qu’on pourrait rattacher soit à une même racine sémantique, soit à un même type formel.

 

Arguments ad -: « Argument ad hominem »

Arguments AD – : « ARG AD HOMINEM »

Cette entrée liste les arguments désignés par un syntagme prépositionnel latin gouverné par la préposition ad, par exemple l’étiquette “argument ad hominem”.

1. La construction : une désignation moderne ?

En latin classique, la préposition ad se construit avec l’accusatif et introduit des circonstanciels de lieu, de but.
Selon le cas, on lit le syntagme « ad +…” comme “argument faisant appel à, fondé sur, de, par… (la personne, etc.)”.
D’après Hamblin, le terme le plus ancien de la série est ad hominem ; il figure dans les traductions latines d’Aristote. Cette appellation aurait été popularisée par Locke [1690], ainsi que par Bentham [1824], et la plupart de ces termes seraient du XIXe ou du XXe siècle. Il y aurait ainsi une spécificité des arguments en ad, qui ne sont pas classiques (Hamblin 1970, p. 41 ; p. 161-162).

2. Liste d’arguments en ad

Nom latin de l’argument Argumentum — Terme latin, traduction — Équivalent en anglais —Entrée(s) correspondante(s)
(reductio) ad absurdum
ab absurdo
lat. absurdus, “absurde” — ang. reduction to the absurd V. Absurde
ad amicitiam lat. amicitia, “amitié” — ang. appeal to friendship V. Émotion
ad antiquitatem lat. antiquitas, “ancienneté, antiquité, tradition”
— ang. appeal to tradition ; to antiquity V. Autorité
ad auditorem
(pl. ad auditores)
lat. auditor, “auditeur” — ang. appeal to the public, to the audience
V. Auditoire ; Croyance
ad baculum lat. baculus, “bâton” — ang. arg. from the stick V. Menace
ad captandum vulgus lat. captare, “chercher à saisir… tâcher de gagner par insinuation” ; vulgus, “le public, la populace”
— ang. playing to the gallery ; playing to the crowd.
— V. Auditoire ; Rire; Émotion ; Ad populum
ad consequentiam lat. consequentia, “suite, succession” — ang. arg. from consequences
— V. Conséquences ; Circonstances
ad crumenam lat. crumena, “bourse” — ang. argument to the purse
— V. Émotion ; Menace
ad falsum
(reductio ad falsum)
lat. falsum, “faux” — ang. reduction to a falsehood — V. Absurde
ad fidem lat. fides, “foi” — ang. appeal to faith — V. Foi
ad fulmen lat. fulmen, “foudre” — ang. arg. from thunderbolt — V. Menace
ad hominem lat. homo, “être humain” — ang. arg. ad hominem — V. Ad hominem
ad ignorantiam lat. ignorantia, “ignorance” — angB appeal to ignorance — V. Ignorance
ad imaginationem lat. imaginatio, “imagination” — ang. appeal to imagination
— V. Subjectivité
(reductio) ad impossibile lat. impossibilitas “impossible” — ang. reduction to the impossible — V. Absurde
(deducendo) (reductio)
ad incommodum
lat. incommodum “inconvénient, désavantage”
— ang. reduction to the uncomfortable — V. Ad incommodum
ad invidiam lat. invidia, “envie, haine, indignation, impopularité” — ang. appeal to envy
V. Émotion
ad iudicium lat. iudicium, “faculté de juger, tribunal, sentence”
— ang. 1. argument appealing to the judgment ; 2. to common sense
— V. Fond ; Autorité
ad lapidem lat. lapis, “pierre” — ang. argument by dismissal V. Mépris
ad Lazarum lat. Lazarus (nom propre biblique) — ang. arg. ad Lazarum — V. Richesse
ad litteram lat. littera, “lettre ; à la lettre” — ang. to the letter — V. Lettre ; Sens strict
ad ludicrum lat. ludicrum, “ jeu ; spectacle” — ang. appeal to the gallery
— V. Émotion; Auditoire; Rire; Ad populum
ad metum lat. metus, “peur, crainte” — ang. appeal to fear — V. Émotion ; Menace
ad misericordiam lat. misericordia, “compassion, pitié” — ang. appeal to pity  V. Émotion
ad modum lat. modus “mesure, juste mesure, modération” — ang. arg. of gradualism
— V. Proportion
ad naturam lat. natura, “nature” — ang. appeal to nature ; naturalistic fallacy
V. Force des choses ; Fallacieux 1
ad nauseam lat. nausea, “nausée, mal de mer”, par métonymie de l’effet, la nausée, pour la cause, la répétition
— ang. proof by assertion — V. Répétition
ad novitatem lat. novitas, “nouveauté ; condition d’un homme qui, le premier de sa famille, arrive aux honneurs”
— ang. appeal to novelty — V. Progrès
ad numerum lat. numerus, “nombre, foule”
— ang. appeal to the number, arg. from number V. Autorité
ad odium lat. odium, “haine” — ang. appeal to hatred V. Émotion
ad orationem lat. oratio, “langage, propos, parole” — ang. arg. to the statement
— V. Lettre ; Sens strict
ad passionem
(pl. ad passiones)
lat. passio, “passion, émotion” — ang. appeal to passion, to emotion
— V. Pathos ; Émotion
ad personam lat. persona, “masque, rôle, personne” — ang. abusive ad hominem
— V. Attaque personnelle ; Ad hominem
ad populum lat. populus, “le peuple romain (opposé au sénat et à la plèbe) ; peuple”
— ang. appeal to people, arg. from popularity — V. Ad populum 
ad quietem lat. quies “repos, neutralité politique, calme, tranquillité” — ang. appeal for calm, to repose, to conservatism (Hamblin) — V. Tranquillité
ad rem lat. res, “réalité, chose ; point de discussion, question” — ang. arg. addressed to the thing, to the point, dealing with the matter at hand V. Fond
ad reverentiam lat. reverentia “crainte respectueuse” — ang. arg. from respect — V. Respect
ad ridiculum lat. ridiculus, “ridicule, absurde” — ang. appeal to ridicule ; to mockery
— V. Rire; Absurde
ad socordiam at. socordia, “stupidité ; paresse d’esprit” — ang. appeal to weak-mindedess
V. Subjectivité
ad superbiam lat. superbia, “orgueil, fierté ; despotisme”
— ang. appeal to pride ; arg. of popular corruption V. Émotion ; Ad populum 
ad superstitionem lat. superstitio, “superstition” — ang. appeal to superstition — V. Foi
ad temperentiam lat. temperantia “ juste mesure, juste proportion” — ang. arg. of gradualism
— V. Proportion
ad verecundiam lat. verecundia, “respect, modestie ; crainte de la honte”
— ang. arg. from modesty ; from authority
— V. Modestie ; RespectAutorité ; Éthos
ad vertiginem lat. vertigo, “rotation, vertige” — ang. arg. from vertigo — V. Vertige

