MENACE – PROMESSE
La perspective d’un dommage plus ou moins imminent constitue une menace.
“A menace B” admet deux lectures, selon que la source de la menace 1) correspond à une cause matérielle (l’orage menace) ou 2) est un agent humain (Pierre menace Paul).
Face à un dilemme de double menace, l’une relativement supportable (donner la bourse), et l’autre beaucoup plus (la vie), le menacé opte généralement pour la première. La menace peut être équilibrée par une contre-menace (stratégie de dissuasion). Elle peut être camouflée sous un voile de causalité.
1. La source de la menace est une cause matérielle
L’éruption menace le village
L’orage menace les récoltes
La falaise menace de s’effondrer.
En parlant de menace, quelles qu’en soient la source et l’objet, le locuteur définit la situation comme source de crainte, de peur, voire d’angoisse. En tant que sentiment, la peur est forcément liée à un expérienceur, et prototypiquement à un humain, V. Émotion.
L’être sous le coup de la menace est toujours humain ou lié aux humains, qu’il s’agisse d’un dommage infligé directement et immédiatement aux humains (récolte, village) ou de façon indirecte et lointaine :
Le réchauffement climatique menace les glaciers.
Si nécessaire, l’interprétation lie aux humains l’être sous le coup de la menace, et, à la limite, humanise l’être menacé, ce qui est plus facile lorsqu’il s’agit d’un arbre (Proche, Animé) que lorsqu’il s’agit d’une météorite (Lointain, Inanimé) :
Le rocher menace l’arbre
Les radiations menacent la météorite : ?
2. Le locuteur H est l’agent du dommage encouru
Si H est un humain agent volontaire du dommage potentiel encouru par M, on a affaire à une menace ouverte et directe, la menace par excellence :
La bourse ou la vie !
Alors, ce terrain je te l’achète à toi ou à ta veuve ?
La menace est double, et le menaceur offre au menacé le choix entre deux maux, l’un plus grave que l’autre du point de vue du menacé et sans intérêt pour le menaceur, l’autre correspondant à la rançon demandée. Si bien que le menacé se retrouve dans une situation de dilemme, contraint à opter pour le moindre mal, satisfaire le menaceur. “ou bien… ou bien... », ou “si… alors…”, V. Connecteurs logiques :
Soit vous perdez seulement votre argent, soit vous perdez votre vie et votre argent.
Soit vous faites cela pour moi – ce qui est, je suis d’accord, assez désagréable pour vous – soit je vous fais cela – ce qui sera vraiment beaucoup plus désagréable pour vous.
Schématiquement :
— H annonce à M qu’il risque de souffrir un dommage X0
— La réalisation de ce dommage dépend de H (agent du dommage).
— Ce dommage peut être suspendu si M réalise telle chose X1, explicitement exigée par H, et que M ne ferait pas spontanément, de bon gré.
— Pour M, X1 est moins dommageable que X0.
On peut discuter de la nature argumentative d’un tel discours. Mais devant l’alternative “la bourse ou la vie !”, il semble raisonnable de sacrifier la bourse ; en tout cas, lorsqu’il faudra expliquer où est passé l’argent, l’existence d’une telle menace sera considérée comme une explication pleinement satisfaisante de sa disparition.
Le moyen suggéré doit réellement supprimer la menace actuelle. Si le menaceur laisse ouverte la possibilité d’un nouveau rançonnement, alors il ne reste plus au menacé que l’espoir de résister (cas des rançongiciels).
3. La menace, fondement du discours de la peur
La tradition des études argumentatives, s’intéresse à la situation où le locuteur est source de la menace ou représente un humain, une institution source de la menace.
La manœuvre a été abondamment désignée métonymiquement par l’instrument de la menace :
— Menace du bâton donc métonymiquement appel à la force, à la contrainte physique. Il peut s’agir de bâton au sens propre de châtiment physique dans ce monde ou dans l’autre (enfer), ou au sens symbolique de blâme. V. Foi et superstition.
(Lat. ad baculum, de baculum “bâton” ; ang. arg. from the stick).
— Menace de la prison, sous-espèce de la précédente. (Lat. ad carcerem, de carcer, prison).
— Menace plus ou moins métaphorique de foudroyer toute résistance
(Lat. ad fulmen, de fulmen, foudre ; ang. thunderbolt arg.).
— Menace de frapper au portefeuille. L’argument du portefeuille (différent de l’argument de la richesse) recouvre toutes les formes de menace et de récompense liées aux intérêts financiers.
L’argument du portefeuille est parfois désigné sous son nom latin, ad crumenam, de crumena “bourse” ; ang. argument to the purse).
Le sentiment associé est toujours la crainte, la peur : Latin argumentation ad metum ; de metus, peur. Anglais : appeal to fear, “peur” ; scare tactics, “stratégie de la peur” ; arg. from threat, “menace”.
Dans tous les cas, la menace produit de la peur (a contrario : “Vos menaces ne me font pas peur”). La caractérisation précise de l’émotion induite dépend du mode de construction de la menace, selon qu’elle a ou non une source précise (“on sent qu’il va nous arriver quelque chose”), qu’il existe un agent identifié à l’origine de la menace ; qu’il existe ou non des possibilités de contrôle (“nous allons vers un conflit des civilisations”). Si la menace est causale, sans source précise ni possibilité de contrôle ou de refuge (“tout fout le camp”), le discours de la menace construit de l’inquiétude diffuse, de la peur, de l’angoisse, voire des crises de panique. La substitution de l’agentivité à la causalité permet de se livrer à la quête de responsables, et donne des moyens de combattre la peur.
