Ad populum

Arg. AD POPULUM

En droit romain, la provocatio ad populum est un droit d’appel au peuple, qui n’a rien à voir avec l’argument ad populum. La juste condamnation du discours dit populiste peut être détournée de façon à englober indistinctement toutes les revendications populaires, “toujours exagérées”, et “irréalistes”.

Dans la Rome antique, la provocatio ad populum [1] ou “droit d’appel au peuple ” est l’ultime recours prévu par la procédure judiciaire.

Dans le monde politique actuel,
— L’étiquette ad populum est toujours utilisée pour désigner les discours et arguments des orateurs populistes ou démagogues.
— L’appel ad populum correspond à la lettre à l’appel direct au peuple citoyen.

1. Orientation argumentative du mot peuple

Le terme peuple est susceptible de prendre des orientations argumentatives opposées.
— Le peuple populace. L’individualiste, qui pense que toute vertu réside dans l’individu, peut conclure par application du topos des contraires, que le peuple est corrompu, et que par conséquent, toute argumentation ad populum est fondamentalement fallacieuse. Le peuple devient la populace, V. Mépris.

— Le peuple citoyen. À l’opposé, l’adage vox populi vox dei “voix (vox)  du peuple, voix de Dieu (deus)” confère au populus une sorte d’infaillibilité.
À l’accusation de démagogie ad populum répond la contre-accusation d’arrogance (ad superbiam), commise par celui qui considère que le peuple est intrinsèquement corrompu (popular corruption).
Dans un effet de composition hardie, soutenu par une analogie, Aristote proclame la supériorité de la multitude sur l’élite. La discussion porte sur le régime démocratique; « [confier] le pouvoir souverain à la multitude plutôt qu’à une élite restreinte » est une solution «défendable», et peut-être même la bonne solution.

La multitude en effet, composée d’individus qui, pris séparément, sont des gens sans valeur, est néanmoins susceptible, prise en corps, de se montrer supérieure à l’élite de tout à l’heure, non pas à titre individuel, mais à titre collectif : c’est ainsi que les repas où les convives apportent leur écot sont meilleurs que ceux dont les frais sont supportés par un seul. (Aristote, Politique)[3]

2. La provocatio ad populum dans le domaine judiciaire

Dans la Rome républicaine, l’appel au peuple, la provocatio ad populum, correspondait à un droit d’appel (jus provocationis) dans les procès criminels. En vertu de ce droit, en dernier ressort, l’accusé citoyen romain pouvait porter sa cause devant le populus. Par populus il faut entendre l’ensemble des citoyens romains constitué en corps politico-judiciaire dans les “comices centuriates” où votent les citoyens complets, groupés en centuries (catégories censitaires). Le populus est donc bien distinct du vulgus ou de la plebs, en tant que groupes réunis par hasard et politiquement inorganisés. Vox populi, vox dei  : lorsque le populus en tant que tel est assemblé, il fait entendre la voix (vox)  des dieux (dei, sg. deus).

Ce droit d’appel est lié à la République : « La tradition prétend que l’année même de la République fut créée par une loi du “consul” Publicola la provocatio ad populum » (Ellul [1961], p. 278). Avec l’empire, « la provocatio ad Cæsarem a évincé la provocatio ad populum » (Foviaux 1986, p. 61), c’est-à-dire qu’on a cessé d’appeler au peuple pour se tourner vers César.

La demande de grâce présidentielle actuelle rappelle la provocatio ad Cæsarem. La provocatio ad populum est une voie de recours judiciaire, n’ayant pas grand-chose à voir avec ce qu’on appelle parfois argument ad populum, ou argument populiste, qui relève de la sphère du politique.

3. Ad populum dans le domaine politique

3.1 Appel au peuple, référendum et plébiscite

“Par la volonté du peuple”

Le principe du suffrage universel a consacré la prééminence de la majorité, en principe dûment éclairée. V. Consensus.

En politique, l’appel au peuple couvre le référendum et le plébiscite. Plébiscite vient du latin plebis scitum “décret du peuple” ; de même, le référendum est une procédure qui réfère une décision au vote populaire.
Dans le parler contemporain, les usages se sont spécialisés, autour de l’idée de peuple biface, le peuple citoyen  instance politique à qui on réfère et qui décide souverainement par le référendum, et le peuple populace, manipulée par le plébiscite.

