Ad passiones

AD PASSIONES :
UNE ARGUMENTATION SANS SUJETS NI AFFECTS ?

La rupture entre rhétorique (argumentative) et théorie de l’argumentation se joue sur la question de la personne et des émotions.La théorie dite “standard” de l’argumentation critique introduit la notion de sophisme d’émotion, ou de fallacie ad passiones qui fait des émotions le polluant majeur du discours.La théorie des fallacies est la seule théorie de l’argumentation qui s’occupe réellement des émotions, mais c’est pour les éliminer; comme si le discours argumentatif, pour être recevable, devait d’abord expulser ses acteurs.Prise à la lettre, cette exigence normative ferait du discours argumentatif idéal un discours an-émotif, c’est-à-dire un mode d’expression quasi-pathologique qui ne peut être proposé en modèle pour l’argumentation ordinaire. L’éradication n’est pas la seule solution.Comme tous les événements argumentatifs, l’émotion se gère en fonction des contraintes de genre et de situation, et les personnes en charge de cette gestion sont les participants à l’événement eux-mêmes.

1. L’enthousiasme pour les fallacies d’émotion

La parole rhétorique oriente les émotions et construit la personne en fonction des intérêts qui définissent le locuteur dans une situation où ses conclusions sont ou peuvent être mises en question. La théorie critique de l’argumentation estime que le discours ne peut être tenu pour rationnel que si l’éthos est rigoureusement épuré, normé et si l’on s’est débarrassé des affects. Ce réajustement du système de l’argumentation, qui cesse d’être une logique du sujet pour devenir uniquement une logique d’objets, coupés des sujets, est l’objectif de la théorie qu’Hamblin désigne comme le «traitement standard» des fallacies. Une fallacie est une «pseudo-argumentation», pour reprendre le titre de W. W. Fearnside, Fallacies – the counterfeit of argument (1959, cité in Hamblin 1970). Dans Fallacies (1970, non traduit en français) Hamblin a fait l’histoire de ce concept depuis Aristote. Il a montré les insuffisances du « traitement standard » et proposé une approche des fallacies à partir d’une logique dialogale. Cet ouvrage fondamental a ouvert la voie aux travaux de la pragma-dialectique, à ceux de Woods et Walton (1989, 1992) et au courant de la Logique informelle (Informal Logic) de Blair et Johnson (1980). Mais l’approche standard reste bien vivante en ce qui concerne l’attitude vis-à-vis des émotions.

On a globalement deux attitudes prescriptives vis-à-vis des émotions: la rhétorique les instrumentalise en affirmant la priorité des émotions dans le discours public à visée socio-politique; la théorie des fallacies les rejette radicalement, au nom d’une critique logico-épistémique des argumentations, y compris celles qui apparaissent dans le langage et les situations ordinaires.

Il y a argumentum ad passiones, appel aux émotions, aussi bien à des émotions négatives, comme le désir de vengeance, qu’à des émotions positives, comme l’enthousiasme, lorsque l’émotion se substitue au raisonnement. Le paquet d’émotions ramassé sous le terme général de pathos est invalidé sous l’étiquette globale d’argument ad passiones:

I add finally, when an argument is borrowed from any Topics which are suited to engage the Inclinations and Passions of the Hearers on the side of the speaker, rather than to convince the Judgement, this is Argumentum ad Passiones, an Address to the passions: or, if made publickly, ‘tis called an Appeal to the People (I. Watts, Logick, 1725, cité in Hamblin 1970, p. 164).

[34/1]Le cas le plus connu d’argumentation ad passiones, c’est-à-dire faisant appel à l’émotion est peut- être l’argument ad misericordiam, l’appel à la pitié [35]. Il s’agit d’un argumentation «engaging the hearer’s emotions to the detriment of his good judgement» (Hamblin 1970, 43). Pour le “traitement standard” des fallacies, cette perversion du jugement par le sentiment caractérise toutes les formes d’appel aux émotions ou aux passions.
[35/2] A ma connaissance, la littérature «standard» sur les paralogismes n’exploite pas les riches observations faites par les anciens rhétoriciens sur la miseratio, ou appel à la pitié. Cf. Rhétorique à Herennius, p. 80-83.

Dans la littérature, on trouve “fallacie ad passiones” ou “argument ad passiones”. Nous utiliserons les deux formes, sachant que ni l’une ni l’autre n’est satisfaisante, car ce qui est visé est moins une forme d’argument [36/3 “Je le hais, donc je le condamne”: voir Chapitre 5] qu’un discours marqué, à tous les niveaux par l’émotion. D’autre part, parler de fallacie, c’est simultanément désigner une forme d’argument et l’évaluer négativement, la déclarer invalide, sophistique; parler d’argument suppose que l’on suspende au moins provisoirement l’évaluation, ou, au moins qu’on reconnaisse que la question de la validité de la forme désignée mérite discussion.

La liste classique des fallacies aristotéliciennes [37/4 Voir Annexe “Fallacie, théorie des fallacies”] ne mentionne pas de telles fallacies d’émotion. En revanche, on les rencontre massivement dans l’énumération faite par Hamblin des “arguments en ad”, énumération rébarbative et qui entend bien l’être:

The argumentum ad hominem, the a. ad verecundiam, the a. ad misericordiam, and the argumenta ad ignorantiam, populum, baculum, passiones, superstitionem, imaginationem, invidiam (envy), crumenam (purse), quietem (repose, conservatism), metum (fear), fidem (faith), socordiam (weak-mindedess), superbiam (pride), odium (hatred), amicitiam (friendship), ludicrum (dramatics), captandum vulgus (playing to the gallery), fulmen (thunderbolt), vertiginem (dizziness) and a carcere (from prison). We feel like adding ad nauseam – but even this has been said before (Hamblin 1970, p. 41).

Toutes les formes mentionnées dans cette liste font référence aux personnes engagées dans l’argumentation, via leurs croyances, leurs intérêts et leurs émotions. Hamblin termine par la mention ironique de l’expression ad nauseam [38/5 Au sens strict, l’argumentation ad nauseam est un discours qui ne fait que répéter sa conclusion], qui renvoie à une émotion, et même à une émotion de base, le dégoût; on ne sait trop si ce dégoût vise le fond ou la forme de ce discours. Chacun peut, évidemment penser ce qu’il veut de cette façon de désigner les arguments; les paragraphes qui suivent s’efforceront d’apporter les clarifications nécessaires.

Les paragraphes qui suivent focalisent sur l’élément personnel (argument éthotique) et émotionnel de ces fallacies; ils ne prétendent pas résumer toutes la littérature qui les discute.

2. L’éthos fallacieux

Commentant une citation de Whately sur quatre fallacies en ad (ad hominem (“or personal argument”), ad verecundiam, ad populum, ad ignorantiam [45/6 L’argument ad hominem (du latin “homme”) ne prend en compte que les croyances de l’auditoire. L’argument ad ignorantiam (“ignorance”) valide une argumentation sur le fait qu’on n’en a pas de meilleure. L’argumentation ad populum (“peuple”) correspond au discours démagogique. L’argumentation ad verecundiam (“modestie”) justifie le fait de ne pas oser porter la contradicti parce qu’on s’estime en position trop basse. Toutes ces étiquettes sont utilisées en anglais et en français], Walton remarque que

When Whately characterized all [four] [46/7 Walton parle de six ad fallacies. Whately mentionne bien six étiquettes en ad, dont quatre désignent des arguments fallacieux (ad hominem, ad verecundiam, ad populum, ad ignorantiam) et deux étiquettes synonymes, ad rem et ad judicium, qui désignent une forme d’argumentation considérée comme potentiellement valide aussi bien par Wha- tely que par Walton (Whately, 1832 / 1858, p. 170] of these ad fallacies as belonging to a special class of arguments, he contrasted them with the argumentum ad rem (argument towards the thing). He also added that the argumentum ad judicium was probably the same thing as the ad rem. What Whately apparently meant here was that all [four] [47/8 idem] of the ad fallacies listed have a ‘personal’ element, meaning that they are source-based in some way, directed at a source or person (a participant in argument) rather than at just “the thing” itself. They have a “subjective” quality, as opposed to the objective evidence traditionnally appealed to in argumentation» (Walton 1992, p. 6).

