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Argumentativité

1. Argumentation, langue, discours, genre et types discursifs

Pour les théories étendues de l’argumentation, la langue (Ducrot) ou le discours (Grize) sont essentiellement argumentatifs, V. Orientation ; Schématisation ; Argumentation 2.

Pour les théories restreintes de l’argumentation attachent l’argumentation à certains genres discursifs : délibératif, épidictique, judiciaire, publicitaire, prédicatif (prêche, discours adressé à un auditoire de fidèles d’une religion).
La linguistique textuelle distingue cinq types de séquences discursives : narrative, descriptive, argumentative, explicative et dialogale (Adam 1996, p. 33). Une séquence d’un certain type peut entrer comme sous-séquence d’une séquence d’un autre type.
Lorsqu’une information, un récit, une description, une explication, ou une narration sont développées à l’appui d’une réponse à une question argumentative, elles constituent des sous-séquences  de la séquence argumentative, co-orientées avec l’argumentation elle-même.
La séquence argumentative peut émerger dans n’importe quel genre ou type de discours. Elle est délimitée par des opérations de balisage spécifiques, et structurée par une contradiction ratifiée par les participants dont la parole est orientée par des intentions et par des conclusions opposées.

La notion de séquence argumentative ne présuppose pas de coupure nette entre séquence argumentative et les autres types de séquence ; la définition précédente correspond aux  séquences prototypiques, centrales pour l’étude de l’argumentation ;  elle correspondent à celles que toutes les écoles reconnaitraient comme un de leurs objet d’étude.
D’autres séquences, par exemple le bulletin météo ou la recette de cuisine, sont des objets marginaux pour les études d’argumentation.
Les concepts spécifiques à ces études sont de moins en moins opératoires et perdent peu à peu de leur intérêt lorsqu’on passe des séquences centrales aux séquences périphériques.

Dans la mesure où l’argumentation est définie comme une activité langagière et qu’on ne fait pas de l’argumentation le tout des structures et des activités langagières, la description doit faire systématiquement appel à des éléments de grammaire textuelle et à l’étude des interactions.

2. La séquence : Degrés et formes d’argumentativité

Définie comme l’apparition et le traitement d’un différentiel de positions discursives, l’argumentativité d’une séquence n’est pas une question de tout ou rien ; on peut distinguer des formes et des degrés d’argumentativité.

En ce qui concerne le degré, un échange commence à devenir argumentatif lorsque surgit une opposition entre deux orientations de discours, et ce caractère se renforce lorsque cette opposition est ratifiée et thématisée, V. Désaccord.

En ce qui concerne la forme, on peut distinguer deux formes principales d’argumentativité dans le développement des discours qui se développent dans une situation argumentative.
— Deux monologues juxtaposés, contradictoires, sans allusion l’un à l’autre, constituent un diptyque argumentatif, chaque partenaire élabore, répète et réaffirme sa position, V. Antithèse
— Ce “diptyque argumentatif” s’articule et se complexifie en intégrant la réfutation de la position opposée.

V. Question ; Rôles.


 

Argumentation 2 : Carrefours et positions

L’explosion des interrogations théoriques autour de la notion d’argumentation (van Eemeren et al. 1996), la multiplicité des disciplines concernées, rendent réductrice et risquée toute définition globale et incitent plutôt à caractériser le domaine par le faisceau des problèmes qui le traversent et le structurent.

Les définitions de l’argumentation peuvent s’organiser à partir des questions de recherche qui donnent au champ son unité. On constatera que ce qui pouvait apparaître à première vue comme de la dispersion répond en fait à la nécessité de prendre en compte la gamme complexe d’objets et de situations où se manifeste l’activité argumentative.

1. Une carte du champ de l’argumentation : la question du langage

Le schéma suivant tente une cartographie des théories de l’argumentation. Les principales approches y sont présentées sous la forme d’une d’’arborescence. Les nœuds des branches sont des choix à opérer, des questions carrefours.
Les réponses qu’on donne à ces questions balisent différents cheminements correspondant aux choix théoriques qui structurent les différentes approches de l’argumentation. Ces chemins correspondent aux hypothèses internes caractérisant les théories (voir infra §2) figurant à l’extrémité des branches.
La carte suivante part de la question du cognitif au langagier dans l’argumentation. La discussion de ces questions-carrefours vient à la suite du schéma.
D’autres questions peuvent être prises comme points de départ (voir infra §2) chacune produisant une cartographie différente.

 

• (1) L’argumentation est-elle :

— une pure ACTIVITÉ DE PENSÉE, (2) ?
— une pratique
COGNITIVE-LANGAGIÈRE, (3) ?

Si l’argumentation est définie comme une pure activité de pensée, exprimée dans un langage parfaitement transparent, les études d’argumentation correspondent à une psychologie du raisonnement hors du langage ordinaire.
Mais, au même titre que l’argumentation quotidienne où les bonnes raisons sont nécessairement exprimées en langue naturelle, la pensée mathématique et le raisonnement scientifique utilisent des langages formels.

  • (3) : L’argumentation est une pratique cognitive-langagière.
    Est-elle :

— GÉNÉRALISÉE, (4) ?
RESTREINTE,  (5) ?

L’argumentation, considérée comme une activité linguistique et cognitive, doit-elle être considérée comme un phénomène GÉNÉRAL caractérisant l’activité de langage, ou comme un phénomène RESTREINT à certaines formes de dialogue ou de monologue ?

  • (4) : L’argumentation est une pratique cognitive-langagière GÉNÉRALISÉE.
    Est-elle attachée:

— à la LANGUE, (6) ?
— au DISCOURS, (7) ?

La première approche généralise le concept d’argumentation au niveau de la langue (au sens saussurien), tandis que la seconde effectue la même généralisation au niveau du discours.

  • (6) L’argumentation est “dans la langue” (10).

La théorie de l’argumentation dans la langue voit dans l’argumentation la forme de la signification linguistique. Comme pour les approches classiques, l’argumentation est bien considérée comme une combinaison d’énoncés (argument, conclusion) ; mais c’est un principe sémantique, liant en langue le prédicat de l’argument à celui de la conclusion, qui autorise et conditionne la dérivation de la conclusion à partir de l’argument : il est divorcé, donc il a été marié ; il est intelligent, il fera bien le travail. La conclusion est déjà dans la forme sémantique de l’argument. En conséquence, la rationalité attachée à l’étayage argumentatif est le reflet illusoire de la signification, V. Orientation argumentative.

  • (7) Tout discours est argumentatif : “Logique naturelle” (11)

Pour la théorie de l’argumentation dans la langue, l’argumentativité du discours est dérivée de celle de la langue. La logique naturelle de Grize considère l’argumentativité comme la propriété fondamentale caractérisant le discours. L’argumentation est vue comme une schématisation du monde opérée par la parole, dont les constructions jettent un éclairage subjectif sur la réalité ; argumenter c’est métaphoriquement, donner à voir, “orienter le regard”. Dans cette perspective, l’argumentation n’est pas forcément un ensemble d’énoncés ordonnés à la Toulmin, et ses éventuels effets persuasifs ne sont pas attachée à un type spécial de discours ni à l’emploi de techniques discursives spécifiques. Tout énoncé, toute succession cohérente d’énoncés (descriptive, narrative) construit un point de vue ou « schématisation », dont l’étude constitue l’objet de la logique naturelle.

  • (5) L’argumentation est une pratique cognitive-langagière RESTREINTE.
    Est-elle attachée :

— au MONOLOGUE, (8) ?
— au DIALOGUE, (9) ?

On considère dans cette hypothèse que tout discours n’est pas forcément argumentatif ; l’argumentativité caractérise certaines formes de discours, ayant la forme d’un monologue (argumentation monogérée par le locuteur) ou d’un dialogue (argumentation cogérée par les participants) Chacun de ces choix correspond à deux familles de théories.

  • (8) : L’argumentation est une pratique cognitive-langagière restreinte à certaines formes de monologue. Ces formes sont-elles :

— MONOLOGIQUES, (12) ?
—  DIALOGIQUES (13) ?

On distingue deux formes d’argumentation autogérées, selon qu’elles prennent en compte ou non la parole de l’autre.

La logique traditionnelle étudie les lois du discours qui assure la transmission correcte de la vérité. Le discours logique n’est pas adressé ; il se développe indépendamment de tout auditoire et de tout opposant, à qui il n’y a pas lieu de donner la parole.  Ce discours ne recherche pas la persuasion ; son caractère persuasif éventuel est dérivé de sa vérité.

  • (13) L’argumentation est un monologue dialogique :
    Cellule argumentative – Rhétorique du bien dire (17)

L’esclavage a été aboli, pourquoi pas la prostitution ? Les serpents sortent, il va pleuvoir :

L’essence de l’argumentation est dans discours où un énoncé, l’argument, appuie un autre énoncé, la conclusion. L’esclavage a été aboli, c’est certain ; les serpents sortent, on le constate ; en revanche, abolir la prostitution est un projet qui sera peut-être réalisé un jour ; et c’est l’avenir proche qui dira s’il pleut. On projette du non douteux, l’argument, vers l’incertain et le controversé, la conclusion.

Cette approche correspond à celle de Toulmin, qui définit l’épisode argumentatif comme une constellation structurée d’énoncés. L’argumentation part d’une donnée, pour en tirer une conclusion ; une loi générale garantit ce passage. La composante dialogique et les réserves qu’on peut faire sur cette inférence sont exprimées par un trait modal introduisant les conditions de réfutation de l’argumentation positive. Cette forme définit le discours rationnel raisonnable.

La rhétorique du bien dire est dialogique, c’est-à-dire qu’elle peut intégrer la parole de l’autre. Son discours se présente comme véridique ; il n’est pas adressé, au sens où il n’est pas structuré par l’intention persuasive. Son caractère persuasif éventuel est dérivé de sa véridicité.

  • (8) L’argumentation est une pratique cognitive-langagière restreinte à certaines formes de dialogue. Ces dialogues sont-ils :

SANS STRUCTURE D’ÉCHANGE, (14) ?
AVEC STRUCTURE D’ÉCHANGE, (15) ?

Les théories dialogales considèrent soit que le dialogue est la forme première de l’activité argumentative, soit que c’est sous la forme du dialogue que se manifestent le plus clairement les mécanismes de l’argumentation, en vertu du principe d’externalisation (van Eemeren & Grootendorst 1992, p. 10).

À l’intérieur de cet ensemble d’approches dialogales, on distingue selon que le dialogue ou non une structure d’échange (admet des tours de parole, donne à tous les participants la possibilité de prendre la parole dans les mêmes conditions). Le premier cas est celui de la rhétorique de la persuasion, le second correspond à deux familles de théories.

L’adresse rhétorique persuasive monogérée est un type de dialogue particulier, à structure dialogique. Les voix des autres, en particulier celle de l’adversaire, sont reconstruites dans le discours de l’orateur qui monopolise la parole. Le public ne donnera sa réponse sous un autre format, en tant que jugement de l’affaire ou décision politique.

Ce discours est caractérisé de façon extra-discursive, par l’effet perlocutoire qui lui serait attaché, la persuasion unilatérale. La rhétorique est l’art de conduire les âmes. L’auditoire est là pour être guidé et persuadé, non pas pour proposer, son tour venu, un contre-discours.

  • (15), L’argumentation est un dialogue avec structure d’échange. Son format est-il :

— LOGIQUE, (19) ?
— INTERACTIONNEL, (20) ?

Depuis les années 1970, les théories de la logique informelle et de la pragma-dialectique ont réorienté les études d’argumentation en donnant la priorité à l’étude de l’argumentation en tant que dialogue.

Dans le cas d’un dialogue avec structure d’échange, l’étude peut se développer comme approche formelle des dialogues argumentatifs (19), ou comme une approche empirique de l’argumentation dans les interactions naturelles (20).

  • (15) L’argumentation est un dialogue avec structure d’échange ayant un format logique :
    Dialogue formelDialectique (19)

Les logiques dialectiques sont des dialogues formels dont les règles sont de type logique. L’argumentation dialectique est un dialogue, vrai, au sens où des partenaires alternent leurs tours de parole, et c’est un dialogue critique, évaluant la validité de l’argumentation. Les théories critiques de l’argumentation dialectique renforcent les contraintes sur le dialogue, soit au moyen d’un système de règles conçu pour incarner un standard rationnel, comme dans Pragma-Dialectique, soit au moyen d’un système de questions critiques, comme dans la Logique Informelle.

