Classification

Argumentations sur les  CLASSIFICATIONS

Les êtres sont catégorisés, nommés et définis sur la base des caractéristiques partagées, qui les rassemblent, et des spécificités, qui les différencient des êtres d’une autre nature.
Une fois catégorisés, nommés, définis, les êtres peuvent entrer dans des classifications qui procèdent par genres subdivisés en espèces, ayant chacune leur différence spécifique.
Une classification est un ensemble de définitions organisées selon leur degré de généralité, croissant de la base au sommet, décroissant du sommet vers la base.
Une classification représente la structure intelligible d’un domaine de réalité ; lire méthodiquement une classification, c’est faire un voyage raisonné dans ce domaine.

Catégorisations et classifications sont des espaces où s’applique le raisonnement syllogistique. L’ensemble constitue un universel anthropologique, ce que Lévi-Strauss appelle « la science du concret », science fondamentale partagée par tous les humains ([1962], chap. 1), et fondement de l’argumentation ordinaire.

Du point de vue de l’argumentation, le système catégorisation – nomination – définition – classification – syllogisme définit la logique comme un “art de penser » en langue naturelle. La théorie de la définition et de la classification a servi d’introduction au raisonnement logique, c’est-à-dire au raisonnement scientifique, Jusqu’aux développements modernes des mathématiques avec leur application aux sciences expérimentales, et l’émergence de la logique formelle.

1. Prédicats fondamentaux et définition essentialiste

Aristote assigne à la science la tâche de donner des définitions correctes des êtres apparentés, liées dans des classifications bien faites. Reconstruite par Porphyre (c.234 – c.305) dans l’Isagoge (“Introduction”), et transmise au Moyen Âge principalement par Boèce (c.480-525), cette « méthodologie aristotélicienne de la définition » (de Pater, 1965) a constitué l’équipement intellectuel fondamental de la science jusqu’à l’époque moderne.
Aristote distingue cinq types de prédicats fondamentaux (prédicables) : genre, espèce, différence, propre, accident [1]. Le statut logico-métaphysique exact de ces notions est disputé, mais leur fonction est claire, il s’agit d’assigner une structure logico-sémantique à des énoncés comme les suivants.

— Pierre est un humain : cet énoncé prédique une espèce, “humain”, d’un individu, Pierre.

— L’humain est un animal prédique un genre, “animal”, de l’espèce, “humain”.

— L’humain est raisonnable prédique une différence, “raisonnable”, de l’espèce, “humain”.
L’humain et le cheval sont deux espèces du genre animal ; à la différence du cheval et des autres animaux, l’humain est doué de raison.

— Le cheval hennit : dans son interprétation générique (les chevaux hennissent), cet énoncé prédique un caractère propre, hennir, d’une espèce, le cheval. Le propre est une caractéristique non essentielle d’une espèce ; hennir est le propre du cheval (tous les chevaux hennissent, et seuls les chevaux hennissent).
Définir l’homme comme un “bipède naturellement sans plumes” permet d’identifier l’être humain. La philosophie essentialiste reproche à cette définition de ne rien dire de ce qu’est, dans son essence, un humain. De même, “l’humain est le seul animal qui ait la faculté de rire (Aristote) —mais n’est pas un élément de sa définition essentialiste.

— Ce cheval souffre : prédique un accident d’un individu. L’accident est une propriété de l’individu qui ne caractérise pas l’espèce (ni un trait de genre, ni une différence), et qui ne lui est pas propre. Le cheval (les chevaux) ne peut pas être caractérisé, à n’importe quel niveau, comme un “animal souffrant”. Un cheval particulier peut souffrir ou non, selon les circonstances, alors qu’il ne peut pas être un mammifère ou non.

La définition aristotélicienne de l’humain est construite sur cette base :

L’humain est un animalgenre raisonnabledifférence

L'(espèce) “humain”]definiendum est définie comme [“animalgenre raisonnabledifférence]definiens

Quand on a défini-catégorisé un être, on l’a associé aux objets qui lui sont identiques et dissocié des objets différents. On en possède une connaissance scientifique, c’est-à-dire qu’on connaît de lui tout ce qui ne lui est pas attaché en tant qu’individu particulier, ce qu’on exprimait en disant qu’il n’y a pas de science du contingent (de l’accidentel).

L’erreur sur la nature de la prédication est à l’origine d’erreurs de définition, conduisant à une mauvaise catégorisation. Admettons que “certains nuages sont gris” et “tous les moineaux sont gris” soient des propositions vraies. La couleur est une propriété accidentelle des nuages, et elle correspond à un caractère commun partagé par tous moineaux, mais qui ne leur est pas propre: les éléphants aussi sont gris. Cette propriété, bien que partagée, ne permet pas de regrouper les nuages et les moineaux dans une même espèce naturelle ; tout au plus, peut-on dire que, du point de vue de l’effet de gris, certains nuages sont comme les moineaux. Autrement dit, si on argumente par analogie catégorielle sur le trait “gris”, pour regrouper dans la même catégorie les moineaux et les nuages, l’analogie est considérée comme fallacieuse, V. A pari: Analogie intra-catégorielle ; Métaphore.

