Croyances de l’auditoire

Argumentation sur les CROYANCES DE L’AUDITOIRE
Arguments ad auditorem, ex datis, ex concessis

1. Argumentation sur les croyances de l’auditoire

En principe, e locuteur appuie son argumentation sur des valeurs, des faits, des principes, qui sont des savoirs communs pour traditionnels, probables ou vrais, en principe connus de son public. Il peut en  introduire de nouveaux, éventuellement après discussion avec ses interlocuteurs.
Il doit par ailleurs s’adapter à son auditoire, et pour cela, avant tout éviter d’entrer en conflit avec lui. Or son univers de croyance ne coincident pas nécessairement avec celui de son public. Il peut tenir pour certains (resp. rejeter) des faits que son auditoire ignore ou conteste (resp. admet).
Il peut trancher cette situation délicate en décidant de s’en tenir prudemment à fonder ses raisonnement seulement sur  des données explicitement ou implicitement admises ou tenues pour vrai par l’auditoire ; il se limite alors à « ce qui a été accordé » par son interlocuteur ou son public (Chenique 1975, p. 322).
Si la connaissance du caractère de l’auditoire est si importante pour la rhétorique argumentative, c’est en particulier parce qu’elle lui fournit un grand réservoir de prémisses ex datis, V. Éthos, §5

2. Ex datis, ex concessis, ad auditorem

En rhétorique classique, on parle d’argumentation ex concessis, ex datis. Schopenhauer ([1864], p. 43) utilise également l’étiquette argument ad auditorem, du lat. auditor, “celui qui écoute”, le public.

Dans ex concessis, et ex datis la préposition ex est suivie d’un nom à l’ablatif, indiquant la provenance “tiré de”.

Argument ex datis : datis est l’ablatif pluriel de datum “ce qui est donné” (Gaffiot)

Argument ex concessis : concessis est l’ablatif pluriel de concessus, (abl. sg. concessu) — Concessus : Concession, permission, consentement  : concessus omnium, l’assentiment unanime (id.)
Ex concessis renvoie plutôt à l’accord explicite de l’auditoire, ex datis couvrant plus généralement les « données”.

L’étiquette latine argument ex concessis désigne deux formes d’argumentation.
1) Une forme d’argument d’autorité, renvoyant à l’argument du consensus, consensus des participants, consensus général, consensus des Nations, voire consensus universel. Cet argument permet de repousser une nouvelle proposition ou une suggestion en faisant remarquer à son autrice qu’il y a (depuis longtemps) consensus sur le point que tu contestes (si tu venais aux réunions tu le saurais,on n’a pas de temps à perdre …)
L’argument du consensensus marginalise l’opposant et tend à l’exclure du groupe.

2) Une argumentation développant les croyances d’un auditoire. L’orateur qui développe des conclusions à :partir de croyances admises par l’auditoire  argumente ex concessis. En ce sens, l’argument ex concessis est appelé également ex datis (Chenique 1975, p. 322).

3. L’argumentation ex datis
 est-elle manipulatoire?

S’il veut raisonner dans l’univers de croyance de son public, l’orateur doit
1) Omettre des faits (qu’il tient pour) vrais alors que l’auditoire les ignore ou les tient pour faux ;
2) Accepter des faits (qu’il tient pour) faux alors que son auditoire les tient pour vrais.

Une question se pose alors, immédiatement, celle de la position du locuteur vis-à-vis des faits dont il se réclame et des valeurs qu’il proclame:  Les partage-t-il ou feint-il de les partager? La suspicion de mensonge et de manipulation plane sur tout son discours.
L’argument ex datis peut être délicat à manier, car, par ambiguïté ou confusion entretenue, on peut attribuer au locuteur des croyances qu’il ne manie qu’ex datis. Le risque est bien repéré dans le domaine de l’argumentation religieuse ; un auteur qui se présente comme orthodoxe et qui a entrepris de réfuter les hérétiques peut dissimuler son accord avec les thèses qu’il combat en prétendant ne les manipuler qu’ex datis.

Cette forme d’argumentation appelle deux critiques de principe, l’une fondationniste et l’autre déontologique.

Selon les principes fondationnistes, pour être valide, une inférence doit être fondée sur des prémisses vraies, sur des vérités relevant d’un savoir absolu ; or les prémisses de l’argumentation ex datis reposent seulement sur des croyances. Pour cette raison, elle est dite fallacieuse : il ne s’agit pas du fait que l’argument soit extérieurement formaté pour ce public, mais du fait, plus fondamental, que l’argument ne vaut que pour ce public. Dans la mesure où elle tient compte d’un public spécifique, et des circonstances de la parole, toute argumentation rhétorique est contestable du point de vue fondationniste, V. Subjectivité.