C’est bien cette dimension subjective que veut éliminer la théorie standard des fallacies. Ce paragraphe récapitule des formes d’argumentation fondées sur les croyances d’un individu ou d’un groupe particulier; comme ces croyances, sont, d’une part, toujours limitées, et d’autre part articulées en fonction d’émotions, d’intérêts, de valeurs et d’urgences subjectives, elles se trouvent automatiquement invalidées par une logique qui se veut à la fois “pure” et “ordinaire”.

Arguments supposant une évaluation des conséquences

Les arguments par les conséquences (ad consequentiam), et la réfutation par les conséquences absurdes parce qu’indésirables (ad incommodum) supposent une évaluation faisant intervenir les valeurs et les émotions de la personne.
[48/9 Ad consequentiam: lat. consequentia, “suite, succession”; ang. argument from consequences; fr. argument par les conséquences.
Ad incommodum: lat. incommodum, “inconvénient, désavantage”; ang. reduction to the uncomfortable;fr. «argument qui jette dans l’inconvénient» (Bossuet), ou réfutation par les conséquences indésirables]

Tout dépend en effet des conséquences: s’il s’agit de conséquences logiques, on est dans le schéma de la déduction logique et du raisonnement par l’absurde, forme d’argument valide qui ne fait intervenir en rien la personne. Mais dès que l’on passe au lien causal, qui se réduit la plupart du temps au roman causal de l’argumentation pragmatique (Plantin 1990, p. 214-224), la personne intervient par le biais de son évaluation des conséquences comme positives (adoptons la mesure proposée! – poussée émotionnelle positive) ou négatives (rejetons la mesure imposée! – poussée émotionnelle négative).

Conclusions tirées de l’ignorance d’une personne (ad ignorantiam)
[arg. ad ignorantiam: lat. ignorantia “état d’ignorance”; ang. appeal to ignorance; fr. argument par l’ignorance.]

Locke définit l’argument par l’ignorance comme la stratégie de celui qui met en demeure son adversaire d’accepter son argument ou d’en fournir un meilleur (Locke 1690/[1972], L. IV, chapitre XVII, §20). Il n’y a ici aucune relation avec une émotion quelconque, sauf peut-être le désir de conclure sur le point en question. La conclusion n’est pas positivement établie, mais simplement faute de mieux, c’est-à-dire relativement à un état local de savoir, ou plutôt d’ignorance d’un groupe donné.

Arguments fondés sur des prémisses non pas universelles mais admises par une personne ou par un groupe:
— argument ad hominem [lat. homo, “être humain”; étiquette utilisée en anglais et en français]
— argument du grand nombre
[arg. ad numerum: lat. numerus, “nombre”; ang. appeal to the number; fr. argument du grand nombre]

L’étiquette ad hominem est conservée telle quelle en français. L’argumentation ad hominem est un jeu développant et réarticulant les actes, les croyances ou les paroles de l’interlocuteur. Elle est donc liée de façon intrinsèque à l’éthos de l’interlocuteur dans sa dimension d’expert.

Dans sa variante négative, elle sert à délégitimer un interlocuteur en montrant qu’il agit, pense ou parle de façon contradictoire. Dans sa version positive, elle correspond à un raisonnement qui part des croyances, des désirs et des discours de quelqu’un pour en développer les conséquences (on parle alors plus précisément d’argumentation ex datis). Le conseiller du prince, en principe, conseille ex datis.

Sous ses deux formes, l’argumentation ad hominem n’a rien d’émotionnel, à la différence de l’attaque personnelle ad hominem, dite abusive ad hominem, ou ad personam, qui, elle, est liée essentiellement à l’émotion. Les règles de la politesse courante la réprouvent, si nécessaire le juge la condamne.

L’argument du grand nombre est lié à l’argument ad populum (appeal to the people, appeal to the masses), ainsi qu’à l’argument d’autorité. Une croyance est validée non plus par la qualité de la personne qui la soutient (comme dans ad verecundiam); ni par le fait que quelqu’un la soutient (ad hominem), mais par le nombre de ceux qui l’ont adoptée. Il peut y avoir dans ce cas une stratégie psychologique d’affiliation au groupe.

Arguments fondés sur des prémisses déclarées invalides: appel à la foi52, à l’imagination, à des croyances stupides, ou superstitieuses53

Comme pour l’argument ad hominem et l’argument du grand nombre, ces prémisses admises au sein de certains groupes sont dites fallacieuses parce que non universelles. Il s’agit d’arguments tirés non pas des choses elles-mêmes (ad rem) mais de croyances, de représentations considérées comme fausses, invalides car religieuses, superstitieuses, imaginaires ou simplement stupides, par l’évaluateur qui parle au nom du vrai. La foi, la superstition, l’imagination, la stupidité ne sont pas des émotions, à moins de caractériser comme “émotionnelles” toutes les croyances que l’on ne partage pas. Ces rapprochements peuvent sembler bizarres, mais ils sont bien présents dans la littérature, comme en témoigne l’association des passions avec l’imagination, les préjugés et les Idoles baconiennes (Perelman et Olbrechts-Tyteca 1958/1976, p. 629-31; p. 691; voir Chapitre 4).

Dans le cas général, l’étiquette désignant un type d’argument spécifie le contenu de l’argument: l’argument fait référence à l’autorité, aux conséquences, aux croyances de la personne, à l’émotion en général ou à telle émotion particulière, etc. ; puis cet argument est éventuellement évalué dans une seconde étape, normative. Pour les cas qui nous occupent, l’étiquette est directement normative, on ne peut pas dire que tel argument fait appel à la stupidité, à la superstition, voire à l’imagination sans l’invalider; tout le monde ne sera pas d’accord pour mettre dans le même sac l’appel à la foi, qui représente une catégorie essentielle en théologie (voir Annexe 4, Ad fidem). Ces différents appels se fondent sur les mécanismes du raisonnement ex datis, leur seule spécificité est de partir de croyances que l’évaluateur ne partage pas, et parfois pour d’excellentes raisons.

Pour toutes ces formes, c’est la personne en tant que synthèse de représentations intellectuelles qui est en jeu. Ce système ne met pas en cause, ou en seconde intention seulement, les émotions. Il en va tout autrement avec l’affaire de la fallacie ad verecundiam exemplaire dans l’articulation qu’elle opère des émotions à l’autorité: elle est la fallacie éthotique (ad mores) par excellence.

Autorité ou pusillanimité? Ad verecundiam, ou la modestie mal placée

La catégorie de l’éthos a une dimension pathémique qui doit être traitée dans le cadre général d’une théorie de l’affect dans le discours; il s’ensuit que l’interdit que certaines théories critiques de l’argumentation font peser sur les émotions touche obligatoirement l’éthos. La dimension pathémique est au service d’une intention stratégique: il ne s’agit pas de partager son émotion pour en jouir ou en souffrir en commun, mais de la fonctionnaliser et de la canaliser en fonction d’un objectif pratique. Quant à la dimension autoritaire de l’éthos, elle est au centre des préocccupations de la théorie argumentative, qui en traite sous le nom d’argument ad verecundiam.

