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Ad incommodum

Argument AD INCOMMODUM

L’argument ad incommodum (“inconvénient” est une forme de l’argumentation par les conséquences négatives.
Bossuet le définit comme « l’argument qui jette dans l’inconvénient » ([1677], p. 131). C’est une variante de l’usage réfutatif de l’argumentation pragmatique, par les conséquences inacceptables ou contradictoires, V. Absurde.
Bossuet illustre ce schème par un exemple destiné à réfuter les doctrines des opposants au pouvoir politique absolu sur les corps et à l’autorité ecclésiastique absolue sur les âmes.

S’il n’y avoit point d’autorité politique à laquelle on obéit sans résistance, les hommes se dévoreraient les uns les autres ; et s’il n’y avoit point d’autorité ecclésiastique à laquelle les particuliers fussent obligés de soumettre leur jugement, il y auroit autant de religions que de têtes. Or est-il qu’il est faux [mais il est faux] qu’on doive souffrir, ni que les hommes se dévorent les uns les autres, ni qu’il y ait autant de religions que de têtes. Donc, il faut admettre nécessairement une autorité politique à laquelle on obéisse sans résistance, et une autorité ecclésiastique à laquelle les particuliers soumettent leur jugement.
Jacques-Bénigne Bossuet, Logique du Dauphin [1677] [1]

La réfutation de Bossuet a la forme de deux syllogismes hypothétiques :

Sans d’autorité politique absolue, les hommes se dévoreraient : non AP D
Sans autorité religieuse absolue, les religions se multiplieraient : non AR M
Les hommes ne doivent pas se dévorer : non D
Les religions ne doivent pas se multiplier : non M
Donc il faut une autorité politique absolue :  AP
Donc il faut une autorité religieuse absolue : AR

Les deux argumentations sont présentées de façon strictement parallèle. Cet effet textuel ou stylistique a pour effet de solidariser les deux argumentations, donc les deux pouvoirs, jusqu’à l’identification [2]. V. cas parallèles.


[1] Paris, Éditions universitaires, 1990, p. 131 (Orthographe originelle)
[2] Cette identification exclut par exemple la pluralité des religions dans une monarchie absolue, justifiant ainsi la Révocation de l’Édit de Nantes de 1685.


 

Ad hominem

Argumentation AD HOMINEM

L’argumentation ad hominem attaque l’opposant en mettant en évidence ses contradictions.

Dans son acception première, la réfutation ad hominem (lat. homo, “être humain”) repose sur la mise en évidence d’un défaut de cohérence de la part d’une personne, entre ses dires, entre ses dires et ses croyances ou ses comportements.

L’argumentation ad hominem permet au locuteur d’intervenir sur le mode du tiers, sans s’engager sur le fond, en se présentant non pas comme un opposant, mais comme un interlocuteur de bonne volonté qui cherche à comprendre.

L’étiquette ad hominem est couramment utilisée au sens d’attaque personnelle, ad personam,   pour désigner différentes formes de dénigrement cherchant à disqualifier l’adversaire sans traiter ses arguments et sans lien avec la question débattue.

1. Ad hominem comme auto-contradiction et inconsistance

Dans la Rhétorique, Aristote définit un lieu réfutatif fondé sur les « incohérences » que l’on peut « extraire des lieux, des dates, des actions ou des discours » (1400a15 ; Chiron p. 397) ; V. Cohérence. La mise en contradiction ad hominem s’applique non seulement aux dires et aux croyances, mais aussi aux comportements et actions de la personne qu’elle vise.

L’argumentation ad hominem est définie, sous ce nom, par Locke ; elle consiste à

presser un homme par les conséquences qui découlent de ses propres principes, ou de ce qu’il accorde lui-même. C’est un argument déjà connu sous le titre d’argument ad hominem.
([1690], p. 573)

Selon cette définition, l’argumentation ad hominem met l’opposant en contradiction. Elle rejoint la réfutation ex concessis.
Locke rejette cette forme d’argumentation comme fallacieuse, dans la mesure où elle se limite à prendre en compte les croyances d’un individu particulier et ne dit rien de la vérité absolue de la thèse en débat. Elle ne produit aucune connaissance substantielle sur le monde, V. Typologies (I).

III. Dès-là qu’un homme m’a fait voir que j’ai tort, il ne s’ensuit pas qu’il ait raison lui-même. (Id. p. 574).

Son effet immédiat est de mettre la personne visée sur la défensive, comme le montre l’usage du verbe “presser” (to press). Cet embarras est un état émotionnel et cognitif typiquement attribué à celui qui se voit opposer une réfutation, V. Doute. Ces sentiments n’ont rien à voir avec les émotions violentes associées à l’attaque personnelle, ad personam, dite en anglais “abusive ad hominem”, (ang. abusive, “grossier, injurieux”).

Leibniz note à propos de cette définition que « l’argument ad hominem a cet effet qu’il montre que l’une ou l’autre assertion est fausse, et que l’adversaire s’est trompé, de quelque manière qu’on le prenne » (Leibniz [1765], p. 437) ; il reconnaît ainsi l’intérêt épistémique de cette forme d’argumentation dans le cadre d’une discussion tendant à clarifier les positions et les connaissances.

2. Mise en contradiction directe des dires

On a une réplique ad hominem dans le cas suivant :

Proposant : — P / Je propose de P
Opposant : — Avant, vous avez dit “ non-P” / vous vous êtes opposé à P

Question : La durée du mandat présidentiel, actuellement de sept ans, doit-elle être ramenée à cinq ans ?
Proposant (ancien président) : Je suis pour une réduction à cinq ans.
Opposant : Mais dans une déclaration antérieure, alors que vous étiez président vous-même, vous avez soutenu que la durée actuelle était nécessaire au bon fonctionnement de nos institutions. Vous devriez clarifier vos positions.