Du point de vue déontologique, les affirmations correspondant aux croyances de l’auditoire ne sont pas nécessairement approuvées et prises en charge par le locuteur lui-même. Or, conformément au principe de coopération, l’auditoire de bonne foi attribue normalement au locuteur les croyances et les informations sur lesquelles il argumente. Lorsque l’orateur est mieux informé que son auditoire, c’est-à-dire, s’il sait que P est vrai (ou faux), mais que ses auditeurs croient que P est faux (ou vrai) ; s’il dispose d’informations sûres que ses auditeurs ignorent ; et s’il se limite à prendre en compte ce que croit l’auditoire, alors, dire qu’il argumente ex datis, ex concessis, ad auditores… c’est tout simplement dire qu’il ment et manipule son public, V. Conditions de discussion ; Manipulation.

4. Une manipulation banale et neutralisée dans le trilogue argumentatif

Cette manœuvre  se retrouve dans des situations de parole banales, comme dans cette menace ex datis, qui ne vaut que pour certains enfants :

Loc — Santa Claus va être très fâché de ton comportement !

Le locuteur s’adresse à l’enfant comme si celui-ci croyait en l’existence de Santa Claus, mais lui-même n’y croit pas. En pratique, il renforce une superstition, ce qu’on peut trouver répréhensible.

Soit un locuteur absolument pas superstitieux, contrairement à son interlocuteur qui refuse de faire des choses importantes le vendredi 13. Si la réunion importante prévue un vendredi 13 complique le calendrier du locuteur, il peut dire à Y d’un ton léger,

Loc — On va reporter la réunion au 20, ça nous évitera le vendredi 13.

Le mobile affiché met en avant une croyance superstitieuse, le mobile réel reste caché; peut-être le locuteur s’aménage-t-il simplement un long week-end.

Le cadre trilogal neuralise la manipulation. S’il s’agit d’une affaire sérieuse, on a quelque raison de suspecte le raisonnement ex datis. Considérons un locuteur devant s’adresser à un public ayant une capacité de décision. Schématiquement, on peut envisager les situations suivantes, où les savoirs du locuteur ne sont pas partagés par son public.

On note F+ est un fait favorable à la conclusion qu’il défend, F– est un fait contraire à cette conclusion. Loc est le locuteur.

INSERER

Si le proposant et l’opposant font leur travail sans en être empêchés, alors le public reçoit bien la meilleure dose possible de vérité.

5. Ex datis et ad hominem

Comme l’argumentation ad hominem, l’argumentation ex datis est fondée sur les croyances de l’auditoire. L’argumentation ad hominem exploite ces croyances pour montrer qu’elles sont contradictoires, sans se prononcer sur leur validité : si tu penses vraiment ce que tu viens de dire, alors tu te contredis en refusant de soutenir l’intervention en Syldavie !”, V. Ad hominem.

L’argumentation sur les croyances de l’auditoire les exploite positivement à des fins de confirmation. En principe, ces données ne peuvent pas être remises en question, et les conclusions qu’elles permettent d’atteindre sont irréfutables par le partenaire, dans le cadre de cette discussion. Sur ces données, l’argument conclut positivement: “d’ailleurs, tu le dis toi-même !”.
Soit la question : “Faut-il intervenir militairement en Syldavie ?” :

Vous admettez que les troupes Syldaves sont mal formées qu’elles risquent d’être dépassées par les événements, et que les troubles en Syldavie peuvent s’étendre aux pays voisins. Nous sommes d’accord que cette extension menacerait notre sécurité ; et personne ne nie que nous devions intervenir si notre sécurité est menacée. Donc, vous êtes d’accord avec moi, venez nous rejoindre, rangez-vous donc dans le camp des gens qui sont en faveur de notre présence en Syldavie. V. Ad hominem.

Cette stratégie d’argumentation a quelque chose à voir avec la maïeutique, “art de conduire l’interlocuteur à découvrir et à formuler les vérités qu’il a en lui” (Larousse Maïeutique). Elle fait accoucher une personne de la vérité de ses croyances, de la conclusion qu’elle n’ose pas, ou qu’elle est incapable de formuler parce qu’elle ne maîtrise pas l’art de combiner les énoncés pour en tirer les inférences nécessaires.

5. Ex datis en philosophie

Kant a proposé une distinction entre connaissance ex datis fondée sur l’expérience, et connaissance ex principiis déduite des premiers principes.
L’histoire est le prototype de la connaissance ex datis, la philosophie et les mathématiques les prototypes de connaissance ex principiis ; la connaissance ex datis ne serait qu’une compilation de données. Dans le prolongement de l’acception kantienne, on pourrait penser que l’argumentation ex datis repose sur des données d’expérience, “sur le fond, sur les choses elles-mêmes” ; cette interprétation ferait de ex datis une sorte d’équivalent de ad rem, mais tel n’est pas le cas. L’usage de l’expression ex datis en argumentation est distinct de son usage en philosophie.