Locke a proposé sous le nom de fallacie ad verecundiam une critique radicale de l’autorité éthotique. Les théories de l’argumentation traduisent parfois “argument ad verecundiam” par “argument d’autorité”, or le mot latin verecundia signifie “modestie”, comme le précise bien Locke: l’argument ad verecundiam est bien un argument d’autorité, à la réserve près qu’il s’agit exactement du contraire. Il est donc nécessaire de revenir à la très claire définition qu’en donne Locke:

Le premier [de ces arguments] est de citer les opinions des personnes qui par leur esprit, par leur savoir, par l’éminence de leur rang, par leur puissance, ou par quelque autre raison, se sont fait un nom et ont établi leur réputation sur l’estime commune avec une espèce d’autorité. Lorsque les hommes sont élevés à quelque dignité, on croit qu’il ne sied pas bien à d’autres de les contredire en quoi que ce soit, et que c’est blesser la modestie de mettre en question l’autorité de ceux qui en sont déjà en possession. Lorsqu’un homme ne se rend pas promptement à des décisions d’auteurs approuvés que les autres embrassent avec soumission et avec respect, on est porté à le censurer comme un homme trop plein de vanité; et l’on regarde comme l’effet d’une grande insolence qu’un homme ose établir un sentiment particulier et le soutenir contre le torrent de l’antiquité, ou le mettre en opposition avec celui de quelque savant docteur, ou de quelque fameux écrivain. C’est pourquoi celui qui peut appuyer ses opinions sur une telle autorité, croit dès-là être en droit de prétendre la victoire, et il est tout prêt à taxer d’impudence quiconque osera les attaquer. C’est ce qu’on peut appeler, à mon avis, un argument ad verecundiam (Locke, 1690/[1972], L. IV, chapitre XVII, §19).

La situation mise en scène est celle d’une interaction, où l’un des partenaire «cite» une opinion qui fait autorité; le personnage auquel est attribué l’autorité combine les effets d’éthos et d’expertise. Il ressort des éléments de portraits contenus dans ce passage que l’autorité à laquelle il s’agirait de s’opposer relève de l’éthos de réputation, dérivée du statut social (rang, puissance, dignité) ou intellectuel (savoir, auteur approuvé, savant docteur, fameux écrivain); l’autorité religieuse n’est pas mentionnée explicitement.

Il est remarquable que Locke ne censure pas cet usage des opinions autorisées dans un premier tour de parole. Sur ce premier tour on peut enchaîner par un second tour qui le met en question, en le contredisant directement ou seulement indirectement en faisant état d’un sentiment particulier différent. Le problème surgit alors au troisième tour, qui prétend imposer silence à l’objection, non pas en la réfutant sur le fond (en adoptant une ligne argumentative que Locke appelle ad judicium), mais en se livrant à une évaluation négative de la personne qui la soutient (attaque personnelle, dite ad personam [54 A une évaluation laudative de la personne citée au premier tour répond une évaluation négative du contradicteur. Dans les deux cas, la discussion sur les opinions est rempla- cée par une évaluation des personnes qui les soutiennent] à laquelle est attribué un défaut de caractère moral: la réfutation blesse la modestie, elle dénote vanité, insolence, impudence.

Le problème n’est donc pas localisé au premier tour où s’affirme l’autorité, mais au troisième, qui rend impossible la discussion de ce qui a été avancé sur la base de l’autorité. Comme le signifie l’étiquette “argument de la modestie”, la fallacie est commise soit par celui qui se livre à la manœuvre d’intimidation [55 Par un rappel à la “loi de modestie”. C’est bien cette règle de politesse qui est déclarée fallacieuse en contexte argumentatif]

, soit par celui qui ne formule pas l’objection par crainte de l’insulte qu’il va s’attirer, ou parce qu’il a intériorisé sa propre insuffisance: c’est une fallacie non pas d’autorité mais de pusillanimité.

Le problème de l’autorité est donc recadré par Locke comme celui de l’interaction autoritaire, c’est-à-dire d’un dialogue où il est fait usage d’une autorité, au premier tour de parole par citation, au troisième en imposant silence au nom de l’autorité, en considérant donc que l’autorité citée donne au citeur le pouvoir de faire taire son opposant, c’est-à-dire de clore la discussion. Le problème réside donc moins dans l’affirmation d’autorité (le locuteur ne peut pas parler autrement que dans la position qui est la sienne, avec son corps, dans sa société, dans sa communauté de pensée et dans son temps), que dans la possibilité de contredire l’autorité. La modestie, le respect des faces, des règles de politesse, la préférence pour l’accord, sont autant d’inhibiteurs intellectuels.

On en conclut que ce qui est fallacieux ou non, c’est l’échange dans sa globalité. Il est impossible de dire si l’énoncé “Le Maître l’a dit!” est ou non fallacieux. Tout dépend de sa position dans le dialogue: s’il s’agit d’un énoncé d’ouverture, il ne l’est pas; s’il s’agit d’un énoncé de fermeture d’interaction – magister locutus est “Le Maître a parlé”, sous entendu, “il faut se taire” –, il l’est. Nous ne traiterons pas davantage ici la question de l’argument d’autorité et des contre-discours qui lui sont opposables. La prise en compte de l’autorité par les théories contemporaines de l’argumentation se limite le plus souvent à l’autorité cognitive, et passe sous silence l’autorité charismatique et administrative, coupant ainsi l’autorité des émotions et du pouvoir.

Comment se libérer d’un éthos envahissant

La production d’éthos est une manœuvre stratégique par laquelle l’orateur s’efforce d’être crédible pour accréditer son discours. Il jette sa personne dans la bataille; or la théorie critique de l’argumentation répugne à voir ainsi le dire se mélanger au dit et les personnes se jeter, ou être jetées, dans la balance. C’est pourquoi elle protège l’allocutaire par une critique de l’éthos comme critique de l’argument d’autorité, et elle protège le locuteur en n’acceptant pas les arguments ad personam, pour se centrer uniquement sur les objets en cause.

Si on postule que seuls sont valides les arguments sur les choses elles- mêmes, l’éthos n’est rien d’autre qu’une forme d’emprise émotionnelle, une tentative fallacieuse d’intimidation de l’opposant, cherchant à inhiber la libre critique. Le récepteur doit se libérer méthodiquement de cette emprise, s’il veut avoir quelques chances d’avancer vers la vérité, au moins de penser et parler de façon pertinente. En conséquence, d’une part, la soumission à l’éthos rhétorique est analysée comme fallacie de modestie (ad verecundiam); d’autre part l’éthos rhétorique lui-même est explicité discursivement comme argument d’autorité. Or cet argument d’autorité, en tant qu’il satisfait la condition de propositionalité est accessible à la réfutation; son autorité intervient comme preuve périphérique, par défaut, et peut être évaluée, principalement dans le cadre d’une problématique de l’expertise ou de la compétence sur le point en question.

3. Les émotions fallacieuses

Une mise en garde est nécessaire. La terminologie de l’argumentation appliquée à l’observation critique de l’émotion dans le discours est problématique. Un argument, c’est quelque chose comme un ensemble d’énoncés soutenant une conclusion; on peut certes trouver des discours comme “à boire, par pitié!” où on invoque directement une émotion à l’appui d’une demande de faire. Mais, d’une façon générale, l’émotion, l’expression de l’engagement personnel dans le discours, ne sont pas des phénomènes discursifs limités, locaux, strictement assignables à un mot ou à un énoncé; elles se diffusent sur tout un discours. C’est pourquoi on parlera plus généralement de “discours faisant appel à (telle ou telle) émotion”, ou “d’appel à l’émotion”. En conséquence, nous proposerons d’abandonner cette approche locale de l’émotion au profit d’une approche globale, pluri-niveaux, lorsqu’il s’agira de jeter les bases d’une théorie de l’émotion dans le discours.

