VALEUR
En argumentation, le terme valeur renvoie à :
— La valeur de vérité d’une proposition, v. Présupposition.
— La valeur d’une argumentation ou d’un argument, v. Évaluation ; Normes ; Force.
— La question des valeurs et des jugements de valeur, qui fait l’objet de cette entrée.
Les valeurs sont au fondement de la théorie de l’argumentation de Perelman et Olbrechts-Tyteca. Le Traité (1958) les introduit comme des objets essentiels de l’argumentation et postule, semble-t-il, la spécificité des principes qui les régissent. Mais, du point de vue de l’argumentation, rien dans le Traité ne semble s’opposer à ce qu’on fasse des valeurs des objets de discours comme les autres.
1. La découverte des valeurs par La Nouvelle Rhétorique
1.1 La découverte des valeurs
La tradition philosophique considère que les questions « sur le bien, les fins, le juste, le nécessaire, le vertueux, le vrai, le jugement moral, le jugement esthétique, le beau, le vrai, le valide » (Frankena 1967 : Value and Valuation) relèvent de domaines séparés (morale, droit, esthétique, logique, économie, politique, épistémologie).
Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle qu’elles ont été repensées dans le cadre d’une théorie générale des valeurs, de lointaine ascendance platonicienne. De là, « cette ample discussion sur la valeur, les valeurs, les jugements de valeur s’est ensuite répandue jusqu’en psychologie, dans les sciences sociales, les humanités et même dans le discours ordinaire » (ibid.).
La notion de valeur a été introduite dans le domaine de l’argumentation par la Nouvelle Rhétorique de Perelman & Olbrechts-Tyteca [1958], dans la filiation philosophique de Dupréel (1939) (Dominicy s. d.). Cette notion est également au centre des travaux de Carl Wellman (1971) sur le raisonnement conductif.
La question des valeurs est non seulement à l’origine du développement de la nouvelle rhétorique, mais elle en constitue le fondement permanent, comme le montre le chapitre introductif de la Logique juridique (1979) intitulé « La nouvelle rhétorique et les valeurs ».
Perelman présente sa découverte de la théorie de l’argumentation comme le dépassement d’un programme de recherche sur une « logique des jugements de valeur » (1979, § 50, p. 101 ; 1980, p. 457). Cette recherche l’a conduit aux constats suivants :
— « Il n’y a pas de logique des jugements de valeur » (ibid.) qui permettrait leur organisation rationnelle, conclusion qui est dite « inattendue » (ibid.).
— Contrairement au projet de la philosophie classique, il est impossible de construire une ontologie qui permettrait un calcul des valeurs réglant leur hiérarchisation.
— Le traitement des valeurs par le positivisme logique aboutit à une impasse. Il maintient une coupure entre les valeurs et les faits dont elles ne peuvent être dérivées. Cette coupure a pour conséquence de rejeter dans l’irrationnel tout recours aux valeurs ; or les valeurs sont au fondement du raisonnement pratique, aboutissant à la prise de décision. En particulier, selon la vision positiviste, le droit devrait être considéré comme irrationnel puisqu’il repose sur des affirmations de valeurs. Cette conclusion est unanimement considérée comme absurde et inacceptable.
À la recherche d’autres méthodes capables de rendre compte de l’aspect rationnel du recours aux valeurs, Perelman les découvre dans la Rhétorique et les Topiques d’Aristote, qui lui fournissent les instruments permettant une étude empirique de la manière dont les individus justifient leurs choix raisonnables. Il a ainsi été amené à redéfinir son objectif théorique non plus comme une logique mais comme une (nouvelle) rhétorique (ibid.).
1.2 L’opposition valeur/fait, jugement de valeur / jugement de réalité
La NR articule deux questions concernant les valeurs.
— La première est d’origine logique. Elle concerne les jugements de valeur, portés sur un être ou sur une situation concrète.
— La deuxième est d’origine philosophique. Elle concerne les valeurs substantielles telles que le vrai, le beau et le bien, qui sont les plus générales de toutes les valeurs.
La NR approche les valeurs par les distinctions suivantes.
1.2.1 Les bases de l’opposition selon le TA
— Les faits sont nécessaires et contraignent l’esprit, alors que les valeurs demandent une adhésion de l’esprit.
Mais en pratique, les jugements de valeurs et les jugements de réalité sont difficiles à distinguer. Des considérations contextuelles peuvent être nécessaires pour caractériser un jugement comme un jugement de valeur : “c’est une voiture” peut être un jugement de fait ou un jugement de valeur ; “c’est une vraie voiture” est seulement un jugement de valeur (voir Dominicy, n. d., p. 14-17).
