DÉSACCORD ARGUMENTATIF
L’interaction ordinaire est régie par la préférence pour l’accord. Les désaccords conversationnels peuvent rester non ratifiés et être résorbés dans la suite de l’échange. Les désaccords ratifiés donnent naissance à des échanges fortement argumentatifs organisés par la préférence pour le désaccord. |
L’argumentation se développe contre une tendance profonde du dialogue en face à face, la préférence pour l’accord.
1. Préférence pour l’accord
L’argumentation est une technique permettant parfois de dériver un consensus construit, de second niveau (consensus sur la conclusion) à partir d’un consensus posé, de premier niveau (consensus sur les arguments), V. Persuasion. Une telle dérivation peut être vue comme l’expression discursive “macro” d’une tendance observable au niveau “micro” de la séquence interactionnelle, la préférence pour l’accord. Cette notion est fondamentale dans l’étude de l’organisation des tours de parole en interaction ; elle est à la base du fonctionnement de la politesse linguistique.
Dans une séquence composée d’une paire adjacente de tours de parole, le premier de ces tours projette (est orienté vers, préfère…) un second tour d’un certain type. Une demande, une invitation “préfèrent” une acceptation à un refus, au sens où elles sont faites pour être acceptées et non pas refusées ; une affirmation est faite pour être ratifiée et non pas rejetée.
Cette suite préférée est marquée a minima ; l’interlocuteur s’aligne sur le locuteur.
L’accord va sans dire ; une marque linguistique minimale peut suffire : (“oui oui”, “OK”, “on y va”), une marque quasi verbale (“hm hm”) ou corporelle (hochement de tête).
La préférence pour l’accord se manifeste encore par des pratiques d’évitement de l’opposition frontale (sauf pour les personnalités à tendances agonistiques) ; l’absence de ratification des désaccords émergents, et la préférence pour les micro-ajustements qui permettent aux interlocuteurs d’arriver à un accord sans thématisation du désaccord.
La suite non préférée se caractérise par des marques spécifiques comme l’hésitation, la présence de pré-tours et enfin la présence de justifications, comme en L22 :
L11 : — Tu fais quoi ce soir ?
L21 : — Ben j’sais pas trop.
L12 : — Tu passes prendre un verre ?
L22 : — (silence) hmm bon tu vois j’crois pas faut tout de même que je travaille un peu.
— Alors que donner des raisons pour accepter une invitation peut être désobligeant :
L1 : — Passe donc dîner demain soir !
L2 : — D’accord, avec plaisir, ça m’évitera de cuisiner et j’en profiterai pour descendre la poubelle.
Cette préférence pour l’accord n’est pas un fait psychologique, mais une régularité observationnelle. Elle correspond au principe de coopération de Grice, ainsi qu’à des observations de Ducrot sur l’effet polémique produit par les enchaînements qui ne s’inscrivent pas dans la “suite idéale” projetée par le premier tour, celle qui conserve les présupposés.
L1 : — Et vous avez arrêté de boire ?
L2 : — Mais je n’ai jamais bu. Vous devez me prendre pour quelqu’un d’autre.
2. Désaccord conversationnel
L’opposition à une intervention peut être verbale (“ je ne suis pas d’accord”) ou paraverbale. Dans ce dernier cas, elle se manifeste par des phénomènes bien précis : tentatives de l’un pour prendre la parole et refus de l’autre de la céder; chevauchements non collaboratifs entre tours de parole ; accélération du débit ; haussement de voix ; refus d’émettre des régulateurs positifs, ou excès ironique de signes d’approbation ; comportement de partenaire non adressé, non ratifié (“t’es sourd ou quoi?”); émission de régulateurs négatifs verbaux ou non (signes négatifs de la tête, soupirs, agitation), etc. L’absence de ratification positive vaut désaccord.
Les épisodes de divergence conversationnelle se caractérisent par les traits suivants.
— Leurs occurrences et leur déroulement sont non planifiés, ou faiblement planifiés.
— Ils peuvent perturber le déroulement de l’interaction initiale.
— Ils introduisent un équilibre délicat entre menace pour la relation (affirmer sa différence en persistant dans son discours et sa vision des choses, au détriment des bonnes relations avec l’opposant) et menace pour la face (sacrifier sa différence en renonçant à son discours pour maintenir l’harmonie et l’empathie avec l’opposant).
— Ils peuvent contenir des arguments.
Toutes les contradictions surgissant dans le dialogue ne sont pas thématisées pour être traitées argumentativement par les participants. La contradiction émergente peut être réparée sur le champ, par des procédures d’ajustement et de négociation jouant sur les marges d’indétermination et sur les fenêtres d’opportunités laissées par le langage et l’action ordinaires, ou évoluer vers l’approfondissement du différend.
3. Désaccord argumentatif
3.1 Émergence de l’argumentation dans la conversation
Du rôle d’interlocuteur peut émerger celui d’opposant, celui qui porte la contradiction. Avec cette émergence se constitue la situation argumentative, où deux discours sont en concurrence explicite sur un même thème.
Au fil d’une discussion amicale entre deux personnes qui viennent de faire connaissance :
L1 : — Si on regarde ensemble le débat, faudrait savoir un peu où on en est, nous on vote pour Untel.
L2 : — Ah ben nous c’est pas franchement ça.