3.1 La croisade contre le mal: l’enthousiasme contre les fallacies d’émotion

La problématique des émotions est essentielle pour la rhétorique argumentative, préoccupée d’efficacité sociale de la parole, et par conséquent, tenue par le souci de l’adéquation descriptive. La théorie standard des fallacies, dont l’influence reste forte sur les approches normatives de l’argumentation, semble penser que tout irait mieux dans un monde enfin rationnel – sinon raisonnable – si l’on pouvait se débarrasser des émotions. Cette condamnation des émotions doit avoir elle-même quelque chose de passionnel, si on en juge par le succès qu’elle rencontre dans les pages internet où l’on discute d’argumentation et de fallacies.

Introduire un affect dans le discours, ce serait commettre un sophisme d’appel aux émotions. A titre d’exemple, la liste suivante de fallacies d’émotion est extraite du site, par ailleurs très utile, de l’International Encyclopedia of Philosophy [56 Internet Encyclopedia ofPhilosophy, abrégé en IEP. http://www.iep.utm.edu/f/fallacy.htm]:

abusive ad hominem
ad baculum > scare tactics
ad crumenam > appeal to money
ad misericordiam > appeal to emotions ad novitatem > bandwagon
ad numerum > appeal to the people ad populum > appeal to the people
ad verecundiam > appeal to authority

appeal to:

– emotions: anger, fear, grief, love, outrage, pity, pride, sexuality, sympathy, relief, and so forth.
– force > scare tactic
– to the masses
– to the people
– pity > emotions
– snobbery > emotions
– vanity > emotions

argument from:

– outrage > emotions
– popularity > appeal to the people
– misleading vividness

pathetic fallacy
smear tactics
superstitious thinking

Comme on le voit, l’étiquette en “ad –” est utilisée pour désigner des arguments qui ont un contenu émotionnel évident, faisant intervenir des intérêts ou mettant en jeu la personne. Dans le détail, les types de manœuvres ar- gumentatives visées sont parfois peu claires, les définitions proposées sont rares, souvent elliptiques et parfois contradictoires; et le sens de l’expression en contexte semble parfois très éloigné du sens de l’expression latine. Il n’empêche que le sens général de la manœuvre est parfaitement cohérent, encore qu’il ne soit, à ma connaissance, jamais explicité dans la littérature sur les fallacies: il s’agit d’exclure du discours rationnel-raisonnable toute dimension pathémique, c’est-à-dire de fonder une vision anti-rhétorique du discours argumentatif.

On peut le montrer par l’examen des principales étiquettes dont on viendrait à penser qu’elles sont utilisées pour dissuader le lecteur de s’intéresser sérieusement au lien du rationnel et de l’émotionnel dans le discours argumentatif; il vaut néanmoins la peine d’en faire une bonne fois le tour. Les étiquettes qui seront mentionnées étant utilisées surtout dans la littérature anglaise sur les fallacies, l’appellation anglaise a été conservée. A titre de suggestion, ont été signalées celles de ces fallacies d’émotion qui sont des péchés ou des vertus57. Les commentaires exposent les premières questions qui émergent si l’on décide de considérer comme fallacieux les discours mobilisant ces émotions.

Emotions en général

L’appel aux émotions, quelles qu’elles soient, est prohibé sous plusieurs noms, pathetic fallacy, ou fallacie ad passiones, comme en témoigne la liste citée plus haut, qui énumère colère, peur, chagrin, amour, indignation, fierté, sexualité, sympathie, soulagement, etc [anger, fear, grief, love, outrage, pity, pride, sexuality, sympathy, relief, and so forth]; les entrées particulières ajou- tent les fallacies de snobisme méprisant [snobbery] et de vanité [vanity]. C’est bien tout le champ de l’émotionnel qui est couvert par cette énumération ou- verte. [58 La stigmatisation d’un discours comme passionnel donc “illogique”, est une procédure typique de la façon de faire du théoricien des fallacies: “Moi, en ma qualité de logicien, je suis habilité à porter un diagnostic scientifique sur ce discours, et je le déclare per- vers et perverti par l’émotion” – un argument ad fallaciam (Plantin 1995a). Il faut souli- gner que le Traité de l’argumentation échappe à cette facilité, en abaissant d’un cran, sans les mentionner, mais d’une façon décisive, les affirmations de la théorie des falla- cies, pour faire de cette notion non pas un concept théorique, mais simplement un ins- trument commode pour les acteurs engagés dans la discussion (voir Chapitre 3)].

Appel à l’amitié [ad amicitiam, lat. amicitia, “amitié”; ang. argument from friendship]
L’appel à l’amitié est un ressort fondamental du pathos aristoté- licien (voir Chapitre 2). On peut invoquer un lien d’amitié pour soutenir une demande de croire ou de faire. On ne croit pas forcément quelque chose parce que c’est un ami qui le soutient, mais il n’est pas idiot de croire plus volontiers ses amis: ils peuvent certes se tromper, mais au moins, par définition, ils ne cherchent pas à nous tromper. S’il s’agit d’une demande de faire, alors, bien entendu, l’argument est bon: j’aide plus volontiers mes amis que le premier venu, qui, d’ailleurs en général ne me le demande même pas. Si j’ai besoin d’une aide, je me tourne d’abord vers mes amis et mes parents, si j’ai la chance d’en avoir. En outre, comme dire qu’on est l’ami de quelqu’un c’est dire qu’on empathise en permanence, qu’on ressent les cho- ses comme lui, cette communauté de sentiment permettant de faire l’éco- nomie de l’argumentation.

L’amour rejoint l’amitié dans la liste des fallacies. On regrette vivement que même le sex appeal (appeal to sexuality) n’échappe pas à la condamnation.

Haine et mépris [Arg ad odium, lat. odium, “haine, antipathie”; ang. appeal to hatred, to spite]

La paire amitié/haine est un des couples fondamen- taux de la Rhétorique d’Aristote. Dans la théologie chrétienne, l’appel à la haine est un péché (a contrario: “aimez-vous, au moins supportez-vous les uns des autres”). Le cas de l’argument de “l’appel à la haine”, que ce soit vis-à-vis d’un groupe ou d’une personne, est exemplaire. Le logicien, en tant que tel n’a rien à dire sur les discours de haine. Le citoyen, le militant, le moraliste, le politiste beaucoup, et évidemment le juge. Décider si un discours doit être rejeté comme un discours de haine n’est pas l’affaire du logicien mais de tous les gens concernés par ce discours61, et ils sont nombreux.

Indignation, colère

Le terme anglais outrage désigne une fallacie d’émotion. Le mot outrage désigne soit un acte violent et cruel, soit l’indignation violente provoquée par un tel acte. Comme on n’ose croire que cette dernière soit déclarée fallacieuse, il faut donc penser que sont déclarés fallacieux les actes de cruauté, ce qui est bien le moins que l’on puisse faire. Il se peut que l’étiquette ne soit qu’une autre désignation de la fallacie d’attaque personnelle, dite“abusive ad hominem”.

Attaque personnelle [ad personam, lat. persona, “masque, rôle, personne”; ang. abusive ad hominem]
Le spécialiste des fallacies argumentatives déclare fallacieuses les «abusive ad hominem» comme les «smear tactics». Ce renfort est bienvenu, mais il arrive que les règles de site l’interdisent déjà, et, lorsque tout cela ne suffit pas, il reste d’une part le tribunal, et d’autre part, la liberté d’appeler crapule une crapule.
Tout le monde est d’accord pour condamner l’injure et la calomnie, le moraliste, l’homme de religion et le juge le font indépendamment du “logicien”, mais si celui-ci veut absolument contribuer pourquoi pas? Mais en le faisant en tant que logicien de l’argumentation ordinaire il engage les études d’argumentation dans une impasse peut-être pathologique (voir plus loin).

