Évidence

ÉVIDENCE

Par rapport à la certitude inférentielle qui est celle de l’argumentation, l’évidence est une certitude “immédiate” donnée par perception directe. On distingue trois formes d’évidence : l’évidence sensible des faits, l’évidence de la révélation des croyances religieuses et l’évidence rationnelle de l’intuition intellectuelle.

Une évidence est une forme de certitude immédiate se donnant comme un savoir acquis par une perception directe (Dumoncel 1990).
Ne dire que des évidences, c’est dire des choses connues et admises de tous qu’il ne sert à rien de répéter.
Le terme d’aperception est utilisé pour désigner cette forme de connaissance produite par une perception consciente, accompagnée de réflexion. La connaissance par aperception s’oppose à la connaissance par inférence, donc à la connaissance acquise au moyen d’une argumentation, qui est un type d’inférence. On distingue trois formes d’aperception, c’est-à-dire trois sources de l’évidence :

— L’évidence de la révélation d’une autre réalité transcendante.
— L’évidence perceptuelle, sensible, de la réalité.
— L’évidence de l’intuition intellectuelle.

La façon la plus expéditive de légitimer une affirmation est de la rattacher à l’une de ces trois sources, V. Argument – Conclusion. Elles peuvent être invoquées directement dans une argumentation :

— C’est vrai parce que Dieu m’a parlé (le croyant), V. Témoignage, §4
— C’est vrai parce que je l’ai vu (le locuteur ordinaire), V. Évidentialité
— C’est nécessairement vrai (le logicien cartésien), V. Logique ; Connecteur logique ; Syllogisme.

La certitude de l’évidence vaut pour celui qui contemple l’évidence. Mais le report d’une évidence ne vaut que comme témoignage.

À la certitude liée à l’aperception correspond la certitude manifestée dans l’affirmation simple et répétée, qui se dispense d’argumentation.
La croyance argumentée, de par sa nature inférentielle, peut être considérée comme inférieure à la croyance fondée sur l’une des différentes formes d’évidence, V. Paradoxes.

1. Le dogme : la révélation comme source de connaissance

La révélation recueillie dans les Livres sacrés est considérée par les croyants comme une source de certitude. Cette révélation générale, qui a eu lieu au temps sacré des origines, peut être renouvelée par une révélation particulière, comme celle que Blaise Pascal a recueillie dans ce que nous appelons maintenant le Mémorial ; elle produit une certitude absolue :

L’an de grâce 1654.
Lundi 23 novembre, jour de saint Clément pape et martyr et autres au martyrologe,
Veille de saint Chrysogone martyr et autres.
Depuis environ 10 heures et demie du soir jusques environ minuit et demi.
Feu.
“Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob” non des philosophes et des savants.
Certitude, certitude, sentiment, joie, paix.
Dieu de Jésus-Christ,
“Ton Dieu sera mon Dieu”
Oubli du monde et de tout, hormis Dieu.

Blaise Pascal, Mémorial.[1]

2. L’évidence sensible – Perception des états de choses

Le sentiment direct de la réalité fonde des affirmations sur l’évidence des sens. On n’a pas besoin d’argumentation pour voir que l’herbe est verte, ou que la neige est blanche. C’est ce que dit l’adage “les faits sont les meilleurs arguments” ; mais l’adage a tort. Le médecin spécialiste montre à son patient ce qu’on voit sur son scanner, mais le patient ne voit rien du tout. La perception des faits est une activité dépendant des conditions cognitives et des valeurs structurant la personne ; ils peuvent être ignorés et remis en cause ; ils font l’objet d’une adhésion, tout comme les valeurs, cf. §4, V. Stase ; Réfutation par les faits ; Schématisation.

3. L’évidence intellectuelle

Du point de vue philosophique, Descartes utilise l’hypothèse du Malin Génie pour récuser la possibilité de fonder la connaissance sur les évidences sensibles (Descartes [1641], Première Méditation). La science se construit sur l’intuition intellectuelle binaire et l’inférence.