  • (15) L’argumentation est un dialogue avec structure d’échange au format interactionnel
    L’argumentation est une forme d’interaction ordinaire (20)

Le déclencheur de l’activité argumentative est la non-ratification et le doute jeté sur un point de vue, créant une stase, et conduisant l’interlocuteur à justifier ce point de vue. Selon la réaction des participants, le trouble de la conversation peut être rapidement résorbé dans la tâche en cours, sinon, l’échange peut évoluer vers des argumentations en bonne et due forme. La situation argumentative émergente est fondamentalement régie par lois de l’interaction. Ses développements ultérieurs peuvent la transporter sur d’autres sites, comme les terrains judiciaires, politiques ou scientifiques.

Ce développement de l’argumentation à partir d’une contradiction créant une question argumentative est théorisé dans la rhétorique ancienne sous le nom de théorie des questions ou “états de cause”, V. Question.

2. Autres cartographies possibles

Le tableau ci-dessus met au premier plan la question du langage dans l’argumentation. D’autres points de départ, par exemple l’opposition forme / fonction ou le statut de la rationalité argumentative déterminent d’autres trajets inter-théoriques.

2.1 Forme ou fonction ?

L’argumentation est-elle définie par sa fonction ou par sa forme ? Cette question oppose deux familles théoriques, l’une axée sur la persuasion et l’autre sur la description structurelle des épisodes argumentatifs. Ces deux points de départ donnent lieu à des questionnements symétriques classiques lorsqu’on traite de forme et de fonction : comment traiter des aspects fonctionnels dans ce dernier cas ? Dans le premier cas, quels sont les critères structurels garantissant l’adéquation descriptive ?

2.2 Quel type de rationalité ?

Certaines théories mettent au premier plan l’argumentation, comme instrument de la rationalité au service de l’action. Vérité et rationalité peuvent être considérées :

(i) Comme l’attribut d’un type de discours monologique dont la meilleure illustration est fournie par le syllogisme. Différentes approches de l’argumentation prennent en charge les notions de vérité et de rationalité associées au discours logique.

(ii) Dans la perspective d’une rhétorique de la persuasion, le rationnel social est ce sur quoi se réalise le consensus de l’auditoire universel convenablement constitué.

(iii) La rationalité d’un échange peut être vue comme une production sociale, produit d’un dialogue critique bien organisé.

 (iv) Comme une construction progressivement élargie, qui s’effectue sous le guidage de la pensée et de la méthode scientifique.

Contrastant avec ces perspectives, les théories généralisées de l’argumentation maintiennent une perspective agnostique sur la rationalité et remettent en question la possibilité même de l’exprimer dans le discours ordinaire.

2.3 Quels objets ?

2.3.1 Hypothèses internes et hypothèses externes

Les différentes approches de l’argumentation sont caractérisées par la nature des hypothèses qu’elles font,
— d’une part sur le plan de leur organisation théorique et conceptuelle : les hypothèses internes.
— d’autre part, sur le plan de la définition de leurs objets, les hypothèses externes.

Les branches de l’arborescence présentée supra représente une série de décisions théoriques hiérarchisés, qui correspondent à l’organisation des hypothèses internes de différentes théories de l’argumentation.
Les extrémités des branches de ces arbres proposent des théories dans lesquelles ces hypothèses se matérialisent dans l’étude de certains types de données, réunies en fonction des hypothèses externes de la théorie.

2.3.2 Principaux couplages

Hypothèses externes et internes sont liées. Par exemple,
— considérer que le dialogue est la situation argumentative prototypique,
ou prendre comme discours argumentatif de référence le discours syllogistique, c’est chaque fois mobiliser un couple hypothèses externes – hypothèses internes spécifique pour étudier l’argumentation.
On trouve par exemple les couples suivants :

— Théorie logique de l’argumentation et discours monologal – monologique
— Théorie rhétorique de l’argumentation et discours dialogique monogéré planifié.
— Théories dialectiques et dialogue normé.
— Théorie des orientations argumentatives et paire d’énoncés.
— Théorie de l’argumentation interactive et interaction plurilocuteurs.
— Théorie de l’argumentation comme schématisation et texte.

2.3.3 Objets centraux et périphériques

Pour satisfaire à l’exigence d’adéquation descriptive, chaque théorie doit non seulement rendre compte correctement de ses objets centraux, mais affronter la question de son “reste”, c’est-à-dire des autres objets qu’elle pose comme objets périphériques (dérivés, secondaires).
Les décisions concernant ce qui doit être considéré comme central et périphérique relèvent des hypothèses externes. Par exemple, l’analyse de mais argumentatif a été menée d’abord sur les mais coordonnants dans des textes monogérés. Or mais est couramment utilisé en tête de tour de parole, même lorsque les deux interventions sont alignées. Dans quelle mesure l’analyse du mais argumentatif coordonnant peut-elle être étendue a au mais tête de tour de parole ? (Cadiot & al., 1979), V. Connecteurs.

Chaque théorie choisit ses données privilégiées, et il n’existe pas de théorie sans “reste”. Cela ne signifie pas que les faits et les données de second niveau, problématiques, sont exclus, mais que tous les phénomènes ne peuvent pas être traités au même niveau. Il ne s’agit pas de rejeter, mais de choisir des priorités.
En pratique, le problème consiste à déterminer comment, et dans quelle mesure, les résultats établis sur la base de faits centraux peuvent être étendus aux données périphériques.

2.3.4 Nouveaux objets

Les objets servent à déstabiliser et à relancer les théories. Dans les définitions précédentes, l’argumentation est seulement considérée comme une pratique discursive verbale.

La prise en compte de l’image, fixe et animée, conduit à s’interroger sur une signification argumentative, capable d’investir des supports multimodaux non verbaux. L’analyse de ces données mixtes demande que l’on considère le langage ordinaire parmi les autres systèmes sémiotiques et symboliques. Les données prises en compte dans les travaux sur l’argumentation en situation d’apprentissage des sciences sont de ce type.

La recherche sur l’argumentation en situation de travail demande que soit prise en compte l’intention signifiante qui oriente à la fois l’action et l’argumentation. L’argumentation peut être alors analysée comme une simple modalité de l’action (non-linguistique) dont elle tire son sens.
On n’est pas loin de la position de Bitzer (1968), V. Rhétorique.


 

 

Argumentation 1 : Un corpus de définitions

Dans le monde occidental, l’étude de l’argumentation est née en Grèce avec les Sophistes, puis Aristote, V. Logique; Dialectique; Rhétorique. Elle fait l’objet de recherches approfondies dans le cadre d’un courant de recherche spécifique, depuis la fin la seconde guerre mondiale.

— La logique traditionnelle est une théorie de l’argumentation en langue naturelle. Depuis la rupture intervenue à fin du XIXe siècle avec Frege, la logique se définit comme une branche des mathématiques, et non plus comme l’art de penser en langage naturel.
L’étude du raisonnement naturel comme activité langagière et cognitive a été repensé depuis le milieu du XXe siècle dans le cadre de nouvelles “logiques” : Logique substantielle (Toulmin 1958), Logique informelle (Blair & Johnson 1980 ; Johnson 1996) ; Logique naturelle (Grize, 1974, 1982, 1990, 1996).
Ces nouvelles approches prennent acte de la formalisation de la logique et réaffirment la nécessité de reprendre les recherches sur la logique comme “art de penser”, capables de rendre compte du raisonnement ordinaire. Toulmin approche l’argumentation comme raisonnement par défaut. La Logique informelle insiste sur l’échec pédagogique d’un enseignement de pensée critique fondé sur la logique formelle (Kahane 1971) ; sur la diversité des modes d’inférences ordinaires (ou types d’argumentations), qu’il n’est pas possible de ramener à l’induction et à la déduction ; sur la nécessité de mettre au point de nouvelles méthodes d’étude des fallacies.

— La rhétorique classique est une théorie de l’argumentation adaptée   aux exigences de la parole publique. Elle a été redéfinie par Ramus de façon à en exclure la théorie de l’inventio, c’est-à-dire l’argumentation, pour en faire une discipline consacrée à l’expression langagière, particulièrement aux Belles-Lettres.
Face à la rationalité scientifique, l’existence d’une rationalité spécifique des discours sociaux a été réaffirmée par la Nouvelle rhétorique, et explorée sur la base des acquis de la rhétorique et de la dialectique ancienne (Perelman et Olbrechts-Tyteca ([1958]).

— La dialectique aristotélicienne est une théorie du dialogue argumentatif adaptée à la recherche de la définition essentialiste des termes qui seront mis en œuvre dans le syllogisme.
Elle a été redéfinie par l’intégration des théories de la pragmatique et des actes de langage, et élargie pour devenir un puissant instrument critique dans le cadre de la Pragma-dialectique et de la Logique informelle,

— Une nouvelle vision de l’argumentation en tant qu’orientation des énoncés vers une certaine conclusion été développée dans la théorie sémantique de l’Argumentation dans la langue (Anscombre 1995b ; Anscombre & Ducrot 1983, 1986 ; Ducrot 1972, 1973, 1988, 1995 ; Ducrot et al. 1980).

— La Logique naturelle de Grize définit l’argumentation par l’étude des processus cognitifs à l’œuvre dans la parole ordinaire. Elle généralise l’argumentativité à toute activité de parole définie comme une schématisation de la réalité (Grize, op. cit. ; Borel Grize Miéville et al., 1983 ; Vignaux, 1976).

Il en résulte que les perspectives logiques, rhétoriques et dialectiques sont maintenant omniprésentes dans les études et les programmes d’enseignement contemporains sur l’argumentation (van Eemeren & Houtlosser 2002 ; Boyer & Vignaux 1995). Les liens entre rhétorique, linguistique du texte et analyse du discours ont été reconnus et réarticulés. Les résultats spectaculaires obtenus dans l’analyse des interactions ont ouvert à l’argumentation l’immense domaine des interactions conversationnelles quotidiennes, interactions de travail, interactions de service,  en tant que domaine d’investigation spécifique, où les participants ont à cogérer leurs visions du monde et leur relation à autrui.

Ce foisonnement des études d’argumentation s’incarne dans différentes visions et définitions de ce que sont les concepts clés, les objets prototypiques, les méthodes et les objectifs de l’étude de l’argumentation. Compte tenu de cette diversité et des divergences, apparentes ou réelles, entre ces perspectives, il pourrait être tentant de rechercher une définition synthétique, qui, sans être anodine, rétablirait l’ordre, l’unité, la simplicité et le consensus. L’expérience montre toutefois que les nouvelles définitions s’ajoutent aux anciennes sans les remplacer, aggravant ainsi le problème qu’elles auraient voulu résoudre.

Le champ des études sur l’argumentation ne se développe pas dans le style hypothético-déductif, en partant d’une maîtresse définition dont il suffirait de tirer les conséquences. Les études d’argumentation se développent à partir d’un corpus de définitions du concept d’argumentation, qui présentent des traits communs et des différences caractéristiques. Ce corpus est regroupé autour de pôles constitués par des définitions remarquables.

Ce qui suit propose un ensemble de définitions fondamentales de l’argumentation. L’entrée Argumentation 2 : carrefours et positions tente une sorte de cartographie des options théoriques ouvertes dans le domaine des études d’argumentation.

1. L’argumentation rhétorique et la persuasion

La rhétorique argumentative ancienne est définie par sa visée persuasive.

Socrate, “l’art d’influencer les âmes”

Socrate définit la rhétorique comme une entreprise de persuasion sociale par le discours ; il partage cette définition avec ses adversaires, notamment Gorgias :

Gorgias — Je parle du pouvoir de convaincre grâce aux discours, les juges au tribunal, les membres du Conseil au Conseil de la Cité, et l’ensemble des citoyens à l’assemblée, bref du pouvoir de convaincre dans n’importe quelle réunion de citoyens.
Platon, Gorgias, 452d ; p. 135

Socrate — L’art de la rhétorique n’est-il pas “l’art d’avoir de l’influence sur les âmes” par le moyen de discours prononcés non seulement dans les tribunaux et dans toutes les autres assemblées publiques, mais aussi dans les réunions privées ?
Platon, Phèdre, 261a ; p. 143-144

Socrate condamne le discours rhétorique de persuasion, comme mensonge, illusion, manipulation. Il lui oppose le discours philosophique de recherche de la vérité. La rhétorique n’est qu’une « contrefaçon d’une partie de la politique » (Gorgias, 463d ; p. 159), la politique étant pour Socrate « l’art qui s’occupe de l’âme » (id., 464b ; p. 161).

Aristote, “discerner le potentiellement persuasif”

Aristote voit dans la rhétorique argumentative « le pendant de la dialectique » (Rhét., i, 1, 1354a1 ; Chiron, p. 113), et la définit comme une science empirique, orientée vers l’étude du particulier :

Posons que le rhétorique est la capacité de discerner dans chaque cas ce qui est potentiellement persuasif.
Rhét., I, 2, 1355b26 ; trad. Chiron, p. 124.

Dans la grande architecture aristotélicienne, la rhétorique s’articule à la dialectique et à la syllogistique.

