PREUVE ET ARTS DE LA PREUVE
La preuve est couramment opposée à l’argument, comme la démonstration à l’argumentation. Le langage ordinaire suggère que les éléments du lexique de base des arts de la preuve – autour de démontrer, argumenter, prouver, raisonner – entretiennent des relations autres et plus complexes que de simple opposition. La preuve est multifonctionnelle, et ne se limite pas à exprimer un bloc d’évidence. Un certain nombre de traits plaident pour une forme de continuité entre les divers arts de la preuve, qui rend assez artificiel l’antagonisme créé entre argumentation d’une part, preuve et démonstration de l’autre, chacun dans sa culture.
Prouver est issu du latin probare, “faire l’essai, éprouver, vérifier”. Cette valeur étymologique se retrouve dans les dérivés éprouver, épreuve, probant, probatoire, probation, qui tous, tout comme preuve, évoquent la sanction de l’expérience concrète. Dans le langage courant, on apporte une preuve, on fait la preuve d’une affirmation, et chacun attend que son partenaire lui apporte des preuves d’amour.
2. Lexique de base
Argumenter, prouver, démontrer : un champ lexico-sémantique — Le langage ordinaire propose les termes suivants pour désigner la famille de notions et d’activités inférentielles qui constituent ce qu’on peut appeler les arts de la preuve.
Le signe “ ≠ ” signale que le mot qui suit n’est pas sémantiquement lié au verbe définissant la famille morphologique.
Substantif | Verbe | Adj -able | N Déverbal | N d’agent | Adjectif |
démontrer | (in) démontrable | démonstration | ≠ démonstrateur | démonstratif | |
argument | argumenter | *argumentable | argumentation | argumentateur | argumentatif |
preuve | prouver | (im)prouvable | probation | ≠ prouveur | probatoire |
la/une raison | raisonner | raisonnable | raisonnement | ≠ raisonneur |
Ce champ s’organise selon les lignes suivantes.
Nom d’agent — Seul argumenter a produit un nom d’agent, argumentateur. On parle de démonstrateur seulement pour les appareils ménagers ; prouveur a été remplacé par avocat. Argumenter marque un engagement subjectif dans le mécanisme de construction de la preuve. Le raisonneur veut raisonner, mais il ne prouve pas, ni ne démontre, ni n’argumente.
Processus et résultat — Prouver n’admet les dérivés probatoire et probation que dans le domaine du droit. Le processus et le résultat de l’action “*probatoire” en science ne peuvent donc être désignée que comme une démonstration, ce qui contribue à brouiller les distinctions théoriques qu’on souhaiterait établir entre les concepts de preuve et de démonstration.
Vérité de la complétive — Démontrer et prouver admettent les complétives en que et posent que cette complétive est vraie : “Pierre a prouvé, démontré que Paul était le vrai coupable”, donc, pour le locuteur, Paul est le vrai coupable. Argumenter ne pose pas la vérité de son complément, ni l’aboutissement du procès :
Pierre [*argumente ??] soutient que Paul est le vrai coupable.
Pierre argumente dans le sens de, pour… une reprise des relations diplomatiques.
En anglais, to argue accepte une complétive en that, mais ne pose pas la vérité de cette complétive, V. Argument.
Aspect — Il semble que la relation de argument à preuve relève de la distinction aspectuelle opposant l’inaccompli à l’accompli : argumenter n’est pas plus une forme faible de prouver que chercher n’est une forme affaiblie de trouver. La preuve est le “terminator” de l’argument, l’argument (que l’on donne pour) irréfutable, le « knock-down argument » (Hamblin 1970, p. 249). La preuve est l’intention, la visée, elle donne le sens de l’argument.
C’est pourquoi preuve, argument et démonstration peuvent cependant fonctionner en co-orientation, comme des quasi-synonymes, dans bien des contextes : l’avocat se livre à une belle démonstration dans laquelle il apporte des preuves décisives et des arguments convaincants.
Des marqueurs de position — Ces termes quasi-synonymes dans certains contextes peuvent, dans le débat, apparaître clairement comme des marqueurs de positions argumentatives antagoniques. Dans le domaine judiciaire, le juge entend les dires et les arguments des parties ; chacune de ces parties apporte (ce qu’elle considère comme) des preuves et rejette celles qu’apporte son adversaire comme des arguties : on n’a plus affaire à des synonymes, mais à des termes antiorientés. La différence entre la preuve, l’argument, et l’argutie devient une simple question de point de vue ; la valeur probante se confond avec l’appréciation positive que j’accorde à mon argumentation et que je refuse à celle de mon adversaire. D’une façon générale, une objection polie peut être présentée comme un simple argument ; argument est alors un adoucisseur lexical de preuve, son usage manifeste une distance, un moindre engagement du locuteur dans son discours.
Statut dialogal — La distinction démonstration / preuve / argument paraît avant tout sensible à la présence ou à l’absence de contre-discours. C’est ce qui explique que l’on retrouve l’usage du terme argument aux deux extrémités de l’activité scientifique, lors de l’apprentissage, et dans les controverses les plus pointues sur les questions ouvertes, où les discours les plus armés théoriquement ou techniquement reprennent le statut d’argument, du simple fait qu’il y a désaccord.
3. Hétérogénéité du discours de la preuve
Dans tous les domaines, la preuve remplit diverses fonctions, totalement hétérogènes :
— Aléthique : elle établit la vérité d’un fait ou d’une suite d’événements incertains ou contestés.
— Épistémique : elle permet d’accroître et de stabiliser les connaissances et fonde une croyance justifiée.
