SORITE
Un sorite (du grec soros, “tas”) est un discours qui progresse par réitération de la même forme logico-syntaxique. Le sorite logique correspond à l’argumentation en série (polysyllogisme)
1. Paradoxe du tas
Le paradoxe du tas est l’un des fameux paradoxes proposés par Eubulide, philosophe grec, contemporain d’Aristote :
Un grain de blé ne suffit pas pour faire un tas de blé, ni deux grains, ni trois grains, etc. En d’autres termes, si n grains de blé ne font pas un tas, n + 1 pas davantage.
Donc aucune quantité de grains de blé ne peut constituer un tas de blé. [1]
De même, si on retire un grain d’un tas de blé, il reste un tas de blé, et ainsi de suite, jusqu’au dernier grain. Un grain de blé est donc lui-même un tas de blé.
Ce paradoxe peut être illustré à partir de n’importe quel nom collectif : amas, cluster, foule, troupeau, armée, collection, bouquet…
2. Sorite rhétorique
Un sorite rhétorique (gradatio, climax) est un discours progressant par la réitération d’une même relation cause-effet, engendreur-engendré, ou d’une simple succession temporelle d’événements qui s’enchaînent jusqu’à atteindre un climax, comme dans le poème suivant de Robert Desnos (La Colombe de l’arche [1923] [3])
Maudit
soit le père de l’épouse
du forgeron qui forgea le fer de la cognée
avec laquelle le bûcheron abattit le chêne
dans lequel on sculpta le lit
où fut engendré l’arrière-grand-père
de l’homme qui conduisit la voiture
dans laquelle ta mère
:rencontra ton père !
3. Sorite logique : le polysyllogisme
Le terme sorite sert également à désigner
— Le polysyllogisme :
On appelle polysyllogisme une série de syllogismes enchaînés de telle façon que la conclusion de l’un serve de prémisse au suivant (Chenique 1975, p. 255).
— L’argumentation en chaîne ou en série, encore appelée argumentation subordonnée (“subordinate argumentation”).
Un enchaînement, aussi long soit-il, de syllogismes valides produit une conclusion valide. Mais la conclusion finale délivrée par une suite d’argumentations n’a que la force de l’argumentation la plus faible. On retrouve la métaphore de la chaîne démonstrative opposée au filet argumentatif, V. Convergence.
4. Sorite dit “chinois”
L’expression “sorite chinois” ou “sorite confucéen” est proposée par Masson-Oursel ([1912], p. 17) pour désigner d« [des] argumentations exprimant un enchaînement de moyens mis en œuvre par l’activité humaine en vue d’une fin » (1912, p. 20).
À propos de cette forme d’argumentation utilisée dans un passage de Confucius, Graham parle de « the sorite form later so common (if A then B; if B then C…) » (1989, p. 24), considérant sans doute que la qualifications “chinois” n’a pas lieu d’être, les phénomènes désignés par le mot “sorite” étant du même ordre dans la tradition chinoise et la tradition occidentale.
Eno utilise l’expression “chain syllogism” (2016, p. 11) pour désigner le célèbre passage des Analectes où Confucius justifie la priorité donnée à la rectification des noms:
[Zilu] — Si le Prince de Wei vous attendait pour régler avec vous les affaires publiques, à quoi donneriez-vous votre premier soin ?
— À rendre à chaque chose son vrai nom, répondit le Maître.
— Est-ce raisonnable ? répliqua Tzeu lou. Maître, vous vous égarez loin du but. À quoi bon cette réforme des noms ?