4. Menace et contre-menace : la dissuasion
Tout ceci se déroule dans la logique du malandrin, qui suppose que le rapport de force est en sa faveur. Mais l’agresseur peut avoir mal évalué la situation ; s’il s’en prend à Fanfan la Tulipe, il sortira perdant de l’aventure. En restant sur le plan de la négociation, le menacé peut disposer de ressources lui permettant de faire chanter le maître chanteur. Il peut à son tour proférer des contre-menaces, qui permettent de rétablir le statu quo.
Si les forces sont exactement équilibrées, la réciprocité des menaces détruit la menace, comme le dit du moins la doctrine de la dissuasion ou de l’équilibre de la terreur. Selon le discours officiel, la menace n’a pas pour objet d’obtenir quelque avantage sur l’autre, mais seulement de préserver sa propre existence. Seul le mal peut contenir le mal, ce qui n’est pas satisfaisant du point de vue moral, V. “Toi aussi !”.
5. Prévenir et menacer
L’agentivité (menacer) peut être dissimulée sous la causalité (avertir).
3.1 H informe M et l’avertit
M peut ne pas être conscient des conséquences de ses choix :
X : — Dois-je vraiment mettre ces gants très peu commodes ?
Y : — Ces gants sont des maniques, si tu ne les mets pas, tu te brûleras.
Il ne s’agit pas de menace, mais d’argument par les conséquences négatives, or les conséquences négatives se coordonnent très bien aux menaces. Si l’effet redouté est présenté comme une conséquence négative inexorable d’un comportement de M, M est l’artisan de son propre malheur. H prévient M et lui indique un moyen d’éviter ce malheur.
Si tu continues comme ça, tu vas droit à la catastrophe
Tu travailles dur pendant les vacances ou tu vas à la catastrophe.
La causalité est celle du monde social tel qu’il est envisagé par H :
X : — Dois-je vraiment faire mes devoirs ?
Y : — Si tu ne fais pas tes devoirs, pas de cinéma ce week-end, tu échoueras à ton examen, plus tard tu ne trouveras pas de travail, et tu iras en enfer.
3.2 A avertit – menace B
Le locuteur peut voiler sa menace sous la forme d’une argumentation par les conséquences ; autrement dit, l’agentivité est dissimulée sous la causalité. Dans le cas de la menace ouverte, le locuteur prend en charge son rôle de méchant en se présentant comme l’agent de l’événement négatif pour l’interlocuteur menacé. Si l’événement négatif est présenté comme causé par le comportement de l’interlocuteur lui-même, on a affaire à une argumentation par les conséquences négatives. L’interlocuteur est alors construit comme l’agent de son propre malheur. Dans cette configuration, le locuteur dégage sa responsabilité, il se met dans le rôle du conseiller.
Le changement de stratégie est identique à celui que l’on observe dans le cas du passage d’une politique résultant d’un choix volontaire à une politique orientée par la force des choses.
Question : L’entreprise doit-elle accorder une augmentation de salaire à ses employés ?
Le syndicat : — S’il n’y a pas d’augmentation, les ouvriers vont tout casser !
Le patronat : — Si vous persistez dans vos revendications, vous allez nous contraindre à la fermeture de l’usine.
5. Ad baculum carotamque, “le bâton et la carotte”
Dans les mains du pouvoir établi, la menace et la peur, comme la joie et la récompense, peuvent être utilisées comme de puissants instruments de dissuasion et d’incitation, “que les bons se réjouissent et que les méchants tremblent !”.
Le philosophe chinois Han-Fei propose une théorie du pouvoir comme usage expert des « deux manipules » (Han-Fei, Tao), qui sont les deux intérêts matériels motivant les actions humaines, les châtiments et les récompenses, hors de tout souci de rationalité ou de valeur d’un autre type, comme la justice. La gestion des actions humaines exploite deux mouvements psychiques antagonistes, la peur et la souffrance du châtiment ; le désir, puis la joie de la récompense. Les actes argumentatifs par excellence seraient ainsi la promesse (de récompense) et la menace (de châtiments) — si l’on admet qu’argumenter c’est persuader de faire ceci, ou dissuader de faire cela, V. Autorité ; Pragmatique.
La locution courante “manier la carotte et le bâton” associe ces deux formes d’appel à l’intérêt financier. L’argument dit ad baculum devrait plutôt être nommé ad baculum carotamque. On s’est intéressé principalement à l’argument du bâton, comme si l’argument de la carotte était tout de même plus acceptable ou plus rationnel. On peut également appeler “argument du portefeuille” l’argument de la carotte et du bâton utilisé par celui qui impose ses décisions par des sanctions financières (frapper au portefeuille) et des récompenses : “travaillez plus sinon vous serez renvoyés” (menace) ; “travaillez plus, vous gagnerez plus” (récompense). Il s’agit de “ faire, parce que sinon…” ou de “ faire, parce que ça rapporte”. La récompense joue ce que tous les humains sont supposés désirer, soit honos, uoluptas, pecunia : la gloire, le pouvoir, le plaisir, l’argent, V. Valeur.