PATHOS 1, Preuve rhétorique

LE PATHOS, MOYEN DE PERSUASION

Selon la suggestion des auteurs Latins, le on peut considérer le pathos et l’éthos comme deux formes d’affect, l’éthos correspondant à l’humeur et le pathos à l’émotion. Le pathos est systématiquement décrit comme un ensemble d’émotions que l’orateur sait manipuler, de façon quelque peu magique, au bénéfice de sa cause.

Le mot pathos est un calque du mot grec πάθος [pathos] signifiant « ce qu’on éprouve, par opposition à ce que l’on fait » (Bailly [1901], [Pathos]).
En latin, pathos est parfois traduit par dolor. Ce terme a pour sens premier “douleur”, mais Cicéron l’utilise pour désigner la classe des émotions qui constitue le pathos et l’éloquence pathémique (Gaffiot [1934], Dolor).

Dans la configuration rhétorique classique, le pathos est un type de preuve rhétorique, complémentaire des preuves tirées du logos et de l’éthos ; preuve signifie ici “moyen de persuasion”, voire de pression et d’emprise sur l’auditoire. La notion de pathos est un terme couvrant un ensemble d’émotions socio-langagières que l’orateur exploite pour orienter son auditoire vers les conclusions et l’action qu’il préconise.

1. Éthos et pathos, deux niveaux d’affect

La présentation trinitaire “éthos, logos, pathos” sépare chacune de ces composantes, en particulier éthos et pathos. Or Quintilien comprend pathos et éthos comme deux types de sentiments :

Le [pathos] et [l’ethos] participent parfois de la même nature, sauf qu’il y a entre eux une différence de degré, le premier en plus, le second en moins ; l’amour, par exemple, est un pathos, l’affection un ethos (I. O., VI, 2, 12 ; p. 26).,

8. Or les sentiments, comme nous le savons selon l’antique tradition, se répartissent en deux classes : l’une est appelée par les grecs pathos, terme que nous traduisons exactement et correctement par adfectus, l’autre, éthos, terme pour lequel, du moins à mon avis, le latin n’a pas d’équivalent : il est rendu par mores et, de là vient que la section de la philosophie nommée [éthique] a été dite moralis.
9. […] Des écrivains plus prudents ont préféré exprimer l’idée plutôt que de traduire le mot en latin. Par conséquent, ils ont rendu [pathos] par “émotions vives” et [éthos] par “émotions calmes et mesurées” : dans une catégorie, il s’agit d’un mouvement violent, dans l’autre doux ; enfin, les premières commandent, les dernières persuadent ; les unes prévalent pour provoquer un trouble, les autres pour incliner à la bienveillance. 10. Certains ajoutent que [l’éthos] est un état continu, le [pathos] un état momentané. (Quintilien, I. O., VI, 2, 8-10 ; p. 25)

Le tableau suivant récapitule les principales dimensions selon lesquelles la rhétorique oppose éthos et pathos.

éthos pathos
Source: le caractère de l’orateur
Source : l’occasion, la cause elle-même
L’éthos incline le public à la bienveillance vis-à-vis de l’orateur ; il lui permet de se concilier le public Le pathos émeut ; il “met en mouvement”, arrache la décision du public
L’éloquence de l’éthos est affable (conciliare) L’éloquence du pathos est violente (movere)
L’éthos persuade Le pathos ordonne, impose
— produit un affect doux calme et mesuré, de l’ordre de l’humeur (état) — produit des affects véhéments, de l’ordre de l’émotion
provoque l’empathie du public — provoque un trouble dans le public
— fixe la tonalité émotionnelle de l’échange — produit des épisodes émotionnels
— se construit particulièrement dans l’exorde — dans la conclusion (péroraison)
L’éthos correspond au genre comédie Le pathos correspond au genre tragédie
L’éthos convient aux causes relevant des mœurs (morales) Le pathos convient aux causes pathétiques
L’éthos apporte une satisfaction morale Le pathos apporte une satisfaction esthétique

L’éthos détermine la tonalité fondamentale du discours, qui sera modulée par des variations d’intensité qui caractérisent les épisodes émotionnels.