Cicéron, “persuader”

Cicéron reprend cette orientation vers la persuasion :

Cicéron fils : — Qu’est-ce qu’un argument ?
Cicéron père : — Une raison plausible inventée pour convaincre.
Cicéron, Div., ii, 5 ; p. 3

Crassus : — J’ai appris que le premier devoir de l’orateur est de s’appliquer à persuader. (Cicéron, De l’or., I, XXXI, 138 ; p. 51)

Perelman et Olbrechts-Tyteca, “accroître l’adhésion des esprits”

L’objet de [la théorie de l’argumentation] est l’étude des techniques discursives permettant de provoquer ou d’accroître l’adhésion des esprits aux thèses qu’on présente à leur assentiment. (Perelman & Olbrechts-Tyteca [1958], p. 5).

— En mettant au premier plan les « techniques discursives » et « l’adhésion des esprits », la définition de Perelman & Olbrechts-Tyteca donne à la théorie de l’argumentation les mêmes fondements que ceux de la rhétorique argumentative aristotélicienne, les topoï et la persuasion. Cette théorie réinjecte ainsi le trésor des réflexions classiques dans la réflexion contemporaine sur l’argumentation.
— L’argumentation a pour objet l’étude d’une certaine classe de techniques discursives, mais le Traité ne donne pas d’analyse linguittique ou textuelle de ces techniques.
Thèse, esprit, présentation, adhésion assentiment, techniques discursives : cette définition articule les concepts de base de ce qui constitue la conception argumentative de la vie politique dans les sociétés démocratiques modernes.

2. Toulmin, la « logique substantielle »

Toulmin définit le passage argumentatif par sa structure : un locuteur avance une thèse ou conclusion (Claim) en l’appuyant sur une donnée (Data) et sur des règles garantissant l’inférence (Backing, Warrant). La conclusion est réfutable sous certaines conditions (Modal, Rebuttal).
Toulmin ne fait aucune référence à la rhétorique argumentative. Mais, comme l’a immédiatement souligné Bird (1961), son schéma repose sur la notion de topos, fondamentale pour la théorie ancienne de l’argumentation.

Cette approche est parfaitement conciliable avec les définitions classiques de l’argumentation comme instrument permettant de réduire l’incertitude :

Cicéron père : — L’argumentation est la manière de développer les arguments ; […] elle part de propositions non douteuses ou vraisemblables, et en tire ce qui, considéré seul, paraît douteux ou moins vraisemblable. (Cicéron, Div., XIII, 46 ; p. 19)

3. Grize, la « logique naturelle »

Telle que je l’entends, l’argumentation considère l’interlocuteur, non comme un objet à manipuler mais comme un alter ego auquel il s’agira de faire partager sa vision. Agir sur lui, c’est chercher à modifier les diverses représentations qu’on lui prête, en mettant en évidence certains aspects des choses, en en occultant d’autres, en en proposant de nouvelles, et tout cela à l’aide d’une schématisation appropriée.
Grize 1990, p. 40

Cette généralisation de l’argumentation comme schématisation d’objets de discours rend la notion coextensive à celle d’énonciation :

Argumenter cela revient à énoncer certaines propositions qu’on choisit de composer entre elles. Réciproquement, énoncer, cela revient à argumenter, du simple fait qu’on choisit de dire et d’avancer certains sens plutôt que d’autres. (Vignaux 1981, p. 91)

4. Quintilien, bien dire et dire le bien

Cette vision du dire comme essentiellement argumentatif peut également être rapprochée de celle que Quintilien donne du bien dire, comme essence de la rhétorique :

La définition qui conviendra parfaitement à la substance de la rhétorique, c’est “la science de bien dire”.

Cette formule célèbre est souvent citée en latin « Rhetoricem esse bene dicendi scientiam » (Quintilien, I. O., ii, 15, 34 ; p. 84). La définition généralise potentiellement la rhétorique à toutes les formes de dire ; elle est complémentaire de la définition de l’orateur “homme de bien habile à parler”. La rhétorique devient une technique normative d’une parole, garantie par la qualité de la personne qui l’utilise, V. Éthos.

5. Rhétorique à Herennius : la stase argumentative

La contradiction portée par une partie à une autre partie, devant un tribunal, produit une stase, ou état de cause, ouvrant une situation argumentative :

L’état de cause est défini à la fois par le point essentiel de la riposte du défenseur et par l’accusation portée par l’adversaire. (À Her., i, 18 ; p. 17)

La stase définit ce sur quoi doit porter la discussion ; l’argumentation est l’instrument discursif grâce auquel la stase est traitée, avant d’être tranchée par le juge.

6. Anscombre & Ducrot, « l’argumentation dans la langue »

Un locuteur fait une argumentation quand il présente un énoncé E1 (ou un ensemble d’énoncés) comme destinés à en faire admettre un autre (ou un ensemble d’autres) E2. Notre thèse est qu’il y a dans la langue des contraintes régissant cette présentation. Pour qu’un énoncé E1 puisse être donné comme argument en faveur d’un énoncé E2, il ne suffit pas en effet que E1 donne des raisons d’acquiescer à E2. La structure linguistique de E1 doit de plus satisfaire à certaines conditions pour qu’il soit apte à constituer, dans un discours, un argument pour E2. (Anscombre & Ducrot 1983, p. 8 ; je souligne)

Cette approche amène à une redéfinition de la notion de topos, comme lien sémantique entre deux prédicats. En situant l’argumentation au niveau des contraintes caractérisant la sémantique de l’énoncé, Anscombre et Ducrot procèdent à une généralisation de la notion d’argumentation non plus sur la base de l’activité de discours, comme le fait Grize, mais comme un fait de langue, V. Morphème argumentatif; Orientation ; Échelle argumentative ; Connecteur argumentatif.

7. Schiffrin, l’argumentation “entre monologue et dialogue”

L’argumentation est un mode de discours ni purement monologique ni purement dialogique [neither purely monologic nor dialogic]. (Schiffrin 1987, p. 17)

Je définis l’argumentation comme un discours par lequel les locuteurs défendent des positions discutables [disputable positions] (Schiffrin 1987, p. 17 ; p. 18).

L’œuvre de Schiffrin n’est pas fondamentalement consacrée à l’argumentation, mais cette définition rapide exprime parfaitement le caractère mixte, énonciatif et interactionnel, de l’activité argumentative.

8. van Eemeren, « la nouvelle dialectique »

L’argumentation est une activité verbale et sociale, ayant pour but de renforcer ou d’affaiblir l’acceptabilité d’un point de vue controversé auprès d’un auditeur ou d’un lecteur, en avançant une constellation de propositions destinées à justifier (ou à réfuter) ce point de vue devant un juge rationnel. (van Eemeren et al. 1996, p. 5)

Cette définition très complète synthétise les positions rhétoriques et dialectiques. Elle déplace la position du juge de l’institutionnel empirique au rationnel normatif, V. Normes ; Évaluation du syllogisme Évaluation de l’argumentation. Elle fonde un ensemble d’études qui portent sur tous les aspects de la théorie de l’argumentation ((van Eemeren & Grootendorst 1984, 1992, 2004).

9. Blair, Johnson, Walton, Woods et la logique informelle

La logique informelle, développée depuis le début des années 1970, part du constat de l’échec de la logique formelle à rendre compte des processus d’argumentation quotidiens, en langue ordinaire.  (Kahane 1971). La définition suivante (que nous avons mise en italiques) est souvent citée; elle est accompagnée d’une réserve remarquable sur le fait que, loin d’être un préalable indispensable, une définition peut être une véritable entrave à la réflexion et au développement d’une discipline :

Dans le passé, nous avons résisté aux demandes de définition de la logique informelle. Nous n’avions aucune définition à offrir et, en essayant de sortir de l’emprise puissante de la conception dominante de la logique, nous avons ressenti le besoin d’essayer de forger de nouvelles façons de penser sans être entravés par un engagement prématuré aux restrictions d’une définition [without being fettered by a premature commitment to the strictures of a definition]. Nous sommes maintenant plus confiants sur nos orientations théoriques, et, même si nous hésitons à appeler ce qui suit une définition, c’est néanmoins une caractérisation plus précise que celles que nous avons pu avancer précédemment.
La logique informelle désigne cette branche de la logique dont la tâche est de développer des normes non formelles, des critères, des procédures pour l’analyse, l’interprétation, l’évaluation, la critique et la construction de l’argumentation dans le discours quotidien.
Johnson, Blair, 1987, p. 148.

10. Autres définitions

Amossy ([2000]) « [reformule en l’élargissant] la définition de Perelman ». L’argumentation est constituée par :

Les moyens verbaux qu’une instance de locution met en œuvre pour agir sur son allocutaire en tentant de le faire adhérer à une thèse, de modifier ou de renforcer les représentations et les opinions qu’elle leur prête, ou simplement d’orienter leurs façons de voir ou de susciter un questionnement sur un problème donné. (P. 37)

Doury (2003) définit l’argumentation comme

Un mode de construction du discours visant à le rendre plus résistant à la contestation. (P. 13)

Plantin (2005) définit la situation argumentative par :

Le développement et la confrontation de points de vue en contradiction en réponse à une même question. Dans une telle situation, ont valeur argumentative tous les éléments sémiotiques articulés autour de cette question. (P. 53)

Pour Danblon (2005),

Argumenter consiste à avancer une raison en vue de conduire un auditoire à adopter une conclusion à laquelle il n’adhère pas au départ. (P. 13)

Pour Angenot (2008),

Les humains argumentent et débattent, ils échangent des raisons pour deux motifs immédiats, logiquement antérieurs à l’espoir raisonnable, mince ou nul, de persuader leur interlocuteur : ils argumentent pour se justifier, pour se procurer face au monde une justification […] inséparable d’un avoir-raison, et ils argumentent pour se situer par rapport aux raisons des autres en testant la cohérence et la force qu’ils imputent à leurs positions, pour se positionner […], pour soutenir ces positions et se mettre en position de résister. (P. 441).

Pour Breton (1996), le champ de l’argumentation est circonscrit par « trois éléments essentiels»:

Argumenter, c’est d’abord communiquer […] ; argumenter n’est pas convaincre à tout prix […] ; argumenter, c’est raisonner, proposer une opinion à d’autres en leur donnant de bonnes raisons d’y adhérer. (P. 15-16).

Dufour (2008) définit l’argumentation comme

Un ensemble de propositions dont certaines sont censées être justifiées par les autres. (P. 23)

11. Orientations générales suivies par ce Dictionnaire

Dans le but de présenter de façon synthétique le champ de l’argumentation, ce dictionnaire se conforme, autant que possible, aux orientations suivantes.
L’argumentation est l’ensemble des activités sémiotiques, verbales et non verbales, produites dans une situation argumentative.

Une situation argumentative est une situation discursive organisée par une question argumentative.

Une question argumentative est une question à laquelle des locuteurs (les argumentateurs) donnent des réponses sensées, raisonnables, mais incompatibles.

Ces réponses expriment les conclusions (les points de vue) des argumentateurs sur la question.

Les éléments du discours et du contre-discours étayant ces réponses-conclusions ont le statut d’argument pour leurs conclusions respectives, V. Stase ; Question argumentative.

Les situations argumentatives connaissent différents degrés et types d’argumentativité, selon les modes de relation établis entre discours au contre-discours et les paramètres interactionnels et institutionnels cadrant la situation de discours.


 

Argument, argumenter, argumentation: les mots

La proximité graphique des mots correspondant à  argumentation, argument, argumenter dans les langues romanes comme en anglais ou en allemand, fait d’eux d’excellents candidats à l’internationalisation.
Mais les sens de ces mots comportent des différences essentielles, comme on peut le voir en comparant argumenter et argument avec les mots anglais apparemment homologues to argue, an argument, et plus généralement en considérant les mots formés sur la racine [arg-, argument-] dans différentes langues romaines.

1. Anglais : to argue, an argument, argumentation, argumentative

1.1 To argue

D’après O’Keefe (1977), et le dictionnaire Webster, le verbe anglais to argue a deux significations, que l’on peut noter to argue1 et to argue2 ; le français argumenter traduit bien to argue1, mais ne correspond pas à to argue2.

— To argue1 signifie « donner des raisons » (Webster). To argue1 est une activité monologale. Ce verbe se construit avec une complétive en that, “que”, “to argue that P”. P est la thèse, la position défendue par le locuteur.

— To argue2 signifie « avoir un désaccord avec qn, une querelle, une dispute » (Webster). À la limite, argument2, to argue2 s’opposent à argument1, argumentation2 :

We need to stop arguing and engage in constructive dialogue (tfd, Argue)
“nous devons cesser de nous quereller et ouvrir un dialogue constructif”.

