Métaphore – Analogie – Modèle

MÉTAPHORE – ANALOGIE – MODÈLE

La métaphore est une figure de ressemblance, qui s’oppose à la métonymie, figure de contiguïté. La première se développe sur l’axe paradigmatique du discours, la seconde sur l’axe syntagmatique.
La métaphore (focus) fournit un modèle pour le cadre dans lequel elle est présentée. En d’autres termes, elle identifie son foyer à son cadre, alors que l’analogie ne fait que les rapprocher. L’analogie trahit ainsi la métaphore, et la rend la métaphore malheureuse vulnérable à la réfutation.

1. Un trope

La métaphore est un trope (une figure) en un seul mot : “Aucun homme n’est une île” (John Donne). On est en présence d’un trope lorsqu’un mot fait saillie et obstacle dans un texte ; pris dans son sens habituel, ce mot ne convient pas au contexte ; à la lettre, l’énoncé est faux, inacceptable, énigmatique.
Le mot est le « foyer » et le contexte le « cadre » (focus / frame, Black 1979, p. 28) du trope. L’effet “tropique” est produit par le sentiment d’une incompatibilité cadre / foyer, qui ne permet pas de construire immédiatement un sens global.
Cette situation déclenche un processus interprétatif. Il y a métaphore lorsque l’interprétation procédant par analogie permet de composer un sens rétablissant la cohérence de l’énoncé.

1.1 Interprétation

Cette interprétation peut aboutir à extraire du terme foyer un “trait sémantique”, c’est-à-dire un mot ou une expression, qui, permet de composer un “sens littéral” acceptable lorsqu’on le substitue au foyer en conservant le cadre. Ici, le trait [coupé des autres], permet de reconstruire le sens littéral acceptable, “aucun homme n’est coupé des autres”.
En pratique, le contraste cadre / foyer est un stimulus, une machine à produire de nouveaux discours dans lesquels le langage de l’île (foyer) sera utilisé pour dire l’homme (cadre). Il est certes vrai que, comme l’île, aucun homme n’est coupé des autres, mais que faire de l’océan qui bat les côtes de l’île ? Peut-on l’intégrer à la description de la condition humaine ? C’est pourquoi la substitution au foyer du premier trait venu est toujours une perte, désamorçant l’image et annihilant la dynamique de la métaphore, qui, du point de vue cognitif, a tendance à se développer jusqu’à l’identité. Le langage métaphorique de l’île tend à recouvrir l’humain pour le révéler. C’est ce potentiel de découverte qui est exploité dans la métaphore argumentative.

La comparaison Pierre est paresseux comme un lion est une comparaison intéressante, puisque le lion est de fait un animal paresseux — c’est la lionne qui chasse et qui s’occupe des enfants. Mais ce sens ne peut pas être métaphorisé ; “Pierre est un lion” dit toujours que Pierre est fort et courageux, et non pas qu’il laisse son compagnon faire tout le travail. L’interprétation métaphorique est conditionnée par la pratique commune des stéréotypes.
La métaphore qui nécessite ouverte à l’interprétation est dite métaphore vive. La métaphore lexicalisée ou catachrèse est une métaphore effacée passée dans le langage courant pour désigner un objet qui n’a pas de signifiant propre (feuille de papier). Elle a, de fait, perdu son caractère de métaphore.

1.2 Métaphore et analogie

La métaphore se distingue de l’analogie. L’analogie bonne ou mauvaise, a toujours quelque chose de vrai “j’écris mon journal chaque matin comme je me brosse les dents” ; elle peut être contredite et discutée. L’énoncé métaphorique « l’électeur est un veau » (Charles de Gaulle), est trivialement faux, c’est une erreur de catégorisation, et « aucun homme n’est une île » trivialement vrai (correction d’une erreur de catégorisation). Même réduite à l’analogie, la métaphore maintient une ambiguïté, en introduisant un niveau de signification parasite, un sens figuré apparemment dépassé mais toujours là, comme un potentiel de développement sémantique, parallèle au sens littéral, seul pertinent pour la discussion sérieuse sur le fond des choses.

C’est pourquoi la métaphore vive est bannie du langage argumentatif logique, comme elle l’est du langage de l’exposé des résultats scientifiques. Même si on lui reconnaît un rôle heuristique, elle ne peut être discutée que si elle est mise sous la forme d’une comparaison (Ortony 1979, p. 191). En revanche, ses capacités de suggérer au-delà du sens littéral sont bienvenues dans une démarche heuristique, ou lorsqu’il s’agit de populariser des résultats scientifiques complexes.

