Sens vrai du mot

La question du sens d’un mot courant est largement résolue par le recours aux dictionnaires de langue, celle d’un mot technique, par les dictionnaires spécialisés. Des désaccords peuvent cependant se manifester sur le “vrai sens” des mots ou des expressions qui jouent un rôle central dans le débat, et être formulés comme un défi porté à l’adversaire :

Qu’est-ce que ça veut dire “prestige” ?
Qu’est-ce que tu entends par “liberté” ?

On peut chercher alors le sens exact d’un mot ailleurs que dans son sens courant tel qu’il est, ou et en opposition avec lui. Chacune de ces sources du “vrai sens du mot” donne naissance à des argumentations spécifiques fondées sur :

— le sens étymologique ;
— le sens déduit de l’examen morphologique du mot ;
— le sens déduit du signifiant du mot ;
— le sens du mot correspondant dans une autre langue.

L’appel à ce genre de définition du sens du mot permet notamment de s’opposer à des discours qui utilisent le mot selon l’usage contemporain, et de produire une stase de définition, V. Définition (3).

1. Argument par l’étymologie

L’étiquette “argument par l’étymologie” correspond à différentes formes d’arguments, selon le sens que l’on donne à étymologie.
Dans certains textes modernes, sous l’intitulé « du lieu de l’étymologie » sont décrits des phénomènes qui se rattachent au lieu des dérivés (Dupleix [1607], p. 303).
Au sens contemporain, l’étymologie d’un terme correspond au sens le plus ancien du mot ou de la racine que l’on puisse identifier dans l’histoire de ce mot. L’argumentation par l’étymologie considère que ce sens ancien correspond au sens vrai et permanent de ce mot, qui a été altéré par l’évolution historique pour donner le sens contemporain, affaibli et fallacieux. À partir de ce sens ancien, elle procède comme l’argumentation par la définition :

Atome signifie insécable ; donc on ne peut pas diviser l’atome.
Démocratie signifie gouvernement par le peuple. Chez nous, le peuple ne gouverne pas, il vote. Nous ne sommes donc pas en démocratie.

Cette forme d’argumentation est soutenue elle-même par une argumentation par l’étymologie, puisque le mot étymologie calque le mot grec etumologia (ἐτυμολογία), « sens véritable ou primitif d’un mot » ; cf. etumegoria (ἐτυμηγορία) « action de dire la vérité », « discours vrai » (Pape) [1]

La connaissance de l’étymologie étant culturellement valorisée, l’argument par l’étymologie donne au locuteur une certaine posture éthotique de majesté et d’autorité savante. Il sert très bien la stratégie de destruction du discours “tu ne connais pas la langue que tu parles”, V. Destruction.

2. Argument sur la structure du mot

Lat. ex notatione; lat. notatio, « action de marquer d’un signe […] de désigner […] de noter », ainsi que « étymologie » (Gaffiot [1934], Notatio).

Dans les Topiques, Cicéron définit l’argument « ex notatione » (VIII, 35 ; p. 78), traduit par “argument par l’étymologie”. Cette traduction prend le mot étymologie au sens du mot en grec ancien, “vrai”, le “vrai” sens étant ici celui qui est reconstruit par l’analyse correcte du mot dans son domaine d’application. L’un des exemples d’argumentation discutés par Cicéron traite d’un conflit d’interprétation d’un terme juridique composé (encore en usage actuellement), le postliminium, « droit de rentrer dans sa patrie » (Top., VIII, 36 ; p. 78), c’est-à-dire du droit qu’a un prisonnier rentrant dans sa patrie de récupérer ses biens et son état antérieur à sa captivité. La discussion de Cicéron porte sur l’établissement du sens correct du mot, en s’appuyant sur sa structure linguistique, sans allusion claire à son étymologie au sens historique du terme.

L’argumentation par la structure du mot est un moyen de sortir d’un conflit d’interprétation. Elle enchaîne deux argumentations :

— La première établit la signification du mot composé sur la base de la signification des termes qui le composent et de sa structure morphologique. Cette forme d’argumentation est pertinente pour tous les syntagmes figés ou semi-figés, dont le sens dépend plus ou moins de celui des termes qui les composent ; elle relève de la technique linguistique.

—La seconde exploite la “vraie” signification ainsi établie pour une certaine conclusion juridique, selon les mécanismes généraux de l’argumentation par la définition.

3. Argument sur le signifiant du mot

La définition d’un mot se fait principalement à partir de l’examen de ses usages ordinaires et scientifiques. Le lien signifiant-signifié est arbitraire, ce qui signifie que rien dans la forme signifiante (sonore ou graphique) du mot ne permet de déduire le signifié. Par exemple, on ne peut pas déduire le sens du mot à partir de l’examen des unités de première articulation (lettres, sons, syllabes) qui le composent. Par des argumentations et des méthodes différentes, le cratylisme et la Kabale soutiennent la position contraire.

Dans l’argumentation courante, un jeu de mot sur le signifiant d’un mot peut détruire radicalement le discours de l’adversaire, en forçant le changement du thème de la conversation. Par exemple, on peut jouer sur le fait que le mot imaginer a pour anagramme migraine :

Arrête d’imaginer, tu nous donnes la migraine.

On considère que le sens “migraine” est inscrit dans le signifiant imaginer. Les principes d’association sont très divers : anagramme, paronymie, rime, calembours…

Parisien, tête de chien : à ta place, je me méfierais.
Un tireur sans cible devient presque humain [2]

Le signifiant d’un mot-clé de l’argument se retrouve, ou trouve un écho, dans la conclusion, ce qui produit un effet d’analyticité, donc de vérité ou de validité. Le discours qui associe ces termes est auto-argumenté, il jouit d’une forme d’évidence. Il est difficile à réfuter dans son cadre ; il faudrait pour cela que la rétorsion se fasse sur la base d’un autre jeu de mot, valorisant, par exemple l’acte d’imaginer ou le fait d’être parisien. Cette technique est très efficace pour déstabiliser (désorienter) le sens d’un discours, V. Orientation.

On peut aller chercher le vrai sens du mot dans d’autres langues, qui pour des raisons diverses, sont considérées comme plus proche de “l’origine” ou de “l’essence des choses”, comme le chinois ou l’anglais. Par exemple en français, les différents sens du mot crise se rattachent à deux composantes sémantiques :

I.− [L’accent est mis sur l’idée de manifestation brusque et intense de certains phénomènes, marquant une rupture] (…)
II.− [L’accent est mis sur l’idée de trouble, de difficulté]
 (TLFi, Crise)

À la recherche du vrai sens de “la crise que nous traversons” on peut appeler le chinois à la rescousse. Le mot chinois signifiant “crise” est un composé de deux signes-mots “danger” et “opportunité”. Donc les crises sont des opportunités ; et, par une argumentation fondée sur la définition chinoise, on en déduit que :

L’approche opportuniste de la crise prend alors, selon nous tout son sens : ne pas tenter de saisir l’opportunité d’une crise, c’est laisser passer une chance, peut-être cachée, mais à portée de main.
Stéphane Saint Pol, Wei Ji, retour aux sources [3].

Tout se passe comme si la langue chinoise était considérée comme ayant un meilleur concept de crise, à la fois plus proche de l’essence de la chose et mieux adapté au monde moderne.


[1] https://outils.biblissima.fr/fr/eulexis-web/?lemma=&dict=Bailly
[2] http://cafet.1fr1.net/sequence-theatre-f28/comique-de-mots-les-calembours-t301-30.htm 20-09-2013)
[3] http://www.communication-sensible.com/articles/ article0151.php], (20 – 09 – 2013).