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Péchés de langue et fallacies

À l’époque contemporaine, la théorie des fallacies se réclame d’une exigence de vérité et de rationalité et affiche une défiance de principe vis-à-vis de la parole spontanée, vectrice d’erreur et de tromperie, V. Fallacies ; Critique ; Évaluation ; Norme. D’autres cultures donnaient d’autres fondements à la critique de la parole ; dans un ouvrage riche d’enseignements où elles font l’histoire des Péchés de la langue au Moyen Âge, Casagrande et Vecchio (1991) montrent le lien de la parole au péché. Il ne s’agissait pas alors d’établir les normes d’un discours rationnel, mais d’un discours sans péché, impeccable, sinon “saint”. La faute s’est déplacée : l’acte de langage qui était déclaré peccamineux au nom de la religion est considéré comme fallacieux, sophistique ou paralogique au nom de la rationalité. Qu’il s’agisse de péché ou de fallacie, de faire son salut ou de se comporter rationnellement, il s’agit toujours de normer les comportements verbaux, d’inciter au contrôle de sa langue.
Rapprocher la théorie des fallacies de celle des péchés de la langue n’est pas commettre le péché de derisio, ni envers l’une ni envers l’autre. Ce rapprochement permet au contraire de montrer l’enracinement anthropologique de l’idée de critique du discours.

Casagrande et Vecchio synthétisent les données des différents traités médiévaux en une liste de quatorze péchés, qui peuvent être interprétés en termes de comportements argumentatifs interactionnels fallacieux. Cette stigmatisation des péchés-fallacies a pour fonction de réguler l’interaction, dans un contexte religieux où la dissymétrie des places et la valorisation de l’autorité jouent un rôle central, V. Politesse.

(1) Péchés contre la vérité

Mensonge (mendacium) — Le mensonge, en tant que parole disant le faux à quelqu’un qui n’a pas les moyens d’accéder à la vérité correspond à une violation du principe de coopération au plan interindividuel, considéré comme un péché dans le système de normes religieuses.

Parjure et faux témoignage — En rhétorique, le serment et le témoignage, instruments majeurs de manifestation de la vérité, sont considérés comme des preuves non techniques.
Leur correspondent les péchés de parjure (perjurium), et de faux témoignage (falsum testimonium). Ce sont des formes socialement aggravées de refus de coopération alors que l’institution l’exige solennellement.

(2) Péchés de dispute

La rivalité, le conflit (contentio), la supputation, la discussion (disputatio) sont les noms désignant l’activité même de “disputer”, d’argumenter, qui est ainsi considérée comme pécheresse par son essence. C’est le péché sans doute le péché d’Abélard (1079-1142), le premier des intellectuels.
Le passage du peccamineux au fallacieux est explicite dans la Logique de Port-Royal où est condamné l’amour excessif de la dispute, « l’esprit de contradiction », comme sophisme d’amour-propre (n° 6 et 7), trait fondamental du caractère des « contredisan[t]s » (Arnauld et Nicole [1662], p. 270, V. Fallacieux: Les Modernes). L’exercice du débat est soumis à un impératif moral : la contradiction doit être l’expression d’un sentiment authentique, et non pas « maligne et envieuse » (ibid.)
Cette addiction à la dispute lorsqu’elle se manifeste dans le domaine judiciaire  est considérée comme une pathologie, la quérulence « tendance pathologique à la revendication, […] revêtant parfois une forme processive ». 

On voit que si la mise en discussion des opinions et des autorités est fondamentalement légitime, V. Règles §2, il est tout aussi légitime de refuser la discussion lorsque l’interlocuteur est motivé par la recherche paranoïaque du débat pour le débat.

On discerne ensuite deux familles de péchés de positionnement interactionnel, d’une part, les péchés “envers l’autre”, le partenaire avec qui on dispute, et, d’autre part, les péchés commis “envers soi-même”, en tant que locuteur. Dans les deux cas, il s’agit de bannir des traitements illégitimes des partenaires de l’interaction.

(3) Trois sortes de péchés envers le partenaire

Traitement négatif indu
Propos blessants (contumelia) ou médisance (detractio). Ces deux péchés correspondent globalement à la fallacie d’attaque personnelle, ad personam. On pourrait encore rattacher à cette fallacie la derisio, en tant que moquerie méprisante.

Traitement négatif sous couvert du positif
C’est le mécanisme de la réfutation par l’évidence à l’œuvre dans l’ironie (ironia). Ce traitement blessant de l’autre n’est mentionné que latéralement dans les théories contemporaines de l’ironie.

Traitement positif indu
Courtisanerie, flatterie (adulatio), et même de simple éloge (laudatio). Ces deux péchés mettent en jeu des mécanismes interactionnels que l’on retrouve dans la fallacie de modestie (ad verecundiam). Par l’adulatio et la laudatio, le locuteur s’humilie indûment devant son partenaire l’élève et le pousse à l’orgueil. La logique, la religion, la politesse disent la même chose.

(4) Deux sortes de péchés envers soi-même

Traitement positif indu
Le péché de vantardise (iactantia) stigmatise un traitement survalorisé de l’image de soi projetée dans la discussion. Dans la théorie de la politesse, la iactantia pèche contre la modestie. Dans la théorie de l’argumentation, c’est une fallacie d’éthos surdimensionné.

Traitement négatif indu
Le péché de celui qui se tait (taciturnitas) se rattache à la famille de fallacies de modestie (verecundia), dans laquelle le “respect humain” inhibe la parole vraie.
Le défaut de parole se manifeste aussi bien lorsqu’il faudrait parler pour exprimer une vérité profane, pour proclamer la vérité religieuse, ou simplement pour assurer la circulation routinière de la parole qui soude la communauté.
Ce silence transgressant l’obligation de parole est différent des silences dont on tire argument.

(5) Un péché d’insoumission, le murmure

Celui qui se plaint toujours, qui grommelle contre l’autorité commet le péché de murmure (murmur). Parallèlement, celui qui refuse de se plier à la force du meilleur argument alors qu’il n’a pas grand-chose à lui opposer sauf son intime conviction ou son intime sentiment de la justice se rend coupable de fallacie, V. Dissensus ; Règles. L’insoumission est considérée comme irrationnelle-illégale-peccamineuse.

(6) Le péché d’éloquence

L’éloquence, vue comme abondance de mots, amplification, redite, grossissement est la mère de toutes les fallacies, V. Verbiage.
La même évaluation doit s’appliquer à la parole oiseuse (vaniloquium), comme au bavardage (multiloquium).

(7) Blasphèmes et malédictions, péchés liés à la colère

Un dernier groupe de péchés réunit sanctionne la violation de l’interdit sur les paroles obscènes (turpiloquium), le péché d’irrespect qui blesse la pudeur (ad reverentiam), la blasphémie (blasphemia) et la malédiction (maledictum), qui sont des péchés de colère.
On peut rapprocher ce groupe des fallacies ad passiones faisant appel au désir ou à la colère.

En résumé, la théorie des péchés de la langue est une théorie critique du discours qui condamne le refus de coopération, le goût de la dispute pour elle-même, les positionnements interactionnels inadaptés, l’insoumission à l’autorité du vrai, la perte du contrôle de soi et de ses paroles.
Chacun des comportements visés est également stigmatisés, mutatis mutandis, dans les règles du dialogue poli et rationnel.

(8) Les « règles du diable »

La liste des fallacies-péchés ne mentionne pas les violations de règles logiques, comme l’affirmation du conséquent (confusion des conditions nécessaires et suffisantes) V. Déduction. On pourrait penser que le domaine logique, échappe par nature à la norme religieuse. On trouve cependant dans la tradition musulmane des réflexions du même ordre appliquées aux paralogismes, qu’Al-Ghazali considère comme des « règles du diable », c’est-à-dire des péchés (Bal. p. 171 ; Dég. ; pour autant qu’on puisse en juger à partir d’une traduction problématique). Un exemplum médiéval met aussi en enfer le logicien, assimilé au sophiste.


 

PATHOS 2 : Fallacies ad passiones

L’étiquette ad passiones n’appartient pas à la théorie rhétorique de l’argumentation, qui considère les émotions comme un moyen de preuve ou de pression particulièrement efficace pour produire la persuasion, V. Pathos 1. Cette étiquette relève de la théorie standard des fallacies, qui considère les affects comme les polluants majeurs du discours rationnel.

Pour être valide, le discours argumentatif doit se purger des passions, qui composent une famille de fallacies, les sophismes ad passiones (ang. affective fallacies). Ces sophismes doivent être identifiés et éliminés. Tout recours au pathos, composante essentielle de l’argumentation rhétorique, est, en conséquence, banni.

La théorie des fallacies est la réponse du berger logique à la bergère rhétorique, qui affirmait la priorité des émotions dans les discours socio-politique et judicaire. C’est un point d’articulation et d’opposition essentiel de l’argumentation rhétorique à l’argumentation logico-épistémique.

1. Arguments ad passiones

Il y a argumentum ad passiones, appel aux émotions, aussi bien à des émotions négatives comme la peur, la haine qu’à des émotions positives comme l’enthousiasme, toutes les fois que l’analyste considère que “l’émotion se substitue au raisonnement”. Cette classe de sophismes passionnels est une création moderne, elle ne figure pas dans la liste aristotélicienne, V. Fallacieux 3. La Logick de Watts (1725) la mentionne:

Pour conclure, j’ajoute que lorsqu’un argument est tiré d’un thème [topic] susceptible de rallier à l’orateur les inclinations et les passions des auditeurs plutôt que de convaincre leur jugement, c’est un argumentum ad passiones, un appel aux passions [address to the passions] ; et, si cela se passe en public, c’est un appel au peuple [an appeal to the people] » (Watts, Logick, 1725 ; cité in Hamblin 1970, p. 164).