En monologue, la structure de l’argument est celle de l’affichage de la contradiction “Il dit à la fois A et Z, qui ne sont pas compatibles”. Dans les deux cas, le nerf de l’argument repose sur la citation. Le proposant n’a pas forcément dit non P mais plutôt Q que l’opposant paraphrase, reformule ou réinterprète comme non P. Dans le langage ordinaire, la notion de contraire est floue, et la mise en contradiction procède toujours d’un montage par l’opposant des paroles de l’interlocuteur.

La source des dires mis en opposition est variée. La proposition qui est opposée aux dires actuels peut avoir pour source non seulement le discours de l’opposant, ce qu’il a plus ou moins réellement dit avant, mais aussi ce qu’ont dit tous les gens qu’il ne peut pas désavouer, sa famille de co-énonciateurs ou la communauté discursive partie prenante de ce discours : gens de son parti, de sa religion, de son école, etc. Dans ce cas, L’argumentation ad hominem met en cause la cohérence globale du camp de l’adversaire.

Réactions à la réfutation ad hominem sur les dires

La cible de l’argument ad hominem peut choisir d’assumer la contradiction ou de la réfuter ; cette réfutation peut elle-même porter sur le fond ou sur la lettre.

(i) La contradiction est assumée : L’argumentation ad hominem demande une personne sans contradiction. Par une manœuvre classique en théorie des stases, le destinataire peut choisir de revendiquer ce qu’on lui reproche, et faire de la contradiction un système de pensée :

Moi, j’assume mes contradictions. J’aime la pluie et le beau temps.

(ii) La contradiction est résolue par le sacrifice de la première position :

J’ai développé mon système
Les circonstances ont changé, il faut suivre son temps

J’ai changé, l’homme sot est celui qui ne change jamais, vous préférez les psychorigides ?

(iii) La contradiction est résolue par le rejet de la formule rapportée et du montage discursif sur lequel repose la mise en contradiction, V. Reprise.

Vous me faites dire ce que je n’ai jamais dit, vous déformez mes propos.

Le locuteur conteste la nature et le degré de l’incohérence qui lui est attribuée.

3. Mise en contradiction des paroles et des croyances

Dans le cas précédent, l’opposition est directe entre une affirmation présente et une affirmation antérieure. Soit la question d’un retrait de troupes d’intervention envoyées en Syldavie :

L1 :   — Devons-nous poursuivre notre intervention en Syldavie ?
L2 :   — Non !

Supposons en outre que ce partisan du retrait admette les données A, B, et C :

L1, Objection : — Mais vous admettez que (A) les troupes Syldaves sont mal formées, et (B) que les troubles en Syldavie risquent de s’étendre à toute la région. Vous conviendrez que cette extension menace notre sécurité (C) ; et personne ne nie que nous devions intervenir si notre sécurité est menacée. Donc, vous devez admettre que nous devons rester en Syldavie.

Schématiquement, L1 argumente ex datis à partir de discours tenus par L2, qui affirme que non P, ici “Nous devons mettre fin à notre intervention en Syldavie”. Par ailleurs, d’après L1, il admet également que sont vraies les propositions {A, B, C}, qui, toujours d’après L1, sont plutôt orientées vers P. De ces propositions et de principes de déduction également admis par L2, L1 conclut qu’en fait, L2 devrait plutôt militer pour la poursuite de l’intervention en Syldavie, soit non-(non-P). Toutefois, strictement parlant, il a simplement montré que L2 ne pouvait pas soutenir à la fois {A, B, C} et non-P.

Réactions à la réfutation ad hominem sur les croyances

Ces réactions sont les mêmes que celles qu’on peut opposer à ad hominem sur les dires. Dans la ligne de cet argument, L2 peut renoncer à sa première position, ou bien choisir de rejeter l’objection ad hominem en arguant que les croyances A, B, C ne correspondent pas à sa position réelle ; que A, B, C n’incitent pas nécessairement à l’intervention ; et qu’en tout cas, son analyse de la situation ne se résume pas à ces trois affirmations caricaturales.
Ad hominem fait progresser la discussion: c’est le sens de la remarque de Leibniz citée au §1.

4. Mise en contradiction des paroles avec les prescriptions et les pratiques

La contradiction peut également être relevée entre, d’une part, ce que j’exige des autres, ce que je leur prescris ou ce que je leur interdis, et, d’autre part, ce que je fais moi-même, ce vers quoi tendent mes actes. Il y a contradiction à demander aux autres de ne pas fumer, alors que je fume moi-même. Les actes sont supposés parler plus fort que les mots, et l’injonction faite aux autres est systématiquement invalidée si le locuteur ne s’y plie pas lui-même. Pour être crédible, le conseilleur doit commencer par appliquer ses recettes et recommandations dans sa propre conduite, V. Réflexivité :

le locuteur ne s’y plie pas lui-même. Pour être crédible, le conseilleur doit commencer par appliquer ses recettes et recommandations dans sa propre conduite :

Parmi les gens déguenillés, il en est qui portent de longues robes,
Et qui se vantent d’enseigner, en maîtres, l’art de transmuer les métaux. Pourquoi donc ces gens-là ne font-ils pas un peu d’or pour eux- mêmes ?
C’est que tout leur art consiste à vendre un peu d’eau claire aux hommes crédules.
Les Alchimistes. Six Nouvelles chinoises. [1885]1

Médecin, guéris-toi toi-même !
Vous prétendez apprendre aux autres à argumenter, mais vous êtes incapable d’argumenter vous-même !
Tu milites pour la libération de la femme et à la maison tu ne fais jamais la vaisselle.
Il se prétend conseiller conjugal, et (= mais) il se dispute avec sa femme !

Dans ces deux derniers exemples,,  et est oppositif; il a la valeur de mais, V. Connecteurs argumentatifs.

Cette forme d’ad hominem correspond à ce que Bossuet appelle argument a repugnantibus : «Votre conduite ne convient pas avec vos discours » ([1677], p. 140).
Walton parle de circumstantial ad hominem pour décrire ces cas où sont mis en contradiction ce pour quoi milite la personne et ses personal circumstances, c’est-à-dire son comportement, sa situation, sa position personnelle, V. Circonstances. L’argument Toi aussi ! utilise cette forme d’ad hominem.