Avant cet échange, L2 est simplement l’interlocuteur empathique de L1. Au cours de l’échange, une divergence politique se dessine, qui amorce un reformatage de l’interaction, où des interlocuteurs jusque-là amicaux se repositionnent en antagonistes politiques. Les tours de parole suivants pourront thématiser ou non cette opposition émergente.
Le terme énantiose, utilisé par la rhétorique des figures, est particulièrement apte à désigner ce moment transitionnel, où l’opposition se construit, sans être encore ratifiée par les participants. L’adjectif grec enantios ( ἐναντίος) a les sens suivants :
Qui est en face de […] : rivages qui se font vis-à-vis ; choses qui s’offrent au regard de qn.
Avec idée d’hostilité, qui se tient en face de : l’ennemi littéralement, ceux qui sont en face ; ou en gén. la partie adverse, l’adversaire.
Opposé, contraire à : [to enantion] le parti opposé (Bailly [1901], [enantios]).
Si l’on suit le dictionnaire, la palette sémantique du terme énantiose couvre donc la dynamique d’émergence et de première stabilisation de la situation argumentative :
— Celui qui est en face, par exemple en position d’interlocuteur.
— [+ Hostilité] : l’opposant. L’idée d’hostilité apparaît dans un second temps, celui qui est en face devient celui qui fait face, soit l’opposant (adversarius) dans une rencontre rhétorique argumentative (Lausberg [1960], § 274).
— La situation se stabilise dans l’antithèse discours / contre-discours, qui sera éventuellement débloquée par l’argumentation.
Par généralisation, le terme énantiose peut désigner une opposition « bien / mal ; pair / impair ; un / multiple » (Dupriez 1984, Énantiose).
3.2 Ratification du désaccord
Lorsque le désaccord est ratifié, l’interaction devient fortement argumentative. Dans ce type d’interaction, la préférence pour l’accord est remplacée par la préférence pour le désaccord, au sens où l’accord et l’alignement sont systématiquement évités, car considérés comme des capitulations argumentatives. Dans un tel contexte, l’accord n’est pas un présupposé de l’interaction, mais une ressource, dont l’emploi relève d’une stratégie argumentative.
Le désaccord argumentatif
— n’est pas réparé instantanément au fil de l’interaction où il est apparu ;
— est thématisé dans l’interaction
— peut être porté sur un site argumentatif spécifique.
Il engendre alors des interactions organisées autour d’un conflit préexistant :
— le traitement du conflit est la raison d’être de ces interactions, et conditionne leur déroulement ;
— les interventions des participants sont développées et planifiées ;
— ces interactions sont saillantes pour la personne, mémorisées, ruminées et réélaborées au cours du temps.
3.3 Production des positions argumentatives
Un énoncé E ou un contenu linguistique quelconque devient une position du locuteur dans la configuration dialogale suivante :
(1) L1 dit D, quelque chose d’essentiel pour lui, ou simplement anecdotique pour son propos général.
(1) n’est pas un “stade d’ouverture” dialectique. Le locuteur n’a pas forcément l’intention d’ouvrir une dispute.
(2) D n’est pas ratifié par L2, qui produit un second tour non préféré.
Le désaccord émerge.
(3) D est maintenu, réasserté ou reformulé, par L1.
(4) D ou sa reformulation est rejeté par L2.
Le désaccord est ratifié, il devient le thème de l’échange ; formation d’une stase. D est maintenant une position assumée par L1 (iii) et rejetée par L2 (iv).
(5) Apparitions de tours anti-orientés, contenant des arguments pour et contre.
La stase se développe selon sa propre logique, et produit une question argumentative.
La non-ratification peut se produire à tout moment dans une interaction et peut concerner tout énoncé de premier ou de second plan, V. Négation. En d’autres termes, le fait d’être une position argumentative n’est pas la propriété d’un énoncé déclaratif, mais le résultat d’un traitement particulier d’un contenu dans une configuration interactive.
C’est la réaction du destinataire qui produit la position. “Être une position, une proposition, une conclusion” est une propriété relative à un état du dialogue ou de l’interaction.
5. Désaccord radical (deep disagreement)
Dans son essence, la polémique serait fallacieuse du fait d’un engagement personnel trop intense. Il en va tout différemment, en principe, du désaccord profond ou radical (deep disagreement), notion introduite par Fogelin (1985). Un débat radical n’est pas forcément une controverse ou une polémique, au sens où le débat radical peut très bien rester paisible. Il est au-delà de la controverse ou de la polémique en ce qu’il mettrait en jeu les principes ou des valeurs incompatibles ; le différend qui l’organise serait caractérisé par une différence métaphysique plutôt qu’un conflit épistémique. Autrement dit, si le débat radical n’avance pas, ce n’est pas la faute à l’excessive implication (involvment) des participants, mais bien parce que la réalité n’arrive pas à exercer une pression suffisante sur les discours orientés par ces intérêts ou valeurs inconciliables. On en a tiré la conséquence que l’existence de tels débats était un défi lui-même « radical and shocking » (Turner et Campolo 2005, p. 1) à l’entreprise argumentative elle-même :
« Si tel était le cas, que deviendrait la discipline ? Et, plus important sans doute, comment pourrait-on traiter les désaccords radicaux ? Du coup, c’est tout le champ et ses réalisations qui semblent menacés. (Ibid.)