To argue2 se construit avec une double complémentation indirecte : “to argue with B about P”, to argue “avec qn, à propos de qch”. To argue2 est une activité interactionnelle, et P désigne l’objet de la dispute.

L’interaction to argue2 n’exclut pas le pugilat. Dans le passage suivant, le détective Ned Beaumont soumet à une critique serrée le témoignage de son informateur, Sloss.

“Qu’est-ce que tu as vu au juste ?”
“On a vu Paul et le gosse, là sous l’arbre, en train de se disputer [arguing]
“Tu as vu ça en passant en voiture ?”

Sloss hocha énergiquement la tête.
“L’endroit était sombre, lui rappela Ned Beaumont, je ne vois pas comment tu as pu voir leurs têtes en passant en voiture comme ça, à moins que tu aies ralenti, ou que tu te sois arrêté.”
“Non, non, pas du tout, mais je reconnaîtrais Paul n’importe où.”
“Peut-être ; mais comment sais-tu que c’était le gamin qui était avec lui ?”
“C’était lui. Sûr. On le voyait assez pour s’en rendre compte.”
“Et tu pouvais voir qu’ils étaient en train de se disputer [arguing] ? Qu’est que tu veux dire par là ? Ils se battaient [fighting] ?
“Non, mais ils se tenaient là comme s’ils étaient en train de se disputer [they were having an argument]. Tu sais bien, des fois on peut voir que les gens se disputent [are arguing] rien qu’à leur façon de se tenir.
Ned Beaumont eut un sourire sans joie. “Oui, si l’un est en train d’écraser la tête de l’autre [standing on the other’s face].’ Son sourire disparut.
Dashiell Hammett, The Glass Key [1931] [1]

1.2 [Arg-, argument-] en anglais et dans les langues romaines

1.2.1 Argument en anglais

Le substantif anglais an argument partage les deux sens de to argue : un argument1 est une “bonne raison”, et un argument2 est une “dispute”, éventuellement une dispute où sont avancées de bonnes raisons.
Le mot anglais argument ne peut être traduit ni par argument ni par argumentation dans des énoncés comme les suivants :

Alice, who was always ready for a little argument = “une bonne discussion”
Alice didn’t want to begin another argument = “recommencer à se disputer”
If you lose an argument… = “si vous n’avez pas le dessus dans une discussion”

Les deux sens d’argument orientent vers des approches analytiques différentes. L’ouvrage de Grimshaw Conflict talk – Sociolinguistic investigations on arguments in conversation (1990) a pour objet les disputes conversationnelles, et non pas l’argumentation ; sauf erreur, le mot argumentation ne figure pas dans le livre.
En anglais argumentation est dérivé de to argue1, via argument1, et renvoie uniquement à un discours où une position est soutenue par de bonnes raisons. Il n’y a pas de mot anglais argumentation avec un sens correspondant à argument2, argument3 “thème, sujet” ou argument4, “variable”.

1.2.2 Anglais et langues romanes

Argument (ang., fr.), argumento (esp.), argomento (it.), argumento (port) peuvent aussi avoir les sens de :

Argument3, “thème, sujet d’un texte, particulièrement d’une œuvre littéraire”,
Argument4, “variable définissant une fonction mathématique”. Ce dernier sens, en principe, ne prête principe pas à confusion, sauf dans le cas des prédicats connecteurs.

En espagnol, le sens [argument3] de argumento est aussi répandu que le sens [argument1] L’énoncé suivant est ambigu :

En mi tesis, analicé como el profesor de química presenta su argumento.
“Dans ma thèse, j’ai analysé comment le professeur de chimie présente / introduit son [argumento]”

Le singulier pousse ici à comprendre argumento comme [argument3], “comment le professeur introduit sa matière”, ce qui n’est pas le même sujet que “comment le professeur argumente”.

En italien, le premier sens de argomento est [argument]3

1. Materia, tema, questione : l’argomento della conversazione, del libro ;
2. Prova o ragionamento addotto a sostegno di una tesi : argomento fondato, inconsistente ; confutare, ribattere un argomento [2]

Tableau On n’a pas fait figurer le sens argument5, ni les autres sens liés à argumento1 en portugais.

Anglais Webster reason angry dispute abstract
Espagnol rae razonamiento resumen
Français TLFi raisonnement analyse sommaire
Italien Garzanti materia, tema, questione prova o ragionamento
Portugais Priberam raciocinio exposição resumida.

Conclusions : 

Les faits soulignent la spécificité de to argue2, argument2 en anglais.

— En italien, “materia” est le premier sens de argomento ; “prova” vient en second. La situation est inverse dans les autres langues.
En espagnol, argumento au sens de “resumen” semble aussi très courant que le sens de “bonne raison”
— Le sens exprimé en anglais par to argue2, argument2 est indépendant du sens exprimé par la famille to argue1, argument1, argumentation.
— Le sens “argument2” ne se retrouve pas dans les langues romanes, ni en allemand.

Le champ des études d’argumentation se développe à partir du sens partagé d’argument1, “bonne raison” qui seul est lié à argumentation.
Le fait que les dérivés argumentation, etc soient lié seulement à argument1 va même dans le sens de l’homonymie argument argument2

1.2.3 « Argument is war »

Lakoff et Johnson proposent l’équivalence métaphorique, argument is war « l’argument(ation?) c’est la guerre » :

Commençons par le concept d’argument et la métaphore conceptuelle argument is war. Cette métaphore se retrouve dans beaucoup d’expression de notre langage quotidien :
Vos positions [claims] sont indéfendables. (1)
               Il a attaqué tous les points faibles de mon [argument]. (2)
               Ses critiques étaient bien ciblées. (3)
               J’ai démoli son [argument] […] (4)
               Nous pouvons réellement gagner ou perdre des [arguments] (5)
(1980, p. 4 ; capitales dans le texte ; ma numérotation)

Dans les exemples (2) et (4) argument se traduit par argument ou argumentation (to argue1, argument1), et correspondent en effet à des façons de parler métaphoriques, qui fonctionnent également pour l’activité critique en général (cf. position en 1. critique en 3.).

Lakoff et Johnson se réfèrent au « [concept argument] » ; selon l’analyse lexicale et la comparaison interlangues, il y a deux mots différents. Le sens “querelle violente” (angry quarrel) (MW, argument) de to argue2 et argument2 correspond bien à une sorte de mini-guerre, comme le montre l’exemple de Hammett. Toutefois, un argument2 ne fait pas nécessairement appel à la violence physique, qui définit la guerre non métaphorique. Tout cela suggère en tout cas que la métaphore guerrière n’est pas définitoire au moins de argument1, et que l’expression “argumentation collaborative” n’est pas un oxymore.

1.3 Argumentation

Le mot anglais argumentation est dérivé de to argue1, via argument1, et renvoie uniquement à un discours où une position est soutenue par de bonnes raisons. Il n’y a pas de mot argumentation avec un sens correspondant à argument2, argument3 ou argument4

1.4 Argumentatif (fr.) et argumentative (ang.)

En français le mot argumentatif est toujours relatif à la construction d’une (bonne) raison soutenant une conclusion, et ne peut se dire que d’une production verbale. Argument, argumentatif, argumentativité sont toujours en relation avec argumentation.
En anglais, argumentative peut être employé en relation avec argument1, mais est plutôt du côté de argument2, et peut se dire d’une personne.An argumentative personality” désigne une personne “querelleuse” qui « a tendance à préférer le désaccord et à se mettre en colère dans les discussions » (MW-LD, Argumentative). Le dictionnaire Collins traduit argumentative par “ergoteur, discutailleur”.
Il s’ensuit que si on traduit l’expression “l’orientation argumentative d’un énoncé” par “the argumentative orientation of an utterance”, on risque de suggérer que cet énoncé a non pas une orientation vers une certaine conclusion, mais une tendance polémique voire agressive, et des précisions peuvent être nécessaires.

2. Argüer, argutie (Fr)

Le français a deux verbes, argumenter et argüer, dont la comparaison éclaire l’orientation argumentative positive du substantif argument, opposé à argutie.

2.1 Arguer

Il y a en français deux verbes, arguer, L’un relève du vocabulaire spécialisé de l’orfèvrerie, et signifie “passer des lingots à l’argue”, l’argue étant un « appareil permettant d’obtenir des fils d’or et d’argent par tirage à froid ». L’autre verbe arguer (argüer dans l’ancienne orthographe) est appartient à la famille de argumenter.

Arguer est le verbe de base de la série ; argument peut être vu comme son dérivé résultatif ou processuel en -ment :

(Il) charge, (un) chargement : (il) argue, (un) argument

Argumenter est refait sur argument :

(Un) argument, (il) argumente

Mais il y a une discontinuité sémantique entre arguer et argument : argument est sémantiquement lié à argumenter et non pas à arguer. À la différence du verbe argumenter, qui peut se construire sans complément, le verbe arguer entre dans les constructions transitives “X (Humain) argue que P” ou “argue de X”. Arguer cite un dire argumentatif sans prendre position sur ce dire. Il permet de rapporter les arguments de l’adversaire, sans leur reconnaître la moindre validité. Il prend ainsi facilement le sens de “proposer un argument fallacieux”. Un journal démocratique et républicain écrira : “l’extrême droite argue de —”.
S’il s’agit du report d’une dispute sur laquelle le locuteur n’a pas pris position, d’une “affaire à suivre”, il dira “M. X se défend en arguant que —”. Dans le cas où le sujet est le pronom de première personne, la mise à distance s’effectue grâce au conditionnel hypothétique dans “j’arguerais que —”.
Il s’ensuit que dire “Pierre argumente”, c’est déjà reconnaître une certaine validité à ses arguments. Arguer et argumenter sont anti-orientés : arguer est orienté négativement vers la mise à distance, l’invalidation, le rejet de l’argumentation ; argumenter vers la validation, la prise en considération.
Le concept d’argumentation et les études d’argumentation bénéficient du coup de pouce donné par l’orientation positive des mots argument,  argumentation dans le langage ordinaire. Il en va de même pour le mot et le concept de dialogue, comme, probablement, pour celui de persuasion.

2.2 Argutie

Au verbe arguer correspond le substantif argutie. Alors que arguer met simplement à distance l’argument, une argutie est un argument non seulement invalide mais méprisable :

Ces gens-là ne sont que les agents d’une subversion dont la fin leur échappe mais dont ils exécutent les consignes et rabâchent les arguties.

Autrement dit, “moi, j’argumente, je produis des arguments ; vous, vous répétez des arguties”.

Le terme argutie est parfois remplacé par son équivalent exact, argument mis entre guillemets : …et dont ils rabâchent les “arguments” ; on lit dans la présentation d’un contre-argumentaire diffusé par des partisans de l’énergie éolienne :

Étudions quelques-uns des “arguments” avancés par les anti-éoliens. (Exemple complet, V. Convergence)


[2]  https://www.garzantilinguistica.it/ricerca/?q=argomento


 

Argument – Conclusion

    • Dans la Rhétorique, Aristote emploie le terme pistis, traduit par “preuve” ou “argument”. Le latin utilise le mot argumentum, “argument, preuve”. En français, le mot argument n’est devenu courant qu’au XXe siècle «avec des applications particulières à la publicité et à la vente» (Rey [1992], Argument).

1. Le mot argument

Le mot argument est utilisé, avec des acceptions différentes, en logique, en grammaire, en littérature et en théorie de l’argumentation.

Logique et mathématiques

Les arguments d’une fonction f sont les variables, x, y, z…, associées à cette fonction, notée
f (x, y, z, …).

Grammaire

La fonction correspond au prédicat. Par exemple, le verbe donner correspond à un prédicat à trois arguments “x donne y à z”. Le nombre d’arguments essentiels définit la valence du verbe. Lorsque des expressions nominales convenablement choisies (respectant les contraintes imposées par le verbe) sont substitués à chacune des variables, on obtient une phrase, exprimant une proposition (vraie ou fausse) : “Pierre donne une pomme à Jean”.
Ce sens d’argument n’a rien à voir avec le sens utilisé en argumentation, où argument est lié à conclusion.

Littérature, Discours

L’argument d’une pièce de théâtre ou d’un roman correspond au schéma, au résumé ou au fil directeur de l’intrigue.

Ces différents sens du mot argument sont morphologiquement isolés, c’est-à-dire que les mots argumenter, argumentation, morphologiquement dérivés d’argument, n’ont pas d’acceptions correspondantes. Dans ces emplois, argument ne s’oppose pas à conclusion, V. Argument : les mots. On a bien affaire à des homonymes.