Appel à la tranquillité ; à l’apathie, l’inertie [arg. ad quietem, lat. quies, “repos, neutralité politique, tranquillité”; ang. appeal to repose, conservatism]
L’apathie, l’inertie sont des désignations relativement négatives du niveau de base an-émotionnel, c’est-à-dire de l’état de calme, sur lequel se détache l’émotion, dont elle part et auquel elle revient.
Bentham fait du topos “laissez-nous tranquilles avec vos propositions!” une fal- lacie politique (ad quietem) visant à rendre plus difficiles les innovations (Bentham 1824/1996). Aristote oppose le calme à la colère (voir Chapitre 2). Le problème discursif est évident: comment ramener au calme une foule excitée? Il est difficile de soutenir que cette opération est systématiquement trompeuse ou fallacieuse.

Envie
Les discours tendant à rendre A envieux de B sont déclarés fallacieux. L’envie est vile, c’est non seulement une fallacie mais un péché. Du point de vue non plus religieux mais argumentatif, on peut rapprocher l’envie de l’émulation (voir Chapitre 2), qui, elle, est une sorte de vertu.

Orgueil, fierté [arg. ad superbiam, lat. superbia, “orgueil, fierté; despotisme”; ang. arg. of popular corruption; fr. appel au mépris des masses, argument du peuple corrompu.]
L’orgueil est un péché, et même capital (c’est-à-dire la source dont dérivent les autres péchés).
Dans le domaine politique, Bentham utilise l’étiquette ad superbiam [popular corruption] pour désigner les discours développant le topos “le peuple est corrompu (seules comptent les élites)”, qu’il considère comme fallacieux. (Bentham 1824/1996). C’est l’argument symétrique de l’argument démago- gique (ad populum).
On peut considérer que l’orgueil est le nom péjoratif de la fierté (voire de la dignité), et rejoindre par ce biais la problématique de l’émulation.

Modestie [arg. ad verecundiam, lat. verecundia, “respect, modestie; crainte de la honte”; souvent rendu en ang. par argument from authority; fr. argument de la modestie.]
Au péché-fallacie d’orgueil s’oppose la modestie (lat. verecun- dia), qui a beau être une douce vertu, n’en est pas moins une fallacie. La fallacie de modestie est commise par celui qui, par respect [arg ad reverentiam, lat. reverentia, “crainte respectueuse”; anglais, argument from respect], s’incline devant un discours porté par un éthos fort; c’est une fallacie de soumission à un éthos envahissant (voir plus haut). La modestie, la vergogne (verecundia), est un mélange de crainte et de fausse honte – le respect humain de nos (arrières) grand’mères – qui fait qu’on n’ose pas soutenir publiquement sa foi et témoigner de la vérité.

Désir et Crainte [
Arg ad metum, lat. metus, “crainte, peur”; ang. arg. from fear, appeal to fear; français, appel à la peur.

Arg ad baculum, lat. baculum, “bâton, sceptre”; ang. ad baculum, argument from the stick; fr. argument du bâton.
Arg a  carcere, lat. carcer, “prison”; menace de la prison.
Arg ad fulmen, lat. fulmen, “foudre”; métaphoriquement, violence.
Arg ad crumenam, lat. crumena, “bourse”; ang. argument to the purse; fr. argument du portefeuille]
L’appel à la crainte est une désignation générique de la famille de discours sur “les menaces” construisant la peur. Ces discours sont de deux types, selon que le locuteur se présente comme rapportant des menaces extérieures ou comme lui-même menaçant. Dans ce second sens, le discours portant la menace a été abondamment désigné comme:

– menace du bâton (ad baculum), donc métonymiquement appel à la force, à la contrainte, stratégie de la peur;
– menace de la prison (ad carcerem);
– menace métaphorique de la foudre (ad fulmen, qui a donné le fr. fulminer (des menaces));
– menace de frapper au portefeuille. L’appeal to money est défini comme une argumentation qui valide un énoncé parce que celui qui le soutient est riche: “il est riche, ce qu’il dit est vrai, ses décisions sont justes, ses choix sont corrects et ses goûts subtils; je le crois et suis son exemple” (IEP) [69 L’argument ad Lazarum est l’argument opposé: “Il est pauvre, donc il dit la vérité” (Lazare est le pauvre de la parabole de l’évangile). Cet argument est de la famille de l’argument des simples: pauvres, enfants (“la vérité sort de la bouche des petits enfants”) ou paysans du Danube de La Fontaine]. On peut également appeler “argument du porte-monnaie” l’argument de la carotte et du bâton de celui qui impose ses décisions par des sanctions (“frapper au porte-monnaie”) et des récompenses: “Travaillez plus sinon vous serez renvoyés” (menace) “Travaillez plus, vous gagnerez plus” (récompense).

“Faire peur” (scare tactics) est stigmatisé en anglais et en latin, comme une fallacie d’appeal to force, ad baculum. “Que les bons se réjouissent et que les méchants tremblent”: serait-il fallacieux de faire trembler les méchants et de terroriser les terroristes? La dissuasion nucléaire est-elle, en plus, fallacieuse? Le dis- cours social de la peur n’est évidemment pas l’affaire du “logicien” en tant que tel, mais celle du politique, ou tout simplement du citoyen.

Pitié [Arg ad misericordiam, lat. misericordia, “compassion, pitié”; ang. appeal to pity]

Comme la modestie, la pitié a beau être une vertu, elle n’en est pas moins possiblement fallacieuse. Que l’appeal to pity soit fallacieux pourra troubler non seulement les bons catholiques au cours de la messe, sur le point de chanter “Kyrie Eleison” (“Seigneur prend pitié!”), mais également les spécialistes de Rome, pour qui l’appel à la clémence du peuple – provocatio ad populum – est un droit absolu du peuple républicain. On laissera au théologien et à l’historien le soin de dire ce que sont et comment fonctionnent cette invocation ou ce droit, dans les groupes sociaux concernés.

Le rire et les sentiments populaires

La liste de Hamblin mentionne «ad ludicrum (dramatics), ad captandum vulgus71 (playing to the gallery)» [71 Ad ludicrum, lat. ludicrum, “jeu, spectacle”; ang. dramatics; fr. théâtralisme. — Ad captandum vulgus, lat captare, “chercher à saisir, tâcher de gagner par insinuation”; vulgus, “le public, la populace”]

L’expression “playing to the gallery”, ou “playing to the crowd” se dit d’un acteur dont le jeu démagogique fait appel aux goûts populaires. L’argument étend analogiquement cette stigmatisation de l’histrionisme à l’orateur qui amuse la galerie.

Enthousiasme

Du point de vue de leur fond émotionnel, on peut regrouper différentes étiquettes qui semblent toutes jouer plus ou moins sur la flatterie, pour s’attacher l’enthousiasme de groupe, mais qui peuvent aussi bien être analysées comme de simples fallacies de conformisme.

Ad populum [Arg ad populum, lat. populus “peuple romain, par opposition à la plèbe ou au sénat; ang. ad populum, appeal to people, argument from popularity; fr. ad populum, argument démagogique]

L’expression latine “argument ad populum” est usitée, particulièrement en anglais. On peut la traduire par appel au peuple, discours démagogique, peut-être, mais pas forcément par “argument populiste”. Ad numerum, bandwagon sont de la même famille. Cette fallacie a une composante émotionnelle, dans la mesure où elle est liée négativement à la haine et au fanatisme, et positivement à l’enthousiasme.