Il s’ensuit que, dans une situation argumentative, l’émotion, qui est une fallacie, sera toujours l’émotion de l’autre : “Moi, je raisonne ; vous, vous vous énervez”. C’est une stratégie extrêmement fréquente, particulièrement dans la polémique sur des thèmes scientifiques et politiques (Doury 2000) ; l’accusation d’émotion sert à un participant à réfuter-récuser son adversaire. C’est un cas exemplaire d’argument ad fallaciam, V. Fallacieux (2) ; Évaluation.

La forme d’étiquette “argument ad + nom latin d’une émotion” est largement utilisée à l’époque moderne pour désigner des “fallacies d’émotion”, et on retrouve encore des traces de cet usage. On le constate sur la liste d’arguments fallacieux en ad proposée par Hamblin, où la majorité des termes font clairement référence aux affects. Nous avons laissé le terme anglais traduisant le latin :

L’argumentum ad hominem, l’arg. ad verecundiam, l’arg. ad misericordiam, et les argumenta ad ignorantiam, populum, baculum, passiones, superstitionem, imaginationem, invidiam (envie [envy]), crumenam (porte-monnaie [purse]), quietem (tranquillité, conservatisme [repose, conservatism]), metum (peur [fear]), fidem (foi [ faith]), socordiam (stupidité [weak-mindedess]), superbiam (fierté [pride]), odium (haine [hatred]), amicitiam (amitié [friendship]), ludicrum (théâtralisme [dramatics]), captandum vulgus (jouer pour la galerie [playing to the gallery]), fulmen (tonnerre [thunderbolt]), vertiginem (vertige [dizziness]) and a carcere (prison [from prison]). On a envie d’ajouter ad nauseam — mais cela aussi a déjà été dit. (Hamblin, 1970, p. 41).

Cette liste ne contient pas uniquement des arguments émotionnels : par exemple, l’appel à l’ignorance (ad ignorantiam) est un argument de nature épistémique, non pas émotionnelle ; d’autres désignent des formes diverses d’appel à la subjectivité. Mais la plupart des formes mentionnées qui font intervenir des intérêts ou mettent en jeu la personne ont un contenu émotionnel évident, même si les manœuvres argumentatives désignées par ces différentes étiquettes sont parfois peu claires et les définitions proposées rares et elliptiques ; en outre, le sens de l’expression en contexte semble parfois très éloigné du sens de l’expression latine.

On parle de “argument ad + (nom d’émotion)”, mais pour inspirer la confiance ou émouvoir, la meilleure stratégie n’est pas forcément de se borner à dire qu’on est une personne de confiance ou qu’on est ému, il est bien préférable de structurer émotionnellement son dire et d’agir simultanément sur d’autres registres sémiotiques non verbaux. La notion d’argument évoque sinon une forme propositionnelle, du moins un segment de discours bien délimité ; étant donné que l’émotion a tendance à diffuser sur tout le discours, il sera souvent plus clair de parler d’appel à telle ou telle émotion, plutôt que “d’argument + (nom d’émotion)”, par exemple d’appel à la pitié plutôt que d’argument de la pitié

Globalement, on trouve dans la littérature une douzaine de fallacies faisant appel aux émotions, principalement des fallacies en ad :

— La peur, désignée soit directement, ad metum, soit métonymiquement par l’instrument de la menace, ad baculum, a carcere, ad fulmen, ad crumenam
— L
a crainte, la crainte respectueuse, ad reverentiam

— L’affection, l’amour, l’amitié, ad amicitiam
— La joie, la gaîté, le rire, ad captandum vulgus, ad ludicrum, ad ridiculum
— La fierté, la vanité, l’orgueil, ad superbiam
— Le calme, la paresse, la tranquillité, ad quietem
— L’envie, ad invidiam)
— Le “sentiment populaire”, ad populum
— L’indignation, la colère, la haine, ad odium ; ad personam
— La modestie, ad verecundiam
— La pitié, ad misericordiam.

Comme l’autorise l’étiquette générique ad passiones, la liste de fallacies d’émotion doit être élargie à toutes les émotions, confiance (/crainte), mépris, honte, chagrin, l’enthousiasme

On remarquera que cette liste mêle aux émotions de base des vices (orgueil, envie, haine, paresse) et des vertus (pitié, modestie, amitié), c’est-à-dire des états émotionnels évalués négativement / positivement.

Si on rapproche la liste d’émotions énumérées comme composantes du pathos et la liste d’émotions stigmatisées comme fallacies, on constate qu’elles se recoupent largement : Les preuves passionnelles de la rhétorique sont devenues sophismes ad passiones de la théorie critique moderne de l’argumentation.

On peut ainsi opposer rhétorique et argumentation sur la base de leur relation aux affects. S’il existe un concept d’argument défini dans la rhétorique (inventio), il existe également un concept d’argument défini contre la rhétorique. La rhétorique est orientée vers la production du discours, tandis que l’argumentation est orientée vers sa réception critique. Confrontée à une action rhétorique par nature agressive, l’argumentation critique est défensive.

2. Quatre argumentations en appelant à l’émotion
Ad hominem, ad baculum, ad populum, ad ignorantiam

Toutes les émotions peuvent intervenir dans la parole argumentative ordinaire, mais toutes n’ont pas reçu la même attention. Les réflexions principales tournent autour des quatre fallacies en ad, le rôle de l’affect n’étant pas le même dans ces différentes formes (voir ces entrées), le cas le plus clairement émotionnel étant celui de la pitié.

Les arguments sur la personne, ad hominem et attaque personnelle
— La mise en contradiction ad hominem montre l’inconsistance d’une position, et jette ainsi l’adversaire dans l’embarras.
—Par une attaque personnelle le locuteur structure l’échange argumentatif autour d’émotions de l’ordre du mépris de la colère ou même de haine.

L’argumentation dite par la force (ad baculum) joue sur la peur, la crainte, éventuellement respectueuse. Les émotions négatives provoquées par les menaces s’opposent aux émotions positives comme l’espoir produit par la promesse de récompense, V. Menace — Promesse.

L’appel aux sentiments populaires ad populum porte sur une gamme complexe de mouvements émotionnels positifs ou négatifs que, dans un mouvement de distanciation on attribue au peuple / aux gens / à la populace : on amuse le public, on l’enthousiasme, lui fait plaisir, honte, on fait appel à sa fierté, à sa vanité, on l’incite à la haine, etc., V. Rire ; Ironie.

Lappel à la pitié (ad misericordiam) peut servir d’exemple fondamental de construction argumentative de l’émotion. Ce discours donne en effet à sa cible des bonnes raisons qui doivent précisément produire en lui un mouvement de pitié, un authentique épisode émotionnel se terminant par une action en sa faveur.

3. Rationalité alexithymique ?

La “théorie standard” des fallacies considère que les émotions disloquent le discours et font obstacle à l’acquisition de la vérité et à l’action rationnelle qui en découle (voir supra). Mais la psychologie contemporaine des émotions voit les choses de façon plus complexe. Les psychologues ont défini l’alexithymie ou anémotivité (Cosnier 1994, p. 139) comme un trouble du discours. Le mot est composé de a-lexis-thymos, “manque de mots pour l’émotion”, et s’applique à un langage d’où est bannie toute expression des sentiments :

Alexithymie : terme proposé par Sifneos pour désigner des patients prédisposés à des atteintes psychosomatiques et caractérisés par : 1) l’incapacité à exprimer verbalement ses affects ; 2) la pauvreté de la vie imaginaire ; 3) la tendance à recourir à l’action ; 4) la tendance à s’attacher à l’aspect matériel et objectif des événements, des situations et des relations. (Cosnier 1994, p. 160)

Le discours sans émotion est réduit à l’expression de la pensée opératoire qui est un « mode de fonctionnement mental organisé sur les aspects purement factuels de la vie quotidienne. Les discours qui permettent de la repérer sont empreints d’objectivité et ignorent toute fantaisie, expression émotionnelle ou évaluation subjective » (ibid., p. 141). Par d’autres voies, le refoulement du névrosé peut conduire au même résultat.

Dans une perspective neurobiologique, Damasio s’oppose à ceux qui pensent qu’il est possible de représenter le traitement « [des problèmes auxquels] chacun de nous est confronté presque tous les jours » par une théorie du « raisonnement pur », en laissant de côté les émotions. Le problème est que cette théorie du pur calcul rationnel excluant l’émotion ressemble plus à la façon dont les personnes atteintes de lésions préfrontales procèdent pour prendre une décision qu’à celle des individus normaux » (1994/2001, p. 236 ; p. 238).

L’exclusion de la subjectivité et de l’émotion transformerait l’argumentation en une pratique opératoire alexithymique. Si l’argumentation veut réellement dire quelque chose sur le traitement langagier des problèmes quotidiens, elle ne peut prendre pour idéal un discours en tout point semblable à celui du névrosé ou du grand traumatisé frontal. Le traitement de la question du destin des émotions à travers leur contrôle individuel, interactionnel, social, institutionnel nécessite la mise en place de problématiques autrement complexes que celle d’une simple censure a priori.