1. Argument en théorie de l’argumentation

Par synecdoque de la partie pour le tout, argument est souvent pris au sens de “argumentation” : “il faut que le meilleur argument l’emporte”. Le Dictionnaire de l’Académie de 1762 définit argument comme un « raisonnement », c’est-à-dire comme une argumentation, et, secondairement, argumentation comme la « manière de faire des arguments ». Il donne en exemple le syntagme prémonitoire « Traité de l’argumentation » (DAF, Argument ; Argumentation, 20-09-2013) ; un tel titre ne renvoie donc pas à un ouvrage théorique sur l’argumentation, mais à un ouvrage pratique sur l’art d’argumenter.

1.1 Donnée, prémisse

Les termes de prémisse et de donnée sont parfois utilisés au sens de “argument”.

Dans un syllogisme classique, une prémisse isolée ne permet pas de conclure. Elle ne constitue pas un argument à elle seule, mais une composante d’un argument, construit par la combinaison de deux prémisses

Donnée
Les données sont constituées par un ensemble de faits considérés comme indiscutables (banque de données). Les banques de données ainsi constituées n’ont en principe pas d’orientation argumentative en elles-mêmes, mais prennent valeur d’argument quand elles sont utilisées dans le cadre d’une question argumentative, où elles sont liées à une conclusion par un schème argumentatif.
Dans les termes de Toulmin, la donnée, “data”, constitue la tête de l’argumentation. Elle devient un argument dans la mesure où elle se combine avec un système “warrant – backing”, parfois implicite. Le terme argument est couramment utilisé pour désigner le “data”.

Prémisse
En logique, on oppose les prémisses du syllogisme à sa conclusion. Les prémisses sont des propositions exprimant des jugements susceptibles d’être vrais ou faux. La conclusion est une proposition distincte des prémisses et dérivée par combinaison des prémisses, sans introduction subreptice d’informations (de jugements) laissés implicite dans le raisonnement, V. Syllogisme.

1.2 Argument – conclusion

Argument et conclusion sont des termes corrélatifs. Le tableau suivant schématise les oppositions couramment utilisées pour exprimer leurs relations.

Lecture du tableau : le tiret doit être remplacé par le mot ou l’expression contenu dans chaque case de la colonne correspondante. Par exemple, la ligne 1 se lit “l’argument est un énoncé consensuel (ou présenté comme tel par l’argumentateur)”, “la conclusion est un énoncé dissensuel, contesté, disputé (ou présenté comme tel par l’argumentateur)”.

L’ARGUMENT EST UN ÉNONCÉ  ——— OU PRÉSENTÉ COMME TEL PAR LE LOCUTEUR
LA CONCLUSION EST UN ÉNONCÉ  ——— OU PRÉSENTÉ COMME TEL PAR LE LOCUTEUR
ou un passage de longueur indéfinie, à structure complexe ou un passage généralement bref, à structure simple
consensuel dissensuel, contesté, disputé
plus plausible que la conclusion moins plausible que l’argumen
point de départ (de l’argumentation délibérative)
point d’arrivée (de l’argumentation justificative)
point d’arrivée (de l’argumentation délibérative)
point de départ (de l’argumentation justificative)
relevant de la doxa exprimant un point de vue spécifique
exprimant une bonne raison en quête de raison
sur lequel ne pèse pas de charge de la preuve supporte la charge de la preuve
orienté (vers la conclusion), V. Orientation projection (de l’argument)
(du point de vue fonctionnel) :
qui détermine, légitime la conclusion
(—) : déterminé, légitimé par l’argument
(du point de vue dialogal) : qui accompagne la réponse à la question argumentative (—) : constitue la réponse proprement dite à la question argumentative

1.3 Argument vrai, vraisemblable, admis

Un énoncé est considéré comme hors de doute, faisant l’objet d’un accord, et susceptible de fonctionner comme argument sur des bases extrêmement diverses

— Un fait donné pour évident, une généralité factuelle, intellectuelle:

La cire chaude dilate les pores (ce qui rend l’épilation plus facile)
Deux et deux font quatre.

— Une croyance partagée :

La divinité a telle structure

— Une norme légale ayant cours dans une communauté :

Tu ne tueras pas.

— Une convention, un accord local : l’énoncé argument fait l’objet d’un accord explicite, entre les partenaires ; ou on constate qu’il n’est, de fait, pas mis en cause dans l’interaction

(Nous sommes d’accord pour considérer que) la Syldavie ne sortira jamais de la zone euro.

— Une hypothèse, V. Syllogisme hypothétique, Syllogisme § 3.2 ; Expérience de pensée.

D’une façon générale, le locuteur peut utiliser n’importe quel énoncé comme argument, à ses risques et péril de le voir rejeté par l’autre partie.
Dans une interaction fortement argumentative, est argument effectif ce que le Tiers retient comme tel.

1.4 Contestation de l’argument

L’accord des interlocuteurs sur tel énoncé susceptible de servir de support à une conclusion, n’est pas forcément assuré, celui de l’adversaire encore moins. Le choix de ce qui sera retenu pour argument est donc une affaire de stratégie de discours, adoptée en fonction des circonstances.
Si l’argument est contesté, il doit alors être lui-même légitimé. Au cours de cette nouvelle opération, il prend le statut de conclusion devant être soutenue par une série d’arguments, qui sont des sous-arguments par rapport à la conclusion primitive. Sous la pression de l’opposant, l’argumentation simple “argument – Conclusion” se voit transformée en argumentation en série (sorite) ; l’épichérème est une argumentation renforcée.
Si l’accord ne se réalise sur aucun énoncé, la régression peut être infinie et la dispute éternelle (Doury, 1997). Les risques associés à de telles situations de désaccord profond ne mettent pas en cause l’utilité de l’argumentation comme instrument permettant de traiter les contradictions individuelles ou sociales, dans la mesure où peuvent intervenir des tiers, ayant autorité et pouvoir de décision. La présence d’un tiers permet de se passer de l’accord entre proposant et opposant.

3. Thèse, conclusion, point de vue, proposition

2.1 Thèse

Dans leTraité de l’argumentation, la conclusion d’une argumentation est appelée thèse («… aux thèses qu’on présente à leur assentiment », Perelman & Olbrechts-Tyteca 1958 p.5), ce qui rapproche de la dialectique. Thèse est un terme philosophique ; les questions traitées par l’argumentation sont « les plus rationnelles qui soient » (id., p.7). Le Traité se maintient à distance de l’argumentation quotidienne ; il ne s’adresse pas aux ignorants, ni à d’autres : « il existe des êtres avec lesquels tout contact peut sembler superflu ou indésirable » (id. p. 15).

2.2 Point de vue

Dans le domaine socio-politique, point de vue a le sens de “opinion”, justifiée éventuellement par des arguments. Les locuteurs peuvent se fixer pour but d’éliminer les différences d’opinions : les expressions “éliminer les différences de *conclusions, de *thèses… » ne sont pas utilisées.
Le concept de point de vue utilisé en argumentation est métaphorique. Le système de référence perceptuel du locuteur est organisé en fonction de son point de vue, c’est-à-dire de sa position spatiale :

De l’autre côté de la haie, j’aperçus un jardinier (le locuteur est sur la route)
De l’autre côté de la haie, on apercevait une route (le locuteur est dans le jardin)

Le concept de point de vue structure l’univers de l’argumentateur face à la réalité selon la métaphore visuelle du spectateur face un paysage. Cette métaphore n’est pas consistante avec un programme d’élimination des différences de points de vue au profit d’un seul ; un sujet a toujours un point de vue, et on peut construire une bonne carte du paysage en multipliant les points de vue.
Une affirmation constitue un point de vue si elle est ramenée à une source ; la vérité absolue a une source universelle, en d’autres termes, elle est indépendante de toute source, V. Subjectivité.
Les points de vue sont comparables ; on peut adopter un meilleur point de vue, on peut changer de point de vue, multiplier les points de vue, on ne peut pas être sans point de vue. Les points de vue sont critiquables car ils peuvent fonctionnent comme des œillères ; ou louables, car ils protègent de l’illusion objectiviste produite par le consensus, ainsi que de la paranoïa du savoir absolu.

Pour éliminer les différences de points de vue il faudrait éliminer la subjectivité, la pluralité des voix, des valeurs et des intérêts, décontextualiser le discours et ressusciter le sujet absolu hégélien ou le locuteur narrateur omniscient des romans du XIXe siècle. C’est ce que fait le discours scientifique, mais dans la mesure où le discours argumentatif veut traiter des affaires humaines, on ne peut pas lui donner ce langage pour modèle.

2.3 Conclusion, proposition

 (i) Les volumes de paroles exprimant respectivement l’argument et la conclusion sont indéterminés. L’argumentation peut être longuement développée, la conclusion peut être exprimée en une phrase. La thèse et les points de vue sont beaucoup plus développés. L’ensemble des conclusions tirées de données peut constituer une théorie complexe, V. Abduction.

(ii) La conclusion argumentative est distincte de la conclusion comme clôture matérielle de l’intervention ou de l’échange. La conclusion argumentative peut être annoncée ou rappelée en divers points du discours, dans son introduction comme dans sa clôture.

(iii) La conclusion argumentative est définie par opposition à l’argument (voir tableau supra). Dans un texte argumentatif monologal, la conclusion est l’affirmation en fonction de laquelle s’organise le discours ; vers laquelle il converge ; dans laquelle se matérialise son orientation, l’intention qui donne son sens au discours. La conclusion est l’ultime résidu que l’on obtient par la condensation de texte.

(iv) La conclusion est plus ou moins détachable des arguments qui la soutiennent. Une fois qu’on a conclu que “Harry est probablement sujet britannique, on peut, par défaut, agir en fonction de cette croyance. Mais, dans la mesure où l’affirmation est lestée d’un modal, les conclusions qui en sont dérivées restent toujours révisables.
Le principe “on tire et on oublie” [fire and forget] ne vaut pas en argumentation, c’est-à-dire que la conclusion n’est jamais totalement détachable des bonnes raisons qui la soutiennent.

(vi) Un énoncé ou un bref passage D devient une proposition-conclusion dans la configuration dialogale structurée par une question:

(1) L1 dit, ou présuppose que D. D peut exprimer quelque chose d’essentiel ou d’anecdotique pour L1, pour son propos ou pour la conversation en cours.

(2) D il n’est pas ratifié ; l’interlocuteur L2, produit un second tour non préféré.

(3) D est maintenu, réasserté ou reformulé par L1.

(4) D ou sa reformulation est encore rejeté par L2, le désaccord est ratifié.

(5) Apparition des arguments et des contre-arguments.

Le désaccord apparaît au stade (3). Au stade (4), ce désaccord est ratifié en tant que tel, une stase se forme ; D est maintenant une position, une conclusion tenue par L1. Au stade (5), la stase commence à se développer.

Le stade (1) n’est pas un stade d’ouverture dialectique. L’orateur n’a pas nécessairement l’intention d’ouvrir une discussion sur D. La non-ratification peut avoir lieu à tout moment dans une interaction et peut concerner tout énoncé de premier plan ou de fond, V. Négation ; Désaccord. En d’autres termes, le fait d’être une conclusion n’est pas la propriété d’un énoncé, mais est lié au traitement d’un énoncé dans une configuration interactionnelle.

C’est la réaction du destinataire qui produit une proposition-conclusion à partir d’un texte ou d’un tour de parole. “Être une conclusion” est une propriété relative à un état du dialogue ou de l’interaction. L’énoncé devient pleinement une conclusion lorsqu’il est soutenu par des arguments.


 

Apparentés

  • Lat. arg. a conjugata; de conjugatus, “apparenté, de la même famille”.

Trois types d’argument sont fondés sur le fait que deux termes sont “apparentés”, selon le type de lien que ce terme recouvre :

1. Apparentement étymologique, V. Sens vrai du mot.

2. Apparentement morpho-lexical, V. Dérivés.

3. Rapport de ressemblance phonique ou graphique, V. Paronymie.


Analogie (4): Analogie structurelle

1. Terminologie

L’analogie structurelle met en relation deux domaines complexes articulant chacun un nombre indéfini et illimité d’objets et de relations entre ces objets. Elle combine analogie catégorielle (propriété des objets) et analogie proportionnelle (propriété des relations).
On pourrait également parler d’analogie de forme (analogie formelle), ou emprunter aux mathématiques le terme d’isomorphisme.
On parle d’analogie matérielle pour désigner la relation entre deux objets dont un est la réplique de l’autre. La notion couvre des phénomènes différents, comme la relation entre une maquette et l’original, ou la relation entre un prototype et l’objet à réaliser. Certains raisonnements faits sur la maquette ou le prototype sont directement transposables sur l’objet fini.

On peut distinguer deux types de situations, correspondant à deux affirmations distinctes mettant en jeu l’analogie structurelle. Les accolades rappellent qu’il s’agit ici non pas d’individus mais de domaines complexes.