— Les jugements de valeur ne peuvent être ni dérivés de, ni opposés aux jugements de réalité. Valeurs et faits vivent dans des mondes distincts.
— En science, si deux jugements de vérité sur une même réalité sont contradictoires, l’un d’eux est nécessairement faux (principe du tiers exclu). Mais deux jugements de valeur contradictoires sur un même objet, “ceci est beau ! vs ceci est laid !”, peuvent tous deux être justifiés (mais pas d’une même voix), indépendamment de tout appel à la réalité.
— Les contradictions légitimes entre jugements de valeur ne peuvent être résolues en éliminant une des valeurs en conflit, comme on élimine une proposition fausse. On peut seulement hiérarchiser les valeurs (ibid., p. 107).
Le Traité conclut en maintenant, « à titre précaire », et pour des auditoires particuliers, l’opposition entre jugement de fait et jugement de valeur (p. 680)
La dichotomie fait/valeur est au fondement de la construction argumentative perelmanienne. Elle absolutise l’écart entre le raisonnable des pratiques courantes et du droit et le rationnel de la logique et des sciences, consacrant ainsi le fossé entre “les deux cultures”, celle des faits (sciences) et celle des valeurs (humanités), V. Démonstration ; Preuve.
1.2.2 Faits et valeurs : deux types « d’objets d’accord » de l’argumentation ?
Les accords dans le Traité
Pour Perelman, le fonctionnement comme argument des affirmations de valeur comme des affirmations de réalité et de vérité présuppose l’accord des participants. L’ensemble de ces « accords préalables » à l’argumentation proprement dite crée une atmosphère de « communion » (p. 74) permettant le développement de la situation argumentative-rhétorique proprement dite.
Toujours selon le Traité, l’argumentation peut se fonder sur deux classes d‘objets, un objet étant défini comme tout ce sur quoi on peut être ou non d’accord :
Nous nous demanderons quels sont les objets d’accord qui jouent un rôle différent dans le processus argumentatif. Nous croyons qu’il sera utile, à ce point de vue, de grouper ces objets en deux catégories, l’une relative au réel, qui comporterait les faits, les vérités et les présomptions, l’autre relative au préférable, qui contiendrait les valeurs, les hiérarchies et les lieux du préférable (Id., p. 88 ; souligné dans le texte).
Le Traité dit encore que
La notion de “fait” est caractérisée uniquement par l’idée que l’on a d’un certain genre d’accords au sujet de certaines données, celles qui se réfèrent à une réalité objective. (Id. p. 89)
Les faits se définiraient par un accord sur les données objectives et les valeurs se définiraient par un accord sur quelque chose qui ne relève pas de la réalité objective : on a le sentiment que la notion d’accord efface la distinction fait/valeur.
On retient que, pour les nécessités de l’argumentation et de la communication, l’accord peut se réaliser sur les faits comme sur les valeurs, ce qui leur permet d’être utilisés comme arguments.
Remarque : L’accord est-il un prérequis de l’argumentation ?
L’argumentation fonctionne aussi bien en régime de désaccord qu’en régime d’accord.
Les participants peuvent être en désaccord sur les faits comme sur les valeurs. Comme les valeurs, les faits ne s’imposent pas à l’esprit, mais doivent faire l’objet d’une adhésion. L’absence d’accord ne fait nullement obstacle à leur utilisation argumentative. A fortiori, dans une situation argumentative où se développe un désaccord profond, les discours des uns et des autres prennent appui sur des valeurs radicalement incompatibles et des faits contestés par l’autre partie. Faits et valeurs doivent alors être négociés par les parties et composés par le médiateur. C’est dans ces processus d’ajustement que l’argumentation prend toute sa raison d’être.
Le rôle des tiers (juge, électeur, médiateur, votant) devient alors essentiel pour trancher les conflits de valeurs et de réalité, toujours en référence à un cas particulier.
2.1.3 Statut de l’épidictique
Selon Perelman, le processus d’acquisition des valeurs est différent du processus d’acquisition de la vérité. Les valeurs sont acquises en particulier à travers l’éducation et le langage et elles font l’objet de renforcement spécifique à travers le genre épidictique.
Les genres délibératif et judiciaire sont des genres argumentatifs, visant à la prise de décision collective en situation de conflits de positions. Selon Perelman, le genre épidictique a un statut tout différent, il n’admet pas la contradiction ; son objet est le renforcement de l’adhésion aux valeurs du groupe afin de déclencher l’action, V. Émotion. Sans les valeurs, « les discours visant à l’action ne pourraient trouver de levier pour émouvoir et mouvoir leurs auditeurs. » (1977, p. 33)
Alors qu’il insiste sur les contradictions irréductibles qui règnent dans le domaine des valeurs, Perelman soustrait finalement les valeurs à la contradiction sociale effective en faisant de l’épidictique un genre par nature unanimiste.