5. La Nouvelle rhétorique : l’émotion, supplément permettant de passer de l’argumentation à l’action ?

Le domaine de l’argumentation comme critique des fallacies se construit sur le rejet des preuves que la rhétorique considère comme les plus fortes, les preuves éthotiques et pathémiques. Cette argumentation sans émotion et sans sujet correspond à une théorie classique et populaire du fonctionnement de l’esprit humain, qui oppose la raison à l’émotion, l’entendement à la volonté, la contemplation et l’action, dont le passage suivant est une synthèse :

Jusqu’ici nous avons traité des preuves de la vérité, qui contraint l’entendement qui les connaît ; et pour cela, elles sont efficaces pour persuader les hommes habitués à suivre la raison ; mais elles sont incapables d’obliger la volonté à les suivre, puisque, comme Médée, selon Ovide, “ je voyais et j’approuvais le meilleur, mais je faisais le pire”. Cela provient du mauvais usage des passions de l’âme, et c’est pour cela que nous devons en traiter, en tant qu’elles produisent la persuasion, et cela à la manière populaire [popularmente], et non pas avec toute cette subtilité possible si on en traitait philosophiquement.
Mayans y Siscar 1786, p. 144

La question de l’action est un souci pour les théories de l’argumentation. Elle trouve une solution simple en répercutant la dissociation “raison / passion” sur la paire “conviction / action”. Au milieu du XXe siècle, les psychologues Fraisse & Piaget considéraient que l’émotion correspond à un trouble de comportement entraînant une « diminution du niveau de performance » (1968, p. 98) :

On se met en colère quand on substitue paroles et gestes violents aux efforts pour trouver une solution aux difficultés qui se présentent (résoudre un conflit, tourner un obstacle). Mais une réaction émotive comme la colère a une organisation et des traits communs que l’on retrouve de colère en colère. Elle est aussi une réponse adaptée à la situation (frapper sur un objet ou une personne qui vous résiste), mais le niveau de cette réponse est inférieur à ce qu’il devrait être, compte tenu des normes d’une culture donnée. (Ibid.)

L’émotion déclenche des comportements de mauvaise qualité, donc des raisonnements de mauvaise qualité. Dans l’interaction l’émotion serait forcément manipulatrice : le candidat ou la candidate pleurent pour faire oublier leurs lacunes, reformatant ainsi magiquement la situation d’examen en une situation plus humaine.
On est ainsi conduit à un paradoxe. D’une part, conformément au sens étymologique du mot : émouvoir, c’est ex-movere, mettre “hors de soi”, “en mouvement”, l’émotion détermine la volonté et permet le passage à l’action, V. Pathos 1 ; Persuasion §3. Mais d’autre part, elle détériore l’action qu’elle provoque.

Perelman & Olbrechts-Tyteca partagent cette vision des émotions comme obstacles à la raison, incompatibles avec une argumentation solide. Pourtant, ils conservent la fonction motivationnelle de l’émotion afin de lier le discours argumentatif à l’action. La solution proposée par la Nouvelle rhétorique est de mettre hors champ les émotions en leur substituant les valeurs :

Notons que les passions, en tant qu’obstacles, ne doivent pas être confondues avec les passions qui servent d’appui à une argumentation positive, et qui seront d’habitude qualifiées à l’aide d’un terme moins péjoratif, tel que valeur par exemple. (Perelman [1958], Olbrechts-Tyteca, p. 630 ; nous soulignons)

Cette habile dissociation, permet de se débarrasse des émotions en tant que telles, qui restent péjorativement marquées comme des obstacles à la lumière de la raison ou de la foi, tout en conservant leur potentiel dynamique, transféré aux valeurs. Dès lors, par définition, on argumente sans s’émouvoir, et l’effet de l’argumentation se développe au-delà de la persuasion mentale pour devenir un déterminant de l’action (id., p. 45), V. Persuasion.


 

PATHOS 1, Preuve rhétorique

      • Le mot pathos est un calque du mot grec πάθος [pathos] signifiant « ce qu’on éprouve, par opposition à ce que l’on fait » (Bailly [1901], [Pathos]).
        En latin, pathos est parfois traduit par dolor. Ce terme a pour sens premier “douleur”, mais Cicéron l’utilise pour désigner la classe des émotions qui constitue le pathos et l’éloquence pathémique (Gaffiot [1934], Dolor).

Dans la configuration rhétorique classique, le pathos est un type de preuve rhétorique, complémentaire des preuves tirées du logos et de l’éthos ; preuve signifie ici “moyen de persuasion”, voire de pression et d’emprise sur l’auditoire. La notion de pathos est un terme couvrant un ensemble d’émotions socio-langagières que l’orateur exploite pour orienter son auditoire vers les conclusions et l’action qu’il préconise.

1. Éthos et pathos, deux niveaux d’affect

La présentation trinitaire “éthos, logos, pathos” sépare chacune de ces composantes, en particulier éthos et pathos. Or Quintilien comprend pathos et éthos comme deux types de sentiments :

Le [pathos] et [l’ethos] participent parfois de la même nature, sauf qu’il y a entre eux une différence de degré, le premier en plus, le second en moins ; l’amour par exemple est un pathos, l’affection un ethos (I. O., VI, 2, 12 ; p. 26).

8. Or les sentiments, comme nous le savons selon l’antique tradition, se répartissent en deux classes : l’une est appelée par les grecs pathos, terme que nous traduisons exactement et correctement par adfectus, l’autre, éthos, terme pour lequel, du moins à mon avis, le latin n’a pas d’équivalent : il est rendu par mores et, de là vient que la section de la philosophie nommée [éthique] a été dite moralis.
9. […] des écrivains plus prudents ont préféré exprimer l’idée plutôt que de traduire le mot en latin. Par conséquent, ils ont rendu [pathos] par “émotions vives” et [éthos] par “émotions calmes et mesurées” : dans une catégorie, il s’agit d’un mouvement violent, dans l’autre doux ; enfin, les premières commandent, les dernières persuadent ; les unes prévalent pour provoquer un trouble, les autres pour incliner à la bienveillance. 10. Certains ajoutent que [l’éthos] est un état continu, le [pathos] un état momentané. (Quintilien, I. O., VI, 2, 8-10 ; p. 25)

Le tableau suivant récapitule les principales dimensions selon lesquelles la rhétorique oppose éthos et pathos.

éthos pathos
Source: le caractère — : l’occasion, la cause elle-même
L’éthos incline le public à la bienveillance vis-à-vis de l’orateur ; permet de se concilier le public Le pathos émeut, au sens de “mettre en mouvement” ; arrache la décision du public
L’éloquence de l’éthos est affable (conciliare) L’éloquence du pathos est violente (movere)
L’éthos persuade Le pathos ordonne, impose
— produit un affect doux calme et mesuré, de l’ordre de l’humeur (état) — produit des affects véhéments, de l’ordre de l’émotion
provoque l’empathie du public — provoque un trouble dans le public
— fixe la tonalité émotionnelle de l’échange — produit des épisodes émotionnels
— se construit particulièrement dans l’exorde — dans la conclusion (péroraison)
L’éthos correspond au genre comédie Le pathos correspond au genre tragédie
L’éthos convient aux causes relevant des mœurs (morales) Le pathos convient aux causes pathétiques
L’éthos apporte une satisfaction morale Le pathos apporte une satisfaction esthétique

L’éthos détermine la tonalité fondamentale du discours, qui sera modulée par des variations d’intensité qui caractérisent les épisodes émotionnels.

2. Pathos : un faisceau d’émotions

Aristote distingue dans la Rhétorique une douzaine d’émotions de base qui vont par paires (Rhét., II, 1-11) :

colère / calme
amitié / inimitié, haine
crainte / peur, confiance, assurance honte / impudence
obligeance / (moyens de détruire l’image de la personne obligeante)
pitié / indignation
envie / émulation

Cette énumération ne couvre pas l’ensemble des émotions politiques et judicaires :

Aristote néglige comme non pertinent pour son propos un certain nombre d’émotions qu’un traitement plus général et autonome des émotions considérerait certainement comme très importants. Ainsi le chagrin, la fierté (de son nom, de ses possessions, de ses réalisations) l’amour (érotique), la joie, le vif désir de revoir un être aimé ou absent ([yearning], grec pothos)… il en va de même pour le regret, dont on pourrait penser qu’il est particulièrement important pour un ancien orateur, surtout dans le contexte judiciaire. (Cooper 1996, p. 251)

On trouve la joie, le regret de ce qui a plu, et l’appétit dans l’Éthique à Nicomaque qui propose une liste ouverte d’émotions de base, suivie d’une définition :

J’entends par états affectifs, l’appétit, la colère, la crainte, l’audace, l’envie, la joie, l’amitié, la haine, le regret de ce qui a plu, la jalousie, la pitié, bref toutes les inclinations accompagnées de plaisir et de peine. (Éth. Nic. II, 5 ; Tricot, p. 101)

Les théoriciens latins proposent des listes ouvertes de même inspiration :

Les sentiments qu’il nous importe le plus de faire naître dans l’âme des juges, ou de nos auditeurs quels qu’ils soient, sont l’affection, la haine, la colère, l’envie, la pitié, l’espérance, la joie, la crainte, le mécontentement. » (Cicéron, De l’or., II, LI, 206 ; p. 91)

Quintilien abrège un peu la liste : « le pathos tourne presque tout entier autour de la colère, la haine, la crainte, l’envie, la pitié » (I. O., Vi, 2, 20-21 ; p. 28-29). La liste de Cicéron comprend cinq émotions négatives (haine, colère, envie, crainte, mécontentement) et trois émotions positives (affection, espérance, joie). On peut admettre que les émotions négatives représentent le couple émotion positive / négative ; il reste la honte et l’obligeance aristotéliciennes qui n’ont pas de correspondant direct chez Cicéron ; réciproquement, l’émotion positive joie de Cicéron n’a pas de correspondant évident dans la liste de la Rhétorique.

