Dérivation, Arg. exploitant une —

Argumentation exploitant une DÉRIVATION LEXICALE

Un mot dérivé est un mot formé sur un mot de base ou sur une racine à l’aide d’un préfixe ou d’un suffixe (-eur : il travaille, travailleur [1].) ou d’un préfixe (dé- : faire, défaire).
L’argumentation tire parti du sentiment d’évidence lié à la stabilité signifiant base (racine) pour attribuer au mot dérivé des conclusions qu’on peut tirer du mot de base.

Le suffixe change la catégorie grammaticale du mot de base :

 (il) charge [1], le chargement du camion
Procès : le chargement du camion a pris trois heures
Résultat du procès : le chargement du camion pèse trois tonnes.

(il) travaille, un travailleur (N), travailleur (Adj)

Le préfixe conserve la catégorie grammaticale du mot de base

(il) charge / décharge le camion

Une famille dérivationnelle est composée de l’ensemble des mots dérivés d’une même racine ou d’un même mot de base.

[1] On prend pour base de la dérivation non pas l’infinitif mais la 3e personne du singulier du présent de l’indicatif, forme “nue” où le verbe a la même forme que le substantif.

1. Argumentation exploitant les dérivations

Le topos des dérivés utilise le mécanisme de la dérivation lexicale. Comme le signifiant du mot de base se retrouve en substance dans le mot dérivé, on tend à penser que le sens du mot de base est également conservé dans le dérivé, ce qui n’est pas forcément le cas.
La similitude morphologique produit un sentiment d’évidence sémantique apparemment irréfutable, en vertu de sa forme, “A est A” : “Je suis homme, rien de ce qui est humain ne m’est étranger.”
Le président d’une commission appelle commissaires les membres de cette commission ; cette suffixation habile lui permet de capter l’autorité associée au mot commissaire, et de conférer à lui et à ses collègues une certaine autorité sur les gens qui ont recours à ses services.

Un discours célèbre du général de Gaulle utilise de tels énoncés auto-argumentés :

Quant aux élections législatives, elles auront lieu dans les délais prévus par la Constitution, à moins qu’on entende bâillonner le peuple français tout entier, en l’empêchant de s’exprimer en même temps qu’on l’empêche de vivre, par les mêmes moyens qu’on empêche les étudiants d’étudier, les enseignants d’enseigner, les travailleurs de travailler.
Charles de Gaulle, Discours du 30 mai 1968. [1] 

Le sens des familles dérivationnelles n’est ni transparent ni homogène. L’apparentement morphologique masque des divergences sémantiques profondes entre le mot de base et le mot dérivé, allant de la conservation du sens, à l’opposition entre les connotations ou orientations argumentatives des mots, jusqu’à l’indépendance complète des significations en synchronie.

Si vous trouvez votre travail aliénant, alors nous devrons vous orienter vers un asile d’aliénés.

La famille dérivationnelle {entreprendre, entrepreneur, entreprise, entreprenant} est formée sur le morphème racine /entrepr/. Elle permet une riche gamme d’argumentations pouvant se réclamer de l’évidence.

Que les entrepreneurs entreprennent !

est une invitation faite à des individus de se montrer à la hauteur de leur concept. On défend l’entreprise en objectant que

Il ne faut pas que les règlements tatillons empêchent les entrepreneurs d’entreprendre.

L’argumentation peut attribuer à un individu une qualité sur la base du postulat de l’homogénéité du sens entre entrepreneur et esprit d’)entreprise :

Puisque c’est un entrepreneur, il a forcément l’esprit d’entreprise.

Et on peut objecter à un entrepreneur exerçant ses assiduités hors de son domaine de compétence professionnelle :

Je vous trouve bien entreprenant, Monsieur l’entrepreneur !

Mots dérivés anti-orientés — Inversement, les oppositions d’orientation argumentative entre mots appartenant à une même famille dérivationnelle sont exploitées par des formes d’antanaclase :

En signant ce compromis au moment opportun, le Président a pris une décision hautement politique.
Le Président s’est compromis par une décision politicienne, purement opportuniste.