Le genre épidictique peut exclure le blâme et se restreindre à l’éloge, par des conventions littéraires et sociales alignant sur l’hagiographie des saintes et des saints les hommages rendus aux femmes et aux hommes vivants et morts. Ces conventions ne sont pas différentes de celles qui veulent qu’un groupe dresse des statues à ses héros et ses saints, et pas à ses canailles et à ses démons.
C’est le cadre social des discours d’hommage et de vénération et non pas la nature des choses qui, le cas échéant, exclut le blâme, et non pas la nature des choses. L’avocat du Diable a toujours un rôle à jouer, même dans les dossiers de canonisation. Si l’éloge des défunts est unanime, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas d’opposant ou que les opposants n’ont rien à dire, mais parce que, par convention de deuil, ils se taisent. L’éloge épidictique de la vertu cesse d’être unanime dès qu’on lui donne un contenu précis.
Pris hors de cette pratique conventionnelle, l’épidictique se définit par deux actes de langage symétriques, l’éloge et le blâme. Ces actes définissent moins un genre qu’une position (footing) qui peut être prise aussi bien dans le discours politique que dans le discours judiciaire.
2. Schèmes argumentatifs et « lieux des valeurs » : deux types de règles ?
2.1 Valeurs et lieux des valeurs VS. Faits et schèmes argumentatifs ?
Selon le Traité, à l’opposition des valeurs et des faits correspond l’opposition des principes argumentatifs qui les régissent. Les valeurs sont régies par les lieux (loci, topoi):
Quand il s’agit de fonder des valeurs ou des hiérarchies ou de renforcer l’intensité de l’adhésion qu’elles suscitent, on peut les rattacher à d’autres valeurs ou à d’autres hiérarchies pour les consolider, mais on peut aussi avoir recours à des prémisses d’ordre très général, que nous qualifierons du nom de lieux, les [tópoi] d’où dérivent les Topiques [d’Aristote], ou traités consacrés au raisonnement dialectique. (P. 112)
Le Traité est formel sur ce point :
Nous n’appellerons lieux que des prémisses d’ordre général permettant de fonder des valeurs et des hiérarchies, et qu’Aristote étudie parmi les lieux de l’accident. (P. 113)
À contrario, on comprend que les principes qui fondent, c’est-à-dire qui justifient, les conclusions factuelles ne seront pas appelées lieux (loci, tópoi), et c’est bien ce que l’on constate dans la 3e partie du Traité. Cette partie, qui forme l’essentiel de l’ouvrage, est intitulée « Techniques argumentatives », techniques qui sont caractérisées par l’emploi de « schèmes argumentatifs » (p. 251).
Mais on constate évidemment que les schèmes, les techniques d’association correspondent étroitement à ce que la tradition appelle « lieux communs argumentatifs”, ce que le Traité ratifie dans une incidente d’une importance capitale si l’on considère les tentatives précédentes pour opposer faits et valeurs : ces schèmes
[peuvent être aussi être considérés] comme des lieux de l’argumentation (p. 255).
On renonce donc à réserver l’appellation lieu aux seules règles des valeurs. Il resterait à apprécier les conséquences de ce réalignement terminologique sur l’opposition conceptuelle fait/valeur.
2.3.2 Lieux des valeurs
Sont considérés comme les loci « les plus courants » les suivants (id., p. 95/) :
— Lieu de la quantité, selon lequel quelque chose vaut mieux qu’autre chose pour des raisons quantitatives. (id., 115)
— Lieu de la qualité, utilisé « quand l’on conteste la vertu du nombre ». (id., p. 119)
— Lieu de l’ordre : Les lieux de l’ordre affirment la supériorité de l’ antérieur sur le postérieur. (id., p. 125)
— Lieu de l’existence : Les lieux de l’existant affirment la supériorité de ce qui existe, de ce qui est actuel, de ce qui est réel, sur le possible, l’éventuel, ou l’impossible. (id., p. 126).
— Lieu de l’essence : on « [accorde] une valeur supérieure aux individus en tant que représentants bien caractérisés de [l’]essence » (id., p. 126).