Ces listes d’émotions composant le pathos donnent une impression de familiarité qui paraîtra suspecte au philologue. La honte, la colère grecques et latines sont-elles encore les nôtres ? Au-delà de ces variations d’ailleurs minimes, il reste que le pathos est bien un ensemble d’émotions.

3. Le pathos manipulateur

3.1 Primat du pathos manipulateur

Les textes classiques abondent en déclarations opposant le pathos au logos, (les émotions à la raison et au jugement) en termes de capacité décisionnelle. Alors qu’Aristote affirme le primat de l’éthos, Cicéron et Quintilien rapprochent éthos et pathos, pour affirmer la suprématie pratique du pathos. Une affirmation éclatante de cette supériorité se trouve chez Cicéron, dans la bouche de l’orateur Antoine :

J’étais pressé d’en venir à un objet plus essentiel : Rien n’est en effet plus important pour l’orateur que de gagner la faveur de celui qui écoute, surtout d’exciter en lui de telles émotions qu’au lieu de suivre le jugement et la raison, il cède à l’entraînement de la passion et au trouble de son âme. Les hommes dans leurs décisions, obéissent à la haine ou à l’amour, au désir ou à la colère, à l’espérance ou à la crainte, à l’erreur, bref, à l’ébranlement de leurs nerfs, bien plus souvent qu’à la vérité, à la jurisprudence, aux règles du droit, aux formes établies, au texte des lois. (De l’or., ii, xlii, 178 ; p. 77-78)

Dans un passage spectaculaire, Quintilien oppose le caractère pédestre de l’argument à l’action “violente”, vicieuse peut-être mais décisive, de l’émotion :

De fait, les arguments naissent, la plupart du temps, de la cause et la meilleure cause en fournit toujours un plus grand nombre, de sorte que si l’on gagne grâce à eux, on doit savoir que l’avocat a seulement fait ce qu’il devait. Mais faire violence à l’esprit des juges et le détourner précisément de la contemplation de la vérité, tel est le propre rôle de l’orateur. Cela le client ne l’enseigne pas, cela n’est pas contenu dans les dossiers du procès. […] Le juge pris par le sentiment cesse totalement de chercher la vérité. (I. O., vi, 2, 4-5 ; p. 23-24)

De tels éloges sont à la source de la vision manipulatoire, toujours prévalente, de la rhétorique. La question de l’impact de l’émotion sur le jugement est celle des relations entre preuves logiques et moyens de pression éthotiques et pathémiques. Alors que les arguments logo-iques agissent plus ou moins sur la représentation, que la représentation agit plus ou moins sur la volonté, et que la volonté détermine plus ou moins l’action, le pathos est capable de transformer instantanément, quasi de façon magique, les représentations, d’emporter la volonté et de provoquer le passage à l’acte. C’est ce pouvoir qui en fait quelque chose de sacré, un peu surhumain, un peu démoniaque.

Cette architecture des “preuves” et de leur action est totalement dépendante d’une théorie classique du fonctionnement de l’esprit humain, qui oppose la raison à l’émotion, la vérité et la représentation à l’action et la volonté.

3.2 Magie du verbe

On se scandalisera légitimement du caractère cynique, immoral et manipulatoire ainsi ouvertement reconnu à l’entreprise de persuasion. Comme le fait remarquer Romilly, on transfère volontiers à la parole rhétorique pathémique les vertus prêtées à la parole magique : « Qu’est-ce à dire, sinon que, par des moyens qui semblent irrationnels, les mots lient l’auditeur et l’affectent malgré lui ? » (Romilly 1988, p. 102). Socrate considère en effet que l’art des faiseurs de discours « fait partie de l’art des enchantements » (Platon, Euth., XVII, 289 c-290 c ; p. 130). La parole rhétorique serait capable d’altérer la perception même des choses.
Mais on peut néanmoins rester quelque peu sceptique, surcout si on prend en compte la structure discours / contre-discours, qui oppose un enchantement à un autre. On peut donc lire aussi ces proclamations comme des slogans publicitaires destinés à magnifier les pouvoirs du rhéteur, et éventuellement à faire monter les tarifs auprès des élèves.
Quoi qu’il en soit, il convient sans doute de garder le sens de l’humour :

Plutarque cite le mot d’un adversaire de Périclès à qui l’on demandait qui, de lui ou de Périclès, était le plus fort à la lutte ; sa réponse fut : “Quand je l’ai terrassé à la lutte, il soutient qu’il n’est pas tombé, et il l’emporte en persuadant tous les assistants” (Périclès, 8). (Id., p. 119)

On notera que Périclès vaincu adresse son discours persuasif au public, et non pas à son vainqueur, qui le maintient solidement au sol. La situation argumentative est bien tripolaire.

3.3 Ne pas tordre la règle

En contraste avec de telles déclarations, Aristote affirme le primat du caractère (éthos) :

Le caractère constitue, pourrait-on presque dire, un moyen de persuasion tout à fait décisif.(Rhét., i, 2, 1356a10 ; p. 126).

Il met en garde contre le recours, trop efficace, au pathos :

Il ne faut pas dévoyer le juré en l’amenant à éprouver de la colère, de l’envie ou de la pitié. Cela revient à tordre la règle dont on va se servir. (Rhét., i, 1, 1354a20; trad. Chiron, p. 116).

Le juge est « la règle » ; le rejet du pathos est fondé non pas sur des considérations morales, mais sur un impératif cognitif : fausser la règle, c’est faire du tort non seulement aux autres, mais d’abord à soi-même. L’erreur précède la tromperie.


 

Pathétique, Arg. —

1. Argument pathémique

Pathémique est construit sur la racine pathos ; un argument pathémique est un argument qui exploite un ou des moyens de pression (para)discursifs, liés au pathos.
Les arguments pathémiques s’opposent aux arguments “logo-iques” (liés au logos), et aux arguments éthotiques (liés à l’éthos), V. Émotions. Les arguments pathémiques ne sont pas tous des arguments pathétiques.

2. Argumentation pathétique

2.1 Une argumentation magique

L’argumentation suivante est fondée sur une conception courante de l’action :

Je désire P, donc je fais P, j’agis de façon à ce que P advienne.
Je crains P, donc j’évite P, j’agis de façon à ce que P ne se produise pas.

L’argumentation pathétique passe directement d’une représentation évaluée positivement à sa réalisation :

Je désire P, donc P

et d’une représentation évaluée négativement à sa non-réalisation :

Je crains P, donc non P

C’est une forme de causalité magique qui fonctionne dans les contes de fées : le vœu formulé se réalise d’un coup de baguette.  Symétriquement, le fait de redouter tel événement annule cet événement :

C’est pas possible qu’il pleuve dimanche, notre pique-nique serait à l’eau !
Je désire qu’il fasse beau, donc il ne peut pas pleuvoir.

L’argument pathétique sous sa forme positive est l’argument de la toute-puissance, sous sa forme négative l’argument du désespoir.
Le sophisme de l’habile homme est un argument pathétique, V. Fallacieux 4 : Les modernes.

L’argumentation pathétique peut se présenter comme une argumentation par l’absurde, ici par des conséquences jugées tragiques ou scandaleuses :

Si les valeurs sont irrationnelles, alors notre monde est absurde.
Si cette critique était valable, que deviendraient les études d’argumentation ?

L’argumentation par l’absurde fonctionne dans le domaine de l’action :

Telle action — que nous sommes libres d’entreprendre ou non — aurait telle conséquence. Si cette conséquence est positive, agissons ainsi. Si cette conséquence est négative, abstenons-nous !

Dans le cas de l’argumentation pathétique, il ne s’agit pas d’une telle action, mais d’un état de fait. Il n’est pas impossible que le monde soit absurde, et tout domaine d’étude peut avoir à se réformer sérieusement sous le coup d’une critique percutante et justifiée.

Sous une lecture décontextualisée, les discours suivants sont des argumentations pathétiques :

Une telle pollution est inenvisageable, il y aurait des milliers de victimes.

La Syldavie ne peut pas suspendre ses paiements. C’est impossible. Parce que personne ne sait ce qui pourrait se passer. Et parce que nous ne saurions probablement pas comment gérer une telle situation.

Cependant ces argumentations sont recevables si elles appuient le recours à une mesure extrême : “Nous devons donc empêcher cela par tous les moyens”. Il faut donc avant tout délimiter correctement l’argumentation.

2.2 Une argumentation nulle

On peut également parler d’un argument pathétique pour désigner un argument quelconque que l’on estime désespérément nul : “Je trouve cet argument pathétique” (vs Je trouve cet argument a pari), V. Mépris.