Réfutation — Les argumentations par la dérivation sont réfutées comme des “ jeux de mots”, en mettant en évidence les différences de sens entre mot de base et mot dérivé. À son tour, cette réfutation donnera prise à son tour à l’accusation de “querelle de mots” ou de “chipotage sémantique”, V. Expression.

2. Autres désignations et formes apparentées

2.1 Lieu des mots apparentés

Cicéron considère le topos des dérivés sous le nom de lieu des apparentés (coniugata), qui fournit des « arguments tirés de mots de la même famille » (Top., II, 12, p.70) :

Si le champ est un pâturage commun, on a le droit d’y envoyer des troupeaux pâturer en commun. (Ibid.)

Puisque c’est un communal, les animaux peuvent y pâturer en commun. Mais cela signifie-t-il que tous les troupeaux peuvent y pâturer simultanément ?

2.2 Lieu des dérivations

Le topos no2 de la Rhétorique d’Aristote définit le « lieu des dérivations » comme suit :

Un autre [topos] se tire des flexions grammaticales semblables ; car les dérivés fléchis doivent pouvoir pareillement recevoir ou ne pas recevoir un même prédicat ; par exemple, le juste n’est pas toujours bon ; car alors le justement le serait toujours, tandis qu’en réalité, être mis à mort “justement” n’est pas chose désirable. (Rhét., II, 23, 1397a20 ; Dufour, p. 115)

L’énoncé “si tu trouves que le juste est désirable, alors tu trouves qu’être mis à mort justement est désirable” est un paradoxe sophistique typique. Il repose sur le postulat que “tout ce qui peut se dire d’un terme, juste, peut se dire des énoncés où entre son dérivé, justement”, postulat rejeté car conduisant à une absurdité.

Soit la thèse “ce qui est juste est bon, désirable” ; donc, par instanciation de ce qui est juste :

Le juste châtiment du criminel est bon, désirable.

Ce qui exprime le sentiment social. Mais si je suis le criminel, s’ensuit-il que je désire le châtiment ? On n’en sait rien ; mais l’hypothèse que le criminel désire le châtiment a quelque chose de dostoievskien. On retrouve l’idée que ce qui est désirable par la société n’est pas forcément désirable par l’individu, V. Sophisme, §1.

2.3 Argument par l’étymologie

L’argument des dérivés est parfois désigné comme “argument tiré de l’étymologie, ce qui s’entend, puisque différents mots peuvent être formés sur une même racine étymologique. Sous l’intitulé « lieu de l’étymologie », Dupleix traite des dérivations synchroniques du type oiseau > oiseleur, où le détour par l’étymologie est inutile, et des inférences analytiques comme « il est docteur, par conséquent il a de la doctrine », où la compréhension de l’apparentement des mots nécessite un commentaire historique. Il estime, à raison, que ce genre d’inférence est très « fresle » ([1607], p. 303).

Bossuet distingue deux types d’argumentation sur le nom.

— Le topos qui « se prend de l’étymologie, en latin notatio nominis, c’est-à-dire de la racine dont les mots sont dérivés, comme quand je dis “si vous êtes roi, régnez” ».
En latin, regnum “autorité royale”, “souveraineté”, “royaume”, est dérivé de rex, regis “roi” (TLFi, Règne).

— Le topos qui « se prend des mots qui ont ensemble la même origine, qu’on appelle conjugat», et donne pour exemple de cette relation la paire homo / hominis, soit deux formes déclinées du même terme (contrairement au cas des dérivés lexicaux, le sens du mot ne varie pas selon son cas grammatical).

Le principe de fond est clair : toutes les fois que deux termes sont liés par la morphologie, le lexique ou l’étymologie, on cherche à appuyer sur l’un des conclusions touchant l’autre.


[1] On prend pour base de la dérivation non pas l’infinitif mais la 3e personne du singulier du présent de l’indicatif, forme “nue” où le verbe a la même forme que le substantif.

[1] www. charles-de-gaulle.org/pages/espace-pedagogique/le-point-sur/les-textes-a-connaitre/discours-du-30-mai-1968.php (20-09-2013).