La partie d’ad hominem peut se dérouler sur plusieurs coups :

Question : Doit-on interdire la chasse ?
Proposant : — Oui. Les chasseurs tuent des animaux par plaisir !
Opposant : — Et vous, vous mangez bien de la viande ?

On peut prêter au proposant l’argumentation : “On doit interdire, supprimer la chasse. Les chasseurs tuent par plaisir. C’est nul”. L’opposant construit une argumentation ad hominem :

Vous dites que tuer les animaux est mal. Or vous mangez de la viande, ce qui suppose que l’on tue les animaux. Vous condamnez chez les chasseurs ce que vous permettez au boucher. Il y a là une contradiction.

Le proposant peut rétorquer qu’il y a une différence décisive : le chasseur tue par plaisir, le boucher par nécessité ; l’opposant réfute cette réfutation en arguant qu’il n’y a pas nécessité de manger de la viande, alors qu’il y a nécessité à se faire plaisir.

Réactions à la mise en contradiction des paroles avec les prescriptions et les pratiques

Le prêcheur de vertu à qui on fait observer que ses pratiques ne respectent pas ses conseils peut répondre qu’il a une personnalité divisée, que son exemple est en fait une preuve de la nécessité de ses conseils :

Je suis pécheur, il est vrai ;mais c’est du fond de la noirceur qu’on sent le mieux la nécessité de la lumière.
C’est normal, c’est toujours le cordonnier qui est le plus mal chaussé, n’empêche qu’il fait de bonnes chaussures.

Néanmoins, cette forme d’argumentation reste redoutée des prêcheurs, qui doivent d’abord “prêcher d’exemples”. Son interlocuteur répliquera : “Ce que tu dis est sans doute juste et vrai, mais je ne veux pas l’entendre de ta bouche”, V. Exemple.

5. Mise en contradiction des paroles avec les faits

V. Réfutation par les faits. La mise en contradiction des paroles avec les faits actuels peut faire appel au mécanisme de l’ironie.

6. Mise en contradiction des engagements avec les actes

Une forme particulière d’ad hominem met en contradiction ce qui avait été non seulement affirmé, mais promis avec ce qui a été réellement fait, V. Superstition ; Serment.

7. Ad hominem et argumentation sur les croyances des interlocuteurs

Alors que l’argument ad hominem traque les incohérences dans le discours de l’opposant, l’argument sur les croyances du partenaire (ex datis ou ex concessis) exploite positivement le système de croyances de l’interlocuteur ou de l’auditoir


[1] Traduites par le Marquis d’Hervey-Saint-Denis. Bleu de Chine, 1999.


Accord

ACCORD

Différents types d’accords jouent un rôle en argumentation.

1. La situation argumentative se caractérise par une préférence pour le désaccord (Bilmes, 1991), qui la différencie de la situation d’interaction consensuelle, régie par le principe de préférence pour l’accord, V. Désaccord conversationnel et désaccord argumentatif ; Politesse.

2. Accords sur les arguments, V. Argument – Conclusion

3. L’accord, au sens de consensus, peut être exploité, comme argument, dans des argumentations qui justifient une proposition en soutenant qu’elle fait l’objet d’un consensus dans le groupe concerné, V. Autorité.
L’opposant de fait apparaît ainsi comme une personnalité marginale, exclue de « notre communauté« . Son opinion est disqualifiée, et on peut la rejeter sans prendre la peine de la réfuter ou même de considérer les arguments qui la soutiennent, V. Mépris.

4. L’existence d’accords préalables sur l’organisation et l’objet de la discussion et de fond est parfois considérée comme une condition nécessaire d’une pratique fructueuse de l’argumentation (Perelman & Olbrechts-Tyteca [1958], p. 18).
— Dans la vie civile, les rencontres argumentatives institutionnelles (tribunaux, commissions de conciliation, parlements, réunions décisionnelles…) suivent des procédures standard préétablies (format de l’échange, objet de la dispute…) auxquelles les participants doivent se conformer, V. Règles ; Conditions de discussion.
— Dans un échange dialectique, des accords spécifiques préalables s’imposent aux participants, comme les règles du jeu s’imposées aux joueurs.
— Dans un discours rhétorique, l’orateur recherche des zones d’accord a priori avec son auditoire, V. Croyances de l’auditoire.

5. La production d’un accord constitue le but de l’adresse ou de l’interaction argumentatives. L’argumentation gère la distance entre accords posé (sur les arguments) et accords recherchés (sur les conclusions), V. Persuasion.


 

Accident

Fallacie d’ACCIDENT

Un accident est une propriété d’un être qui ne change pas son essence, telle que l »exprime sa définition, c’est-à-dire qui ne concerne ni son genre ni sa différence qui le distingue positivement des autres espèces du même genre. Il y a fallacie d’accident quand on prend pour essentiel un trait accessoire. Cette confusion bloque l’application du syllogisme.
Dans l’ontologie aristotélicienne, l’opposition essence / accident correspond à celle qui existe entre traits centraux et traits périphériques ou contextuels servant à catégoriser des êtres.
Dans le discours quotidien, elle correspond à l’opposition entre l’important et l’accessoire. V. Fond ; Circonstances.

1. Fallacie d’accident

1.1 Le concept d’accident

En philosophie, l’accident s’oppose à l’essence. Un être est caractérisé par un ensemble de traits essentiels qui le définissent et déterminent sa place dans une classification scientifique : traits génériques exprimant son genre et différence caractérisant son espèce.
Une propriété accidentelle est une propriété qui n’affecte pas l’essence, telle qu’elle est décrite dans la définition. L’accident peut être une caractéristique permanente comme “avoir les yeux bleus” ou une caractéristique occasionnelle, susceptible de convenir et de cesser de convenir à des êtres appartenant à des genres très différents ; “être fatigué” peut sans doute se dire, au sens propre, de tous les vivants.
À la différence du prédicat générique “être un mammifère”, ou du prédicat différentiel “être doté de raison” qui sont vrai en permanence de tous les humains, le prédicat accidentelêtre fatigué” peut être vrai d’un humain à un certain moment et cesser de l’être à un autre, sans cesser pour autant d’être un animal. Une personne peut “avoir les yeux bleus” ou avoir les yeux noirs sans que cela ne change rien au fait qu’il est “un animal raisonnable”.