Règle 3 – Pour ce qui est des objets considérés, ce n’est pas ce que pense autrui ou ce que nous conjecturons nous-mêmes qu’il faut rechercher, mais ce que nous pouvons voir par intuition avec clarté et évidence, ou ce que nous pouvons déduire avec certitude : ce n’est pas autrement, en effet, que s’acquiert la science. (Descartes [1628], p. 11)

La “bonne intuition” est infaillible :

Par intuition j’entends non la confiance flottante que donnent les sens, ou le jugement trompeur d’une imagination aux constructions mauvaises, mais le concept que l’intelligence pure et attentive forme avec tant de facilité et de distinction qu’il ne reste absolument aucun doute sur ce que nous comprenons. (Ibid.p.14)

Cette intuition est celle qui nous fait admettre comme hors de tout doute raisonnable que, par un point pris hors d’une droite, on peut mener une parallèle à cette droite, et une seule ; ou que le carré de tout nombre négatif est positif. Ces certitudes ont été remises en cause par la construction des géométries non euclidiennes et des nombres imaginaires.

4. Conséquences

Conflit des sources d’évidence

Il peut sembler que les données les plus incontestables soient celles de l’évidence sensible. Mais le texte suivant montre que la certitude issue de l’évidence sensible peut être moindre que celle émanant de l’autorité du texte sacré. On remarquera que le commentaire de l’auteur, dans le second paragraphe, ratifie cette hiérarchie.

Désaccord sur la mort du Prophète
Après le décès du Prophète, leur premier sujet de désaccord fut la réalité de la mort même du Prophète. Ainsi, le très estimé ‘Omar ibn al Khattâb persistait à dire que le Prophète n’était pas mort, et mettait en garde ceux qui affirmaient le contraire, parce qu’il considérait que c’étaient des ragots répandus par les hypocrites, jusqu’à ce qu’Aboû Bakr vint rappeler aux gens les versets suivants :
Mohammad n’est qu’un Messager avant lequel les Messagers sont déjà passés. Est-ce que, s’il meurt ou s’il est tué, vous tomberez dans l’apostasie ? Celui qui tombe dans l’apostasie ne nuira en rien à Dieu et Dieu récompensera ceux qui rendent grâce (3 : 44)
Tu dois mourir un jour comme ils le doivent aussi (39 : 30)
L’épée tomba aussitôt de la main de ‘Omar, qui se jeta à terre, convaincu que le Prophète avait cessé de vivre et que la révélation avait pris fin.

Désaccord au sujet de l’enterrement du Prophète […]

Ce sont là deux questions importantes sur lesquelles la divergence d’opinion se dissipa rapidement en ayant simplement recours au Coran et à la sounna.

Tâhâ Jâbir al-‘Alwani, Islam – Conflit d’opinions – Pour une éthique du désaccord [1986][2]

Soustraire au doute

L’argument, base de la dérivation argumentative d’une conclusion, est présenté comme soustrait au doute, et pour cela il est commode de le présenter comme une donnée aperceptive, c’est-à-dire quelque chose dont la certitude est celle d’une révélation, d’une évidence sensible ou d’une intuition intellectuelle. Il s’ensuit que celui qui refuse d’accepter cette donnée sera considéré, respectivement, comme disgracié, infirme ou débile. Il n’est dès lors pas nécessaire de le réfuter, puisqu’il est ainsi disqualifié, V. Destruction du discours.

Limites de l’argumentabilité généralisée

L’argumentabilité généralisée suppose que toute personne peut être sommée de rendre compte de ses croyances, et qu’elle doit alors les justifier argumentativement, donc qu’il est illégitime de poser une certitude a priori. Cette thèse est d’application concrète difficile lorsqu’il s’agit de certitudes d’ordre religieux, comme “il n’y a pas de Dieu sinon Dieu” ; d’ordre mathématique, “le carré d’un nombre positif est positif ” ; ou simplement d’expérience quotidienne, “ je crois que le sol ne s’effondrera pas sous mes pas”, V. Dialectique. L’évidence affirmée peut être vue comme posant une frontière à l’argumentabilité généralisée.


[1] Dans Œuvres complètes, Paris, Le Seuil, 1963, p. 618.
[2] Paris, Al Qalam, 1995 pour la traduction française, p. 46-47.