Gaspillage

Arg. du GASPILLAGE

En l’absence de tout signe positif, l’argument du gaspillage s’appuie  sur les efforts passés pour justifier les efforts futurs, dont on espère qu’ils compenseront les pertes passées.
Cet argument incite à persévérer, alors que l’argument du petit doigt dans l’engrenage fait pression pour qu’on s’abstienne de s’engager.

1. Le topos

L’argument du gaspillage est défini comme suit par Perelman & Olbrechts-Tyteca :

L’argument du gaspillage consiste à dire que, puisque l’on a déjà commencé une œuvre, accepté des sacrifices qui seraient perdus en cas de renoncement à l’entreprise, il faut poursuivre dans la même direction. C’est la justification fournie par le banquier qui continue à prêter à son débiteur insolvable espérant, en fin de compte, le renflouer. C’est l’une des raisons qui, selon sainte Thérèse, incitent à faire oraison, même en période de “sécheresse”. On abandonnerait tout, écrit-elle, si ce n’était “que l’on se souvient que cela donne agrément et plaisir au seigneur du jardin, que l’on prend garde à ne pas perdre tout le service accompli et aussi au bénéfice que l’on espère du grand effort de lancer souvent le seau dans le puits et de le retirer sans eau”. ([1958], p. 375).

La définition de ce que le Traité appelle ici un « moyen » est une « technique discursive » particulière (ibid., p. 5), un type d’argument (topos), c’est-à-dire une schématisation d’ordre linguistico-cognitif.
Conformément à la tradition établie par Aristote dans la Rhétorique, le Traité introduit le topos du gaspillage par une définition suivie de deux illustrations. Le topos correspond au passage :

Puisque l’on a déjà commencé une œuvre, accepté des sacrifices qui seraient perdus en cas de renoncement à l’entreprise, il faut poursuivre dans la même direction.

Le topos met en scène des agents impersonnels (on); des situations très générales (commencé, œuvre, entreprise, sacrifices, direction). Il met en relation les éléments suivants.

1) Une situation initiale complexe, l’argument :

(a) On a commencé une œuvre, en vue d’un bénéfice ;
(b) cette œuvre est longue et difficile ;
(c) on n’a rien obtenu (implicite).

2) Ces conditions difficiles engendrent une interrogation puis un pari :

(d) Le désespoir menace ; il est possible de s’arrêter et on est tenté de s’arrêter, d’où la question “Faut-il continuer ?” Ce moment clé reste implicite dans le topos perelmanien.

(e) La situation est maintenant radicalisée, on risque de tout perdre :

Soit (e1) on “renonce”, et tous les efforts passés seront perdus.
Soit (e2) on continue, en “espérant” que les choses finiront par aller mieux.

Cet élément clé, l’espoir, apparaît explicitement dans le premier exemple.

(e2) est lié à (e1) par le topos des contraires :

abandonner et perdre
continuer et ne pas perdre, voire gagner (implicite).

3) D’où la conclusion (f) : “il faut poursuivre dans la même direction”.

Toutes ces conditions sont nécessaires, par exemple (e) ; s’il s’agissait d’une œuvre dont les résultats sont cumulatifs (du type exercices de musculation), alors on pourrait justifier l’arrêt en disant que “c’est toujours ça de pris”.

Le schème est structuré par une concaténation d’émotions :

Espoir → tentation du désespoir → espoir renouvelé

NB : Méthode d’identification du topos
L’entrée Type d’argumentation présente la méthode permettant d’identifier un topos dans un passage en prenant pour exemple l’argument du gaspillage.

2. Schèmes apparentés

Le topos du gaspillage est confirmé par le topos proverbial : “On ne change pas de cheval au milieu du gué” ; à quoi on réplique “Ou tu changes, ou tu te noies”.
Il est vulnérable à un contre-discours du type : “On a déjà suffisamment perdu d’argent / de temps comme ça”.

Pente glissante

L’argument du petit doigt dans l’engrenage : “On ne doit pas commencer, car, si on commence, on ne pourra plus s’arrêter” demande qu’on s’abstienne de s’engager dans une action, parce qu’on soupçonne qu’ensuite il ne sera plus possible de s’arrêter.
L’argument du gaspillage permet de persévérer lorsqu’on a mis le petit doigt dans ce qui semble bien être un engrenage, V. Direction.