2. Métaphore et coopération interprétative

Par la métaphore, le locuteur sollicite ouvertement la coopération interprétative du destinataire ; il lui laisse quelque chose à faire. Créant de la coopération, la métaphore force les accords préalables. Cette explication fonctionnelle de la métaphore est identique à celle qu’on donne de l’enthymème comme syllogisme abrégé, reconstruit au terme d’un processus de coconstruction liant l’orateur et l’auditoire. Dans les deux cas, la fonction argumentative de cette condensation est l’activation du partenaire. Cette analyse suppose que le langage argumentatif non-métaphorique est moins complexe que le langage métaphorique, voire transparent, et que son interprétation ne nécessite pas de coopération ou une coopération moindre, ce qui ne va pas de soi.

3. Comme l’analogie, la métaphore opère un transfert de langage

La métaphore trouve sans peine une solution à l’énigme de la métaphore :

La métaphore est le travail du rêve du langage, et comme tout travail du rêve, son interprétation en dit autant sur l’interprète que sur son auteur. L’interprétation des rêves demande une coopération entre le rêveur et le réveillé [waker], même s’il s’agit de la même personne ; et l’acte d’interprétation est lui-même un produit de l’imagination. De même, la compréhension d’une métaphore est une tâche aussi créative que sa production, et tout aussi peu guidée par des règles. (Davidson, 1979, p. 29)

Il est difficile de résister à la métaphore “métaphore, travail du rêve” même si elle commet la fallacie ad obscurum per obscurius, c’est-à-dire qu’elle prétend éclairer l’obscur (la métaphore) par le plus obscur (le travail du rêve). Dans L’interprétation des rêves (1900) Freud définit le travail du rêve comme le processus par lequel le contenu latent d’un rêve est recouvert par son contenu manifeste, par déplacement, distorsion, condensation et symbolisme. D’où l’idée que les mêmes mécanismes sont à l’œuvre pour reconstruire le sens de la métaphore.

 

La métaphore est un modèle (Black 1962), et un modèle impérialiste, qui pousse vers l’identité totale :

À propos d’économie casino, on devrait appliquer aux traders drogués aux transactions financières les règles qu’on applique aux joueurs addicts dans les casinos : on leur interdit l’accès aux salles de jeu.

Dire que “l’électeur est un veau”, c’est dire que “l’électeur est indécis, faible et manipulable comme un veau” ; le veau étant ici le parangon cumulant ces défauts, ce qui en fait un modèle (une représentation) de l’électeur.
La métaphore est ouverte : si l’électeur est catégorisé comme un veau, on peut lui faire adopter des comportements directement contraires à ses intérêts, par exemple le conduire à un abattoir plus ou moins métaphorique.

Au domaine du corps est attaché un langage sinon complet et cohérent, du moins usité et compris, celui des flux de matières organiques, de la physiologie, de la bonne santé et de la maladie, de la vie et de la mort. À travers ce langage, l’intuition du corps est bien partagée. Soit un autre domaine, comme la société, domaine mal connu, mal pensé, non doté d’un langage cohérent, fonctionnel efficace. L’analogie métaphorique projette le langage du domaine Ressource, le corps humain, sur le domaine Problématique, la société. Par ce transfert, la cible peut alors être parlée et pensée, dans un langage dans lequel on a confiance. D’un seul coup, dans le langage introduit par la métaphore, la société devient dicible et discutable. Alors que l’analogie est une invitation à observer le Problème à travers la lunette de la Ressource, la métaphorisation permet d’oublier la lunette.

Le peuple s’était séparé des sénateurs pour s’affranchir des impôts et du service militaire, et l’on tentait, pour le rappeler, d’inutiles efforts. “Un jour, dit Agrippa (*), député vers lui, les membres du corps humain, voyant que l’estomac restait oisif, séparèrent leur cause de la sienne, et lui refusèrent leur office. Mais cette conspiration les fit bientôt tomber eux-mêmes en langueur ; ils comprirent alors que l’estomac distribuait à chacun d’eux la nourriture qu’il avait reçue, et rentrèrent en grâce avec lui. Ainsi, le sénat et le peuple, qui sont comme un seul corps, périssent par la désunion, et vivent pleins de force par la concorde.” Cet apologue ramena le peuple, qui cependant créa des tribuns de son ordre pour défendre sa liberté contre l’orgueil des nobles.
Sextus Aurelius Victor, Origine du peuple Romain.  (*) Consul en 503 av. J.-C. [1]

Pour exploiter la métaphore argumentative, on la développe en une fable. L’analogie met en correspondance deux domaines bien distincts de réalité, sans pour autant les confondre. La métaphore pousse l’analogie jusqu’à l’identification du domaine problème au domaine ressource. C’est pourquoi la réduction de la métaphore à l’analogie sous-jacente trahit la métaphore, en re-séparant les domaines que la métaphore assimile.