3. Caractéristiques de cette famille

On relève beaucoup plus d’arguments en “ad —” que d’arguments en “ab —”, et seule la construction en “ad —” est productive. C’est aussi la forme qui est parodiée, notamment sur internet, avec plus ou moins de bonheur ; on y trouve l’argument ad bananum, et bien sûr, ad Hitlerum.

3.1 Origine de ces étiquettes

Certaines de ces appellations ont été définies et utilisées par Locke et par Bentham, V. Typologies 2. Locke a défini les arguments :

ad hominem — ad verecundiam — ad ignorantiam — ad judicium

Bentham a défini les arguments (V. Typologies 2)  :

ad verecundiam
ad quietem
ad amicitiam
ad imaginationem
ad superstitionem
ad socordiam
ad odium
ad superbiam
ad ignorantiam
ad judicium
ad metum
ad invidiam

3.2 Sous-familles sémantiques d’arguments en ad

On peut proposer quelques regroupements en fonction des contenus sémantiques des arguments.

(i) Arguments subjectifs liés aux affects, aux émotions, souvent via des intérêts positifs (récompenses) ou négatifs (menaces) :

ad passionem
ad amicitiam
ad invidiam
ad misericordiam
ad odium
ad quietem
ad superbiam
ad metum (ad carcerem, ad baculum, ad fulmen, ad crumenam
)

Les formes suivantes ont une composante émotionnelle :

 ad captandum vulgus
ad ludicrum
ad novitatem
ad numerum
ad personam
ad populum
ad verecundiam

(ii) Arguments faisant appel à un système limité de croyances, à des croyances personnelles, non universelles, contestables…

ad consequentiam
ad fidem
ad hominem
ad ignorantiam
ad imaginationem
ad incommodum
ad socordiam
ad superstitionem
ad vertiginem

D’un point de vue normatif, les catégories (i) et (ii) rassemblent des arguments, parfois considérés comme fallacieux dans la mesure où ils expriment la subjectivité de l’argumentateur. En d’autres termes, elles sont le reflet, dans la théorie de l’argumentation, des composantes éthotique et pathémique de la rhétorique, V. Subjectivité ; Éthos; Pathos.