Le Maître répondit : — Que [Zilu] est grossier ! Un homme sage se garde de dire ou de faire ce qu’il ne sait pas. « Si les noms ne conviennent pas aux choses, il y a confusion dans le langage. S’il y a confusion dans le langage, les choses ne s’exécutent pas. Si les choses ne s’exécutent pas, les bienséances et l’harmonie sont négligées. Les bienséances et l’harmonie étant négligées, les supplices et les autres châtiments ne sont pas proportionnés aux fautes. Les supplices et les autres châtiments n’étant plus proportionnés aux fautes, le peuple ne sait plus où mettre la main ni le pied. Un prince sage donne aux choses les noms qui leur conviennent, et chaque chose doit être traitée d’après la signification du nom qu’il lui donne. Dans le choix des noms, il est très attentif. (Analectes, VII.13.3
Zilu est un disciple senior de Confucius et, comme lui, un personnage officiel important de l’État de Lu. Ici, il n’hésite pas à déclarer que ce qu’avance Confucius lui paraît «étrange», s’en prenant ainsi directement à la face du Maître. D’une façon générale, dans les Analectes, Zilu parle avec le Maître sans trop de souci des prescriptions rituelles réglant les interactions Maître – Disciple. Ici, il n’hésite pas à déclarer que ce qu’avance Confucius lui paraît étrange, s’en prenant ainsi directement à la face du maître. D’une façon générale, il parle avec le Maître sans trop se soucier des prescriptions du rituel.
Le processus de dégradation présenté dans ce sorite se déroule en cinq étapes, qui s’enchaînent en vertu d’une relation de type cause – conséquence, “si… (alors)…”. La première est celle où les noms sont employés n’importe comment; la dernière est le chaos social qui en résulte.
La progression du sorite peut être temporelle (avant > après) ou causale (cause > effet), ou logique (antécédent > conséquent) ou jouer sur une combinaison de ces relations, engendrement, fil narratif, etc.
Sorite progressif et régressif
Masson-Oursel (1912) [4] oppose le sorite progressif et le sorite régressif.
— Le sorite progressif part d’une première étape, d’un état initial où s’amorce le processus, et énumère les étapes de son développement menant jusqu’à un but ou un résultat ultime.
— Le sorite régressif part du but ou du résultat, et énumère les étapes à rebours, en remontant jusqu’à un état initial, source du développement qui vient d’être retracé.
Schème d’inférence temporel dans le sorite progressif:
E0 (État initial); après E0 = E1; après E1 = E2; … = Em (État final, Climax)
Dans le sorite régressif:
Em (état final, climax; avant Em = El; avant El = Ek; … = Eo (état initial)
Idem pour la cause et l’effet, l’antécédent et le conséquent., etc.
Selon que l’état final est désirable ou non, le sorite peut être dit positif ou négatif.
Le sorite positif progressif est pédagogique; il précise le plan de la tâche à accomplir, étude ou transformation de la personne. Le sorite positif régressif permet de magnifier quelque peu l’état final, il fixe l’objet du désir
Le sorite régressif négatif est dissuasif; il s’appuie sur un enchaînement d’événements négatifs de plus en plus graves. Le sorite régressif négatif peut servir à réfuter un désir.
Le processus du sorite repose sur l’explicitation d’un mécanisme par étapes. Le sorite progressif négatif procède comme l’argument de la pente glissante ou du petit doigt dans l’engrenage (slippery slope). La différence étant que la réfutation par la pente glissante se contente souvent d’évoquer la seconde étape et tout ce qui se passe avant que ne surgisse la catastrophe finale. Le sorite précise les étapes, mais se montre tout aussi discret sur les processus.
Sorite – Grande Étude |
[1] Le concept de tas est tri-dimensionnel, typiquement de forme pyramidale stable. Il s’ensuit que deux ou trois grains ne peuvent constituer un tas puisqu’ils ne tiennent pas, ou mal, l’un sur l’autre, le tas n’est pas stable. En revanche, il est possible de constituer un tas de quatre grains sur une base de trois grains. On pourrait donc dire que pour des objets à équilibre instable comme le grain, le tas est possible à partir de quatre objets.
[4] Masson-Oursel, Paul 1912. Esquisse d’une théorie comparée du sorite. Revue de Métaphysique et de Morale, 20e année, n° 6, novembre 1912. 810-824. Cité d’après Études de philosophie comparée, p. 20. Chineancienne, Pierre Palpant 2006, p.20. http://classiques.uqac.ca/classiques/masson_oursel_paul/etudes_philo_comparee/etudes_philo_comparee.html
[3] Confucius,Tseng-tseu Ta Hio, ou La Grande Étude. Trad. par Guillaume Pauthier. La Revue Encyclopédique, tome LIV, avril-juin 1832, pages 344-364. Cité d’après Chineancienne, P. Palpant www.chineancienne.fr