Alors que sous l’ancien régime le roi tirait sa légitimité de sa filiation et de l’onction divine, le Tiers État de 1789 se réclame de la volonté du peuple, dont il était le représentant. Cette volonté avait une force de légitimation supérieure à celle de l’autorité royale, comme en témoigne la célèbre réplique du Comte de Mirabeau au Marquis de Dreux-Brézé qui, le 23 juin 1789, sommait l’Assemblée Nationale, de quitter la salle du Jeu de Paume :

Allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple et qu’on ne nous en arrachera que par la puissance des baïonnettes.

Sous la Révolution française, le peuple cumule les pouvoirs suprêmes en matière de décision dans tous les domaines intéressant la vie sociale.  Il détient les pouvoirs législatifs et exécutifs comme le pouvoir judiciaire. Par l’appel au peuple, on demande au peuple de trancher, et sa décision est irrévocable. L’argument ad populum en ce sens est un argument justificatif suprême, “le peuple l’a voulu ainsi”.
En matière constitutionnelle, le peuple est l’instance décisionnelle directe et suprême ; l’expression “appel au peuple” est utilisée pour désigner le référendum qui approuve la Constitution de l’an I, adoptée le 24 juin 1793.

Le peuple contre le peuple

Sous la Révolution, le peuple cumule les pouvoirs suprêmes.  Par l’appel au peuple, on demande au peuple de trancher, et sa décision est irrévocable. L’argument ad populum en ce sens est l’argument suprême, “le peuple l’a voulu ainsi”.
Ayant jugé Louis XVI, la Convention délibère, fin 1792 et début 1793, de la peine à infliger au roi et de ses modalités d’application. Le député Salles demande

Que la Convention, après avoir déclaré le fait que Louis est coupable, renvoie au peuple l’application de la peine (p. 860) [2]

Buzot formule comme suit cette proposition « d’appel au peuple »

Après avoir jugé Louis comme individu, et prononcé avec toute la sévérité d’un juge, il me reste à examiner la proposition d’appeler au peuple pour la confirmation du jugement. (P. 875)

Robespierre récuse cet appel au peuple, par un distinguo :

Je ne vois, moi, dans ce prétendu appel au peuple qu’un appel de ce que le peuple a voulu, de ce que le peuple a fait, au moment où il déployait sa force, dans le temps seul où il exprimait sa propre volonté, c’est-à-dire dans les temps de l’insurrection du 10 août, à tous les ennemis secrets de l’égalité. (P. 877)

Pour Robespierre, le peuple  à qui le Girondin Salles veut en appeler est le peuple des provinces qui regroupe « les ennemis secrets de l’égalité » Il lui oppose le peuple de l’insurrection parisienne du 10 août, et interprète l’appel de Salles comme une tentative pour jouer le premier contre le second. Le 15 janvier 1793, l’Assemblée répond “non” à la question :

Le jugement de la Convention nationale contre Louis Capet sera-t-il soumis à la ratification du peuple, oui ou non ?

L’affaire Louis Capet est un procès politique. En matière constitutionnelle le peuple est également l’instance décisionnelle directe et suprême. L’expression “appel au peuple” est utilisée pour désigner le référendum qui approuve la Constitution de l’an I, adoptée le 24 juin 1793.

3.2 L’appel ad populum est-il populiste ?

L’étiquette descriptive et évaluative “argument ad populum” évoque l’argumentation populiste. Les arguments du discours populiste sont condamnés parce qu’orientés vers des actions  condamnables qui ont prouvé au 20e siècle qu’elles mènent le monde à la catastrophe.

Le Leader populiste se prend pour un Guide (Caudillo, Duce, Führer).
Son discours excite le peuple contre les élites ; sous couvert de critique du système et de la corruption, il s’en prend de fait aux institutions démocratiques.
Il promeut les valeurs négatives comme la haine de l’autre et la xénophobie.
Il excite les gens pour les pousser à agir sur la base d’émotions instinctives, non contrôlées, par opposition à des conclusions réfléchies et dûment discutées.
Il appelle à l’action directe impulsive et à la satisfaction immédiate.
Il fait des promesses inconsidérées ; il laisse croire que les solutions qu’il propose sont les seules possibles et faciles à mettre en œuvre, qu’elles feront des miracles, et qu’elles n’auront aucune conséquence négative, etc.

