MOBILE — MOTIF
La volonté, les désirs, les motifs et mobiles, les raisons d’agir… de la personne sont interprétés comme des causes intérieures dont les actions sont des effets ou des conséquences.
Réciproquement, une action est interprétée et évaluée en fonction des motifs (honorables, publics) ou des mobiles (cachés, inavouables) qu’on attribue à son auteur.
1. Les notions
Motif, motiver
Motiver est homonymique.
— Motiver au sens de “susciter chez quelqu’un un très grand désir de faire quelque chose” produit la famille lexicale (il) motive (V) ; motivé (PP/Adj) ; motivant (PPrst/Adj) ; motivation (N déverbal).
— Dans un second sens, motif, motiver sont liés à la thématique des bonnes raisons. Un motif est une “(bonne) raison invoquée” : demander pour quel motif ? c’est demander “pour quelle raison ?”. Motiver une décision, c’est la justifier ; c’est-à-dire l’accompagner des motifs – bonnes raisons qui ont poussé à la prendre. La motivation,
comme procès, est l’acte par lequel sont prises ces décisions, et, comme produit, l’ensemble des motifs invoqués.
La famille lexicale :
motif (N) ; (il) motive (V) ; motivé (PP/Adj) ; motivation (N déverbal) est sémantiquement homogène autour de cette signification, qui se rattache à l’idée d’argumentation comme justification.
Mobile
Le substantif mobile a le sens passif de “qu’on peut déplacer, qui se déplace” et, dans le domaine psychique, le sens actif de “qui peut mettre en mouvement” : on attribue au mobile un rôle causal dans la machinerie psychique. Le mobile est un déterminant de l’action, une raison d’agir.
Dans la psychologie classique, les mobiles essentiels sont de l’ordre de la satisfaction des désirs élémentaires. Par opposition au motif, le mobile est plutôt inavouable ou inconscient ; les mobiles ne peuvent pas servir à motiver une décision. Le motif caché est proche du mobile.
La paire mobile / motif constitue ainsi une paire topique : on accuse par les mobiles (privés), on réfute en substituant des motifs (avouables), des bonnes raisons, aux mobiles privés.
2. Argumentation fondée sur l’existence de raisons d’agir
Deux topoï fondamentaux transposent la loi de causalité matérielle dans la conduite humaine, les raisons, les motifs étant substitués aux causes. Lorsque la cause existe, l’effet suit ; en vertu de ce principe, si quelqu’un a le désir, un motif ou une raison de faire quelque chose, dès qu’il en a l’occasion, il le fait. Ce type d’argument sur les motivations, désirs, volontés de l’action humaine correspond au topos no 20 de la Rhétorique d’Aristote :
Il faut prendre en considération ce qui persuade et ce qui dissuade d’agir, ainsi que ce que visent les gens quand ils agissent ou évitent de le faire.
(Rhét., II, 23, 1399b15-25 ; Chiron, p. 395-396).
Le topos sert à l’accusation :
Ça lui était profitable, il désirait le faire, l’occasion s’est présentée, donc il l’a fait. Qui veut la fin veut les moyens.
comme à la défense :
L1 : — Tu as fait cela !
L2 : — Je n’avais aucune raison de le faire, j’avais même toutes les raisons de ne pas le faire.
De même, le topos n° 24 « se tire de la cause. Si la cause existe, l’effet existe, et si cette cause n’existe pas l’effet non plus. » (1II, 24, 1399b25 ; p. 396). Comme le montre l’exemple illustrant ce topos, cause est à prendre au sens de bonne raison :
“Les Trente” (tyrans) sont les magistrats imposés par Sparte à Athènes en 404 av. J.-C.
— Thrasybule accuse Léodamas « d’avoir eu son nom gravé sur la stèle d’infamie de l’Acropole et de l’avoir fait effacer sous les Trente. »
— Léodamas répond que « cela ne se pouvait pas, car les Trente lui auraient fait davantage confiance si sa haine pour le peuple était restée gravée. » (Id.)
Qui se ressemble s’assemble : sous un régime tyrannique, “haïr le peuple” est une recommandation.
L’argument pathétique repose sur une variante de ce topos, où le grand désir qu’on a de quelque chose est considéré comme suffisant pour l’obtenir.
3. Argumentations sur les “vraies raisons” :
Bonne raison affichée (motif) et mobile réel
3.1 Bonne raison et mobile réel
Le topos no 15 de la Rhétorique procède par substitution d’un mobile (vraie raison) à un motif (prétexte, fausse raison), V. Interprétation. L’accusation substitue d’un mobile caché, intéressé, à un motif, une bonne raison publiquement invoquée et socialement approuvée.
[On] ne loue pas les mêmes choses au grand jour et en secret, mais qu’au grand jour on loue surtout le juste et le beau, tandis qu’en privé on privilégie l’intérêt.
(Rhét., II, 23, 1399a25-30 ; Chiron, p. 392).
L’argument avance un (possible) mobile privé mesquin pour réfuter la raison grandiose, donnée comme justification d’une action :
L1 : — Nous faisons la guerre pour établir une démocratie.
L2 : — Vous faites la guerre pour vous emparer du pétrole.
