Logiques : Art de penser — Branche des mathématiques

LOGIQUES : ART DE PENSER – BRANCHE DES MATHÉMATIQUES

La logique classique comprend deux branches principales, la logique des proposition (inanalysées) et la logique des prédicats. Cette logique constitue l’art de penser qui correspond, mutatis mutandis, à ce que nous nommons maintenant « argumentation ».
En s’axiomatisant à la fin du 19e siècle, la logique, d’une part, devient  la « science de l’inférence” et s’intègre aux mathématiques ; d’autre part, elle renonce à sa fonction rectrice de la pensée naturelle (humaine), y compris dans sa fonction critique. Elle est plus ou moins remplacée par l’argumentation  dans son rôle indispensable de formation ; depuis le début du XXe siècle, “Argumentation” s’est substitué à “Logique” dans les intitulés des manuels.
Dans les années 1950 et 1970, les logiques dites naturelle, non-formelle, substantielle… cherchent explicitement  à dépasser cette perte. Quoi qu’il en soit, la pratique de l’inférence est aussi l’exercice d’une compétence langagière .  construire et comprendre un syllogisme c’est parler sa langue.

1. Logique classique

1.1 Le cadre aristotélicien

Aristote n’utilise pas le terme “logique” dans les Premiers et les Seconds analytiques ; il parle du «[raisonnement, discours] analytique démonstratif », ce qui correspond à l’acception actuelle du terme logique (Kotarbinski [1964], p. 5).
Les Seconds analytiques définissent ce qu’est le savoir scientifique :

Ce que nous appelons ici savoir, c’est connaître par le moyen de la démonstration. Par démonstration j’entends le syllogisme scientifique. (S. A., i, 2, 15-25 ; p. 8)

Il s’ensuit que :

Il est nécessaire que la science démonstrative parte de prémisses qui soient vraies, premières, immédiates, plus connues que la conclusion, antérieures à elle, et dont elles sont les causes. (Ibid.).

Dans une note à ce passage, Tricot précise que:

Syllogisme est le genre, scientifique (producteur de science) la différence spécifique qui sépare la démonstration des syllogismes dialectiques et rhétoriques » (Ibid., note 3).

Le syllogisme scientifique produit du catégorique, le syllogisme dialectique du probable, et le syllogisme rhétorique du persuasif. C’est dans ce cadre que se comprend la position de la persuasion dans la rhétorique d’Aristote.

La  logique traditionnelle consiste en une analyse des propositions comme des constructions sujet-prédicat, une théorie des relations entre les quatre formes de proposition analysées et une théorie du syllogisme et des paralogismes.

1.2 Logique et raison

Au Moyen Âge, Thomas d’Aquin (1225-1274) reprend la définition aristotélicienne de la logique, en relation avec la réflexivité de l’acte de raisonnement :

La raison maîtrise non seulement les opérations des facultés qui lui sont soumises, mais encore son acte propre. […] L’intelligence s’auto-comprend et la raison peut se pencher sur sa propre activité. (Thomas d’Aquin, Sec. An., Com., p. 46)

La logique est la science de la raison :

L’intelligence possède une sorte d’art directeur de son propre acte, grâce auquel l’homme raisonne avec méthode, aisance et sûreté. Cet art, c’est la logique, la science rationnelle [science de la raison]. (Ibid.)

Cette définition est fondamentale pour la logique néo-thomiste, notamment pour Maritain qui définit la logique comme : « l’art QUI DIRIGE L’ACTE MÊME DE LA RAISON » (Maritain [1923], p. 1 ; majuscules dans le texte), définition reprise par Chenique (1975), cf. infra §2.4.

Dans une perspective proche, l’objet de la logique peut être déplacé de la raison au raisonnement (de la capacité à son produit concret), mettant au premier plan la valeur normative de la logique formelle, définie comme :

une science qui détermine quelles sont les formes correctes (ou valides) de raisonnement » (Dopp 1967, p. 11 ; italiques dans le texte).

1.3 La logique comme étude de l’inférence

Selon les logiciens mathématiciens :

— (La logique est) la discipline qui traite de l’inférence correcte. (Vax 1982, Logique)
— La logique a pour objet les principes de l’inférence valide. (Kneale & Kneale [1962], p. 1)
— La logique a la fonction importante de dire qu’est-ce qui s’ensuit de quoi. (Kleene [1967], p. 11)

1.4 La logique est une science

Comme toute science, la logique a pour tâche la poursuite de la vérité. (Quine [1973], p. 11)

Les stoïciens ont les premiers défini la logique non pas, à la manière d’Aristote comme un organon, un instrument (au service des sciences) mais une science.