1.2 La fallacie de l’accident

La fallacie de l’accident est la première sur la liste aristotélicienne des fallacies indépendantes du discours, V. Fallacieux 3. Elle est due à une confusion entre propriété essentielle et propriété accidentelle.

— Du point de vue de la technique de la définition, le défaut correspondant à cette fallacie consiste à définir un être par un trait qui ne lui appartient qu’occasionnellement ; “être au milieu du chemin” n’est pas un trait susceptible de définir les mots chien ou pierre ; “faire la sieste” n’est pas un trait définitoire de “après-midi”, V. Raisonnement à deux termes.
On ne peut parler de fallacie d’accident qu’en référence à une classification reposant sur des définitions bien construites.

— Du point de vue du raisonnement, les relations entre propriétés essentielles (définitoires) s’expriment correctement par un raisonnement valide, comme le syllogisme suivant :

Socrate est un homme :            prédication vraie de l’espèce sur un individu,
L’homme est un mammifère :   prédication vraie du genre sur une de ses espèces,
Socrate est un mammifère :      prédication vraie du genre sur un individu particulier

En revanche la confusion d’une propriété accidentelle avec un genre conduit à une absurdité :

Socrate est grippé                   prédication vraie d’un accident sur un individu
La grippe est une maladie      prédication vraie du genre sur une de ses espèces
Socrate est une maladie         prédication fausse d’un genre sur un individu particulier.

2. “Essentiel” vs. “Accessoire

Dans le contexte argumentatif ordinaire, la discussion autour de l’accidentel se pose lorsque l’argumentation tourne autour de ce qui  important, caractéristique d‘une part, et ce qui est accidentel, c’est-à-dire accessoire, contextuel, occasionnel, marginal… d’autre part.

Si l’un présente tel fait ou telle caractéristique comme essentielle, centrale pour l’affaire en cours, l’autre soutient qu’elle est en fait marginale et vice-versa.
La question se pose par exemple dans les conflits de catégorisation où les parties utilisent l’une l’argumentation a pari (par les similitudes) et l’autre l’argumentation par les contraires (par les différences).
La première minimise ou efface les différences considérées comme essentielles par la seconde, la seconde maximise (essentialise) les différences considérées comme minimes ou inexistantes par la première, V. A pari ; Contraires ; Maximisation – Minimisation.

L1 : — Les garçons peuvent sortir le soir, mais pas les filles, parce que les filles ne sont pas comme les garçons.
L2 : — Si ! Filles et garçons ont les mêmes droits, reçoivent la même éducation, etc.

La discussion suivante porte sur le caractère essentiel ou accidentel (occasionnel) de la malhonnêteté chez les politiciens :

L11 : — Les politiciens sont corrompus.
L21: — Non. Un politicien peut être honnête ou malhonnête sans cesser pour autant d’être un politicien. Il peut arriver que des politiciens soient corrompus, mais ils ne le sont pas systématiquement (essentiellement, par définition).

— En d’autres termes, “c‘est un politicien honnête” n’est pas un oxymore, et “c’est un politicien malhonnête” n’est pas tautologiquement vrai ; un politicien n’est pas malhonnête par définition mais, marginalement, certains peuvent l’être. À quoi L1 réplique :

L12 : — Il ne s’agit pas de définition, mais c’est ce que je constate (par induction), en me basant sur des observations que tout le monde peut faire, les politiciens sont forcément corrompus et il y a à cela une bonne raison : étant donné notre système de financement des partis politiques, les hommes et les femmes politiques ne peuvent pas ne pas être corrompus.

La discussion ne se termine évidemment pas sur cette intervention.


 

Absurde

Réfutation par l’ABSURDE

La réfutation par l’absurde amène à rejeter une proposition, car, pour quelque raison que ce soit, elle a des conséquences indésirables.

1. Le schème réfutatif

La réfutation par l’absurde [1] repose sur la mise en contradiction de deux jugements. L’opération générale de réduction à l’absurde correspond au mécanisme suivant :

— On part d’une proposition (d’une hypothèse)
— On en déduit des conséquences, quelles qu’elles soient, causales ou logiques
— On constate qu’une des conséquences de cette hypothèse est “absurde”, pour une raison quelconque.
— On rejette la proposition (l’hypothèse) de départ.

La démonstration par l’absurde fournit une preuve indirecte, renvoyant à une famille d’arguments qui conclut au rejet d’une proposition non pas à partir de son examen direct, mais sur la base des conséquences insoutenables qu’entraînerait son adoption.

2. Variétés de l’absurde

Il y a autant de formes de réduction à l’absurde que de modes de déduction et de raisons de trouver inadmissible une conséquence. Le terme général “absurde” peut ainsi s’appliquer à une conséquence :

Absurde logico-mathématique — On voit clairement la variété et la diversité de ce qu’on appelle absurde en argumentation en contrastant ces formes avec la démonstration mathématique par l’absurde, où “absurde” signifie contradictoire, voir infra.

Absurde sémantique — Les conséquences dérivées analytiquement, à partir du sens même d’une expression, aboutissent à une contradiction sémantique, V. Contraires ; Conséquence.

Absurde parce que non ratifié par l’expérience — Dans le domaine physique et de l’expérience naturelle, les effets prévus par l’hypothèse ne sont pas attestés, V. Causalité.