(i) {A} et {B} sont analogues — Dans le premier cas, il s’agit de comparer les deux domaines {A} et {B} afin de déterminer s’il existe ou non une analogie entre eux, c’est-à-dire si la proposition “A et B se ressemblent” est vraie ou non. On peut se demander si la crise de 1929 a des caractéristiques communes avec celle du Japon dans les années 1990, ou avec celle de l’Argentine au début des années 2000, afin d’établir une typologie des crises économiques, sans trop d’idées préconçues sur l’utilisation que les politiques feront des résultats de cette recherche.
Les domaines sont symétriques du point de vue de l’investigation, qui ne porte pas sur l’un des domaines mais exclusivement sur leurs relations. Aucun des domaines n’étant privilégié par rapport à l’autre, ils ne peuvent être désignés que dans leur spécificité.

(ii) {A} est analogue à {B} — On voit a contrario l’importance de la situation précédente lorsqu’on fait intervenir dans la série la crise de 2008 ; il s’agit alors, à coup presque sûr, de voir s’il est possible de “tirer des leçons” des crises précédentes. Si quelqu’un se sert de l’analogie 1929 ~ 2008 pour prédire une troisième guerre mondiale, on détruira son argumentation en montrant que les domaines ne sont pas analogues, et qu’on ne peut donc pas s’appuyer sur l’un pour dire quelque chose sur l’autre (voir infra § 6).

La différence de statut entre les deux domaines a été notée de différentes façons :

{A} est analogue à {B}.
Tenor ressemble à Vehicle (Richards 1936) (Ang. Tenor = le sens, le contenu ; Vehicule = l’instrument, le vecteur, le support)
— Le Thème ressemble au Phore (Perelman et Olbrechts-Tyteca [1958], p. 501)
— Le Thème ressemble à son Analogue.
— Le Comparé est comme le Comparant.
— La Cible ressemble à la Source, ou Ressource.

L’argumentation par analogie fonctionne sur l’asymétrie des domaines comparés ; c’est pourquoi ces deux domaines seront désignés par les lettres d’alphabets différents, {∏} et {R}. Le domaine {∏} est le domaine Problématique, domaine Cible de, ou Ciblé par l’investigation. Le domaine {R} est la Source ou la Ressource sur laquelle on s’appuie afin de modifier le statut épistémique du domaine Ciblé, {∏}, pour déduire certaines conséquences touchant {∏}.

Autrement dit, le domaine Ressource {R} a le statut de domaine argument et le système Ciblé {∏} de domaine Conclusion. Les deux domaines sont différenciés des points de vue épistémique, psychologique, langagier et argumentatif :

— En termes épistémiques, le domaine Ressource est le domaine le mieux connu ; le domaine Ciblé est le domaine en cours d’exploration, sur lequel porte la recherche.
— En termes psychologiques, l’intuition et les valeurs qui fonctionnent sur le domaine Ressource sont invitées à fonctionner dans le domaine Ciblé.
— En termes langagiers, le domaine Ressource est couvert par un langage stable ; le domaine Ciblé ne dispose pas d’un langage stabilisé propre.
— En termes argumentatifs, le domaine Ressource est reconnu comme légitime / illégitime, donc légitimant / délégitimant pour le domaine Ciblé.
— En termes de méthode et d’action, on connaît des procédures dans le domaine Ressource, mais pas dans le domaine Ciblé.

2. Analogie explicative

Dans la célèbre analogie d’Ernest Rutherford entre l’atome et le système solaire, le domaine Ressource est le système solaire, le domaine Ciblé par l’analogie est l’atome :

L’atome est comme le système solaire.
[Le domaine Ciblé, où se pose le problème], est comme [le domaine Ressource].

C’est une analogie didactique, qui vise à faire comprendre ce qu’est l’atome à partir de ce qu’est le système solaire. L’asymétrie des domaines est évidente. Le domaine Ressource, le système solaire, est bien connu, depuis longtemps. Le domaine Ciblé est nouveau, mal compris, énigmatique.
L’analogie explicative conserve ses mérites pédagogiques même si elle est partielle. On peut toujours comparer les deux systèmes afin de mettre en évidence les limites de la comparaison, voir §4 infra.
L’analogie a valeur explicative dans la situation suivante :

    1. Dans le domaine {∏}, la proposition π n’est pas comprise.
    2. Dans un domaine{R}, il n’y a pas de débat sur p : elle est comprise.
    3. {∏} est isomorphe de {R} (analogie structurelle, systémique).
    4. La position de π dans {∏} est identique à celle de p dans {R}.
    5. π est un peu mieux comprise.

On établit une relation d’analogie entre deux faits, on intègre (situe) l’inconnu sur la base du connu. Comme l’explication causale, l’explication par analogie jette des ponts, brise l’insularité des faits.

3. Puissance de l’analogie structurelle

L’analogie est une invitation concevoir le domaine problématique à travers un domaine Ressource considéré comme un modèle du domaine Ciblé. Pour faire entendre sa vision de l’épistémologie, Otto Neurath utilise une analogie métaphorique maritime :

Il n’y a pas de tabula rasa. Nous sommes comme des marins en pleine mer, qui doivent rebâtir leur bateau sans jamais pouvoir l’amener sur un dock pour le démonter et le reconstruire avec de meilleurs éléments.
Otto Neurath, Protokollsätze, 1932/3. [1]

L’analogie peut se traduire mot à mot : “il n’y a pas de fondement ultime des connaissances, à partir desquels nous puissions, sans aucun présupposé, montrer qu’elles sont valides”. Cette ressource est extrêmement puissante ; l’image pourrait aussi bien s’appliquer à la vie relationnelle : “il n’y a pas de ‘bonne explication’ qui permette de reconstruire une relation endommagée et de repartir de zéro”, à la vie sociale, “il n’y a pas de Grand Soir”.

Un langage est attaché au domaine des ressources. Par exemple, au corps humain est attaché un langage qui peut être incomplet et parfois assez incohérent, mais généralement bien compris : langages du flux des matières organique, de l’anatomie et de la physiologie populaire, de la bonne santé et de la maladie, de la vie et de la mort. Ce langage synthétise et construit une intuition commune du corps. D’autres domaines moins concrets, comme la société, ne sont pas dotées d’un langage aussi dense, efficace et fonctionnel. L’analogie projette le langage du corps humain sur le domaine problématique, la société, qui devient “le corps social”. Dès lors, par exemple, les convulsions sociales peuvent être discutées, par exemple, en termes dysfonctionnement organique. L’analogie est une invitation à voir le problème à travers la lentille de la ressource ; la métaphore complète nous permet d’oublier les lunettes.

La ressource ne doit pas nécessairement préexister à l’analogie ; l’analogie peut créer ex nihilo une ressource dont l’évidence s’impose instantanément à l’intuition.
C’est cette possibilité qu’exploite l’analogie proposée par Heisenberg en 1955 où le comparant est « un bateau construit avec une si grande quantité d’acier et de fer que la boussole de son compas, au lieu d’indiquer le Nord, ne s’oriente que vers la masse de fer du bateau ». Le danger dont il est question à la première ligne est celui dans lequel se trouvait l’humanité au moment de la Guerre froide.

Une autre métaphore rendra peut-être encore plus évident ce danger. Par cet accroissement apparemment illimité du pouvoir matériel, l’humanité se trouve dans la situation d’un capitaine dont le bateau serait construit avec une si grande quantité d’acier et de fer que la boussole de son compas, au lieu d’indiquer le Nord, ne s’orienterait que vers la masse de fer du bateau. Un tel bateau n’arriverait nulle part ; livré au vent et au courant, tout ce qu’il peut faire, c’est de tourner en rond. Mais revenons à la situation de la physique moderne ; à vrai dire, le danger existe tant que le capitaine ignore que son compas ne réagit plus à la force magnétique de la terre. Au moment où il le comprend, le danger est déjà à moitié écarté. Car le capitaine qui, ne désirant pas tourner en rond, veut atteindre un but connu ou inconnu, trouvera moyen de diriger son bateau, soit en utilisant de nouveaux compas modernes qui ne réagissent pas à la masse de fer du bateau, soit en s’orientant par les étoiles comme on le faisait autrefois. Il est vrai que la visibilité des étoiles ne dépend pas de nous et peut-être à notre époque ne les voit-on que rarement. Mais, de toutes façons, la prise de conscience des limites de l’espoir qu’exprime la croyance au progrès contient le désir de ne pas tourner en rond, mais d’atteindre un but. Dans la mesure où nous reconnaissons cette limite, elle devient le premier point fixe qui permet une orientation nouvelle.
Werner Heisenberg, La nature dans la physique contemporaine [1955][2]

Comme le montrent ces exemples l’analogie structurelle tourne spontanément vers la fable et cette vision hypnotique de l’objet que la rhétorique des figures nomme hypotypose (« description animée, vive et frappante, qui met, pour ainsi dire, la chose sous les yeux », Littré, Hypotypose). Elle est puissante car elle permet une compréhension, peut-être illusoire, fondée sur la matérialisation et la visualisation de situations indécises et d’objets lointains. Son modus operandi est celui de l’argumentation visuelle.

4. L’analogie structurelle comme obstacle épistémologique

Mais la force de l’analogie fait sa faiblesse. Elle créée un obstacle épistémologique lorsque l’explication qu’elle propose, très satisfaisante pour l’intuition, fait obstacle à des recherches plus approfondies :

Par exemple, le sang, la sève s’écoulent comme l’eau. L’eau canalisée irrigue le sol ; le sang et la sève doivent irriguer eux aussi. C’est Aristote qui a assimilé la distribution du sang à partir du cœur et l’irrigation d’un jardin par des canaux (Des parties des Animaux, III, v, 668a 13 et 34). Et Galien ne pensait pas autrement. Mais irriguer le sol, c’est finalement se perdre dans le sol. Et là est exactement le principal obstacle à l’intelligence de la circulation.
Georges Canguilhem, La connaissance de la vie [1952] .[3]

L’analogie est féconde pour stimuler la découverte ou l’invention, elle est utile dans l’enseignement et la vulgarisation, mais du point de vue scientifique, elle est incapable de prouver. Cette observation fonde le rejet de principe de l’analogie.

5. L’argumentation par analogie structurelle

Dans la parole ordinaire, l’analogie est utilisée argumentativement dans les cas de figure suivants :

    1. Une question se pose dans un domaine {∏} : La vérité d’une proposition α ou la pertinence d’une ligne d’action β sont en débat.
    2. Dans un domaine Ressource {R}, la proposition a est tenue pour vraie ou l’action b pour adéquate. Dans ce domaine, les représentations sont stabilisées, font l’objet d’un consensus.
    3. Il existe une relation d’analogie entre domaine Ressource {R} et domaine Problématique {∏}.
    4. Donc, tenons α pour vraie, considérons que faire α serait efficace.

L’opération argumentative consiste à attirer l’attention du douteur sur le fait que “si les domaines sont analogues, alors leurs éléments correspondants le sont”, en particulier a et α, b et β, ainsi que les relations qui les unissent. L’analogie donne à penser, mais ne prouve rien : la conclusion peut se révéler fausse, V. Métaphore; Exemple ; Imitation.

6. Réfutation des analogies structurelles

6.1 Analogie vaine

De même que dans une explication, l’explication fournie (explanans) doit être plus accessible que la chose à expliquer (explanandum), et que dans une définition, la définition (definiens) plus claire que le terme défini (definiendum), pour qu’une analogie soit intéressante pédagogiquement, il faut que le domaine Ressource soit plus familier que le domaine Ciblé. Lorsque le domaine Ressource est de fait encore moins connu, moins clair que le domaine sous exploration, l’analogie est vaine du point de vue du partage des connaissances.
L’analogie vaine peut servir à bluffer le jobard, c’est-à-dire non pas à faire comprendre le domaine ciblé par le destinataire mais à faire admirer les compétences supposées de son auteur, qui se présente comme familier du domaine Ressource ; le théorème de Gödel a beaucoup servi à cet effet (Bouveresse [1999]).

6.2 Fausse analogie

On réfute une argumentation par l’analogie en rejetant l’analogie qu’elle exploite. On montre pour cela que le domaine Ressource présente des différences cruciales avec le domaine ciblé, ce qui interdit de tirer à partir de l’une des leçons ou des explications, des inférences… applicables à l’autre. Par exemple, la comparaison de la crise de 2008 avec la crise de 1929 est mise en échec par le fait que, dans le paysage européen de 2009, on ne trouve rien à mettre en correspondance avec Hitler et la situation de l’Allemagne en 1929. C’est une réfutation sur le fond.