3. Le saut de l’analogie à l’identité ?

L’analogie catégorielle ou structurelle est une identité partielle. La question de l’identité totale, sous-jacente à des différences immédiatement discernables, joue un rôle essentiel dans certaines analogies :

Les congères, c’est comme de la tôle ondulée
Les congères, c’est comme des dunes.

Les structures syntaxiques de ces deux énoncés sont identiques. En donnant à l’interlocuteur les traits /amas, ondulation/, la première analogie lui permet de visualiser l’aspect des congères, et de s’approcher du sens du mot congère. La seconde est plus profonde, elle ouvre la voie à une identité profonde :

neige : congère :: sable : dune

Ce rapport suggère que l’analogie peut être expliquée par l’action du vent sur, respectivement, les particules de neige et les grains de sable. On est ainsi sur la voie de la construction d’un modèle physico-mathématique couvrant les deux phénomènes (compte tenu des différences entre les deux types de particules, grains de sable et flocons de neige, ainsi que de leurs lois d’agglomération respectives). À partir de deux phénomènes bien distincts au départ (on peut savoir ce qu’est une dune sans savoir ce qu’est une congère et vice-versa), on touche à l’identification : leur être réel, physico-mathématique, est-il le même ?

L’établissement d’une analogie peut ainsi être considéré comme la première étape vers l’affirmation d’une identité abstraite. Cette dynamique, ou ces glissements, de l’analogie explicative vers l’identité est au centre d’une classe de disputes autour de l’analogie, qui s’inscrivent dans le cadre d’une vision de la métaphore non seulement comme modèle, mais comme expression de l’essence authentique du phénomène métaphorisé.

4. Réfutation des métaphores

4.1 Métaphore contre métaphore

La toute-puissance argumentative des métaphores se traduit par l’idée que « la métaphore n’est guère réfutable … Comment répondre à une métaphore, si ce n’est par une autre métaphore ? » (Le Guern 1981, p. 74). L’opposant peut en effet accepter le duel et tirer la ligne métaphorique vers une conclusion opposée. Il peut :

— Substituer à la métaphore originelle une seconde métaphore :

L1   — L’homme est un loup pour l’homme, homo homini lupus
L2   — Oh non, l’homme est un lemming

— Minorer la misanthropie par la misogynie :

L1   — L’homme est un loup pour l’homme
L2   — Les Romains disaient que les femmes sont pires pour les femmes, femina feminæ lupior

— Filer et retourner la métaphore originale vers une autre conclusion :

L1   — Notre sous-discipline est au cœur de la discipline, votez pour notre candidat !
L2   — Oui, mais une discipline a aussi besoin d’un cerveau pour penser, d’yeux pour y voir clair et de jambes pour avancer ;
— Attention, le cœur peut continuer à battre dans un bocal.

— S’accorder littéralement à la métaphore pour la rejeter :

S1    — Les électeurs sont des lemmings qui suivent leurs leaders
S2    — Si seulement ça pouvait être vrai… (dit par un leader politique)

Ces techniques mettent les rieurs du côté de l’opposant.

4.2 La métaphore malheureuse

Considérons le point de vue de la réception. On attache à la métaphore sa suite préférée, celle qui correspond à l’intention ouverte du métaphoriseur. La métaphore est heureuse si elle est reçue dans la ligne de cette suite préférée, c’est-à-dire ratifiée par une manifestation de surprise agréable, ou par un comportement séduit.
On peut concevoir un monde où les productions verbales seraient toujours reçues selon leur suite préférée, c’est-à-dire où elles agiraient causalement sur leur destinataire. Dans l‘Éloge d’Hélène, Gorgias affirme que tel est le cas du discours persuasif, qui agirait avec la même violence contraignante que la “drogue” ou la force physique [2].
Néanmoins, dans le monde réel, les productions verbales ne sont pas toujours reçues selon leur suite préférée. On n’est pas forcément d’accord avec une assertion, on ne croit pas toutes les promesses, et on ne persuade pas parce qu’on a l’intention de persuader. Il faut donc distinguer intention de persuasion et persuasion, même pour la métaphore. La métaphore est heureuse si le partenaire consent à la congruence préexistante entre les deux désignations.
S’il lui refuse son assentiment, la métaphore est malheureuse. La métaphore de Cocteau “Guitare, bidet qui chante” est jugée très basse par Philippe Soupault, qui lui fait le coup du mépris :