Dès que l’on passe du lien causal scientifiquement établi au “roman causal” tel qu’il est utilisé par exemple dans l’argumentation pragmatique, la personne intervient par le biais des valeurs en fonction desquelles elle évalue des conséquences comme positives ou négatives. Une conséquence est alors dite absurde parce que :

Absurde parce que contraire aux buts poursuivis — Les effets de l’action proposée sont pervers, la mesure est contre-productive, contraire à des intérêts très divers, V. Pragmatique.

Absurde parce que contraire aux valeurs du groupe ou du locuteur — La conclusion proposée est inacceptable du point de vue de la loi, de la morale sociale, du bon sens, ou des valeurs spécifiques poursuivies par le locuteur. V. Apagogique ; Ad incommodum

L’argumentation par l’absurde se rapproche alors de l’argumentation pathétique.

L’argumentation par l’absurde n’est pas une argumentation par l’ignorance. L’argumentation par l’ignorance affirme que P est vraie parce qu’on a échoué à démontrer non-P. L’argumentation par l’absurde affirme que P est vraie parce qu’on a démontré que la proposition non P est fausse, et que, de P ou de sa contradictoire non-P, une seule peut être vraie. Cette démarche correspond à une argumentation au cas par cas dans une situation où le nombre de cas est réduit à deux : la proposition est vraie ou sa contradictoire est vraie ; or la contradictoire est fausse.

La réfutation pragmatique par les conséquences négatives s’oppose à une mesure en montrant qu’elle aura des conséquences négatives imprévues par celui qui la propose et que ces inconvénients l’emportent sur tout avantage éventuel. Le caractère absurde de la proposition réfutée est renforcé si on montre qu’elle aura des effets diamétralement opposés à ceux qu’elle se propose, et qu’elle augmentera en fait le mal qu’elle est supposée combattre.

3. Démonstration par l’absurde

En mathématique, la démonstration par l’absurde repose sur le principe du tiers exclu, selon lequel on a nécessairement “A ou non A” (ou exclusif). Il s’agit de déterminer la vérité ou la  fausseté d’une proposition A. Le raisonnement s’effectue à partir de sa contradictoire, non A, que l’on admet provisoirement. On en déduit les conséquences, jusqu’au moment où on est conduit à affirmer A. On affirme donc “non A (hypothèse) et A (conséquence de non-A)”, ce qui enfreint le principe de contradiction. On conclut que non A est fausse, et que A est nécessairement vraie.
Dans le langage de l’implication, on est dans une situation où “A non A”. Cette implication n’est vraie que si A est faux, selon le principe “du faux on peut déduire n’importe quoi”.

On démontre ainsi par l’absurde que “la racine carrée de 2 (le nombre dont le carré est 2, noté √2) n’est pas un nombre rationnel” (proposition A).

Hypothèse : Le nombre correspondant à √2 est rationnel (proposition non A).
— Par définition, un nombre rationnel peut s’écrire sous la forme d’une fraction p/q, où p et q sont premiers entre eux (n’admettent que 1 comme diviseur commun).

√2 = p/q donc p2 = 2q2 ; donc p2 est pair
or on sait que si le carré est pair la racine est paire
donc p est pair.

— Si le carré de p est pair, il peut s’écrire : p = 2k, et son carré p2 = 4k2.

or p2 = 2q2 (voir supra)
donc 2q2 = 4k2 et q2 = 2k2

donc le carré de q est pair
donc q est pair.

— p et q sont pairs ; donc ils admettent 2 pour diviseur commun, ce qui est contradictoire avec l’hypothèse de départ.
Conclusion : l’hypothèse exprimée en (1) est fausse, et, en vertu du principe du tiers exclu, “√2 n’est pas un nombre rationnel” (proposition A).

La démonstration par l’absurde est une façon indirecte de démontrer une proposition : on n’a pas démontré que A est vraie, mais seulement que sa contradictoire est fausse.

Ce mode de raisonnement n’est pas admis par tous les spécialistes : « si les mathématiciens classiques tiennent pour valide la preuve par l’absurde, les intuitionnistes la récusent : pour démontrer a, disent-ils, il ne suffit pas d’établir que non-(non-a) » (Vax 1982, Absurde).
On voit qu’on peut discuter du caractère démonstratif d’une démonstration.


[1] Latin arg. ad absurdum, de absurdus, « qui a un son faux, qui détonne […] qui jure, qui ne convient pas […]. [En parlant des idées, des paroles, etc.] absurde, saugrenu. » (Gaffiot).
On trouve également les étiquettes ab absurdo, ex absurdo. On parle également de reductio ad absurdum, “réduction à l’absurde”, sous différentes formes : réduction à l’impossible (reductio ad impossibile), au faux (reductio ad falsum), au ridicule (reductio ad ridiculum), à l’indésirable (reductio ad incommodum)

Ab exemplo

Arg. AB EXEMPLO

L’étiquette ab exemplo (du lat. exemplum, “exemple”), utilisée en droit, désigne des formes d’argumentation techniques différentes de ce que l’on entend couramment par argumentation par l’exemple.
En droit, l’argument ab exemplo :

— Applique la loi sur la base d’un cas ayant la force d’un précédent.
— Interprète la loi conformément à « la doctrine généralement admise » (Tarello, in Perelman 1979, p. 59).

Sous ces deux formes, l’argumentation ab exemplo s’appuie sur la tradition. Elle réduit la part d’initiative du juge, permettant ainsi de contenir l’innovation.
Par l’exigence de continuité qu’elle instaure, elle contribue à renforcer la cohérence structurale du champ discursif auquel elle s’applique, V. Topique juridique.


 

Ab —, ad —, ex — : les noms latins des arguments

AB –, AD –, EX – : LES NOMS LATINS DES ARGUMENTS

 

Les noms des arguments en latin sont construits sur le modèle “Argument + Préposition + Nom”. Les trois prépositions les plus utilisées sont :
A/Ab, ‘tiré de” : argument a contrario, tiré des contraires.
Ad, « vers, à” : argument ad hominem, visant la personne.
E/Ex, marquant l’origine: argument ex silentio, argument fondé sur le silence.