Jean-François Mondot — La crise économique ne contribue-t-elle pas à rendre notre civilisation plus fragile que jamais ? On entend parfois certains intellectuels ou éditorialistes faire des analogies avec la crise de 1929 qui a débouché sur la Seconde Guerre mondiale.
Pascal Boniface — On commet très souvent l’erreur de penser que l’histoire se répète, ou qu’elle bégaie, pour s’autoriser des comparaisons très risquées. La Russie tape du poing sur la table, et l’on parle aussitôt du retour de la guerre froide. Une en 1929crise économique et financière éclate à Wall Street, et l’on s’empresse de faire une analogie avec 1929 en imaginant qu’un Hitler pourrait arriver au pouvoir à la faveur de ces difficultés. Or, les circonstances politiques sont évidemment très différentes, dans la mesure où il n’y a pas, en Europe, de grand pays qui ait été humilié, comme l’Allemagne en 1918, et qui veuille prendre sa revanche. Cette comparaison est facile et parlante mais elle n’est pas fondée ni stratégiquement, ni intellectuellement.
Le choc des civilisations n’est pas une fatalité, interview de Pascal Boniface par Jean-François Mondot[4]

La réfutation repose sur le repérage d’une différence cruciale entre les deux événements. Cette différence interdit d’exploiter ce qui s’est passé en 1929 pour prédire ce  qui va se passer après 2008.

6.3 Analogie partielle

L’analogie partielle (boiteuse) est une analogie qui a été critiquée et limitée (« misanalogy », Shelley 2002, 2004), comme on le voit pour l’analogie entre le système solaire et l’atome :

Similitudes fondatrices de l’analogie :

Une masse centrale : le soleil, le noyau.
Des éléments périphériques : les planètes, les électrons.
Une masse centrale plus importante que les masses périphériques : la masse du soleil est plus importante que celle des planètes, celle du noyau est plus importante que celles des électrons, etc.

Différences (ruptures d’analogie) :

La nature de l’attraction : électrique pour l’atome, gravitationnelle pour le système solaire. 
Il y a des atomes identiques, chaque système solaire est unique.
 Il peut y avoir plusieurs électrons sur la même orbite, il n’y a qu’une seule planète sur la même orbite, etc.

L’analogie partielle conserve toute son utilité pédagogique, mais interdit toute transposition mécanique d’une connaissance acquise sur un domaine dans l’autre domaine.

6.4 Analogie réorientée

La même analogie conduit à des résultats incompatibles avec la conclusion qu’on prétend en tirer (« disanalogy », Shelley, ibid.). À partir du même domaine Ressource, une autre analogie réfute l’analogie primitive.
Ce mode de réfutation est particulièrement efficace, car il se place sur le terrain de l’adversaire. L’opposant “pousse plus loin” l’analogie avancée dans le discours de proposition, afin de la retourner pour la mettre au service de son propre discours d’opposition. Il admet que tel domaine Cible admet bien tel domaine Ressource ; en focalisant sur un aspect de la Ressource inaperçu du proposant, il en tire une conclusion au service de son contre-discours. Cette stratégie est exploitée pour la réfutation des métaphores argumentatives.

Argument : — Ce domaine se situe au cœur de notre discipline.
Réfutation : — C’est vrai. Mais une discipline a aussi besoin d’yeux pour y voir clair, de jambes pour avancer, des mains pour agir, et même d’un cerveau pour penser.
Autre réfutation — C’est vrai. Mais le cœur peut très bien continuer à battre, conservé dans un bocal.

Un partisan de la monarchie héréditaire parle contre le suffrage universel :

Argument : — Un président élu au suffrage universel, c’est absurde, on n’élit pas le pilote.
Réfutation : — Mais on ne naît pas non plus pilote.

Les deux parties filent la même métaphore. Cette forme d’analogie a la force d’une réfutation ad hominem, sur les croyances de l’interlocuteur : “tu es ton propre réfutateur”.

6.5 Contre-analogie

Comme pour toute argumentation, à une argumentation par l’analogie, on peut opposer une contre-argumentation, c’est-à-dire une argumentation dont la conclusion est contradictoire avec la conclusion originelle, V. Contre-discours. Cette contre-argumentation peut être de type quelconque, notamment une autre argumentation par analogie, tirée d’un autre domaine ressource ; on parle alors de contre-analogie.

Argument : — L’université est (comme) une entreprise, donc…
Réfutation : — Non, l’université c’est (comme) une garderie, une abbaye..


[1] Erkenntnis 3 (1932/3), p. 206. Cité dans Ansgar Beckermann, “Zur Inkohärenz und Irrelevanz des Wissensbegriffs”, Zeitschrift für philosophische Forschung 55, 2001, p. 585.

[2] Trad. de l’allemand par A.E. Leroy, Paris, Gallimard, 1962, p. 35-36.

[3] Paris, Vrin, 1965, p. 26-27.

[4] Les Cahiers de Science et Vie, février-mars 2009. http://www.iris-france.org/Tribunes-2009-03-04.php3 (20-09-13)


 

Analogie (3): Analogie catégorielle

L’analogie catégorielle est la relation qui lie les individus appartenant à une même catégorie.

1. De l’identité à l’analogie catégorielle et circonstancielle

Identité individuelle — Un individu est identique à lui-même (ni semblable ni ressemblant) ; il n’est pas “plus ou moins” identique à lui-même. Cette évidence correspond au principe d’identité A = A” V. Proposition §3.

Identité des indiscernables — Deux individus différents parfaitement ressemblants, par exemple des produits industriels pris en sortie de chaîne, sont matériellement identiques, au sens de perceptuellement indiscernables. Tout ce qui peut se dire de l’un peut se dire de l’autre ; leurs descriptions coïncident, ils partagent tous leurs prédicats, essentiels ou accidentels (circonstanciels). Les êtres indiscernables sont dans une relation d’analogie catégorielle et d’identité circonstancielle.

La discernabilité dépend de l’observateur : le premier venu estime que “c’est la même chose, c’est tout pareil”, alors que le spécialiste voit des différences.

Analogie catégorielle L’identité catégorielle est la relation qui existe entre les membres d’une même catégorie C qui tous possèdent, par définition, les traits conditionnant l’appartenance à cette catégorie, V. Catégorisation ; Classification. Ils sont tous descriptibles comme des membres de ; l’expression “un autre X” renvoie à un autre membre de la même catégorie.
Deux êtres appartenant à une même catégorie sont identiques pour cette catégorie ; une baleine et un rat sont identiques du point de vue de la catégorie “être un mammifère”. Cette identité catégorielle est donc une identité partielle, compatible avec de grandes différences ; deux êtres appartenant à la même catégorie sont analogues, similaires ou semblables. Ils sont comparables par leurs autres propriétés non catégorielles. Les œufs de poule sont tous semblables en tant qu’œufs de poule ; un œuf est identique à un autre œuf, et il est comparable à tous les autres œufs pour sa fraîcheur, sa grosseur, sa couleur, etc. V. Comparaison.

Analogie circonstancielle Si l’individu X possède les traits (x, y, z, t), il est semblable à tous les individus qui possèdent un quelconque de ces traits, qu’il s’agisse d’un trait essentiel ou accidentel. Les parties communes aux descriptions de deux objets définissent le point de vue pour lequel ils sont équivalents.

Si l’on élargit la notion d’appartenance à une classe, on dira que deux êtres sont analogues si leurs descriptions contiennent des parties communes, que cette description corresponde ou non à l’ensemble de leurs traits essentiels. En d’autres termes, l’identité de description produit une catégorie, le sens de l’opération dépendant de l’intérêt de la catégorie créée. On pourrait parler d’analogie circonstancielle. Alice et le serpent sont identiques du point de vue de la catégorie “être au long cou qui mange des œufs de pigeon”, V. Catégorisation §1.2

2. L’analogie catégorielle comme induction ou déduction

L’analogie catégorielle peut être reconstruite comme une induction ou une déduction.

— Comme une induction :

O est analogue à P
P possède les propriétés w, x, y, z
O possède les propriétés w, x, y
Donc O possède probablement la propriété z.

D’un jugement global d’analogie entre deux êtres, porté sur la base des traits partagés w, x, y… on conclut que, si l’un possède le trait z, alors l’autre doit forcément le posséder. En d’autres termes, l’analogie est poussée dans la direction de l’identité.

— Comme une déduction :

O est analogue à P.
P possède la propriété z.
Conclusion : O possède probablement la propriété z.

O est analogue à P en ce qu’ils possèdent le trait z.
O et P appartiennent à la même catégorie C.
Conclusion : Donc ils partagent probablement d’autres, voire toutes, les propriétés de cette catégorie C.

Ce qui revient à dire que l’analogie (le prédicat “analogue à”) est interprétée comme un affaiblissement de l’identité (du prédicat “identique à”).

La déduction et l’induction sont considérées comme des formes valides de raisonnement. La raison d’être de la discussion sur la possibilité de ramener l’analogie à de la déduction ou à de l’induction est donc de déterminer si, le raisonnement par analogie est une forme valide de raisonnement. Comme le raisonnement par analogie est parfois utilisé pour prouver l’existence de Dieu, on voit les enjeux idéologiques de cette question.

Ces formulations de l’argumentation par analogie sous la forme de syllogismes dialectiques sont assez stériles, car elles enfouissent le permis d’inférer qui contient tous les problèmes intéressants. En revanche, la reformulation de la conclusion non plus comme un résultat de savoir mais comme une règle heuristique est d’une grande valeur. On pourrait réécrire les conclusions précédentes sous la forme de suggestions :

Il est intéressant de regarder ce qu’il en est de P concernant la propriété z.
Il est intéressant de regarder si O et P ont d’autres propriétés communes.

3. Argumentations sur l’analogie catégorielle

— L’analogie catégorielle est à la base de l’application de la règle de justice,  et de l’argumentation a pari.

— Le jeu a pari / a contrario permet de restructurer les organisations catégorielles.

— Pour les définitions de la notion de catégorie et opérations par lesquelles un individu est intégré à une catégorie, V. Catégorisation.
L’appartenance à une catégorie peut être graduelle, selon que l’être considéré se rapproche plus ou moins du stéréotype définissant la catégorie.

— Les catégories s’organisent en classifications permettant le raisonnement syllogistique.

4. Réfutation de l’analogie catégorielle

Tout est analogue à tout sous l’un ou l’autre aspect, et les analogies peuvent être plus ou moins “tirées par les cheveux”. L’analogie refusée est catégorisée comme un amalgame (Doury 2003, 2006).

L’analogie catégorielle se réfute en montrant que le regroupement des deux êtres dans une même catégorie est fondé non pas sur un trait essentiel, mais sur un trait accidentel ; d’une façon générale, on montre que la catégorie produite est sans intérêt. L’analogie “Chinois ~ Papillon”, ironiquement discutée par Musil, illustre les périls de l’analogie circonstancielle, fondée sur le choix arbitraire d’une (stupide) caractéristique non essentielle, la couleur « jaune citron ».

Il existe des papillons jaune citron ; il existe également des Chinois jaune citron. En un sens, on peut définir le papillon : Chinois nain ailé d’Europe centrale. Papillons et Chinois passent pour des symboles de la volupté. On entrevoit ici pour la première fois la possibilité d’une concordance, jamais étudiée encore, entre la grande période de la faune lépidoptère et la civilisation chinoise. Que le papillon ait des ailes et pas le Chinois n’est qu’un phénomène superficiel. Un zoologue eût-il compris ne fût-ce qu’une infime partie des dernières et des plus profondes découvertes de la technique, ce ne serait pas à moi d’examiner en premier la signification du fait que les papillons n’ont pas inventé la poudre : précisément parce que les Chinois les ont devancés. La prédilection suicidaire de certaines espèces nocturnes pour les lampes allumées est encore un reliquat, difficilement explicable à l’entendement diurne, de cette relation morphologique avec la Chine.
Robert Musil, Esprit et expérience. Remarques pour des lecteurs réchappés du déclin de l’Occident [1921].[1]

La relation d’analogie rencontre des problèmes avec la transitivité, V. Série.
L’analogie catégorielle est transitive : si A et B d’une part, B et C d’autre part, sont dits analogues parce qu’ils possèdent les mêmes traits essentiels, alors A est analogue à C. La relation d’analogie circonstancielle n’est pas transitive : rien ne dit que si la description de A a des parties communes avec celle de B, et celle de B avec celle de C, alors la description de A et de C ont des parties communes. Khallâf reprend une analogie traditionnelle pour critiquer les chaînes analogiques en général :

[Quelqu’un] essaie de trouver, sur la plage, des coquillages qui se ressemblent. Dès qu’il a trouvé un coquillage qui ressemble à l’original, il jette ce dernier et se met à chercher un coquillage semblable au second, et ainsi de suite. Lorsqu’il aura trouvé le dixième, il ne sera pas surpris de constater qu’il est totalement différent du premier de la série.
Khallâf [1942], p. 89.


[1] Essais, traduits de l’allemand par Philippe Jaccottet, Paris, Le Seuil, 1984, p. 100. Cité dans Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l’analogie, Paris, Raisons d’agir, 1999, p. 21-22.