Ces lieux dits des valeurs correspondent aux lieux de l’accident des Topiques d’Aristote (id., p. 113), V. Topique du préférable. L’accident est une prédication sur un objet. Les lieux de l’accident sont, par définition, opératoires sur le champ des objets aussi bien que sur celui des valeurs
De telles liaisons graduelles peuvent être représentées par des échelles argumentatives corrélées, V. Échelle ; Topos en sémantique.
Le processus de valorisation se comprend par la justification qu’on en donne :
X est (+) parce que | il y en a beaucoup, peu c’est rond, c’est lourd, ça n’a pas de forme, c’est couleur moutarde j’aime il y en a peu, ça vient de sortir il l’a fait avant, c’est un classique c’est là, c’est disponible, c’est facile, c’est difficile, c’est possible |
La justification est satisfaisante dès que l’interlocuteur est satisfait. Du point de vue argumentatif, la structure justificative n’est pas différente de :
C’est inflammable, c’est très sec, et ils ont mis des produits dedans.
La préférence correspond aux mêmes structures au comparatif, qu’on peut représenter sur une échelle :
X est (+) que Y parce qu’encore plus (+) (moderne, etc.
————/————————/————————> (+) MODERNE
Y X
Les valeurs ne se distinguent ni par leur nature ni par leur règle d’usage dans l’argumentation. Elles peuvent plus ou moins se classer selon leur degré de généralité. Les plus abstraites ne sont privilégiées et retenues pour fondamentales que par une valorisation réglée sans doute par le lieu de l’essence.
Elles ne sont pas régies par des schèmes argumentatifs spécifiques, mais par les schèmes communs.
C’est ce qu’on constate également lorsqu’on passe aux opérations permettant de justifier des valeurs et aux opérations de valorisation (infra, §4).
3. Valeur, émotion et orientation
Le passage suivant est peut-être clé pour la compréhension du rôle des valeurs dans la philosophie de Perelman. Par une habile dissociation, la Nouvelle rhétorique met hors champ les « passions » au profit des valeurs :
Notons que les passions, en tant qu’obstacles, ne doivent pas être confondues avec les passions qui servent d’appui à une argumentation positive, et qui seront d’habitude qualifiées à l’aide d’un terme moins péjoratif, tel que valeur par exemple. (Ibid., p. 630 ; je souligne)
Voir également la citation supra (§2.1.B) : le rôle des valeurs est « [d’]émouvoir et mouvoir » l’assistance.
La notion de valeur renvoie aux questions de la subjectivité, de l’émotion, et, sur le plan sémantique, de l’orientation et des biais constitutifs du parler ordinaire. Les mots exprimant des valeurs sont des mots porteurs d’orientations argumentatives, constitués en couples antonymiques. Ce lexique organisé par l’antonymie peut être considéré comme un gigantesque réservoir de “couples antagonistes”, générateurs et organisateurs de situations argumentatives :
“plaisir/déplaisir”, “savoir/ignorance”, “beauté/laideur”, “vérité/mensonge” ; “vertu/vice ; “harmonie/chaos, discorde” ; “amour/haine ; “justice/injustice”, “liberté/oppression” …
L’antonymie s’exprime également par des syntagmes plus ou moins figés (“expression de soi / refoulement”, “vie au grand air / vie dans les bureaux”). Le discours peut enfin construire de longues séquences anti-orientées, sous la figure de l’antithèse.
Le rapport de valorisation/dévalorisation peut être inversé : esthétique de la laideur/(beauté), éloge classique de la cohérence et de la constance, éloge baroque de l’inconstance, etc.
La pomme et les trois libidos
La tendance à l’atomisation et à la multiplication des valeurs ne met pas en cause le fait que le discours rhétorique a toujours tablé sur certaines valeurs substantielles, peut-être plus prosaïques que “le Vrai, le Bien, le Beau, l’Absolu” (voir supra), mais solidement attachées à la condition humaine et ayant un contenu relativement spécifiable, à savoir honos, uoluptas, pecunia, la gloire, c’est- à-dire le désir de reconnaissance ; le plaisir sous toutes ses formes ; l’argent et les biens matériels. Ces trois investissements libidinaux constituent ainsi, d’après la Genèse, les trois valeurs principales objets des désirs humains.
C’est la valorisation du réel par les trois libidos qui a mis fin à l’état d’innocence :
La femme vit que l’arbre était bon à manger et agréable à la vue, et qu’il était précieux pour ouvrir l’intelligence. (Genèse 3, 6)
« Bon à manger » : le bon, comme plaisir des sens ; « agréable à la vue » : le beau, plaisir des yeux ; « précieux pour ouvrir l’intelligence » ; le vrai, plaisir du savoir, qui ne figurait pas dans la précédente trinité des valeurs. Ces trois valeurs sont disponibles pour une valorisation immédiate dans l’argumentation pragmatique, qui est en fait le schème d’argument préféré du Diable ; conjugués, ces trois plaisirs définissent le divin : « le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. » (id. 3, 5).