Argument de la nouveauté, ad novitatem [Arg ad novitatem, lat novitas “nouveauté; condition d’un homme qui, le premier de sa famille, arrive aux honneurs”] et bandwagon fallacy

L’IEP rapproche l’argument de la nouveauté de l’argument du bandwagon. Le bandwagon est littéralement le wagon décoré qui promène l’orchestre à travers la ville, et que tout le monde suit avec joie et enthousiasme [74 Le terme appartient au vocabulaire du cirque; il a été inventé par P.T. Barnum in 1855. (The American Heritage® Dictionary of the English Language]. Métaphoriquement, suivre ou monter dans le bandwagon, c’est donc se joindre à un mouvement de foule, à une émotion populaire, au sens étymologique. Parler de bandwagon fallacy c’est donc condamner le suivisme: on fait quelque chose simplement parce que ça amuse beaucoup de gens de le faire. Cette fallacie est une espèce de l’argument du grand nombre, elle est également liée à ad populum. Elle stigmatise le comportement de celui qui prend le train en marche, à la différence que celui qui prend le train en marche ne le fait pas toujours avec enthousiasme.

A priori, il s’agit de quelque chose de différent de ad novitatem, le bandwagon n’étant pas forcément nouveau. L’argument de la nouveauté est plutôt celui qui s’exprime par des topoï comme “c’est super, ça vient de sortir”; ou qui suppose que la dernière trouvaille technologique apporte un meilleur service que tout ce qui précédait. On pourrait parler d’argument de la nou- veauté dans le cas d’une discussion: “c’est la dernière publication sur une question disputée qui est la meilleure, c’est le dernier qui s’est exprimé sur un problème qui a raison”.

Argument du grand nombre [Arg ad numerum, lat. numerus “nombre, foule”; ang. appeal to the number, argument from number; fr. argument du grand nombre.]
II est lié à l’argument ad populum, [appeal to the people, appeal to the masses], ainsi qu’à l’autorité.

La même stigmatisation pèse donc sur diverses formes d’appel au peuple: ad numerum, ad populum, «appeal to the masses», et autres «arguments from popularity». Faut-il considérer comme fallacieuse l’appel de l’Assemblée Nationale française du 11 juillet 1792 déclarant que “La Patrie est en danger!”, et donc mal fondé l’enthousiasme populaire qu’il a soulevé? Quoi qu’on pense du patriotisme et des discours patriotiques, tout bon citoyen voudrait discuter un peu, plutôt que faire confiance au manuel qui déclare a priori que tout cela est fallacieux.

L’enthousiasme est certainement un des ressorts de la «bandwagon fallacy, ad novitatem», et du fanatisme en général. Il ne s’agit donc pas d’emboîter le pas à tous les enthousiastes, mais on peut demander au “logicien” de laisser au politiste ou au moraliste un espace où pourra s’exprimer une parole plus informée et plus nuancée. Plus proche du champ de l’argumentation, l’orateur lui-même est fortement suspect s’il endosse un éthos enthousiaste, c’est pourquoi il est prévu un péché de parole, la «misleading vividness». On aura du mal à ne pas en déduire, par application du topos des contraires (fondamentalement fallacieux), qu’on doit alors considérer l’“honest dumbness” comme une vertu du discours, bien entendu en ajoutant, en contrepartie, une fallacie de “misleading dullness”.

3.2 Retournement: le pathos, de preuve à fallacie

Si on récapitule les émotions rencontrées dans la littérature sur les fallacies, on trouve

l’amitié, la sympathie (ad amicitiam);
l’amusement, le divertissement, la joie (ad captandum vulgus, ad ludicrum): l’apathie, la paresse (ad quietem);
le chagrin (grief)
la colère, l’indignation (anger)

Ad numerum, lat. numerus “nombre, foule”; ang. appeal to the number, argument from number; fr. argument du grand nombre.

le désir: désir d’argent (ad crumenam); désir érotique (love, sexuality). On aurait aussi bien le désir de gloire (ad honorem); c’est la fameuse trinité des désirs qui est déclarée fallacieuse: honos, uoluptas, pecunia: le pouvoir, le sexe, l’argent. Le discours argumentatif valide est ascétique.

l’enthousiasme (vividness, ad novitatem, bandwagon) l’envie (ad invidiam)
la fierté et l’orgueil (pride)
la haine (ad odium)

l’humilité (ad verecundiam)
la peur (ad baculum, a carcere, ad fulmen, ad metum) la pitié (ad misericordiam)
le soulagement (relief, ad quietem).

Hamblin présente, avec humour, une liste ouverte; se pose alors la question: y a-t-il dans cette littérature trace des autres émotions fondamentales désignées comme fallacies? Sauf erreur, parmi les émotions constituant le pathos seul l’espoir n’a pas bénéficié d’une promotion négative au titre de “falacie ad spem”; mais l’espoir (désir – positif) correspond à la peur (crainte – négatif), qui est, elle, bien repérée comme fallacieuse.

On vérifie bien la généralité de la fallacie ad passiones, qui englobe la plupart des émotions des traités de rhétorique. C’est évidemment le pathos qui est déclaré globalement fallacieux. Les «preuves passionnelles» sont devenues «sophismes ad passiones». Le domaine de l’argumentation veille sur les fallacies comme sur la ligne Maginot qui le protège et le purifie de la rhétorique, c’est-à-dire du langage.

Que les émotions soient traitées au chapitre des fallacies par certaines théories normatives de l’argumentation, – que l’on dira peut-être dépassées, mais qui restent bien vivantes dans la documentation de base pédagogique et scientifique, – montre clairement où se situe la coupure entre argumentation et rhétorique, et non moins clairement la nécessité d’une approche donnant la priorité à l’observation des faits de discours.

4. L’argumentation au risque de l’alexithymie

On touche ainsi à l’évidence d’une opposition fondamentale entre rhétorique et argumentation, selon que sont ou non pris en compte les affects. S’il y a une argumentation dans la rhétorique (inventio), il y a bien une argumentation qui se construit contre la rhétorique, contre une parole sur le monde irréductiblement liée aux individus, au dialogue, à l’action sur et avec autrui, orientée par des désirs et des intérêts. Par rapport aux préceptes rhétoriques toujours offensifs, les règles critiques argumentatives sont défensives. La rhétorique est orientée vers la production, l’argumentation vers la réception critique du discours. C’est pourquoi on dit que l’une, la rhétorique, trouve son application dans la formation de l’orateur et l’autre, l’argumentation, son aboutissement dans la pesée normative des arguments, dans la formation du juge.

La théorie standard des fallacies considère que les émotions disloquent le discours, font obstacle à l’acquisition de la vérité et à l’action rationnelle qui en découle. Cette conception du discours argumentatif fait écho à une théorie psychologique des émotions comme trouble, dysfonctionnement, déjà rencontrée chez Perelman et Olbrechts-Tyteca (voir Chapitre 4). A la question: «l’émotion est-elle un désordre de la conduite ou au contraire une réaction organisée?» Fraisse répond par la première hypothèse; l’émotion correspond à une «baisse du niveau d’adaptation», à une «diminution du niveau de la performance» (Fraisse 1968, V, p. 98): «on se met en colère quand on substitue paroles et gestes violents aux efforts pour trouver une solution aux difficultés qui se présentent (résoudre un conflit, tourner un obstacle). […] Elle est aussi une réponse adaptée à la situation (frapper sur un objet ou une personne qui vous résiste), mais le niveau de cette réponse est inférieur à ce qu’il devrait être, compte tenu des normes d’une culture donnée» (id.). L’émotion déclenche des comportements de mauvaise qualité, et dans ces conditions, il est logique de vouloir l’éliminer de la parole comme de l’action.