1.5 Logique classique

La logique dite classique (ou logique traditionnelle, selon Prior 1967) est par nature une logique formelle : c’est un des mérites révolutionnaires d’Aristote d’avoir introduit l’usage systématique des variables. Elle est constituée d’un ensemble de thèses qui synthétisent des propositions d’origine aristotélicienne, stoïcienne, ou médiévale. Elle comprend deux parties :

— La logique des propositions analysées ou calcul des prédicats, qui correspond à la théorie aristotélicienne du syllogisme.

— La logique des propositions inanalysées ou calcul des propositions, qui s’intéresse à la construction, à l’aide de connecteurs logiques, de propositions complexes à partir de propositions elles-mêmes simples ou complexes, ainsi qu’à la détermination des formules valides (lois logiques, ou tautologies). Le calcul des propositions est d’origine stoïcienne.

“Lois de la pensée”
La logique classique est fondée sur divers principes, qu’elle considère comme des “lois de la pensée” :

— Principe de non-contradiction             

— Principe du tiers exclu, V. Proposition §321
La définition de la négation logique découle de ces deux principes.

 — Principe d’identité, “a = a”.
Toute chose est identique à elle-même ; toute chose est ce qu’elle est.

L’époque contemporaine a vu la multiplication des formalismes logiques dits “non classiques”. Ces formalismes logiques sont parfois inspirés par certains phénomènes du langage ordinaire non pris en compte par la logique classique, comme le temps ou la modalité, qu’elles se proposent de formaliser.

2. De l’art de penser à une branche des mathématiques

2.1 La logique “art de penser” et l’émergence de la méthode scientifique

D’Aristote jusqu’à la fin du 19e siècle, la logique classique est considérée comme l’art de penser correctement, c’est-à-dire de combiner les propositions de façon à transmettre à la conclusion la vérité des prémisses dans un même univers de sens stabilisé.
Les règles du raisonnement valide (de l’argumentation correcte) sont données par les règles d’évaluation du syllogisme, qui permettent de trier les syllogismes valables et de rejeter les paralogismes (raisonnement vicieux, paralogismes proprement dits, sophismes). Déterminant ainsi les schémas de raisonnement valides, la logique fournit la théorie du discours rationnel-scientifique.

À l’époque moderne, cette conception de la logique comme science du raisonnement discursif assimilant raisonnement scientifique, raisonnement syllogistique et  pensée naturelle a été déstabilisé par l’émergence des sciences structurées par le raisonnement expérimental fondé sur l’observation, la mesure, la prédiction et l’expérimentation, le tout régulé par le calcul mathématique.

À l’époque contemporaine, la logique a été intégrée aux mathématiques. Cette évolution a commencé à la Renaissance, et on peut la repérer chez Ramus (1515 – 1572, Ong 1958), pour qui jugement, logique et méthode doivent être pensés comme des opérations autonomes, sur un plan que nous appellerions épistémique ou cognitif, hors rhétorique et hors langage.
La mutation apparaît avec évidence si l’on compare La Logique ou l’art de penser contenant outre les règles communes, plusieurs observations nouvelles propres à former le jugement d’Arnauld et Nicole (1662) au Traité de l’art de raisonner (1796) de Condillac. Dans ce dernier ouvrage le langage du raisonnement n’est plus la langue naturelle dans sa capacité syllogistique, mais la géométrie. L’argumentation rhétorique n’est jamais prise en compte ; ainsi de l’analogie, n’est retenue que la proportion mathématique ([1796], p. 130). Les règles de la méthode scientifique ne sont désormais plus celles du syllogisme, mais celle des sciences ayant recours à l’observation, à l’expérience et au calcul.

2.2 Mathématisation de la logique

La logique est par nature formelle : elle s’intéresse non pas au contenu (à la substance, à l’objet particulier) des raisonnements ou des inférences, mais à leur forme. Elle a été formalisée, au sens d’axiomatisée et mathématisée, à l’époque contemporaine. La publication de la Begriffschrift (“écriture du concept”) par Frege, en 1879, marque le point à partir duquel la logique ne peut plus être vue comme un “art de penser“, mais comme un “art de calculer”, une branche des mathématiques.