3. Fonder et exploiter les jugements de valeur
Les jugements de valeur entrent dans les argumentations avec un statut d’axiome — joker serait peut-être plus exact – utilisable à tout moment pour infléchir ces argumentations. Ils fonctionnent selon les schèmes ordinaires.
3.1 Argumentation justifiant un jugement de valeur
En français, le terme “valorisation” a une orientation positive ; le mot suppose l’apport d’un surcroît de valeur : il s’agit toujours d’une « hausse de la valeur marchande » ; de « donner plus de valeur » ; de « passer à une utilisation plus noble » (Larousse, Valorisation [1]). Il est impossible de parler de “valorisation” au sens d’évaluation négative. On parlera donc d’évaluation (positive ou négative) pour désigner l’opération argumentative situant un fait, une déclaration, une proposition d’action par rapport à une valeur.
La prédication d’une valeur sur un fait ou un objet s’effectue selon une procédure argumentative standard. Par exemple, la souveraineté nationale est une valeur, comme en témoignent les usages des syntagmes “la souveraineté est une valeur”. Sa racine se trouve dans l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 :
Art. 3. Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. [2]
La souveraineté est au principe de l’autorité légitime. Le fait de figurer dans cette “Déclaration” lui confère son statut d’axiome, utilisable à tout moment pour infléchir une argumentation.
Une question concrète d’évaluation se pose si, par exemple, telle disposition d’un traité demande à être évaluée par rapport à cette valeur. Pour cela, on recourt aux précédents, c’est-à-dire aux éléments de définition de référence, enrichis de leurs corollaires légaux et des expériences tirées des situations passées, le tout avec les marges de négociation habituelles. L’opération d’évaluation a la forme suivante :
— La souveraineté nationale se définit par les conditions Ci, Cj, Ck…
(souveraineté financière, militaire…) telles qu’elles ont été invoquées pour motiver les décisions Da, Db, …
— Dans des circonstances analogues, telle assemblée de référence a décidé que tel traité respectait/ne respectait pas ces conditions. Donc, le présent traité se situe/ne se situe pas dans la ligne de telle et telle décision passée.
— Donc, nous pouvons/ne pouvons pas signer ce traité (sans renoncer à notre souveraineté nationale).
3.2 Argumentation exploitant des évaluations
L’argumentation par l’absurde, l’argumentation pragmatique supposent des opérations de valorisation :
Question : Faut-il faire F ?
Argumentation : F aura pour conséquence C1
Évaluation positive de C1 :
C1 est (+) du point de vue de la valeur Vi: “C’est bénéfique pour la santé publique.”
Conclusion : Faisons F.
La réfutation peut emprunter deux chemins :
(i) Contre-évaluation de C1 :
C1 est (–) du point de vue de la valeur Vj : “C’est une atteinte aux libertés”.
Cette intervention ouvre une stase d’évaluation, Vi(+) vs. Vj(-). Le dilemme est tranché par une hiérarchisation des valeurs Vi et Vj en fonction des circonstances de la discussion.
(ii) Introduction d’une autre conséquence :
F aura pour conséquence C2
Évaluation de C2 : C2 est (–) du point de vue de la valeur Vm.
Vm peut être identique à Vi, ce qui donne à la réfutation une teinte ad hominem :
La légalisation du cannabis réduira certes l’activité des petits trafiquants, mais elle développera celle des gros trafiquants.
Dans les deux cas, la conclusion reste : Ne faisons surtout pas A. On peut sortir de l’impasse par une hiérarchisation adaptée aux circonstances du moment : “Mais là, Vi est moins importante que Vm ”.
En période de pandémie, les impératifs de santé publique permettent de restreindre les libertés.
La liberté est proclamée dans la devise républicaine, pas la santé publique.
On peut également invalider une valeur par ses conséquences pratiques ; ce schème d’argument semble privilégié pour toutes les formes de traitement des valeurs :
Au nom de la liberté, on dit et on fait n’importe quoi
Liberté, que de crimes on commet en ton nom ! (Manon Roland, Girondine, guillotinée pendant la Révolution française).
[1] [http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/valorisation/81001], (20-09-2013).
[2] Cité d’après https://www.legifrance.gouv.fr/contenu/menu/droit-national-en-vigueur/constitution/declaration-des-droits-de-l-homme-et-du-citoyen-de-1789 ( 20-01-2022).