Mais la psychologie des émotions ne se limite pas à cette vision, maintenant datée, d’autres observations doivent être prises en compte. Les psychologues utilisent le terme d’alexithymie (a-lexis-thymos: manque de mots  [76 ou anémotivité (Cosnier 1994, p. 139; Gayral 1974, p. 27-28)] pour l’émotion) pour désigner un langage d’où est bannie toute expression des sentiments et des émotions:

«Alexithymie: terme proposé par Sifneos pour désigner des patients prédisposés à des atteintes psychosomatiques et caractérisés par: 1/ l’incapacité à exprimer verbalement ses affects; 2/ la pauvreté de la vie imaginaire; 3/ la tendance à recourir à l’action; 4/ la tendance à s’attacher à l’aspect matériel et objectif des événements, des situations et des relations» (Cosnier 1994, p. 160).

Le discours alexithymique est réduit à l’expression de la pensée opératoire qui est un «mode de fonctionnement mental organisé sur les aspects purement factuels de la vie quotidienne. Les discours qui permettent de repérer [la pensée opératoire] sont empreints d’objectivité et ignorent toute fantaisie, expression émotionnelle ou évaluation subjective» (Cosnier 1994, p. 141). Par d’autres voies, le refoulement du névrosé peut conduire au même résultat.

Dans une perspective neuro-biologique, Damasio s’oppose à ceux qui pensent qu’il est possible de représenter le traitement «[des problèmes auxquels] chacun de nous est confronté presque tous les jours» par une «théorie du «raisonnement pur», en laissant de côté les émotions: «[cette] théorie du pur calcul rationnel ressemble plus à la façon dont les personnes atteintes de lésions préfrontales procèdent pour prendre une décision qu’à celle des individus normaux» (Damasio 1994/2001, p. 236; p. 238).

L’argumentation prétend avoir quelque chose à dire sur le traitement langagier des problèmes quotidiens; il serait dommage qu’elle prenne pour discours idéal un discours en tout point semblable à celui du névrosé, de l’alexithymique ou du grand accidenté du cerveau.

L’exclusion de l’éthos et du pathos risque précisément de transformer l’ar- gumentation en discipline opératoire, alexithymique. Le traitement de la question des émotions à travers leur contrôle individuel, interactionnel, social, institutionnel, nécessite la mise en place de problématiques autre- ment complexes que celle d’une simple censure a priori.

5. Est-il nécessaire d’éliminer l’émotion pour éliminer les différences d’opinion?
5.1 Argumentations sur les valeurs et les émotions

La “nouvelle dialectique”, ou théorie «pragma-dialectique» de l’argumen- tation, développe une conception du débat comme méthode de résolution des différences d’opinion. Le débat critique est rationnel dans la mesure où il respecte un système de dix Règles; il s’agit d’une théorie normative de l’argumentation. La question de l’émotion est abordée par le biais de la Règle 4:

A party may defend his standpoint only by advancing argumenta- tion relating to that standpoint (1992, p. 132).

Cette règle est violée par des «ruses rhétoriques» si l’une des parties défend son point de vue par des moyens de persuasion non argumentatifs. L’argumentateur se voit donc interdire d’une part, de jouer sur les émotions et les préjugés du public (substituant le pathos au logos), et, d’autre part, de mettre en avant ses propres qualités (substituant l’éthos au logos). Dans le discours social, les sophismes pathémiques sont l’instrument de choix des vrais démagogues, s’adressant à de vastes publics. Ils exploitent les émotions de l’assistance et jouent sur ses préjugés non pertinents au regard de la thèse défendue (op. cit., 133 sq).

Deux restrictions tempèrent ce que peut avoir de trop radical la Règle 4. D’une part, le chapitre 12 qui lui est consacré fait état de certaines restric- tions sous l’intitulé «Complications regarding the means of defense», qui discutent les conditions de validité des argumentations émotionnelles considérées comme typiques que sont ad verecundiam, ad misericordiam et ad hominem. Soulignons d’autre part qu’il n’y a rien d’extraordinaire à normer un discours et une interaction, rien qui relève d’un ordre moral scandaleux ou bienvenu, qu’on prétendrait imposer à l’argumentation; certains genres l’imposent, par exemple les discours scientifiques. On peut également considérer qu’un des objectifs fondamentaux de l’étude de l’argumentation est de rendre compte des usages et des pratiques ordinaires, c’est-à-dire de ce qui se passe dans des rencontres authentiques où se confrontent des sentiments, c’est-à-dire des opinions portées par des sujets – que cette rencontre ait pour but d’approfondir les différences et les différends, de les trancher ou de les concilier.

Van Eemeren et Grootendorst proposent l’exemple suivant de violation de la Règle 4:

The positive emotions that may be exploited include for example, feelings of safety and loyalty; the negative ones, fear, greed, and shame. Negative group emotions often have to do with social and ethnic prejudice. To the extend that group-related emotions are involved, identification with the group interest plays an important role. The more powerful the presence of these emotions in an audience, the more effectively they can be exploited in an argumentum ad populum. A speaker, for example, who wishes to restrict the numbers of foreigners in a fashionable residential area may only have to appeal to the audience’s group interest by invoking their prejudice that letting in more foreigners will endanger their own identity, to sway them to his way of thinking. If he can at the same time appeal to their individual interests by invoking their materialistic prejudices with a suggestion about the falling of house values, a critical discussion about the subject may become quite unnecessary (1992, p. 134).

Les argumentations proposées se fondent sur une valeur et sur un inté- rêt. Les expressions désignant une valeur rentrent dans le contexte “au nom de…”: “au nom de l’identité syldave…” Quant aux intérêts, s’ils doivent être différenciés des valeurs, on peut les ramener largement à la célèbre trilogie “honos, uoluptas, pecunia”, le pouvoir, le plaisir, l’argent (voir plus haut). Il y a un lien des valeurs aux intérêts, et leur mise en cause s’accompagne forcé- ment d’émotion.

Voyons rapidement, d’une part, quelle direction peut prendre la discus- sion des argumentations fondées sur des valeurs et les émotions, et, d’autre part qu’il n’y a pas de raison de diaboliser l’appel à des valeurs comme l’identité de groupe ou les intérêts financiers, même si elles sont fortement “char- gées d’émotion”.

Argumentation sur les valeurs

Supposons que l’argumentation sur les valeurs ait la forme du syllogisme pratique suivant:

(a)                  V est une valeur positive/négative (pour tel groupe)
(b)                  X promeut/s’oppose à la valeur V
Règle d’action: On doit combattre, agir, pour ses valeurs
(c) Promouvons/combattons X!

Appliqué à la question de l’identité, ce syllogisme des valeurs fournit l’enchaînement suivant:

(1) L’identité du groupe est une valeur positive
(2) L’ouverture aux étrangers met en danger l’identité du groupe
(3) Combattons l’ouverture aux étrangers, fermons nos frontières et nos quartiers!

Deux cas doivent être distingués, selon qu’est en débat la prémisse (1) ou la prémisse (2).

(i) Premier cas, l’identité du groupe est/n’est pas une valeur positive.
Toute valeur affronte une contre-valeur; elle peut et doit être évaluée et critiquée: est-elle une valeur positive ou négative (une non-valeur, un préjugé)? quel est son degré d’universalité? Dire que l’identité du groupe est une valeur n’est pas constituer ladite valeur en absolu.