2. Classification scientifique des espèces naturelles
et raisonnement syllogistique

La définition d’un être par son espèce, sa différence spécifique et son genre permet de le positionner correctement dans la classification dont il relève. Une classification scientifique est un classement raisonné et hiérarchisé des êtres, constitué par un système emboîté, représentable par une arborescence. Les éléments de base d’une telle classification sont les individus, et son point d’aboutissement la catégorie la plus générale (la plus abstraite), la plus élevée dans l’arbre.
On aboutit à des résultats plus ou moins convaincants selon qu’il s’agit d’animaux ou d’affects. Néanmoins, ce mode de pensée classificatoire a donné des résultats spectaculaires, bien entendu révisés avec les progrès scientifiques.

Au sommet de cette grande classification des êtres naturels, on trouve le règne minéral opposé aux deux règnes regroupant les êtres vivants, le règne végétal et le règne animal. Le règne inclut différents ordres qui comprennent eux-mêmes un certain nombre de familles, et ainsi de suite, selon la succession d’inclusions :

Règne > Ordre > Famille > Genre > Espèce :: {Individus}

Les classifications peuvent être complexifiées par l’introduction, entre le règne et l’ordre, de l’embranchement et de la classe.

Le genre est une réunion d’espèces présentant des caractères communs et des rapports phylogénétiques étroits. L’espèce est l’unité fondamentale de la systématique. Une espèce est un ensemble d’individus. C’est l’unité de base de la taxonomie. Dans le règne animal, les individus qui composent une espèce sont issus de parents identiques ou similaires et peuvent se croiser entre eux.[2]

 Espèce A :: Individus (objets, êtres particuliers)
      GENRE … Espèce I …
Espèce N :: Individus (objets, êtres particuliers)

 

En tant que domaine de connaissance, la taxonomie nécessite un langage dénominatif univoque, transparent pour le spécialiste. Les noms latins sont utilisés à cette fin. Le champignon dit “faux mousseron”, par exemple, est connu scientifiquement sous le nom de marasmius oreades, nom qui correspond à la taxonomie suivante : Ordre : Agaricales ; Famille : Marasmiaceae ; Genre : Marasmius ; Espèce : (Marasmius) Oreades

Raisonnement syllogistique sur les classifications scientifiques

Les classifications scientifiques obéissent aux lois de la théorie des ensembles. Les prédicats s’organisent en arborescences en fonction de leur généralité, ce qui permet d’effectuer des inférences syllogistiques valides. Loin d’être un tableau figé, une classification est un espace de raisonnement ; ce couplage taxinomie-syllogisme est un instrument fondamental de l’argumentation ordinaire. Argumenter, c’est ici se déplacer de façon réglée d’une branche à l’autre d’un “arbre de Porphyre”.
Dans la mesure où la taxinomie est bien faite, on peut parler de définition et d’inférence fondées sur la nature des choses : “— est un labrador” implique “— est un chien”, et les deux impliquent également “— est un mammifère”. D’où le syllogisme, “les labradors sont des chiens, or les chiens sont des mammifères, donc les labradors sont des mammifères” :

Les labradors sont des chiens
                   le labrador est une espèce du genre_1 ; = tous les L sont des C
Les chiens sont des mammifères

                   le genre_1 est un sous-genre du genre_2 ; = tous les C sont des M
Les labradors sont des mammifères
                    le labrador est une sous-(sous-espèce) du genre_2 ; = tous les L sont des M

Soit la définition : “Les hommesdefiniendum sont des animauxgenre raisonnablesdifférence
Elle permet de construire le syllogisme valide :

Les hommes sont des animaux         tous les H sont A
Les hommes sont raisonnables         tous les H sont R
Certains animaux sont raisonnables     certains A sont R

Inversement, si le genre C comprend les espèces E1, E2, … En, alors, on peut inférer immédiatement la vérité de la disjonction :

être un C” implique “être ou un E1, ou un E2 , … ou un En
X est un mammifère” implique “X est soit un chien, … soit une baleine

D’autres implications reposent sur le fait que le genre est caractérisé par un ensemble de propriétés qui appartiennent à toutes les espèces qu’il domine. Si “être un mammifère” est défini comme “être un vertébré, à sang chaud, à température constante, ayant une respiration pulmonaire, allaitant ses petits”, alors chacune de ces propriétés est attribuable à n’importe lequel des êtres qui sont des mammifères, quelle que soit leur espèce.