Le latin est toujours utilisé pour nommer certains arguments ou certaines fallacies. Cet usage, quoique peu systématique, est bien présent dans les textes modernes, et il en reste des traces dans la pratique contemporaine. Certaines de ces dénominations, peu nombreuses, sont passées dans le vocabulaire courant : argument ad hominem, a fortiori, a contrario, a pari…  (pour cette raison, nous ne les mettrons pas en italiqute). On trouve également des doublons terminologiques français-latin, parfois transparents :

Argument e silentio, ou argument du silence,

— parfois totalement opaques pour le non-latiniste :

Argument ad crumenam, ou argument du portefeuille,

— parfois enfin, l’équivalent proposé est problématique : ainsi, “argument ad verecundiam” est souvent traduit par “argument d’autorité”, alors que le latin verecundia signifie “modestie”. Pour Locke, qui a proposé cette étiquette, l’argument ad verecundiam est un sophisme non pas d’autorité mais de soumission à l’autorité, V. Modestie.

Cette pratique terminologique est excluante pour le non-latiniste. Dans de nombreux cas, ce latin d’occasion apparaît comme gratuit, voire quelque peu pédant, particulièrement lorsqu’il existe des termes français dont l’usage est bien établi pour désigner le même type d’argument ; en tout cas, il n’est plus spontanément compris.
Son usage s’explique cependant par l’importance qu’a longtemps conservée le latin comme langue du droit, de la philosophie et de la logique. Le maintien de ce système de désignation n’est pas plus étrange que celui, bien établi, qui est utilisé pour les figures de rhétorique. Il tendait à doter l’étude critique du raisonnement langagier d’un langage technique, tout en introduisant dans le discours théorique un parfum d’autorité Cicéronienne.; Cet usage du latin est entièrement comparable à celui qui est fait actuellement de l’anglais.

Morphologiquement, les locutions latines utilisées pour nommer les types d’arguments sont principalement des étiquettes prépositionnelles, et également diverses locutions.

1. Les étiquettes prépositionnelles : prépositions ab, ad et ex

Certains arguments ou fallacies sont désignés, dans les textes contemporains, par des syntagmes prépositionnels de la forme :

Argument + préposition latine + substantif latin.

Parfois, le mot latin argumentum remplace argument.

Le latin est une langue à déclinaisons ; les mots latins figurent dans les dictionnaires au cas sujet. Lorsque ces mots entrent dans des locutions prépositionnelles, la préposition leur impose un cas précis, marqué par une variation morphologique en fin de mot.

Les trois prépositions les plus utilisées sont ab ; ad ; ex :
— La préposition ab (a devant consonne) signifie “à partir de, tiré de” :

“Argument a contrario” : arg. tiré des contraires, topos des contraires.

— La préposition ad signifie “vers, à” :

“Argument ad personam” : arg. visant la personne – mais on dit aussi “sur la personne”, voir supra.

— La préposition ex marque “l’origine, la provenance” ; les étiquettes en ex sont les moins nombreuses :

“Argument ex datis” : arg. fondé sur ce qui est admis (par l’interlocuteur, le public).

On rencontre accessoirement les prépositions :

Per : argument per analogiam, par analogie
In : argument in contrarium, par les contraires
Pro : argument pro subjecta materia, sur le sujet en question.

Ab, ad et ex peuvent entrer en concurrence pour la désignation de certains arguments ; on trouve :

“Argument ab auctoritate”, ou “argument ad auctoritatem
“Argument ab absurdo”, ou “argument ad absurdum” ou “argument ex absurdo”.

Du point de vue sémantique, il y a un contraste directionnel origine / but entre les prépositions ab et ex d’une part, et ad d’autre part :

argument ab, ex + substantif latin = arg. tiré de, sur, faisant appel à
argument ad + substantif latin = arg. visant —.

Les types d’arguments désignés par chacune de ces étiquettes sont hétérogènes. Nombre d’étiquettes en ad ont été introduites à l’époque moderne, pour désigner des contenus parfois relativement précis ; elles servent notamment à désigner des appels à l’émotion ou à une position subjective, alors que étiquettes ab et ex ne sont jamais utilisées dans ce sens.

2. Autres expressions latines

On utilise parfois divers syntagmes latins pour désigner certaines fallacies aristotéliciennes classiques.
— Fallacie d’omission des qualifications (circonstances) pertinentes, ou de “généralisation indue d’une affirmation restreinte” :

Fallacie “a dicto secundum quid ad dictum simpliciter”, de dictum “mot ; maxime ; “affirmation” ; secundum quid “d’un certain point de vue” ; simpliciter, “simplement”, de simplex, “simple”.
Sophisme de passage d’un jugement qualifié (à portée limitée) à un jugement catégorique.

Cette formule est abrégée en fallacie “secundum quid”, V. Circonstances.

— Fallacies de la fausse cause, c’est-à-dire de mauvaise construction de la relation causale, V. Causalité 2 :

Non causa pro causa, “non cause (prise pour) cause”.
On affirme que E1 est cause de E2, alors que tel n’est pas le cas.

Cum hoc, ergo propter hoc, “en même temps que, donc à cause de” :
E1 et E2 sont concomitants, on en déduit à tort que E1 est cause de E2

Post hoc, ergo propter hoc, “après, donc à cause de” :
E1 se produit toujours avant E2, on en déduit à tort que E1 est cause de E2

— Fallacie de cercle vicieux, petitio principii, “pétition de principe”

On utilise, notamment en droit, des expressions latines, qui désignent des principes argumentatifs, ainsi que certaines expressions pour désigner des formes particulières d’arguments, par exemple :

Eiusdem generi lat. idem, “le même” ; genus, “genre” ; adage latin exprimant à la clause du genre, V. Topique juridique.

