Définition 4 : DÉFINITION PERSUASIVE
La définition d’une catégorie d’objets (bon travail scolaire) doit être construite indépendamment du problème que pose la catégorisation d’un objet particulier dans ou hors de cette catégorie (ceci est / n’est pas un bon travail scolaire). La définition ad hoc ou définition persuasive (Stevenson) ne respecte pas ce critère.
1. Définition ad hoc
Une commission ad hoc (latin ad hoc, “pour cela, à cet effet”) est une commission spécialisée, dont l’objectif est explicitement limité à un thème particulier ; l’expression a ici un sens neutre ou positif. En revanche, une théorie ou une définition sont dites ad hoc si elles manquent de généralité et ne convient qu’à un seul cas, ou à quelques cas du même type. L’expression a ici un sens fortement négatif.
La définition attachée à l’expression désignant la catégorie “bon travail scolaire” fournit les critères partagés par les travaux appartenant à cette catégorie. Elle permet de décider si tel ou tel travail appartient ou pas à cette catégorie, pour ensuite le traiter selon la règle de justice : Si tel travail est un bon travail scolaire, il mérite une bonne note.
Une définition ad hoc est une définition construite ou remaniée dans l’intention d’englober un être précis dans une catégorie, de le désigner par le nom de la catégorie, et, en dernier ressort, d’attribuer à cet être les bénéfices attachés à cette catégorie.
Un bon travail scolaire, c’est un travail auquel l’élève consacre beaucoup d’efforts et investit beaucoup. Mon fils a passé son week-end sur son devoir d’histoire, (donc) il a rendu un bon devoir, et il mérite une bonne note.
Ici, la catégorie “est un bon travail scolaire” a été redéfinie comme “un travail auquel l’élève a consacré beaucoup d’efforts” de telle sorte qu’elle puisse s’appliquer au fils, sans considérer, comme le veut la tradition, ce qu’est, “sur le fond”, un bon travail scolaire. Un bon travail de mathématiques est un travail qui donne les solutions correctes aux exercices proposés, que l’élève y ait passé beaucoup ou peu de temps, V. Argumentation des définitions, Règle (8). Cette stratégie ne respecte pas la condition de séparabilité entre l’établissement de la définition d’une part, et, d’autre part, son utilisation pour inclure ou non un individu dans la catégorie qu’elle détermine. On peut donc lui opposer une définition générale, par exemple celle que donne le dictionnaire.
Parler de définition ad hoc, c’est donc considérer que la définition en question est vicieuse. L’interlocuteur peut résister à cette évaluation en ouvrant une stase de définition.
2. Définition persuasive
La notion de définition persuasive a été introduite par Stevenson (1938) dans les termes suivants :
Dans une définition persuasive [persuasive definition] le terme défini est un terme ordinaire, dont le sens est à la fois descriptif et fortement émotif [emotive]. Le but de la définition est d’altérer le sens descriptif du terme, souvent en lui conférant une précision plus grande dans les limites de son flou usuel. En revanche, cette définition n’apporte aucun changement substantiel au sens émotif du terme. Et cette définition est utilisée, consciemment ou inconsciemment, pour induire, par le jeu des significations émotive et descriptive, une réorientation (re-direction) des attitudes des gens (in an effort to secure, by this interplay between emotive and descriptive meaning, a redirection of people’s attitudes). (Stevenson [1938], p. 210-211)
Stevenson donne l’exemple suivant. L1 et L2 s’opposent à propos d’une connaissance commune :
— L1 relève chez cette personne un certain nombre de lacunes (éducation, conversation, références littéraires, subtilité d’esprit) et en conclut « il n’a aucune culture ». Ces (prétendues) lacunes révèlent en négatif les traits qui définissent pour L1, une personne cultivée.
— L2 décrit cet ami sous un certain nombre de traits favorables (imagination, sensibilité, originalité) et en conclut « c’est un homme d’une culture bien plus profonde que celle de la plupart d’entre nous, qui avons pu bénéficier d’une éducation supérieure. »
Stevenson analyse la situation comme suit. D’une part, L1 et L2 sont d’accord pour donner au mot culture et au jugement “X est une personne cultivée” une orientation (direction) émotionnelle positive (valorisation de la culture).
D’autre part, ce mot a un sens descriptif flou. L2 découpe dans cet ensemble descriptif aux contours flous une autre définition possible, et montre que l’ami commun possède ces traits caractéristiques. Pour Stevenson l’objectif argumentatif, dit ici «émotionnel » de L2 est de « réorienter [redirect] l’attitude de L1, car il pense que L1 n’est pas suffisamment sensible aux mérites de leur ami » (id., p. 211). La situation est la suivante.
(1) L2 souhaite valoriser son ami.
(2) il redéfinit le mot culture « dans les limites de son flou usuel », en fonction de qualités que possède cet ami. Il produit donc une définition ad hoc de la culture.
(3) Cette définition ad hoc lui permet de conclure en toute sécurité que son ami est cultivé.
L2 atteint ainsi son but (1), faire bénéficier son ami de l’opinion positive associée à l’idée de culture et de personne cultivée.
Par la division du sens qu’elle pratique, la définition persuasive se rapproche des procédés de distinguo et de dissociation.
3. Définition persuasive et orientation argumentative
Stevenson parle de l’émotion liée au mot “culture”. On pourrait aussi bien dire que la culture est une valeur : Perelman & Olbrechts-Tyteca considèrent que valeur est un synonyme non péjoratif de émotion ([1958], p. 630).
Stevenson attribue à L2 seulement une définition persuasive. Si on tient compte des évolutions du sens du mot culture depuis le milieu du XXe siècle, on pourra estimer que L1 et L2 incarnent simplement des positions antagonistes typiques dans le grand débat sur ce qu’est la culture. Il apparaît alors que L1 donne, non moins que L2, une définition persuasive de culture (“références littéraires”, etc., voir supra), qui lui permet d’exclure l’ami commun de la société des gens cultivés. L1 cherche à influencer L2 autant que L2 cherche à influencer L1.
Leurs énoncés respectifs ont chacun leur intention argumentative, exclure / inclure l’ami dans la catégorie “personne cultivée”. Les deux énoncés ont une valeur “émotive”, ils sont l’un et l’autre chargés “d’émotion”. Mais Stevenson absolutise la définition de L1, et considère qu’elle correspond à l’essence même, anhistorique, de la culture, V. Définition 1, Définition essentialiste.
L’analyse de Stevenson utilise la notion de re-direction, “ré-orientation”, dite émotive, que nous dirions argumentative. Ce scénario suppose que l’orientation argumentative (le « contenu affectif ») est indépendante du contenu cognitif, et qu’elle est insensible à la modification de ce dernier. On doit donc attacher cette orientation directement au signifiant.
On retrouve la question du statut de l’orientation argumentative des termes, si elle est indépendante ou bien dérivée de leur contenu référentiel.