Pour l’analyste accusateur, le mot populiste désigne les anciens et nouveaux “démagogues”, qui, en vue d’un pur bénéfice électoral, font des promesses auxquelles eux-mêmes ne croient pas . À ce discours populiste, on oppose le discours de la réforme, du parler vrai, du juste milieu ou de la rigueur.
La juste condamnation du discours dit populiste peut être détournée de façon à englober indistinctement toutes les revendications populaires, “toujours exagérées”, “impossibles à satisfaire” ; elles “déséquilibrent  le budget” et “conduisent à la ruine et à une dictature révolutionnaire” etc.  Sous le Front Populaire, à propos des accords de Matignon,  Le Figaro écrivait :

Hélas, combien de milliers   de familles, combien de tout petits bourgeois sont en ce moment inquiets, et se demandent ce que deviendront leurs pauvres économies à l’arrivée de ce gouvernement révolutionnaire ? [4]

On voit que l’argument populiste n’est pas un type d’argument, comme l’argument par analogie. Du point de vue formel, il s’agit d’un argument par les conséquences négatives, qui sont rejetées pour des raisons de contenu.

L’argument ad populum a été déclaré formellement fallacieux parce qu’étroitement dépendant des croyances d’un groupe, parce que faisant essentiellement appel au pathos et manquant de pertinence.

Appel aux croyances d’un groupe — Ancêtre du discours populiste, l’argument ad populum est parfois défini comme un argument qui part de prémisses admises par l’auditoire, au lieu de partir de prémisses universelles. Elle viserait donc l’adhésion et non pas la vérité (Hamblin 1970, p. 41 ; Woods et Walton 1992, p. 69). En ce sens, toute argumentation rhétorique ou dialectique est ad populum. L’argumentation ad populum n’est alors pas différente de l’argumentation sur les croyances de l’auditoire, abondamment désignée comme argument ex concessis, ex datis, ou encore argument ad auditores.

Appel à l’émotion et défaut de pertinence 

On peut définir le paralogisme dit argumentum ad populum comme une tentative pour gagner l’assentiment populaire à une conclusion en suscitant l’émotion et l’enthousiasme des masses » (Copi 1972, p. 29 ; cité dans Woods et Walton 1992, p. 74).

L’argument ad populum est lié négativement à la haine et au fanatisme, et, pas toujours positivement, à l’enthousiasme : il est pris dans la condamnation générale des passions, sans prendre en compte le fait que de bonnes et mauvaises argumentations peuvent soulever des émotions fortes, et que ces émotions peuvent être ou non justifiées, V. PathosÉmotion; Pertinence

Cette définition correspond à l’appellation ad captandum vulgus (playing to the gallery) (Hamblin 1970, p. 41; Woods & Walton 1992, p. 69), autrement dit, au théâtralisme oratoire, dont les politiques sont loin d’avoir l’exclusivité. La désignation de l’argument étend analogiquement la façon de faire de l’acteur à l’orateur.
La critique de l’argumentation ad populum rejoint la critique morale du discours flatteur, comme la critique de l’enthousiasme, du conformisme et des effets de groupe en général (suivisme, “bandwagon fallacy”), ou simplement alignement sur le plus grand nombre (ad numerum), V. Rire ; Consensus.

Qu’il s’agisse d’appel aux croyances ou aux émotions, on reproche à l’orateur de s’aligner sur l’auditoire ; c’est l’auditoire qui conduit l’orateur, et non pas la vérité.

Comme tous les cas d’appel aux passions, il y aurait donc substitution des passions au logos, donc ignorance de la question, c’est-à-dire défaut de pertinence (Woods et Walton 1992, p. 76), sur quoi est fondée l’accusation d’incompétence adressée aux orateurs populistes.


[1] Provocatio ad populum, lat. provocatio, appel, droit d’appel ; populus, “peuple”.
[2] Réimpression de L’Ancien Moniteur… Tome Quatorzième, Paris, Bureau Central, 1840.
https://books.google.fr/booksid=z5IFAAAAQAAJ&printsec=frontcover&dq=Ancien+moniteur+tome+quatorzième&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwjp9vSI5sHvAhUHxBQKHR9eBakQ6wEwAHoECAUQAQ#v=onepage&q=Louis Capet &f=false
[3] Nouvelle traduction avec introd., notes et index par J. Tricot, Paris, Vrin, 1982, p. 214-215.
[4] https://www.lefigaro.fr/histoire/archives/2016/05/02/26010-20160502ARTFIG00233-il-y-a-80-ans-le-front-populaire-triomphait.php