2. Pathos : un faisceau d’émotions

Aristote distingue dans la Rhétorique une douzaine d’émotions de base qui vont par paires (Rhét., II, 1-11) :

colère / calme
amitié / inimitié, haine
crainte, peur / confiance, assurance
honte / impudence

obligeance / (moyens de détruire l’image de la personne obligeante)
pitié / indignation
envie / émulation

Cette énumération ne couvre pas l’ensemble des émotions politiques et judiciaires :

Aristote néglige comme non pertinent pour son propos un certain nombre d’émotions qu’un traitement plus général et autonome des émotions considérerait certainement comme très importants. Ainsi le chagrin, la fierté (de son nom, de ses possessions, de ses réalisations) l’amour (érotique), la joie, le vif désir de revoir un être aimé ou absent ([yearning], grec pothos)… il en va de même pour le regret, dont on pourrait penser qu’il est particulièrement important pour un ancien orateur, surtout dans le contexte judiciaire. (Cooper 1996, p. 251)

On trouve la joie, le regret de ce qui a plu et l’appétit dans l’Éthique à Nicomaque qui propose une liste ouverte d’émotions de base, suivie d’une définition :

J’entends par états affectifs, l’appétit, la colère, la crainte, l’audace, l’envie, la joie, l’amitié, la haine, le regret de ce qui a plu, la jalousie, la pitié, bref toutes les inclinations accompagnées de plaisir et de peine. (Éth. Nic. II, 5 ; Tricot, p. 101)

Les théoriciens latins proposent des listes ouvertes de même inspiration :

Les sentiments qu’il nous importe le plus de faire naître dans l’âme des juges, ou de nos auditeurs, quels qu’ils soient, sont l’affection, la haine, la colère, l’envie, la pitié, l’espérance, la joie, la crainte, le mécontentement. » (Cicéron, De l’or., II, LI, 206 ; p. 91)

Quintilien abrège un peu la liste : « le pathos tourne presque tout entier autour de la colère, la haine, la crainte, l’envie, la pitié » (I. O., Vi, 2, 20-21 ; p. 28-29). La liste de Cicéron comprend cinq émotions négatives (haine, colère, envie, crainte, mécontentement), et trois émotions positives (affection, espérance, joie). On peut admettre que les émotions négatives représentent le couple émotion positive / négative ; il reste la honte et l’obligeance aristotéliciennes qui n’ont pas de correspondant direct chez Cicéron ; réciproquement, l’émotion positive joie de Cicéron n’a pas de correspondant évident dans la liste de la Rhétorique.

Ces listes d’émotions composant le pathos donnent une impression de familiarité qui paraîtra suspecte au philologue. La honte, la colère grecques et latines sont-elles encore les nôtres ? Au-delà de ces variations, il reste que le pathos est bien un ensemble d’émotions.

3. Le pathos manipulateur

3.1 Primat du pathos manipulateur

Les textes classiques abondent en déclarations opposant le pathos au logos (les émotions à la raison et au jugement), en termes de capacité décisionnelle. Alors qu’Aristote affirme le primat de l’éthos, Cicéron et Quintilien rapprochent éthos et pathos, pour affirmer la suprématie pratique du pathos. Une affirmation éclatante de cette supériorité se trouve chez Cicéron, dans la bouche de l’orateur Antoine :

J’étais pressé d’en venir à un objet plus essentiel : Rien n’est en effet plus important pour l’orateur que de gagner la faveur de celui qui écoute, surtout d’exciter en lui de telles émotions qu’au lieu de suivre le jugement et la raison, il cède à l’entraînement de la passion et au trouble de son âme. Les hommes dans leurs décisions, obéissent à la haine ou à l’amour, au désir ou à la colère, à l’espérance ou à la crainte, à l’erreur, bref, à l’ébranlement de leurs nerfs, bien plus souvent qu’à la vérité, à la jurisprudence, aux règles du droit, aux formes établies, au texte des lois. (De l’or., ii, xlii, 178 ; p. 77-78)