3. “Fallacie pathétique”

La pathetic fallacy, fallacie anthropomorphique ou de personnification, attribue des sentiments humains aux non-humains. L’expression a été forgée par Ruskin:

Ainsi, par exemple, dans Alton Locke :
They rowed her in across the rolling foam / The cruel, crawling foam[1] 
[“Ils la ramenèrent à la rame à travers l’écume tourbillonnante /
L’écume cruelle et rampante”].
L’écume n’est pas cruelle, et elle ne rampe pas. On lui attribue ces traits caractéristiques d’un être vivant lorsqu’on est dans un état d’esprit où la raison est dérangée [unhinged] par le chagrin. Tous les sentiments violents ont le même effet. Ils produisent en nous une distorsion [falseness] des impressions que nous recevons des choses extérieures que j’appellerai, de façon générale, “fallacie pathétique” [pathetic fallacy].
John Ruskin, Of the pathetic fallacy [1856]. [2]

Cruel se dit d’un humain qui « prend plaisir à provoquer volontairement la souffrance » (TLFi, Cruel). Le syntagme “écume cruelle” attribue à l’écume le rôle d’expérienceur dans l’énoncé d’émotion {écumeexpérienceur, plaisir émotion, souffrancesituation}.
Le fait de considérer une telle attribution comme fallacieuse s’inscrit dans la grande entreprise de délégitimation de la figuration rhétorique, V. Ornement — Argument.


[1] They rowed her in across the rolling foam / The cruel crawling foam, / The cruel hungry foam, / To her grave beside the sea. Ces vers se trouvent dans le roman de Charles Kinsley, Alton Locke (1850).
[2] Modern Painters, vol. III, part IV, Londres, Smith Elder, p. 160


 

Paronymie

PARONYMIE

Comme l’antanaclase, la paronymie (paronomase, annomination) est une opération argumentative capable de brouiller et de changer l’orientation argumentative du discours de l’opposant.

La paronymie est une forme élargie d’homonymie. Deux mots sont des paronymes si la différence de leurs signifiants (phonétique ou graphique) est minimale (porte sur une seule lettre) alors que leurs signifiés diffèrent totalement : prise / crise.

Le mot calque le terme grec [paronomasia] παρονομασία, de παρά [pará] “à côté [de]” et ὄνομα [ónoma] “nom”, traduit en latin par adnominatio “annomination”.
En  grammaire et en rhétorique, le mot paronymie correspond à l’antanaclase.

1. Fallacie d’accent

On distingue, à côté des fallacies d’ambiguïté, une fallacie d’accent, V. Fallacieux 2: Aristote. Dans une langue où l’accent de mot est linguistiquement pertinent (accentuation à l’oral, accent graphique à l’écrit), la différence d’accentuation provoque un changement de la signification du mot ; les deux termes sont, de ce fait, paronymes. Comme la fallacie d’homonymie qui passe d’un sens à un autre le signifiant restant le même, la fallacie d’accent passe d’un sens à un autre avec un changement de signifiant minimal. Tout se passe comme si cette différence entre les signifiants était trop ténue pour discriminer les variations de signification.

2. Paronymie et désorientation du discours

En dialogue, la reprise d’un terme utilisé dans le discours de l’adversaire en lui opposant un terme paronymique brise l’orientation de ce discours, V. Inversion d’orientation ; Destruction :

ce n’est pas une crise de conscience, c’est une prise de conscience.

Le discour politique promouvant les premiers de cordée est déstabilisé par le discours qui lui oppose les premiers de corvée. La pertinence et l’humour de la reprise sont t ici tels que le slogan originel est discrédité. V. Répétition

Dans un discours monolocuteur, la paronymie est un phénomène de cooccurrence, dans un même acte de langage ou une même séquence discursive, de deux termes paronymiques afin d’en rapprocher la signification. La rhétorique utilise les étiquettes de paronomase, annomination, astéisme pour désigner ce type de phénomènes.

lenones (marchands d’esclaves) et leones (lions) (Quintilien, I. O., 9, 3, 66.)

On a affaire à un glissement paronymique lorsque le même discours passe plus ou moins subtilement du thème de la crise de conscience à celui de la prise de conscience,

Ce cas montre l’importance des considérations grammaticales et philologiques présentes dans toute discussion des fallacies liées au discours. L’entreprise critique vise à stabiliser les significations des termes du discours, de considérer “ce qui a été réellement dit”, pour travailler avec un texte exact.

3. Paronymie et interprétation : ne pas varier d’un iota

Comme dans le cas de l’ambiguïté syntaxique, la question de la paronymie peut parfois sembler relever de la bévue ou du jeu de mots. Mais, lorsqu’il s’agit de textes sacrés, la différence peut engager la séparation d’une orthodoxie d’une hétérodoxie.
Lors du Concile de Nicée (325), ce qui deviendra l’orthodoxie catholique soutenait qu’il y a identité de substance entre le Père et le Fils (homoousios). Les Ariens soutenaient qu’il y a similitude de substance entre le Père et le Fils (homoiousios) ; c’est le i, le iota marquant la différence qui fit des seconds des hérétiques.


 

Paradoxes de l’argumentation

1. Argumenter pour P affaiblit P

Argumenter pour P affaiblit P, en vertu d’abord des attendus généraux du discours contre l’argumentation, qui recoupe le discours contre le débat :

“Les gens n’acceptent pas de rester dans le doute, de ne pas s’engager, de ne pas savoir, de ne pas avoir d’opinion ; on argumente pour ou contre tout et n’importe quoi. Le goût d’argumenter est légitimement tenu en suspicion : les théologiens médiévaux faisaient de la dispute un péché ; la quérulence est une maladie, la manie d’avoir toujours raison est le masque transparent de la volonté de puissance ; attachons-nous plutôt à décrire et à raconter proprement.”

Ensuite, parce que la connaissance par inférence, caractéristique de l’argumentation, est souvent considérée comme inférieure à la connaissance directe, exprimée dans une affirmation simple, particulièrement à la connaissance par révélation, V. Évidence.
Newman a formulé cette idée de façon particulièrement énergique, d’abord en épigraphe de sa Grammaire de l’assentiment [1870], par la bouche de saint Ambroise : « Ce n’est pas par la dialectique qu’il a plu au Seigneur de sauver son peuple », et plus loin :

Beaucoup sont capables de vivre et de mourir pour un dogme ; personne ne voudra être martyr pour une conclusion […] Pour la plupart des gens, l’argumentation rend le point en question encore plus douteux et considérablement moins impressionnant. (p. 153, 154)

Face à l’inquisition, Galilée, a en effet, préféré dire « J’abjure et maudis d’un cœur sincère et d’une foi non feinte mes erreurs » [1] plutôt que de maintenir explicitement des conclusions justes, la Terre n’est pas au centre du monde.

C’est pourquoi Thomas d’Aquin discutant la question « Faut-il disputer de la foi avec les infidèles ? » relève l’objection suivante :

On mène une dispute par des arguments. Mais un argument c’est “une raison qui fait croire des choses douteuses”. Comme les vérités de foi sont très certaines, elles n’ont pas à être mises en doute. Il n’y a donc pas à en disputer publiquement. [2]

S’il y a argumentation, c’est qu’il y a question, débat, donc contre-discours attesté ou envisageable, doute jeté sur l’une et l’autre des positions en présence : le fait qu’on argumente dans une telle situation explique l’existence du premier paradoxe de l’argumentation : contester une position, c’est à la fois accepter que la sienne soit mise en doute et légitimer un peu la position que l’on attaque. Cela explique que la première étape du processus de légitimation d’une position nouvelle soit de produire un débat à son sujet, et, pour cela, de trouver des contradicteurs.

2. Mettre en débat une question,
c’est légitimer les réponses qu’on lui apporte

L’organisation d’un débat légitime les diverses positions prises dans ce débat. Par exemple, faut-il organiser un débat scientifique sur la question de l’existence de chambres à gaz dans l’Allemagne nazie ? C’est ce que souhaite le révisionniste Roger Garaudy :

Roger Garaudy “doute” toujours de l’existence des chambres à gaz. Plus loin dans le livre, Roger Garaudy évoque Shoah, le film de Claude Lanzmann, qu’il traite de “navet”. “Vous parlez de ‘Shoah business’, vous dites que ce film n’apporte que des témoignages sans démonstration. C’est une façon de dire que les chambres à gaz n’existent pas”, suggère le président. “Certainement pas, proteste Roger Garaudy. Tant qu’un débat scientifique et public n’aura pas été organisé sur la question, le doute sera permis.
Le Monde, 11-12 janvier 1998, p. 7.

Garaudy revendique la position de tiers. Il peut même dire que le président commet un sophisme d’argumentation sur l’ignorance (dire qu’on n’a pas prouvé P, n’est pas dire que non-P). La réfutation ne saurait s’en tenir au discursif local, mais doit prendre en compte les savoirs contextuels : On sait que les chambre à gaz ont existé, car le travail historique et scientifique est fait.  On est exactement dans la situation de l’in-disputabilité aristotélicienne.