En résumé, une fois catégorisés, nommés, définis, les êtres pertinents pour une communauté peuvent entrer dans les classifications, procédant par genres subdivisés en espèces ayant chacune leur différence spécifique. Les classifications deviennent ainsi des espaces où s’applique le raisonnement syllogistique, l’ensemble constituant un universel anthropologique (Lévi-Strauss).

3. Classifications ordinaires, langue et raisonnement naturels

Selon les théories psychologiques et linguistiques du prototype, les classifications courantes comportent trois niveaux :

— les catégories de base (“— est un chien”)
— des catégories superordonnées (“— est un mammifère”)
— et des catégories subordonnées (“— est un labrador”).

Le mot catégorie est utilisé ici pour renvoyer à un niveau quelconque d’une classification.
Dans le langage ordinaire, espèce et genre fonctionnent comme des synonymes pour catégoriser approximativement des êtres qui ne correspondent pas au stéréotype catégoriel : “Regarde, il y a une espèce / un genre de champignons sur le mur !”.
Les êtres sont identifiés et désignés en premier lieu par leur catégorie de base, caractérisée par sa fréquence ou sa saillance, perceptuelle, culturelle ou cognitive. Communément, on reconnaît (on “voit”) d’abord un chien, non pas un mammifère ou un labrador, mais le spécialiste voit directement un labrador.

Sur le plan langagier, cette situation correspond à la relation d’hyponymie et d’hyperonymie. La relation d’hyponymie correspond à celle de genre à espèce : rose est hyponyme de fleur, toutes les roses sont des fleurs. La relation d’hyperonymie correspond à celle d’espèce à genre : fleur est hyperonyme de rose, “certaines fleurs sont des roses”.

Raisonnements sur les classifications ordinaires

La catégorisation scientifique détermine la place exacte d’un être particulier ou d’une classe d’êtres dans une taxinomie rationnelle et scientifique, où les termes ont reçu une définition essentialiste à partir de laquelle il est possible d’argumenter syllogistiquement. La catégorisation-nomination ordinaire consiste à attribuer à un individu le nom courant qu’on juge lui correspondre, associé avec la catégorie et la définition attachée à ce nom en langue naturelle. Cette opération peut être considérée comme la technique argumentative de base, fondamentale pour tous les types d’argumentation.

Le système en principe simple, stable et consensuel des catégories scientifiques est remplacé par le système complexe, instable et contestable, des relations de signification et de définition dans une langue donnée. Le raisonnement syllogistique reste possible sur les îlots de stabilité correspondant aux accords sémantiques, c’est-à-dire aux hiérarchies hyponymes / hyperonymes. Les catégorisations linguistiques étant déstabilisables et révisables, les argumentations a pari et par les opposés y jouent un rôle prépondérant.

4. Une « classification » non aristotélicienne  

Le célèbre passage suivant de Jorge Luis Borges se désigne lui-même comme une « classification », (cf. h). Ce passage fait apparaître, a contrario, les exigences de la classification aristotélicienne à partir des caractères propres et des différences spécifiques ; l’intérêt d’une théorie des prédicables ; et surtout du renoncement à l’association libre et à la subjectivité.

Ces ambiguïtés, redondances et lacunes rappellent celles que le Dr Franz Kuhn attribue à une certaine encyclopédie chinoise intitulée Emporium [Entrepôt] céleste des connaissances bienveillantes. Dans ses pages lointaines, il est écrit que les animaux se divisent en “(a) appartenant à l’Empereur, (b) embaumés, (c) dressés, (d) porcelets, (e) sirènes, (f) fabuleux, (g) chiens en liberté, (h) inclus dans cette classification, (i) chiens errants (j) innombrables, (k) dessinés avec un pinceau très fin de poils de chameau, (l) et cætera, (m) qui viennent de briser le vase, (n) qui de loin ressemblent à des mouches.
Jorge Luis Borges. El Idioma Analítico de John Wilkins. Otras Inquisiciones. 1952. [3]

Inutile de dire que cette présentation n’a pas grand-chose à voir avec la réalité des modes de classification concrètement utilisés en Chine [4].


[1] Dans cet ouvrage, le mot catégorie est utilisé uniquement dans le sens défini à l’entrée Catégorisation – nomination, et non pas avec le sens aristotélicien de « prédicable, prédicat ou catégorie première”.

[2] D’après Jacques Brosse, Lexique, in Atlas des arbustes, arbrisseaux et lianes, de France et d’Europe occidentale, Paris, Bordas, 1983.

 [3]  Jorge Luis Borges, Obras Completas 1923-1972. Madrid, Ultramar, 1977 (©1974, Buenos Aires, Emecé) 706-709 ; p.  708 (Trad. CP)

 [4] En ce qui concerne la Chine réelle, voir Francesca Bray, 1988. Essence et utilité : la classification des plantes cultivées en Chine. Dans Effets d’ordre dans la civilisation chinoise (rangements à l’œuvre, classifications implicites) — Extrême-Orient, Extrême- Occident, 10, pp. 13- 26.