“Fallacie des coûts irrécupérables”, ang. sunk cost fallacy

La notion d’argument des coûts irrécupérables (sunk cost argument) est discutée dans Walton 2002, Walton & al. 2008, p. 326-327. La théorie économique distingue les coûts irrécupérables (coûts rétrospectifs), déjà engagés et par conséquent perdus, et les coûts prévisionnels (coûts futurs). Cette théorie dit que, dans la prise de décision, seuls doivent être pris en compte les coûts prévisionnels. Il s’ensuit que, pour la théorie économique, la prise en compte des coûts passés et des sacrifices déjà consentis est irrationnelle et fallacieuse (Wikipedia, Sunk cost).
Le banquier doit savoir évaluer la situation de son débiteur à tout moment et décider en fonction de cette évaluation seule, sans prendre en compte les coûts passés. Il doit savoir prendre ses pertes, comme il sait prendre ses bénéfices, en temps voulu.

La théorie de l’argumentation constate l’existence d’un schème de raisonnement, sans forcément se mettre à la remorque de la théorie économique pour l’évaluation de ce schème. Il n’est d’ailleurs pas évident d’appliquer une méthode d’évaluation qui vaut peut-être pour l’économie au raisonnement de sainte Thérèse.

3. “Morts pour rien ?

L’exemple suivant utilise une formule qui est fréquemment associée à ce topos lorsqu’il sert à justifier la poursuite d’une guerre “alors ils seraient morts pour rien !”. Il s’agit de la guerre d’Irak (2003-2011).

Battre en retraite équivaut à reconnaître que tous nos gars sont morts pour rien ! ” tranche l’un [des fans de John McCain [1], le soldat Carl Broberg, rentré au pays.
Marianne, 1er-10 mars 2008, p. 59.

Dans ce second exemple, les éléments clés du topos sont dispersés dans tout le passage (segments soulignés par nous). Il s’agit de la Première Guerre Mondiale, 1914-1918.

 [Le philosophe Alain] ne croit pas à la guerre du droit. Il est favorable dès la fin de 1914 à une paix de compromis  […]. Mais il ne se fait guère d’illusions : précisément parce qu’elle est si affreuse, si meurtrière, si aveugle, si entière, la guerre est très difficile à terminer. Elle n’appartient pas, ou plus, à cette catégorie de conflits armés que des princes cyniques peuvent arrêter s’ils jugent que le coût en dépasse les gains possibles, et que le jeu n’en vaut plus la chandelle. Elle est dirigée par des patriotes, d’honnêtes gens élus par le peuple, enfermés chaque jour davantage dans les suites des décisions de juillet 1914. Les souffrances ont été si dures, les morts si nombreuses que personne n’ose agir comme si elles n’avaient pas été nécessaires. Et comment s’avancer, sans se désigner comme traître ? Plus la guerre dure, plus elle va durer. Elle tue la démocratie, dont elle reçoit pourtant ce qui perpétue son cours.
François Furet, Le Passé d’une illusion, 1995 .[2]

Selon Furet, les dirigeants des démocraties semblent considérer l’argument du gaspillage comme l’argument essentiel pour continuer la guerre.


[1] Candidat à l’investiture républicaine pour l’élection présidentielle américaine de 2008.

[2] Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Paris, Robert Laffont / Calmann-Lévy, 1995, p. 65.
Lors des présentations de cet exemple, des remarques ont été faites sur ce qu’il faut entendre par “diriger la guerre” et sur le fait que “la guerre tue les démocraties”. Aucun des auteurs de ces remarques n’était historien, tous étaient d’excellents connaisseurs des mécanismes de l’expression textuelle. Ces remarques se résument comme suit.
La guerre de 1914-1918 oppose deux alliances, La Triple Alliance (Empire allemand, la Double monarchie austro-hongroise et le Royaume d’Italie jusqu’en 1915 (Wikipedia), et la Triple entente, France, Royaume-Uni, Empire Russe (idem).
1 — La Triple entente est donc dirigée par deux régimes démocratiques et par un régime non démocratique, et La Triple Alliance par des régimes autocratiques, donc par « des princes cyniques de la vieille école » selon Furet.  Première remarque : On ne voit donc pas pourquoi ces régimes n’ont pas agi selon les principes que leur attribue Furet.
2 — Furet affirme que  la guerre « est dirigée par des patriotes, d’honnêtes gens élus par le peuple» ce qui ne vaut, en gros, que pour la Triple Entente.
3 — On peut admettre que “la direction du conflit”, s’il existe quelque chose de tel, est une responsabilité assumée par les deux protagonistes.
4 — Furet soutient deux thèses, l’une sur le mécanisme qui prolonge la guerre, l’autre sur le fait que « la guerre tue la démocratie ». Quatrième remarque, cette dernière observation est juste dans la mesure où la guerre altère le fonctionnement de la démocratie mais si on regarde ce qui s’est effectivement passé, on constate que la guerre n’a pas détruit les démocraties, mais bien les trois régimes autocratiques qui la menaient contre les démocraties.