3. Réfuter P renforce P ; mais ne pas le faire, encore plus

Il vaut mieux être critiqué qu’ignoré ; être à la source d’une polémique est souvent considéré comme une position idéale. Si chercher des contradicteurs est une stratégie argumentative donnant un début de légitimité à un point de vue, réciproquement, on valide un discours en lui apportant la contradiction : l’acte de s’opposer en dressant un discours contre engendre une question là où il n’y en avait pas, et cette question, par rétroaction, légitime les discours qui y répondent. Le proposant est faible en ce qu’il supporte la charge de la preuve, mais il est fort car il crée une question. P. Vidal-Naquet a décrit ce piège argumentatif dans le cas du discours négationniste :

J’ai longtemps hésité avant […] d’écrire ces pages sur le prétendu révisionnisme, à propos d’un ouvrage dont les éditeurs nous disent sans rire : “Les arguments de Faurisson sont sérieux. Il faut y répondre”. Les raisons de ne pas parler étaient multiples, mais de valeur inégale. […] Enfin, répondre, n’était-ce pas accréditer l’idée qu’il y avait effectivement débat, et donner de la publicité à un homme qui en est passionnément avide ? […] C’est la dernière objection qui est en réalité la plus grave. […] Il est vrai aussi que tenter de débattre serait admettre l’inadmissible argument des deux « écoles historiques », la « révisionniste » et « l’exterminationniste ». Il y aurait, comme ose l’écrire un tract d’octobre 1980 […] les « partisans de l’existence des “chambres à gaz” homicides » et les autres, comme il y a des partisans de la chronologie haute ou de la chronologie basse pour les tyrans de Corinthe. […]
Du jour où R. Faurisson, universitaire dûment habilité, enseignant dans une grande université, a pu s’exprimer dans Le Monde, quitte à s’y voir immédiatement réfuté, la question cessait d’être marginale pour devenir centrale, et ceux qui n’avaient pas une connaissance directe des événements en question, les jeunes notamment, étaient en droit de demander si on voulait leur cacher quelque chose. D’où la décision prise par Les Temps modernes et par Esprit de répondre.
Répondre comment, puisque la discussion est impossible ? En procédant comme on fait avec un sophiste, c’est-à-dire avec un homme qui ressemble à celui qui dit le vrai, et dont il faut démonter pièce à pièce les arguments pour démasquer le faux-semblant.
Pierre Vidal-Naquet, Un Eichmann de papier[3]

3.1. Réfuter faiblement une position renforce cette position

La loi de faiblesse dit qu’un argument faible pour une conclusion est un argument pour la conclusion opposée, V. Échelle argumentative. Symétriquement, une réfutation faible d’une thèse renforce cette même thèse, V. Réfutation §4 ; c’est une telle manœuvre que flaire le journaliste dans le passage suivant.

Gérard Chauvy comparaît pour diffamation à l’égard de Raymond et Lucie Aubrac.
Il avait cité un mémoire de Klaus Barbie les décrivant comme des résistants “retournés”.
Gérard Chauvy, qui dit avoir eu connaissance du mémoire de Klaus Barbie en 1991, a été le premier à assurer à ces soixante pages qui circulaient sous le manteau, une diffusion publique, en les reproduisant in extenso dans les annexes de son ouvrage. En partage-t-il pour autant les thèses, comme le soutient la partie civile ? Les réserves que ce mémoire paraît lui inspirer ne sont-elles qu’une manœuvre de plus pour l’accréditer ? En tout cas ce document est au centre du débat.
Le Monde, 7 février 1998, p. 10 (souligné par nous).

Quel que soit le domaine, la contre-argumentation contextuelle faible fonctionne comme la réfutation structurelle faible, elle renforce la position qu’elle attaque, V. Contre-discours. Dans le passage suivant, N. Chomsky tire argument de ce qu’il construit comme l’échec de la contre-argumentation contextuelle construite par son adversaire, le philosophe H. Putnam, pour suggérer que lui, Chomsky, pourrait bien avoir raison :

Jusqu’ici, à mon sens, non seulement [Putnam] n’a pas justifié ses positions, mais il n’est pas parvenu à préciser ce que sont ces positions. Le fait que même un philosophe de son envergure n’y parvienne pas nous autorise peut-être à conclure que…
Noam Chomsky, Discussion sur les commentaires de Putnam, 1979 [4]

L’éloge des compétences de son adversaire, « un philosophe de son envergure », fait partie de cet important topos de la confirmation tirée de l’échec (prétendu) de la réfutation, V. Ignorance.

3.2. Réfuter (trop) fortement une position renforce cette position

En 2001, Elisabeth Tessier, femme très sympathique et astrologue de renom, a défendu en “Sorbonne” une thèse de doctorat en sociologie intitulée Situation épistémologique de l’astrologie à travers l’ambivalence fascination-rejet dans les sociétés postmodernes. Cette thèse a été reçue avec beaucoup d’indignation par un vaste public d’universitaires ; quatre prix Nobel, des professeurs au Collège de France sont intervenus pour lui refuser toute validité scientifique, et l’accuser de prendre le parti de l’irrationnel et des pseudosciences. D’un côté, le camp des autorités, des grands professeurs, de l’autre une faible femme : un rapide argument indirect conduit à conclure que cette thèse “les dérange”, et le piège de la réfutation trop forte se referme : le prestige même des réfutateurs a renforcé la thèse réfutée, du moins aux yeux de ceux qui argumentent par les indices externes, mais ils sont nombreux.
Cette argumentation indirecte mobilise le topos des mesures proportionnées, en l’occurrence des “contre-mesures” proportionnées. Si quelqu’un se défend très vivement d’avoir mis les doigts dans le pot de confiture, la vivacité même de sa défense devient un motif supplémentaire de suspicion.


[1] fr.wikipedia.org/wiki/Galil%C3%A9e_(savant)#Le_Dialogue_et_la_condamnation_de_1633
[2] Somme, Part. 2, Quest. 10, Art. 7.
[3] In Les assassins de la mémoire, Paris, La Découverte, 1987, p. 11-13.
[4] Théorie du langage, théorie de l’apprentissage, Massimo Piattelli-Palmarini (éd),, Paris, Le Seuil, 1979, p. 461.

Ornement – Argument

L’opposition entre une rhétorique des figures et une rhétorique des arguments est une survivance et une exacerbation de la distinction entre les deux moments fondamentaux de la rhétorique ancienne, l’invention, la mise au point des arguments et leur expression. La rupture entre inventio et elocutio est généralement attribuée à Ramus, pour qui seules l’elocutio et l’actio relèveraient du langage rhétorique ; l’inventio, la dispositio et la memoria devraient être réaffectées, en toute indépendance, à la pensée, nous dirions à la cognition. Cette opposition, devenue populaire, entre, d’un côté, un discours orné, figuré, ou rhétorique dont les Belles-Lettres sont par excellence l’expression, et, d’un autre côté, un discours argumentatif qui serait idéalement sans sujet ni figure, a été fortement réaffirmée par Locke, dans la perspective moderne d’un discours visant à la préservation et au développement de la vérité et du savoir. Le discours patient de la raison rejette le discours agent du plaisir.

1. La rhétorique massivement fallacieuse

Socrate, principalement dans le Gorgias et le Phèdre de Platon, rejette, au nom de la vérité de l’être, l’entreprise de la rhétorique, comme art de construire du vraisemblable persuasif, V. Probable. À l’époque moderne, cette critique multiséculaire a été renforcée par une nouvelle vague de critiques condamnant le discours rhétorique fallacieux au nom de la vérité scientifique. La rhétorique stigmatisée violemment par les théoriciens modernes de l’argumentation, Locke en premier lieu, est reconstruite comme un discours dont l’ornement dissimule la fausseté, un discours de passion, un peu pervers, un peu magique.

Les figures et les tropes sont définis dans le cadre de l’ornatus, puis, par synecdoque, l’elocutio est assimilée à l’ornatus, et finalement la rhétorique elle-même à l’elocutio. C’est cette vision ornementale d’une rhétorique du fard qu’on a opposée au discours sain et naturel de l’argumentation. Le texte suivant de Locke est une référence du discours “contre le langage orné”.

Les termes figurés doivent être comptés pour un abus de langage.
Comme ce qu’on appelle esprit et imagination est mieux reçu dans le monde que la connaissance réelle et la vérité toute sèche, on aura de la peine à regarder les termes figurés et les allusions comme une imperfection et un véritable abus du langage. J’avoue que dans des discours où nous cherchons plutôt à plaire et à divertir qu’à instruire et à perfectionner le jugement, on ne peut guère faire passer pour une faute ces sortes d’ornements qu’on emprunte des figures. Mais si nous voulons représenter les choses comme elles sont, il faut reconnaître qu’excepté l’ordre et la netteté, tout l’art de la rhétorique, toutes ces applications artificielles et figurées qu’on fait des mots, suivant les règles que l’éloquence a inventées, ne servent à autre chose qu’à insinuer de fausses idées dans l’esprit, qu’à émouvoir les passions et à séduire par là le jugement ; de sorte que ce sont en effet de parfaites supercheries. Et par conséquent, l’art oratoire a beau faire recevoir ou même admirer tous ces différents traits, il est hors de doute qu’il faut les éviter absolument dans tous les discours qui sont destinés à l’instruction, et l’on ne peut les regarder que comme de grands défauts dans le langage ou la personne qui s’en sert, partout où la vérité est intéressée. Il serait inutile de dire ici quels sont ces tours d’éloquence, et de combien d’espèces différentes il y en a ; les livres de rhétorique dont le monde est abondamment pourvu, en informeront ceux qui l’ignorent. Une seule chose que je ne puis m’empêcher de remarquer, c’est combien les hommes prennent peu d’intérêt à la conservation et à l’avancement de la vérité, puisque c’est à ces arts fallacieux qu’on donne le premier rang et les récompenses. Il est, dis-je, bien visible que les hommes aiment beaucoup à tromper et à être trompés, puisque la rhétorique, ce puissant instrument d’erreur et de fourberie, a ses professeurs gagés, qu’elle est enseignée publiquement, et qu’elle a toujours été en grande réputation dans le monde. Cela est si vrai, que je ne doute pas que ce que je viens de dire contre cet art, ne soit regardé comme l’effet d’une extrême audace, pour ne pas dire d’une brutalité sans exemple. Car l’éloquence, semblable au beau sexe, a des charmes trop puissants pour qu’on puisse être admis à parler contre elle ; et c’est en vain qu’on découvrirait les défauts de certains arts décevants par lesquels les hommes prennent plaisir à être trompés.