— Explicative : elle rend compte d’un fait certain, en l’intégrant dans un discours cohérent.
— Cognitive et esthétique : elle est relativement évidente, et si possible élégante.
— Psychologique : elle élimine le doute et inspire confiance.
— Rhétorique : elle convainc.
— Dialectique : elle élimine la contestation et clôt le débat ; la preuve n’est pas remise en cause facilement.
— Sociale : elle tranquillise et soude la communauté concernée, dans le domaine judiciaire particulièrement. Inversement, la preuve exclut : il faut être faible d’esprit, fou, aveuglé par la passion, pour rejeter la preuve qu’on vous apporte.
— Professionnelle : elle fonde un consensus légitime dans la communauté compétente, qui définit la problématique, stabilise la forme de la preuve et l’accomplit en l’intégrant dans ses manuels.
La preuve ne peut donc être caractérisée comme un bloc d’évidence que l’on pourrait opposer à l’argument.
4. Unité des arts de la preuve
Les arts de la preuve – argumentation, démonstration et preuve – y compris en sciences, partagent les caractères suivants.
— Une interrogation. On part d’un problème, d’une affirmation sensée mais douteuse.
— Un langage et un discours. Qu’il s’agisse de prouver, d’argumenter, de démontrer, de justifier, d’expliquer, toutes ces activités supposent un support sémiotique, un langage et une combinaison linéaire d’énoncés.
Il en va probablement de même pour le raisonnement, bien que le terme mette l’accent sur les aspects cognitifs du processus.
— Une intention. Comme tout discours ordinaire, le discours de la preuve est orienté par un objectif.
— Une inférence. La notion d’inférence est une notion primitive, définie par le moyen de termes qui en sont synonymes : “dérivation d’une proposition à partir d’une autre”. On saisit ce qu’elle est par opposition : la démarche inférentielle s’oppose à l’intuition pour laquelle une proposition est affirmée “immédiatement” sur la base de sa perception directe, V. Évidence. Dans le cas de l’inférence, le vrai est affirmé indirectement, via des données ou des prémisses, exprimées par des énoncés et appuyées sur des principes dont la nature dépend du domaine concerné.
— Des institutions et des communautés de pratiquants, l’ensemble des locuteurs dans un cas, des groupes restreints d’experts dans l’autre.
— Argumentation et démonstration en sciences se font en référence à quelque chose, c’est-à-dire sous la contrainte d’un monde extérieur. On peut certes toujours dire n’importe quoi, mais parfois la réalité dit non. La réalité contribue à la détermination de la validité. Les pratiques de la preuve et de l’argumentation ne relèvent pas de la pure virtuosité linguistique, mais supposent l’expérience, la référence aux êtres et aux événements du monde.
— Des domaines. Les modes de production des preuves diffèrent selon le type de langage technique et de méthode utilisée dans le domaine considéré. La mise en place de grandes classes de preuves scientifiques incombe aux épistémologues.
L’argumentation en langage naturel se caractérise par sa capacité à combiner une grande variété de preuves hétérogènes, correspondant aux divers schémas d’arguments.
5. La preuve entre fait et discours
La preuve se construit dans un langage, naturel ou formel, et est apportée dans un discours. Selon la conception formelle, la preuve formelle apportée par la démonstration hypothético-déductive est la preuve par excellence. Son correspondant en langage ordinaire serait l’argumentation par la définition essentialiste telle qu’on l’utilise en philosophie et en théologie. Dans les autres domaines d’activités, le discours probatoire nécessite un “supplément de réalité”, et on s’oriente vers la preuve comme fait. La preuve y est construite par une série de manipulations et d’investigations dont la désignation renvoie à des réalités concrètes : on réunit “des éléments de preuve”, “des moyens de preuve” ; on “ fait la preuve” comme on “ fait ses preuves”, on “apporte des preuves”. C’est dans ce rapport au réel que la preuve quotidienne se différencie de la démonstration formelle.
Le passage de la preuve comme démonstration à la preuve comme fait suppose un double effacement du discours, d’abord celui de l’énoncé rapportant le fait et ensuite celui du lien entre le probant et le prouvé. La preuve-fait nie le discours qui la soutient. Elle suppose l’évidence non discursive des réalités matérielles (données à voir et à toucher) et des réalités intellectuelles, claires, distinctes et nécessaires. La preuve que je n’ai pas assassiné Pierre est qu’il est là bien vivant devant vous ; ou, comme le dit Grize, « le fait est le meilleur des arguments » (1990, p. 44). Mais on sait d’expérience que les faits n’exercent qu’une contrainte toute relative sur les croyances, même dans les milieux les plus intéressés à obtenir des preuves, comme le montre la cruelle expérience de Semmelweiss (Plantin 1995, chap. 7), V. Réfutation par les faits.
La preuve peut certes être transmise en silence au juge compétent, mais un élément matériel ne devient preuve que relativement à un problème et à une procédure, qui, elles, ont nécessairement une formulation langagière. C’est par son insertion dans ce contexte langagier d’enquête, de preuve que la donnée matérielle devient preuve.
Si certains faits “parlent d’eux-mêmes” à ceux qui entendent leur langage, ils restent “silencieux” pour tous ceux qui ignorent tout du domaine et du contexte dans lesquels se déroule la quête à laquelle le fait vient mettre un terme. Une configuration matérielle ne prend le statut de fait que relativement à un savoir qui s’exprime dans un langage plus ou moins technique. Le scanner que le médecin obligeant montre à son patient pour lui “faire voir” que son cancer est “guéri” reste opaque à ce dernier, qui accepte la preuve sans y “voir” quoi que ce soit.