Au début du XXe siècle, la logique classique est gagnée par le « crépuscule des évidences » :

On passe de la logique aux logiques qu’on construira à volonté, et à son tour, cette pluralité de logiques retire son privilège à la logique classique, qui n’est plus qu’un système parmi d’autres, comme eux simple architecture formelle dont la validité ne dépend que de sa cohérence interne. (Blanché 1970, p. 70 ; p. 71-72)

En s’axiomatisant, la logique renonce à sa fonction rectrice de la pensée, donc à sa fonction critique. Elle ne fournit plus le modèle du discours rationnellement argumenté ou de l’échange dialectique. C’est à cette époque que la logique est devenue cette discipline formalisée contre laquelle devaient s’opposer, dans les années 1950 et 1970, les logiques dites naturelle, non-formelle, substantielle… De fait, la logique classique maintenue doit être ajoutée à cette liste.

2.3 Résistance à la formalisation : Le néo-thomisme

La problématique de l’argumentation logique comme méthode de pensée s’est maintenue en théologie, comme partie importante du cursus philosophique néo-thomiste. En 1879 — date également de la publication de la Begriffschrift de Frege —, le pape Léon XIII publie l’encyclique Aeterni Patris, qui établit Thomas d’Aquin et son interprétation de l’aristotélisme comme une sorte de philosophie officielle de l’église catholique romaine, promouvant ainsi une vision de la logique comme fondement de la pensée au moment même où cette orientation était scientifiquement dépassée.

Néanmoins, le néo-thomisme a produit un courant d’enseignement et de recherche sur la logique classique comme méthode de pensée et cadre analytique pour la cognition en langage naturel. On trouve des développements substantiels relatifs à la logique traditionnelle, comme ainsi d’intéressantes considérations sur les types d’arguments, les sophismes et paralogismes, dans des manuels de philosophie d’inspiration néo-thomiste pour l’éducation religieuse à un niveau supérieur. D’importants travaux, comme la Petite logique de Maritain ([1923]), Tricot (1928), Chenique (1975) témoignent de cet intérêt pour la logique comme structure et méthode de la cognition naturelle, ainsi que du refus des conceptions formalistes de la logique.

Ce courant a ainsi développé une vision des liens entre logique et argumentation bien distincte de celle de la “Nouvelle rhétorique”, qui oppose logique et argumentation.

La théorie des trois opérations de l’esprit

La théorie des trois opérations de l’esprit vient de Maritain (1937, §2-3). Elle reprend ainsi la logique classique, abandonnée par les logiciens attirés par les potentiels des modèles mathématiques. Elle met particulièrement en lumière la nécessité de prendre en compte la genèse progressive de l’argumentation à partir du terme et de la proposition. Elle a ainsi toute sa place dans une analyse des raisonnements en langue ordinaire.

L’argumentation comme processus mental

Comme processus mental, l’argumentation est définie par trois “opérations de l’esprit”, l’appréhension, le jugement et le raisonnement :

Appréhender [1]. Par l’appréhension, l’esprit saisit un concept, “homme”, puis le délimite “tous les hommes”, “certains hommes”.
Juger.  Par le jugement, l’esprit affirme ou nie quelque chose du concept ainsi délimité, pour aboutir à une proposition, l’homme est mortel”.
Raisonner. Par le raisonnement, l’esprit enchaîne ces propositions, de façon à progresser de vérités connues vers des vérités nouvelles.

L’argumentation comme processus discursif

Ces trois opérations cognitives correspondent respectivement à trois opérations linguistiques : nommer, prédiquer, enchaîner les propositions ou argumenter.

— Nommer. Cette opération correspond à l’ancrage langagier du concept, au moyen d’un terme, selon sa quantité ; elle ouvre la question de la référence.
Prédiquer, dire quelque chose à propos des êtres ainsi nommés et quantifiés, c’est-à-dire construire un énoncé.
Argumenter, enchaîner de façon ordonnées les propositions déjà connues, les prémisses, en un discours, l’argumentation, de façon à produire une proposition nouvelle, la conclusion, à partir de propositions déjà connues. L’argumentation au niveau discursif correspond au raisonnement au niveau cognitif.

Ce modèle linguistique-cognitif correspond assez bien au concept d’argumentation comme schématisation défini dans la logique naturelle de Grize.

3. Logique et argumentation

3.1 Mise à distance de la logique formalisée

Les logiques classiques ont un lien essentiel avec certaines formes du discours en langue naturelle ; elles sont, à leur manière, des théories de l’argumentation. Les logiques pragmatiques — logique non formelle, substantielle, ou naturelle — relèvent d’un mouvement de critique des formalismes axiomatisés pour une meilleure prise en compte des conditions écologiques de l’argumentation : l’argumentation est irréductiblement liée à la langue naturelle, et au contexte. La logique formalisée est décontextualisée et s’exprime dans un langage contraint, “enrégimenté”, qui exploite et oublie la langue naturelle, V. Argumentation et démonstration, §5.