Locke [1690], p. 413

De Man a montré que l’enjeu est ici le statut de la langue naturelle en science et en philosophie: « il semble parfois que Locke aurait souhaité par-dessus tout pouvoir se passer [forget about] complètement du langage, aussi difficile que cela puisse paraître dans un essai consacré à l’entendement » (1972, p. 12). Cette remarque n’invalide cependant pas directement la thèse de Locke, car il est possible de considérer que cette thèse porte sur le langage ordinaire et sur sa capacité à porter les nouvelles formes mathématiques de la connaissance scientifique. De fait, depuis l’époque moderne, le langage naturel n’est pas, ou n’est plus, le langage dans lequel on préserve et développe la vérité et le savoir, la science se développant dans les langages du calcul. Néanmoins, de Man souligne à juste titre le caractère contradictoire d’une entreprise qui se proposerait d’analyser le raisonnement en langue naturelle en condamnant le langage naturel.

2. Contre le discours orné

On peut schématiser comme suit le discours contre les figures, qui les assimile à des ornements pour conclure à leur caractère fallacieux.

Fallacie de pertinence et de contradiction
Dans le discours argumentatif, toute décoration est un divertissement, c’est-à-dire un distracteur. Elle fait du locuteur un histrion (ad ludicrum), qui, pour amuser l’auditoire (ad populum), sacrifie la réflexion au plaisir.
En conséquence, les figures manifestent un défaut de pertinence, elles sont fallacieuses par ignorance de la question, elles mettent l’auditeur sur une fausse piste.

Les figures violent sciemment trois principes gricéens, elles pèchent contre les maximes de qualité, de qualité et de pertinence ; pour reprendre le mot de Klinkenberg, elles sont impertinentes. Qui plus est, elles jouent avec la contradiction : la métaphore est à la fois vraie et fausse, coupable d’ambiguïté et d’erreur catégorielle (Klinkenberg 1970, p. 129-130). Le plaisir qu’on y prend est malin.

Fallacies de verbiage et d’émotion
Le concept classique de discours figuré est fondé sur l’idée de choix possible entre deux chaînes de signifiants pour exprimer la même chose : même être, même contenu sémantique ou même état du monde. Ceci présuppose une surabondance des mots par rapport aux strictes exigences de l’exposé et du développement de la vérité. L’existence de plusieurs chaînes de formes expressives équivalentes est à la source de la fallacie de verbiage, une sorte de méta-fallacie qui ouvre la voie à toutes les autres.

En outre, la forme figurée favorise systématiquement le complexe (le rare, le recherché…) par rapport à la façon de parler ordinaire, simple et directe ; et si c’est la forme simple qui est choisie, elle n’est telle que par une double subtilité : le locuteur simple attend du simple ; le locuteur sophistiqué sait que cette attente sera déçue et attend du figuré ; et finalement son attente de second niveau est elle-même frustrée : on lui donne du simple. Les attentes de l’auditeur ou du lecteur sont perpétuellement dépassées. La figure ornementale est décalée, elle introduit une différence et une surprise ; or, par définition, la surprise suppose une perte de contrôle, elle est le prodrome d’une émotion. Elle ouvre ainsi la porte au vaste ensemble des fallacies ad passiones, qui condamne les émotions esthétiques comme les autres ; ce lien est explicite dans la citation précédente de Locke.

3. Le sophisme de la transparence du langage

Le langage scientifique est ad judicium, (Locke [1690]) il doit garantir un accès direct aux objets et à leurs connexions naturelles. Si on souhaite en faire le modèle du langage argumentatif ordinaire, ce dernier doit être régulé, sans ambiguïté, sans défaut ni excès, exactement proportionné à la nature des choses en d’autres termes, il doit être rendu transparent et pour cela, privé de son pouvoir figuratif. La vérité doit sortir nue du puits; les figures qui prétendent l’orner, en fait la voilent. Les ornements sont pires que les fallacies, ils en sont la source et le masque.
Le problème est que les figures sont la chair et l’os de l’expression quotidienne ; pour s’en débarrasser, il faudrait renoncer à l’expression justement dite naturelle. Cette orientation est en tout cas difficilement compatible avec l’intention affichée par les théories de l’argumentation, de dire quelque chose de substantiel sur le discours ordinaire, où l’argumentation est nécessairement figurée et subjective.

4. Un argument étymologique contre la conception décorative de l’ornatus

Les figures sont-elles des ornements ? Le mot ornement, qu’on attache aux figures, est une copie du substantif latin ornamentum (adjectif ornatus, verbe ornare). Le sens premier de ornamentum est :

appareil, attirail, équipement […] harnais, collier […] armure (Gaffiot [1934], Ornamentum)

Ce sens fondamental est se retrouve dans le participe passé adjectif ornatus. L’expression

Naves omni genere armorum ornatissimae  (Jules César, De bello gallico 3, 14, 2)

se traduit donc par :

navires abondamment pourvus de tout l’équipement nécessaire [armes et agrès] (Gaffiot [1934], Ornatus).

Ainsi, un discours bien orné (ornatus) est un discours bien équipé pour bien remplir sa fonction. S’il s’agit d’un discours produit dans le cadre d’une esthétique de la décoration, on pourra parler d’un discours bien décoré – cet adjectif ne sous-entend aucune critique du discours orné, ni une aversion de principe pour la recherche du vrai par le beau. Mais, si l’on a affaire à une intervention faite dans le cadre d’un choix à opérer dans les affaires publiques, le discours bien équipé sera un discours bien argumenté ; les arguments font partie des ornamenta du discours, c’est-à-dire de son équipement.

Cette perspective évite d’avoir à regrouper les figures sous un même “niveau” décoratif-communicationnel antagoniste des contenus cognitifs. Les définir comme l’équipement du discours permettrait de rejoindre la perspective de la logique naturelle, qui peut sans difficulté les intégrer au titre d’instruments de la construction des objets de discours et des schématisations ; la rhétorique est une sémantique du discours.


 

 

Orientation 2: Inversion d’—

Termes et énoncés ANTI-ORIENTÉS

Deux énoncés, deux termes ou deux occurrences d’un même terme sont antiorientés s’ils sont orientés vers des conclusions différentes.

1. Termes antiorientés

Un énoncé est orienté vers une certaine conclusion s’il peut servir d’argument pour cette conclusion. “Pierre est intelligent”, est orienté vers la conclusion “il saura résoudre le problème”.
Par extension, un terme est orienté vers un certain type de conclusion lorsqu’il entre dans un prédicat orienté vers ce type de conclusion : “Être Intelligent” est orienté vers « savoir résoudre les problèmes
Deux énoncés sont coorientés s’ils peuvent servir d’argument pour la même conclusion.

Les termes sont orientés en fonction des traits qui définissent leur catégorie et caractérisent leur stéréotype, dont on retrouve les éléments principaux  dans la définition du dictionnaire, V. Argumentation par la définition :

Bourg :  
— Agglomération rurale plus importante que le village et moins importante que la ville
— Assez important pour former une unité administrative, religieuse et ayant une vie propre
— Où se tient ordinairement le marché des villages environnants.
(Synthèse de TLFi, Village ; Bourg)

L1 : — C’est un bourg assez important
L2 : — Donc il doit y avoir un marché, un bar PMU, une église, une salle des fêtes …

Les substantifs et adjectifs peuvent entrer dans des oppositions à multiples dimensions. En contexte argumentatif, les termes cruciaux exprimant l’opposition fondamentale tendent à se polariser, V. Question argumentative selon des orientations opposées (relation binaire de contrariété). Ils forment alors un couple antiorienté :

c’est un terroriste / c’est un héros (de la nation opprimée)
une personne serviable / servile

Les éléments de tels couples peuvent être des mots simples, comme dans le cas précédent, ou des mots composés, dont la stabilité est extrêmement variable :

Bébé médicament / bébé sauveur, bébé docteur (V. Biais langagiers)

Un mot peut former un couple antiorienté avec son correspondant suffixé :

Un être bon // un être bonasse.
Les Martin sont arrivés // La Martinaille est arrivée.

2. Inversion d’orientation par modification adverbiale de l’énoncé

2.1 Introduction de l’adverbe trop

La théorie sémantique des topoï est régie par un principe “plus (argument), plus (conclusion)”: plus on est haut sur l’échelle, plus on est proche de la conclusion. Mais ce principe conduit à un paradoxe :

Quand l’eau est à vingt-deux degrés, tu te baignes ; quand elle est à vingt-cinq c’est mieux, et à trente encore mieux, plus l’eau est chaude, mieux c’est : donc tu devrais essayer dans la bouilloire !

Trop interrompt l’escalade, en inversant l’orientation argumentative

L1 : — C’est bon marché, achète-le.
L2 : — Non, c’est trop bon marché, c’est louche

Parfois trop renforce l’orientation : cher et trop cher sont coorientés vers je n’achète pas (voir infra pour l’adverbe justement)
Ces phénomènes ont reçu un traitement dans la théorie des blocs sémantiques (Carel 1995).

2.2 Substitution d’un adverbe à un autre

Presque / à peine

La permutation presque / à peine inverse l’orientation argumentative des énoncés dans lesquels ils entrent :

L1 : — Tu es presque guéri, tu peux bien venir à notre soirée !
L2 : — Je suis à peine guéri, je ne peux pas aller à votre soirée.