3. Des formes parodiées

Dans Tristram Shandy, Sterne joue avec le latin et mentionne les arguments ad verecundiam, ex absurdo, ex fortiori, ad crumenam ainsi que l’argumentum baculinum (ad baculum) et demande qu’on ajoute à la liste l’argumentum fistulatorium, dont il revendique la paternité.
L’échange suivant porte sur le sort des familles, « [des] milliers d’entre elles périssent chaque année […] dont on se soucie comme d’une guigne » :

— À mon simple point de vue, répondait mon oncle Toby, ce sont là, pour parler net, autant de meurtres. Les commette qui voudra.
— Voilà où gît votre erreur, répliquait mon père, car en foro scientiæ, il n’y a rien qu’on puisse appeler meurtre : il y a, mon frère, la mort.
À quoi mon oncle Toby n’opposait jamais d’autre argument que le sifflotement de douze mesures de Lillabullero. Telle était, le lecteur doit l’apprendre, la soupape ordinaire de ses passions chaque fois qu’il était choqué ou surpris, mais particulièrement lorsqu’il se trouvait nez à nez avec une absurdité ! […] Je décide donc et ordonne strictement par les présentes que ledit argument soit désormais reconnu et défini par le nom et le titre d’Argumentum Fistulatorium et aucun autre.
Laurence Sterne, Vie et Opinions de Tristram Shandy, gentilhomme, 1760[1]

Lillibullero est une célèbre marche irlandaise. La fistula est une flûte de Pan (Gaffiot [1934], Fistula). Le comportement de l’oncle Toby correspond exactement à celui que décrit l’expression française faire fi : faire fi, c’est faire pfff  !, crachotement qui se prolonge en un sifflotement « dénotant un comportement indifférent ou insolent » (TLFi, Siffloter), V. Destruction du discours.
L‘argumentum fistularium est l’argument du pipeau, au sens de “celui qui dit “Pipeau !”, c’est-à-dire l’argument du mépris. Il est du même type que l’argument ad lapidem du Dr Johnson.


[1] The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman [1760]. Trad. française de Ch.Mauron, Paris, Robert Laffont, 1946. Cité d’après l’édition 10 x 18, 1975, p. 95-96.


 

A simili

Argument A SIMILI

L’argument a simili “ou par analogie” est défini comme suit :

Une proposition juridique étant donnée, qui affirme une obligation juridique relative à un sujet ou à une classe de sujets, cette même obligation existe à l’égard de tout autre sujet, ou classe de sujets, ayant avec le premier sujet (ou classe de sujets) une analogie suffisante pour que la raison qui a déterminé la règle à l’égard du premier sujet (ou classe de sujets) soit valable à l’égard du deuxième sujet (ou classe de sujets).
C’est ainsi que le fait d’avoir interdit à un voyageur de monter sur le perron accompagné d’un chien nous conduit à la règle qu’il faut également l’interdire à un voyageur accompagné d’un animal tout aussi incommode. (Perelman 1979, p. 56)

La clause « d’un animal tout aussi incommode » définit le genre d’êtres visé par l’interdiction. Le degré d’incommodité de l’animal de compagnie sera déterminé selon les mécanismes d’analogie internes à la catégorie dont le chien est l’être prototypique, V. Classification ; Catégorisation.
L’animal est ici déterminé par son genre. Il pourrait l’être, au moins par sa fonction “animal de compagnie”.
Par application de la règle a fortiori, les voyageurs peuvent peut-être être accompagnés d’un animal moins gênant qu’un chien (un chat ?), mais pas par un animal plus gênant (une chèvre ? un serpent ? ce qui pose la question du statut des animaux de compagnie).

Telle qu’elle est définie ici, l’argumentation a simili correspond aux argumentations par analogie structurelle et par analogie catégoriellea pari, ainsi qu’à l’application de la règle de justice. L’importance de l’argumentation par analogie se reflète dans cette abondance terminologique.


[1] Latin similis, “ressemblant, identique”. On trouve aussi arg. per analogiam: analogia, “ressemblance, analogie”.

A repugnantibus

Argumentation A REPUGNANTIBUS

Cette étiquette latine désigne 1/ le lieu des choses logiquement contradictoires , ou 2/ une mise en contradiction de l’acte et des discours.

Le latin repugnans (PPrst / Subst) signifie, “contradictoire ; résistant, contraire, incompatible”.
Le sens de “répugnant” est également dérivé de cette base, mais ce n’est pas ce sens qui est utilisé en argumentation. L’argument a repugnantibus n’est pas l’argument du dégoût ; la réfutation par les conséquences désagréables correspondrait plutôt à la réfutation ad incommodum.
Néanmoins, repugnans au sens de “inacceptable, révoltant” exprime bien le fait que, dans l’argumentation ordinaire, le jugement d’incompatibilité peut s’appuyer sur des valeurs et des émotions.

1. Dans les Topiques, Cicéron définit a repugnantibus comme le lieu des choses logiquement contradictoires (Cicéron, Top., Xii, 53-58, p. 83-85). Ce lieu est repris par Boèce. Stump traduit a repugantibus par “from incompatibles” (Boèce = Boethius [1978], p. 64), V. Opposés.

2. Bossuet définit l’argumentation a repugnantibus comme une mise en contradiction de l’acte et des discours : « Votre conduite ne convient pas avec vos discours » ([1677], p. 140), ce qui correspond à la troisième forme d’argument ad hominem.


A priori, a posteriori

Argumentation A PRIORI, A POSTERIORI


Les argumentations a priori et a posteriori constituent deux classes d’argumentation, la première est fondée sur des données abstraites et va des causes et des raisons aux phénomènes qui les manifestent et la seconde est fondée sur des données concrètes, et part des phénomènes pour aller jusqu’aux causes et aux raisons qui les organisent.

1. A priori, a posteriori [1]

Dans le langage courant, a priori équivaut à “à première vue, avant toute analyse approfondie, dans le cas général, en attente de plus d’information …”, V. Raisonnement par défaut.
A posteriori situe la réflexion “après avoir mûrement réfléchi, après coup”.
En philosophie, la discussion de l’a priori / a posteriori est liée à celle du nécessaire et du contingent, et de l’analytique et du synthétique.