J’avais pris la résolution de ne plus prononcer le nom de M. Jean Cocteau. Cela me paraissait inutile. On ne parle pas de ce qu’on méprise. Mais ce monsieur vient de publier un livre qu’il a l’audace d’intituler Poésie. Il ne doit pas savoir ce que cela veut dire lui qui a écrit ce vers (entre autres) :
               Ô guitare, bidet qui chante (sic)
Quel poète, n’est-ce pas ? […] M. Cocteau qui ne pouvait faire croire à personne qu’il était un poète capable d’écrire selon son temps, essaie de discuter la poésie, celle d’Apollinaire, de Max Jacob ou de Reverdy. […] Qu’on sache bien que la « pouasie » (Fargue dixit) de M. Cocteau ne représente rien et ne signifie rien (45).
Philippe Soupault, Littérature et le reste. [3]

Pouasie est un mot valise agglomérant poésie à l’interjection pouah ! qui exprime et communique le dégoût: : C’est cette interjection qui détruit la métaphore en tant que telle. Si l’on a pu décrire la métaphore comme “un coup d’état discursif, un îlot insolite, une anomalie, une incohérence, une incongruence, une incongruité, une rupture, une contradiction avec la logique, une incompatibilité, un coup de force” (Kleiber, 2016, 18-19). Il ne faut pas s’étonner qu’elle soit parfois jugée conforme aux qualités qu’on lui reconnaît, et rejetée en conséquence. Si on lui fait gloire de son incohérence, on l’expose à être rejeté pour son incohérence par tous ceux qui ne veulent pas jouer le jeu de l’incohérence

4.3 La métaphore révulsante : “l’état, une famille

Le passage suivant est extrait d’un article de Paul Krugman, prix Nobel d’économie :

Les politiciens vendent un budget qu’on tend à construire par analogie avec les finances familiales. Quand John Boehmer, le leader Républicain, s’est opposé aux plans de relance sous prétexte que “les familles américaines se serrent la ceinture, mais elles ne voient pas que  le gouvernent se serre la ceinture”, les économistes se révulsent devant cette stupidité [cringed at the stupidity], reprise dans des discours d’Obama ou par les travaillistes.
(The Guardian 19 avril 2015.[4])

On retrouve dans la description de Krugman les éléments essentiels de l’analyse aristotélicienne de la métaphore : dans des institutions médiocres, les politiciens font de la retape auprès d’un public tout aussi médiocre (Aristote, Rhétorique, trad. P. Chiron, p 425 ; 427).
La « stupidité » est celle de l’inférence “les familles se serrent la ceinture, l’état doit se serrer la ceinture”. La loi de passage peut se reconstruire sous la forme d’une métaphore “l’état, la nation, le pays… est une famille”. On peut également y voir une sorte de composition “l’état est composé de familles, donc c’est une famille”. La métaphore de la famille est fondamentale pour l’économie ; elle repose sur l’étymologie du mot, en grec oikonomía “gestion de la maison”, qui doit être faite en bon père de famille.

Mais quand on en vient à la métaphore de la famille appliquée à l’économie moderne, les économistes à la Krugman « cringed at the stupidity », ils se révulsent et font des grimaces, « montrant sur leur visage et leur corps leur sentiment de dégoût et d’embarras » (d’après MW, Cringe). C’est par de telles réactions de surprise et de répulsion que sont réfutées les métaphores en tant que métaphores. Une fois la métaphore réfutée, Krugman poursuit par une réfutation, sur le fond, menée dans le langage de la vulgarisation économique : les affirmations de ceux qu’il appelle les Austériens [Austerians] sont mal fondées théoriquement ; leurs prédictions sont infirmées par les faits ; les politiques qu’elles impulsent échouent. Soit une réfutation a priori, une réfutation par l’absurde et une réfutation pragmatique. Cette réfutation de la métaphore en deux temps, d’abord sur la forme métaphore, puis sur le contenu, est typique du discours “contre les métaphores”.

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Accord
La métaphore en débat :
Société humaine et “société” des rats taupes nus


[1] Trad. nouvelle par M. N. A. Dubois, Paris, Panckouke, 1816, p. 80.
[2] Gorgias, Éloge d’Hélène. Les Présocratiques, Folio, p. 710-714. /burmat.free.fr/Textes/Gorgias-Helene.pdf (01-11-16)
[3] Cité d’après Béatrice Mousli, in Les Cahiers Max Jacob, No 8.
[4] www.theguardian.com/business/ng-interactive/2015/apr/29/the-austerity-delusion (15-08-16)