Dans la tradition de la philosophie du langage, et sans prendre en compte la tradition de la rhétorique argumentative, Toulmin a montré que le mouvement de formalisation de la logique appelait un accompagnement, une contrepartie prenant en charge la pratique logique («  logical practice », [1958], p. 6), mobilisant des argumentations substantielles (« substantial argument », ibid., p. 125), dépendant du domaine considéré («  field dependant », ibid., p. 15), dont le modèle est la pratique juridique (« logic is generalized jurisprudence » ibid., p. 7) et dont le but premier est justificatif (« justificatory », ibid., p. 6)

À la différence d’autres théories de l’argumentation, peut-être en opposition au rejet de la logique par la nouvelle rhétorique, la logique non formelle (informal logic) et la logique naturelle ont conservé le mot logique dans leurs intitulés, V. Études d’argumentation; Argumentation: Définitions.

3.2 Langage logique et langue naturelle : Éléments différentiels

L’intersubjectivité, exclue du langage logique, structure la langue, le discours et le raisonnement naturels.

— L’usage de la langue logico-scientifique est guidé par le principe de vérité, le langage commun par la véridiction.

— La langue des sciences est référentielle, la langue naturelle peut être utilisé figurativement. Elle permet la ruse, le mensonge, la manipulation, la fiction et l’humour, V. Figure ; Ironie.

— La logique et la science demandent des termes stables et définis de manière univoque. Le lexique de la langue naturelle est marqué par l’ambiguïté, le  floula polysémie et l’homonymie. Les conflits de catégorisation et de définition sont courants. Dans un discours en langue naturelle, le sens  global des mots se construit progressivement, parallèlement à celui de l’objet de discours qu’ils désignent.
Le sens des mots est défini en langue ; le sens des mots dans le dictionnaire est un condensé, extrait de leurs usages constatés. La signification des mots en discours s’ajuste au contexte, qui peut redéfinir leur sens. Le sens donné aux termes scientifiques stabilise leur usage, quel que soit le contexte.
L’apparition ou la redéfinition d’un terme scientifique est l’œuvre explicite de la communauté concernée (voir le cas du mot planète). Les définitions sont et restent stipulatives. Les mots nouveaux ordinaires ou les nouveaux sens de mots apparaissent peu à peu, et peuvent n’être enregistrés que tardivement dans le dictionnaire.

— La syntaxe de la langue logique définit et construit des expressions bien formées et les enchaîne de façon univoque selon de règles de construction explicites . Les énoncés de la langue naturelle peuvent correspondre à plusieurs schémas syntaxiques, V. Composition et division ; Connecteurs logiques ; Connecteurs linguistiques.
Le langage ordinaire admet  le raisonnement hypothético-déductif (mutatis, mutandis), mais également une variété de formes hétérogènes de raisonnement dont la théorie des types d’argumentation s’efforce de donner une idée.

— Un langage où termes et opérations sont définis de manière univoque élimine la redondance. Le discours naturel exploite la redondance sous toutes ses formes : marques de personne, de nombre, de temps ; redondance des traits sémantiques et des informations etc. La redondance peut faciliter la communication, ou peut, au contraire,  lui faire obstacle, selon les intentions du locuteur, V. Verbiage.

— Toutes les opérations logiques se développent sur le registre de l’explicite. Le discours se déploie sur la base de plusieurs couches sémantiques, V. Présupposition. La pleine compréhension d’un discours demande qu’on tienne compte des projections du discours, c’est-à-dire du non-dit, des significations implicites, sous-entendues, ainsi que des allusions dont le déchiffrement, toujours incertain, dépend en particulier du contexte et de la connaissance qu’on a de l’interlocuteur.

— Le langage logique exprime pleinement un sens univoque. Le discours ordinaire projette son sens dans des directions incertaines, d’où la nécessité de l’interprétation.

Ces caractères différentiels qui, du point de vue de la la logique, peuvent être vus comme  autant de défauts de la langue ordinaires, constituent, dans le discours naturel autant de ressources contextuellement exploitables par les locuteurs, en fonction de leurs intentions communicationnelles.


[1] Ce sens de appréhender1, appréhension1 “saisir par l’intelligence” “acte d’appréhender1” n’a rien à voir avec celui de leurs homonymes appréhender2, “craindre”, appréhension2 “crainte”.