La différence a priori a posteriori est d’ordre épistémologique. La connaissance a posteriori est une connaissance concrète, construite à partir des données extraites du monde par l’observation et la pratique. Elle s’oppose à la connaissance abstraite, a priori, qui ne nécessite pas d’autre connaissance que celle du langage, peut-être elle-même appuyée sur une intuition des essences.

1. Argumentation a posteriori

L’argumentation a posteriori part de données d’expérience et remonte à leur cause, à leur origine ou à leur essence, et elle va de ces données à leur origine ou à leur cause, V. Conséquence. Les argumentations fondées sur l’exploitation d’un indice, d’un exemple, sont des cas d’argumentation a posteriori, ainsi que l’abduction, qui rattache les données à une explication théorique capable d’en rendre compte.

2. Argumentation a priori

À la différence de l’argumentation a posteriori, l’argumentation a priori s’effectue hors de toute considération de l’existant ; elle part de l’Idée platonicienne, de ce qui est premier, profond, supérieur, essentiel, pour en déduire les conséquences.

Rousseau, au moment de s’interroger sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, marque la distinction entre ce que serait une recherche d’ordre historique (a posteriori) et ses propres réflexions a priori :
Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question. Il ne faut pas prendre les Recherches, dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet, pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels ; plus propres à éclairer la nature des choses qu’à montrer la véritable origine, et semblables à ceux que font tous les jours nos Physiciens sur la formation du monde.

Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes [1755] [1]

L’argumentation a priori prend appui sur des fondements de différentes natures.

— La cause est considérée comme première (conditionnante) par rapport à l’effet, qui est second (conditionné) ; l’argumentation a priori correspond alors à l’argumentation de la cause à l’effet.
— Les traits essentiels, qui définissent l’être ou l’objet, sont premiers par rapport aux traits accidentels qui les affectent et sont considérés comme seconds. L’argumentation a priori correspond à diverses formes de déductions qui partent de principes, de définitions langagières, d’axiomes pour en dérouler les conséquences.

L’argumentation essentialiste a priori part de la définition d’un concept pour en tirer analytiquement les conséquences ; elle correspond à l’argumentation par la définition essentialiste. On considère qu’une telle définition exprime l’essence de la chose sur laquelle on raisonne, et que l’esprit humain a la capacité d’entrer en contact avec (d’appréhender) cette essence. L’argumentation part d’une connaissance a priori substantielle des essences et progresse en passant d’une évidence intellectuelle à l’autre, la déduction restant dans le domaine de l’a priori. Dans une vision platonicienne, la contemplation ordonnée des essences définit la connaissance suprême, et l’argumentation a priori, qui porte “sur l’être des choses”, est la forme d’argumentation la plus valorisée.

2. Argumentations propter quid et quia [2]

2.1 Propter quid

L’argumentation par la cause est parfois désignée en latin comme argumentation propter quid,à cause de quoi”. Elle a le caractère d’une argumentation a priori. L’argumentation propter quid descend de la cause et en dérive des effets. Si la cause est assimilée à l’essence, alors l’argumentation propter quid correspond à l’argumentation a priori, par la définition.

2.2 Quia

L’argumentation par les conséquences est parfois désignée en latin comme argumentation quia, “parce que”. Elle remonte des effets aux causes, et correspond à l’argumentation a posteriori.

La preuve quia est première par rapport à nous, alors que la preuve propter quid est première dans l’absolu.

2.3 Deux types de parce que

Cette distinction correspond à la différence entre deux usages de parce que.
Parce que de cause à effet, ou parce quepropter quid :

— Pourquoi la pelouse est-elle mouillée ?
— (Elle est mouillée) parce qu’il a plu.

Parce que de l’effet à la cause, ou parce quequia :

Il pleut, parce que la pelouse est mouillée
*Pourquoi pleut-il ? — Parce que la pelouse est mouillée.

— Pourquoi dis-tu (qu’est-ce qui te permet de dire) qu’il pleut ?
— Parce que la pelouse est mouillée.

2.3 Deux types de preuves de l’existence de Dieu

La distinction quia / propter quid est proposée par Thomas d’Aquin à propos de deux modes possibles de démonstration de l’existence de Dieu [4] .
— La preuve propter quid correspond à la preuve ontologique de l’existence de Dieu. Elle consiste à définir Dieu comme un être infiniment parfait, pour en déduire qu’il existe nécessairement, cette conclusion étant, comme le dit Saint Anselme, le fruit « d’un silencieux raisonnement avec [soi]-même » (Anselme, Proslogion., p. 3). [5]

— La preuve quia prouve l’existence de Dieu par la perfection du monde. Dieu est défini comme un être infiniment parfait et la perfection implique l’existence ; un être qui n’existe pas ne saurait être parfait.

Cette preuve est présentée par Voltaire sous la forme d’une analogie classique :

L’univers m’embarrasse, et je ne puis songer,
Que cette horloge existe et n’ait point d’horloger.
Voltaire, Les Cabales, Œuvre pacifique, Londres, [1772], p. 9.


[1] Lat. A priori, de prior, “supérieur, antérieur, plus ancien, meilleur, premier” ;
Lat. a posteriori, de posterior, “inférieur, qui vient derrière, plus tard ; second”.
[2] In Œuvres complètes, t. III, édition de B. Gagnebin et M. Raymond, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1964, p. 132-133. (Ponctuation originelle)
[3] Propter quid, “à cause de quoi” ; quia, “parce que”.

[4] Somme théologique, 1e Partie, Question 2, 2 ; Com. NE, 4, §51.
[5]  « Upon the insistent adjurations of certain brothers I wrote a work— as an example of meditating about the rational basis of faith—in the role of someone who by arguing silently with himself investigates what he does not yet know. » (p. 88)
Anselm of Canterbury, Proslogion (composé autour de 1077-1078). In Complete philosophical and theological treatises of Anselm of Canterbury. Translated by Jasper Hopkins and Herbert Richardson.  The Arthur J. Banning Press Minneapolis, 2000.