L1 : — En militant pour les Restos du cœur, je lutte pour une noble cause.
L2 : — Tu luttes surtout pour ta propre publicité.
C’est une stratégie de démasquage, qui peut servir une contre-accusation. Une personne ayant à répondre à une accusation de détournement de biens publics esquive la discussion sur le fond en répliquant par une contre-accusation de misogynie, imputant ainsi à son accusateur un mobile privé et inavouable qu’elle substitue à un motif public et honorable, la lutte contre la corruption.
3.2 Réinterprétation honorable d’un mobile apparent coupable
Le topos no 23 rappelle qu’on peut se défendre d’une accusation en « [donnant] la raison de la fausse opinion », qui a conduit à l’accusation :
Une femme ayant renversé sous elle son fils à force de l’embrasser, on crut qu’elle faisait l’amour avec le jeune homme ; la cause expliquée, la suspicion disparut.
(Rhét., II, 23, 1400a31 ; Dufour, p. 125).
“Je l’embrasse non parce que c’est mon amant (mobile honteux) mais parce que c’est mon fils ! (motif honorable) ” L’interprétation malveillante donnée à un acte est rejetée en substituant une raison socialement respectable (motif), au mobile coupable incriminé :
Je l’ai assommé non pas pour qu’il se noie, mais pour pouvoir le sauver de la noyade. Vous devriez plutôt me féliciter.
V. Stase ; Orientation.
3.3 Le cadeau empoisonné
La formulation du topos no 19 de la Rhétorique d’Aristote, sur les motifs possibles et les motifs réels est quelque peu énigmatique : ce topos
consiste à affirmer qu’une fin possible d’un fait ou d’une action a été la fin réelle de ce fait ou de cette action ; par exemple, si l’on donnait quelque chose à quelqu’un pour le peiner en la lui retirant. (Rhét., II, 23, 1399b21 ; Dufour, p. 123).
L’exemple d’enthymème qui en dérive est clair : Les dieux lui ont donné la prospérité non pas par bonté à son égard mais pour que sa chute soit plus spectaculaire. Les dieux aiment se divertir aux dépens des humains
La situation est schématisable comme une réinterprétation négative d’un acte autrefois positivement évalué : “elle l’a séduit non par amour, mais par haine, pour mieux le faire souffrir en l’abandonnant”.
C’est le principe du Dîner de cons : “ils l’invitent non pas parce qu’ils t’apprécient, mais pour se moquer de lui”.
Une intention cachée malveillante est substituée à une intention auparavant considérée comme bienveillante. Ce topos permet de réduire la dissonance cognitive qui naît d’une situation où le bienfaiteur change de face. Il est particulièrement efficace pour détruire le sentiment de gratitude, V. Pathos ; Émotion. La tirade suivante est structurée par ce topos n° 19 (Plantin 2017) :
Saül a été choisi par Dieu pour être le premier roi d’Israël. Mais il a eu le tort de se montrer trop clément, et de ne pas massacrer tous les Amaléchites, comme Dieu le lui avait ordonné. C’est ce que lui rappelle le prophète Samuel, rappelé « des Enfers » par « la Phytonisse », avant de lui dévoiler le triste avenir qui l’attend — pour les détails de l’affaire, voir dans la Bible les Livres de Samuel. Dieu est très mécontent de Saül, il va le dépouiller de sa royauté pour la donner à David ; toute sa famille et lui-même vont périr. Saül s’évanouit, et, revenu à lui prononce la tirade suivante (vers 793-812) (mes italiques).
Cette tirade est structurée par le topos ≠ 19 qui correspond aux passages mis en italiques.
Les passages entre crochets explicitent le sens des expressions suivies d’un astérisque.
O grandeur malheureuse, en quel gouffre de mal
M’abismes-tu* helas, ô faulx degré royal [me précipites-tu]
Mais qu’avois-je offensé quand de mon toict champestre, 795
Tu me tiras, ô Dieu, envieux de mon estre*, [de ma condition]
Où je vivois content sans malediction,
Sans rancueur, sans envie, et sans ambition,
Mais pour me faire choir d’un sault plus miserable,
D’entree tu me fis ton mignon favorable*. 800 [tu fis de moi ton préféré]
(O la belle façon d’aller ainsi chercher
Les hommes, pour apres les faire trebuscher !)
Tu m’allechas d’honneurs, tu m’eslevas en gloire,
Tu me fis triomphant, tu me donnas victoire,
Tu me fis plaire à toy, et comme tu voulus 805
Tu transformas mon cueur, toy-mesme tu m’esleus
Tu me fis sur le peuple aussi hault de corsage* [au sens propre, buste]
Que sont ces beaux grands pins sur tout un paisage
Tu me fis sacrer Roy, tu me haulsas expres
A fin de m’enfondrer en mil malheurs apres ! 810
Veux-tu donc (inconstant) piteusement destruire
Le premier Roy qu’au monde il pleut à toy d’eslire
Jean de La Taille, Saül le furieux. Publié en 1572.[1]
[1] Cité d’après l’édition critique de Elliott Forsyth. Paris, Marcel Didier, 1968.