 

Analogie (2): Le mot et les concepts

Les dictionnaires de langue définissent l’analogie comme un rapport, une similitude, une ressemblance c’est-à-dire par ses trois premiers synonymes (DES, Analogie). L’analogie est une identité partielle, une proportion existant entre des choses, ou « des réalités différentes » (TLFi, Analogie) ; l’existence d’une relation d’analogie est établie au moyen d’une comparaison qui dégage des traits communs entre les objets ou les réalités considérées (Littré, TLFi, Analogie).

1. Repérer les analogies

1.1 L’analogie marquée

L’analogie peut être marquée par un ensemble ouvert de termes, qui englobe les mots de liaison, V. Connecteur, ainsi que des mots sémantiquement pleins, substantifs et verbes (Eemeren et al. éd. 2007 ; Snoeck Henkemans 2003), V. Balisage.

Substantifs — Le substantif analogie est plus ou moins synonyme de :

affinité, allégorie, association, concordance, convenance, évocation, homologie, harmonie, image, métaphore, parenté, parallèle, précédent, proportion, relation, ressemblance, suggestion, symbole…

L’occurrence d’un de ces termes ne suppose pas forcément qu’il y ait une analogie dans les parages, mais ils fonctionnent dans des discours exploitant ou établissant une analogie. Ils ne disent pas “il y a une analogie, à vous de la trouver” mais “voyez s’il n’y aurait pas une analogie”. Ce sont des termes à fonction heuristique.

Marque prédicative — Certains prédicats sont des connecteurs d’analogie. L’analogie est définie comme le lien existant entre les actants sujets et objets de prédicats comme les suivants :

X a des rapports avec, ressemble à, rappelle, fait penser à, correspond à… Y ;
A est à B ce que C est à ;
X est comme, du même genre que, le même que, pareil à… Y.

Le sens du prédicat peut être fourni par un substantif de la classe synonymique de analogie, ou par l’adjectif correspondant :

X est en concordance, harmonie, a des rapports… avec Y ;
X est comparable, analogue, semblable, similaire, identique, parallèle, équivalent, homologue… à Y.

Relations interphrastiques — Les constructions dites subordonnées comparatives couvrent des relations allant de la comparaison à l’analogie. Lorsque la construction met en jeu un terme comparé X et un terme comparant Y, l’un et l’autre étant susceptibles de recevoir le même prédicat graduable M, on a une analogie de comparaison : “X est aussi M que Y” : Pierre est aussi beau que Paul.
La comparaison peut jouer sur la position respective des deux termes relativement à deux prédicats graduables, M et N :

X est aussi M que Y est N” : Pierre est aussi paresseux que Paul est travailleur.

La construction dite comparative peut correspondre à une analogie structurelle :

P0 comme, ainsi (que), de même que, plus /moins /aussi que, de la même façon que, … P1
P0, et mutatis mutandis, P1

Un énoncé marqué par un adverbe peut être mis en relation d’analogie avec tout un discours antérieur D0 :

D0. De même, même chose, également … pareil, idem pour… P1

D’une façon générale, les indicateurs d’analogie ne font qu’inciter au travail interprétatif dans le sens de l’analogie ; ce sont des indices d’analogie. Même comme n’est pas un indicateur univoque d’analogie. Au sens de alors que, il dénote une relation de simultanéité temporelle :

Comme je descendais, j’ai croisé Pierre.

Au sens de puisque, il articule une relation causale :

Comme Pierre est malin, il verra tout de suite le piège.

Les indicateurs fonctionnent après coup ; ce n’est que quand on a bien saisi l’analogie qu’on est à même d’interpréter correctement tel morphème ou telle construction comme un indicateur, une balise, un signal, un indice d’analogie.

1.2 L’analogie transcende les indicateurs

L’analogie peut être exprimée dans des énoncés métaphoriques de la forme “A est B” :

Metaphor is the dreamwork of language (D. Davidson)

Elle peut également l’être par des énoncés mis en parallèle, sans aucun mot indicateur :

Au football, on joue l’adversaire ou le ballon, parfois les deux. En argumentation, on se focalise sur l’objet du débat ou sur la relation aux opposants.

1.3 Le mot analogie comme terme couvrant

Si l’on met à part la question mathématisable de la proportion, la définition du mot analogie se fait au travers des trois substantifs similitude, ressemblance, comparaison. Faut-il faire correspondre un concept spécifique à chacun de ces trois mots ? La réponse à cette question doit tenir compte de la structure des familles dérivationnelles auxquelles ces mots appartiennent. Les données sémantico-lexicales s’organisent selon le tableau suivant :

La série comprend deux verbes, (se) ressembler et comparer ; on peut considérer que (ne pas) ressembler est le résultatif de comparer :

H (agent humain) compare A et B ; après examen, il conclut que :
A et B (ne) se ressemblent (pas), A (ne) ressemble (pas) à B.

Les substantifs et les adjectifs s’alignent sur le verbe (se) ressembler :

Il existe une analogie, similitude, ressemblance (*comparaison) … entre A et B.
A est semblable, ressemblant, similaire, analogue, comparable… à B.
A et B sont semblables, ressemblants, similaires, analogues, comparables.
<=> A et B se ressemblent.

Cette contrainte a pour effet de faire des adjectifs ressemblant, semblable, similaire, analogue des quasi-synonymes, ainsi que les trois substantifs dérivés ressemblance, similarité, similitude. Ces données conduisent à faire de la paire {analogie, ressembler} les termes pivots (termes couvrants) du discours sur l’analogie.
On fait généralement correspondre une notion à un terme substantif ; en fait la notion se dit sous diverses formes lexicales, verbe, adjectif ou substantif ; or il se trouve que le substantif analogie n’a pas de verbe correspondant, le concept doit trouver son verbe ailleurs : ce sera ressembler.

Métaphore, comparaison, proportion, similitude… exploitent l’analogie, sous différentes formes et définitions.

2. Explication des analogies

L’analogie comme parenté ou identité de forme (isomorphisme) demande à être expliquée ; pour cela, on a invoqué :

La cohérence de la création divine, V. Analogie (I).

— L’imitation d’un modèle :

B imite A <=> B ressemble à A.
S’il y a des analogies entre la Grèce et Rome, c’est parce que Rome a imité la Grèce. (D’après Paul Veyne).

 L’empreinte de sa cause : A crée, engendre, produit, cause… B <=>B ressemble à A.

— L’œuvre d’un même producteur :

Les pyramides aztèques et mayas font partie des grandes merveilles de L’Humanité. Qui a bien pu les construire ? Certainement pas ces pauvres indiens qui vivent à leur ombre. Des extra-terrestres ? L’hypothèse n’est pas sérieuse non plus. Mais ces pyramides font penser aux pyramides égyptiennes… Bon sang, mais c’est bien sûr : c’est donc qu’en des temps immémoriaux, bien avant Christophe Colomb, de hardis navigateurs égyptiens ont franchi l’Atlantique et sont venus s’installer au Mexique.

3. Formes argumentatives exploitant l’analogie

Avec la causalité et la catégorisation – définition, l’analogie est une ressource argumentative majeure, permettant d’associer êtres et objets. L’analogie au sens large est une notion pivot par rapport à laquelle se définissent une dizaine d’étiquettes d’arguments, parfois redondantes.
Les principales formes d’analogie exploitées en argumentation sous l’étiquette  argument par analogie (per analogiam) sont les suivantes.

L’analogie catégorielle est celle qui existe entre deux êtres qui entrent dans une même catégorie, et qui entre dans les argumentations a pari et par la définition

— L’argument a pari (a simili)

L’exemple. On distinguera le sens d’exemple comme spécimen et exemple comme modèle à suivre ou à ne pas suivre, et mettant en jeu un précédent (réel ou fabuleux), un parangon, V. Exemplum ; Ab exemplo ; Imitation.

—­ Le précédent.

La comparaison, a comparatione.

— L’analogie de proportion (ou analogie de relation) est définie comme une analogie entre deux relations, chacune d’elle unissant deux êtres. Elle met donc en jeu quatre termes.

L’analogie structurelle (ou analogie de forme, isomorphisme) est celle qui existe entre deux systèmes complexes partageant une même structure. L’analogie structurelle repose sur la mise en relation d’un nombre a priori indéfini d’éléments et de types de relations susceptibles de les unir.

La métaphore repose sur un mécanisme d’analogie. La métaphore filée est une forme d’analogie structurelle. La métaphore simple est un processus de recatégorisation, qui pousse l’analogie jusqu’à l’identité.


 

Analogie (I): La pensée analogique

Du point de vue anthropologique, l’analogie est une forme de pensée qui postule que les choses, les êtres et les événements se reflètent les uns dans les autres. Pour la pensée analogique, connaître, c’est déchiffrer des ressemblances, établir des correspondances ; ainsi conçue, l’analogie est au fondement de toutes les gnoses. L’analogie, par les liens qu’elle élabore, produit « un sentiment cosmique où triomphe l’ordre, la symétrie, la perfection », un monde clos (Gadoffre et al. 1980, p. 50).
Du point de vue de l’histoire des idées, cette forme de pensée a connu son apogée à la Renaissance, où le monde “sublunaire” était, par l’analogie, mis en correspondance avec les sphères célestes, et, généralement, avec le monde divin.

Dans une de ses manifestations, la doctrine des correspondances valide les arguments de la forme :

Donnée :            Cette fleur ressemble à telle partie du corps.
Conclusion :      Elle a une vertu cachée efficace pour guérir les maux qui touchent cette partie du corps
Permis d’inférer : Si la forme d’une plante ressemble à une partie du corps, alors elle guérit les maux qui touchent cette partie du corps
Garantie :           C’est une disposition divine.

Cette forme de pensée postule que toutes les plantes ont des vertus médicinales, mais qu’elles sont cachées. La plante porte une signature qui est une représentation de la partie du corps humain qu’elle peut soigner. Cette signature ou « sympathie analogique » est un signifiant motivé, une « ressemblance » avec la partie du corps concernée. C’est un signe que Dieu lui-même a imposé, de façon non arbitraire, sur les plantes afin de les mettre à notre service. Une plante où l’on trouve une ressemblance avec les yeux, par exemple la forme des paupières, guérit le mal des yeux. De même, on observe que le coing est un fruit velouté. Ce trait apparemment superficiel est lu comme une signature, la signature des cheveux, donc le coing est est bon pour les cheveux. Dans les termes d’Oswald Crollius :

Donnée : « Ce poil folet qui vient autour des coings […] représente en quelque façon les cheveux. » (P. 41)

Conclusion : « Aussi la decoction d’iceux [des coings] fait croistre les cheveux, lesquels sont tombés par la verole ou outre maladie semblable. » (P. 41)

Loi de passage : La vertu curative des plantes « se recognoist par la signature ou sympathie analogique, & mutuelle des membres du corps humain, à ces plantes-là ». (P. 8)

Garantie : « Dieu a donné comme un truchement [= moyen d’expression]  à chaque plante afin que sa vertu naturelle (mais cachée dans son silence) puisse être cogneuë & descouverte. Ce truchement ne peut estre autre que la signature externe, c’est-à-dire ressemblance de forme & figure, vrais indices de la bonté, essence & perfection d’icelles. » (Truchement : “moyen de se faire comprendre”, Littré ; (d’icelles de ces plantes
Traicté des signatures ou vraye et vive anatomie du grand et petit monde,160 [1]

De cette doctrine découle un programme de recherche, à l’usage de « ceux lesquels veulent acquerir la vraye et parfaicte science de la médecine » : « qu’ils employent toute leur estude à la cognoissance des signatures, hieroglyphes, & characteres » (p. 20). Cette formation leur permettra de reconnaître « de plein abord, au seul regard de la superficie des herbes, de quelles facultez elles sont doüees » (p. 9 ; de plein abord, immédiatement).

La connaissance des propriétés médicinales des plantes s’acquiert en apprenant à déchiffrer le discours de la nature, c’est-à-dire à reconnaître les signes dispersés dans le monde, et non pas par l’observation et l’expérience, en pratiquant la dissection ou en faisant ingérer une décoction au malade et pour constater ensuite qu’il va mieux, qu’il est mort, ou qu’il ne va ni mieux ni pis.

La connaissance analogique, qui a partie liée avec la pensée magique, est un mode de pensée spécifique, qui s’oppose à la connaissance par les causes, auxquelles sont substituées de mystérieuses correspondances véhiculant des influences. Elle court-circuite la réflexion sur la hiérarchie des catégories en genres et en espèces, à laquelle elle substitue une ligne ou un réseau de ressemblances. Mais elle est un puissant stimulant de l’observation et de la classification.


[1] Milan, Archè, 1976, p.23. Orthographe originelle.