On peut ainsi refuser la conclusion (3) en rejetant la prémisse (1): l’identité du groupe est une non-valeur, refusée par l’évaluateur parce que synonyme de xénophobie, d’ethnocentrisme. Cette position constitue une affirmation substantielle, sur la correction d’une valeur (une évaluation d’une valeur). Mais dans ce cas, ce n’est pas la technique argumentative d’appel à une valeur qui est invalidée, mais l’appel à cette valeur; la contre-valeur qui fonde ce rejet par exemple celle qui valorise le “village planétaire” (le “métissage”, “je suis l’autre”…) n’en est pas moins une valeur: on ne peut pas exclure les valeurs, on peut seulement en changer ou les hiérarchiser différemment.

D’où la seconde possibilité: l’identité du groupe est bien considérée comme une valeur positive, mais elle est subordonnée à une autre valeur plus haute, par exemple la valeur “fraternité”. Dans ce cas, la déduction ne doit pas s’opérer à partir de (1) mais de (1’):

(1’) La valeur fondamentale qui régit les rapports humains n’est pas l’identité groupale mais la fraternité

On est dans un cas classique de conflit des valeurs, qui constitue le domaine d’exercice par excellence de l’argumentation.

(ii) Second cas, l’ouverture aux étrangers porte/ne porte pas atteinte à cette valeur.
Il s’agit maintenant de déterminer si l’appel à telle valeur est fondé ou non dans la situation en question “Devons-nous accueillir les étrangers dans notre quartier?”. On peut admettre (i) et refuser (ii), en soutenant par exemple que l’ouverture aux étrangers renforce l’identité du groupe, en l’enrichissant; ou bien que l’identité du groupe est incertaine aussi longtemps qu’elle n’a pas subi l’épreuve de l’ouverture à autrui.

Dans les deux cas, la conclusion sera que s’il y a quelque chose de fallacieux, c’est ou bien l’appel à une valeur déclarée fallacieuse par l’analyste, ou bien le recours fallacieux à telle valeur dans tel contexte, mais dans aucun cas l’appel aux valeurs lui-même. Ce recours paraît au contraire fondamental dans toute argumentation ordinaire.

(2) D’autre part, il est facile de montrer que l’appel à des valeurs comme “l’identité du groupe” ou “l’intérêt financier” fonctionne dans des argumentations d’allure parfaitement honorable, qui constituent des cas parallèles au précédent.

– Pour interdire aux touristes l’accès au territoire d’un peuple premier:

L’identité de tel groupe autochtone est une valeur.
Le contact avec la “civilisation” compromet l’identité culturelle dugroupe.
Reconnaissons à ce groupe le droit de vivre sur un territoire auto-nome.

– Contre une extension des pistes de l’aéroport proche de mon domicile, je peux argumenter «par l’évocation d’un préjudice matériel (en faisant crain- dre par exemple une chute des valeurs immobilières)», en mobilisant une impeccable argumentation ad pecuniam:

Mes intérêts financiers exigent au moins la préservation de la valeur de ma maison.
L’extension des pistes de l’aéroport fait perdre de la valeur à ma maison
Règle d’action (topos): Il est légitime de défendre ses intérêts financiers.
Non à l’extension des pistes de l’aéroport!

Là aussi, je serai accessible à une contre-argumentation me montrant que l’intérêt collectif est une valeur supérieure à mon intérêt particulier, et doit donc prévaloir, surtout si cette démonstration s’accompagne d’une juste compensation financière. Ainsi va l’humaine rationalité.

On peut aussi contre-argumenter des émotions

L’ouvrage de Walton The place of emotion in argument «focuses on the four emotional arguments ad – the ad baculum, ad misericordiam, ad hominem, and ad populum» (1992, p. 27); le cadre théorique est celui de la pragma-dialectique (id., p. 27). La valeur rationnelle de l’appel à une émotion est évaluée en fonction d’un ensemble de principes, qui forment un contre-discours oppo- sable aux argumentations fondées sur cette émotion. Considérons par exemple l’ensemble des critères qui permettent d’évaluer l’appel à la pitié (op. cit., p. 140 sv.): nous y voyons une illustration parfaite du fonctionne- ment d’une émotion comme une raison parmi tant d’autres. L’appel à la pitié peut être:

(1) «Reasonable and appropriate» – Dans ce premier cas, l’appel à la pitié correspond à l’appel à une valeur supposée partagée, par exemple la frater- nité, ou, d’un point de vue religieux, à la vertu de charité.

(2) «Weak, but not irrelevant or fallacious. … it presents only one side of the issue» – Comme toutes les raisons, l’appel à la pitié doit être confronté aux autres bonnes raisons invoquées dans la situation donnée.

(3) «Irrelevant» – «For example, in a scientific inquiry an appeal to pity may be totally inappropriate». Ce troisième point rappelle la pluralité des normes de rationalité en fonction des situations et des types de discours argumentatifs.

(4) «Not enough information given» – Ce principe d’évaluation général vaut évidemment pour toutes les formes d’argumentation, fondées ou non sur les valeurs et les émotions, de même que le suivant:

(5) «Fallacious» – «The appeal to pity is not just a weak argument open to critical questioning. It is used to prevent critical questions in subsequent dialogue».

En bref, l’appel à la pitié est un élément d’un tout, qui, faible ou non, ren- voie à l’ensemble des valeurs et des raisons mobilisables dans telle situation. Que vaut le sentiment de “pitié” pour les travailleurs licenciés (ad misericordiam) face à la nécessité de préserver les intérêts des actionnaires (ad pecuniam contre ad misericordiam)? ou de placer l’entreprise en bonne position sur le marché où elle est aux prises avec la concurrence internationale (“ad rivaliitatem” contre ad misericordiam)? ou de préserver les emplois des autres sala- riés de l’entreprise (ad misericordiam contre ad misericordiam)?


Annexes
Annexe 1: Fallacie, théorie des fallacies

Le mot – Nous utilisons le terme de fallacie comme un substantif féminin apparte- nant pleinement à la langue française, donc sans italiques, comme base nominale correspondant à l’adjectif fallacieux. La base historique est sans doute fallace (fallace => fallacieux, comme délice => délicieux), mais fallace, peut-être à cause de l’homophonie avec le suffixe péjoratif –asse, fait rire. Fallacie a l’avantage d’être plus bref que le syntagme “argument fallacieux” dont il partage le sens, de correspondre à l’anglais, et, sans doute pour cette raison, d’être d’ores et déjà en circulation dans le milieu francophone des études d’argumentation. Il semble de toutes façons préférable de traduire fallacy par fallacie que par illusion.

Le terme de paralogisme désigne d’abord des formes non valides de déduction syllogistique. Le concept de fallacie (argument fallacieux) est plus vaste que celui de paralogisme. Un sophisme est une fallacie intentionnelle. La différence entre un sophisme et un paralogisme est liée aux intentions du locuteur (ou à celles qu’on lui attribue); c’est celle qui existe entre tromper et se tromper. La notion de fallacie a l’avantage d’être neutre du point de vue de l’intentionalité.

La première théorie des fallacies est exposée dans Aristote, qui distingue deux types, d’une part les fallacies liées au langage, reposant notamment sur l’ambiguïté, et, d’autre part, les fallacies indépendantes du langage, qui relèvent d’une mauvaise méthode et d’une construction erronée de la relation causale.


Annexe 2: Qui évalue les fallacies? — Voir :
Évaluation des argumentations


Annexe 3: Sur les arguments en ad –, Voir :
Arguments en ad — : “Argument ad hominem


Annexe 4: Ad fidem, Voir Foi – Superstition


Annexe 5 : Arguments sur le fond, Voir :
Ad judicium
Ad rem


Sur les noms latins des arguments, Voir :

Ab —, ad —, ex — : les noms latins des arguments