Dans un passage spectaculaire, Quintilien oppose le caractère pédestre de l’argument à l’action “violente”, vicieuse peut-être mais décisive, de l’émotion :

De fait, les arguments naissent, la plupart du temps, de la cause et la meilleure cause en fournit toujours un plus grand nombre, de sorte que si l’on gagne grâce à eux, on doit savoir que l’avocat a seulement fait ce qu’il devait. Mais faire violence à l’esprit des juges et le détourner précisément de la contemplation de la vérité, tel est le propre rôle de l’orateur. Cela, le client ne l’enseigne pas, cela n’est pas contenu dans les dossiers du procès. […] Le juge pris par le sentiment cesse totalement de chercher la vérité. (I. O., vi, 2, 4-5 ; p. 23-24)

De tels éloges sont à la source de la vision manipulatoire, toujours prévalente, de la rhétorique. La question de l’impact de l’émotion sur le jugement est celle des relations entre preuves logiques et moyens de pression éthotiques et pathémiques. Alors que les arguments logo-iques agissent plus ou moins sur la représentation, que la représentation agit plus ou moins sur la volonté, et que la volonté détermine plus ou moins l’action, le pathos est capable de transformer instantanément, quasi de façon magique, les représentations, d’emporter la volonté et de provoquer le passage à l’acte. C’est ce pouvoir qui en fait quelque chose de sacré, un peu surhumain, un peu démoniaque.

Cette architecture des “preuves” et de leur action est totalement dépendante d’une théorie classique du fonctionnement de l’esprit humain, qui oppose la raison à l’émotion, la vérité et la représentation à l’action et la volonté.

3.2 Magie du verbe

On se scandalisera légitimement du caractère cynique, immoral et manipulatoire ainsi ouvertement reconnu à l’entreprise de persuasion. Comme le fait remarquer Romilly, on transfère volontiers à la parole rhétorique pathémique les vertus prêtées à la parole magique : « Qu’est-ce à dire, sinon que, par des moyens qui semblent irrationnels, les mots lient l’auditeur et l’affectent malgré lui ? » (Romilly 1988, p. 102). Socrate considère en effet que l’art des faiseurs de discours « fait partie de l’art des enchantements » (Platon, Euth., XVII, 289 c-290 c ; p. 130). La parole rhétorique serait capable d’altérer la perception même des choses.
Mais on peut néanmoins rester quelque peu sceptique, surtout si on prend en compte la structure discours / contre-discours, qui oppose un enchantement à un autre. On peut donc lire aussi ces proclamations comme des slogans publicitaires destinés à magnifier les pouvoirs du rhéteur et éventuellement à faire monter les tarifs auprès des élèves.
Quoi qu’il en soit, il convient sans doute de garder le sens de l’humour :

Plutarque cite le mot d’un adversaire de Périclès à qui l’on demandait qui, de lui ou de Périclès, était le plus fort à la lutte ; sa réponse fut : “Quand je l’ai terrassé à la lutte, il soutient qu’il n’est pas tombé, et il l’emporte en persuadant tous les assistants” (Périclès, 8). (Id., p. 119)

On notera que Périclès vaincu adresse son discours persuasif au public, et non pas à son vainqueur, qui le maintient solidement au sol. La situation argumentative est bien tripolaire.

3.3 Ne pas tordre la règle

En contraste avec de telles déclarations, Aristote affirme le primat du caractère (éthos) :

Le caractère constitue, pourrait-on presque dire, un moyen de persuasion tout à fait décisif. (Rhét., i, 2, 1356a10 ; p. 126)

Il met en garde contre le recours, trop efficace, au pathos :

Il ne faut pas dévoyer le juré en l’amenant à éprouver de la colère, de l’envie ou de la pitié. Cela revient à tordre la règle dont on va se servir. (Rhét., i, 1, 1354a20; trad. Chiron, p. 116).

Le juge est « la règle » ; le rejet du pathos est fondé non pas sur des considérations morales, mais sur un impératif cognitif : fausser la règle, c’est faire du tort non seulement aux autres, mais d’abord à soi-même. La tromperie annonce l’erreur.