Le presque est paradoxal : “presque P” présuppose non P et argumente comme P. Si Léo est presque à l’heure, il n’est pas à l’heure. Mais on peut dire :

Excusez-le, il était presque à l’heure, il ne doit pas être puni.

Autrement dit, “presque à l’heure” argumente comme “à l’heure”. L’orientation argumentative d’un énoncé en presque peut être rejetée par un supérieur inflexible, qui rejette le cadrage positif qu’on prétend lui imposer.

L’argument du sens strict ou de la lettre du règlement s’oppose à l’effacement des seuils produits par presque et à peine.

Vous reconnaissez donc qu’il n’était pas à l’heure. Punition maintenue.

Cette co-orientation de P et presque P ne vaut pas toujours pour certains prédicats qui marquent le franchissement d’un seuil. Si le scénario est celui du transport d’un grand malade, l’infirmier peut dire à l’ambulancier : “dépêche-toi, il est presque mort”, mais pas, avec la même intention de soins : “dépêche-toi, il est mort”.

Cependant si le scénario est celui d’un assassinat un peu laborieux, l’assassin à l’œuvre peut dire à son complice, “dépêche-toi, il est presque mort, et tu n’as toujours rien trouvé pour le découper correctement”.

Peu / un peu

Ces deux adverbes donnent aux prédicats qu’ils modalisent des orientations argumentatives opposées :

Pierre a un peu mangé, son état s’améliore.
Pierre a peu mangé, son état ne s’améliore pas.

Pierre a un peu mangé” est orienté comme “il a mangé”, alors que “Pierre a peu mangé” est orienté comme “il n’a pas mangé”. La substitution d’un morphème à un autre ne porte pas sur la quantité de nourriture (un peu serait plus que peu), mais purement sur l’orientation donnée à une quantité qui est fondamentalement la même.

2.3 Des réorientations indépendantes du contenu sémantique

Les orientations sont-elles dérivées des contenus sémantiques ou référentiels des mots ?  Soit les énoncés :

Pierre est serviable
Pierre est servile

Ces deux énoncés décrivent-ils deux comportements, ou bien une seule et même attitude ? Les deux positions peuvent être soutenues.

Deux comportements — Aider sa grand-mère à découper le poulet, ce serait être serviable ; proposer à son chef de porter son unique petite valise serait servile. En conséquence, à chaque type de comportement est attachée une valeur différente, positive pour la serviabilité, négative pour la servilité ; pour déterminer la nature du comportement de Pierre, on doit scruter la réalité.

Deux visions d’un même comportement — Selon la thèse ducrotienne, il est impossible d’opposer des adjectifs comme serviable et servile sur la base des contenus sémantiques référentiels de ces mots. La différence entre un acte serviable et un acte servile est indiscernable, que ce soit dans la réalité des comportements des personnes ou dans leurs intentions. Ces deux mots décrivent un seul comportement, mais font intervenir deux points de vue sur ce comportement, c’est-à-dire deux subjectivités, deux jugements de valeur, deux états émotionnels. Je juge positivement ce comportement, et je dis : Pierre est serviable ; je le juge négativement, alors Pierre est servile. La réalité ne dit rien sur la serviabilité ni sur la servilité. L’origine de la distinction n’est pas dans la réalité mais dans la perception subjective structurante des locuteurs.

Les mêmes remarques s’appliquent aux oppositions presque / à peine, peu / un peu, qui s’appliquent aux mêmes contenus

Le fait tangible est que les énoncés (1) et (2), créent chez l’auditeur des attentes opposées. Serviable oriente vers “ je le veux bien pour ami”, alors que servile annonce “je ne veux pas entendre parler de ce type” ; celui qui cherche des amis serviles ne cherche pas de “vrais amis”. En d’autres termes, serviable et servile sont antiorientés dire “Pierre est serviable”, c’est le recommander comme “quelqu’un de bien” ; dire “Pierre est servile”, c’est le disqualifier, “je ne peux pas le supporter”. Si la fonction pour laquelle Pierre est pressenti doit s’exercer auprès d’une personne particulièrement soucieuse qu’on lui marque de la déférence, alors “Pierre est servile” sert de recommandation ironique, englobant une réprobation des deux personnes : “ça fera une belle paire”.

Ces oppositions d’orientation jouent dans les stratégies de paradiastole (cf. infra) : “le monde va à l’envers : l’avare est économe, l’inconscient courageux. Elles sont interprétées comme l’expression de biais parasitaires par les théories normatives d’inspiration logique.

3. Inversions d’orientation par reprise et restructuration du même matériel lexical

La rhétorique classique a repéré de nombreux phénomènes de retournement du même ordre, comme les suivantes.

4.1 Ironie : Réorientation par recontextualisation d’un énoncé

Tout est possible avec la SNCF, ça c’est le meilleur slogan que vous ayez trouvé — Dit par une voyageuse à un contrôleur alors que le train est arrêté en pleine campagne depuis deux heures.

Le slogan est orienté vers “la SNCF est capable du l’incroyablement positif”; les circonstances montrent que “la SNCF est capable du l’incroyablement négatif”, V. Ironie.

4.2 Antanaclase — Paronymie

Le mot antanaclase est un calque du grec antanaclasis, “1. répercussion, réfraction de la lumière, du son, 2. Répétition d’un mot en un autre sens.” (d’après Bailly 2020)

L’antanaclase (en latin adnominatio, annomination) exploite les différentes acceptions d’un terme pour inverser son orientation argumentative.
En discours, l’antanaclase reprend dans le discours de l’opposant un terme polysémique ou homonymique . Dans sa seconde occurrence, il donne au terme un sens et une orientation différents de celui qu’il avait dans la première.

En d’autres termes, le signifiant S0 peut avoir les significations Sa et Sb. Il a le sens Sa avec l’orientation Oa dans sa première occurrence et le sens Sb avec l’orientation Ob dans la seconde. Le mot est en quelque sorte antiorienté avec lui-même, dans son propre espace sémantique.

La reprise du signifiant S0 doit avoir lieu dans une même unité discursive, énoncé, passage ou échange. Elle peut être effectuée soit par un même locuteur dans un même discours, soit par un second locuteur dans une intervention réactive.
— Dans une même intervention, l’antanaclase introduit de la confusion, puisqu’on emploie le même mot pour désigner des choses différentes.

— Dans un syllogisme, l’antanaclase introduit en fait deux termes sous le couvert d’un même signifiant S0, et produit ainsi un syllogisme non pas à trois mais à quatre termes, c’est-à-dire un paralogisme, V. Évaluation du syllogisme

— Dans l’interaction, l’antanaclase est une forme de rétorsion ironique échoïque et agressive. Les deux sens du terme sont actualisés dans deux tours de parole consécutifs, le second invalidant le premier.

L1 : — Monsieur, un peu de tolérance ! (tolérance vertu)
L2 : — La tolérance, il y a des maisons pour ça! (tolérance vice)

L1 : — Nous n’avons pas pu vous réserver un hôtel, en ce moment c’est la foire à Lyon.
L2 : —J’ai l’impression que c’est souvent la foire à Lyon.

Dans le second exemple, le second terme de l’antanaclase réoriente ce qui était dit comme une excuse vers le reproche : “vous êtes incapables de vous organiser”.

L’antanaclase a quelque chose de l’auto-réfutation; la reprise mot pour mot ridiculise le discours de L1, V. Destruction.

Le recours aux dérivés permet des manœuvres de ce type. Celui qui trouve son travail aliénant est un aliéné, ou, dans la version de Thierry Maulnier :

Le policier idéologique du collectivisme peut dire à peu près de même à l’opposant : “Pour qui vient protester contre l’aliénation, dans notre société, nous avons des asiles d’aliénés.”
Thierry Maulnier, Le Sens des mots. 1976. [1]

La réorientation opérée par antanaclase diffère de celle qu’opère justement. Cet adverbe prend un énoncé orienté vers une conclusion donnée, concède l’énoncé (accepte l’information), et lui fait servir la conclusion opposée ; dans le cas précédent cela donne : “Justement, si c’est la foire, c’était annoncé depuis longtemps et vous auriez dû prendre vos précautions”. L’antanaclase ne prend pas au sérieux l’information, elle désoriente le discours.

La paronymie correspond à l’antanaclase étendue au cas des quasi-synonymes.

4.3 Antimétabole : Introduction d’une nouvelle orientation par conversion de l’énoncé

Comme l’antanaclase, l’antimétabole est une technique de réorientation – désorientation du discours de l’adversaire.
L’antimétabole permute les composantes d’une groupe syntaxique, V. Conversion.
Ce discours est repris et restructuré syntaxiquement de façon à le désorienter ou à lui donner une orientation différente ou opposée à son orientation primitive. Dupriez cite les mécanismes de permutation déterminant/déterminé, un discours sur « la vie des mots » pourra être détruit, ironiquement, par l’affirmation d’une préférence pour «les mots de la vie » (Dupriez 1984, p. 53-54).

Nous ne vivons pas une époque de changement, nous vivons un changement d’époque.
Ces effets d’annonce se réduiront vite à des annonces sans effet.

L’antiorientation n’est plus portée par le même mot comme dans le cas de l’antanaclase, mais par le même matériel lexical restructuré.

4.5 Paradiastole : la nuance qui change tout

Dans le cas de la paradiastole, l’antiorientation est produite par l’opposition d’un mot à un de ses quasi-synonymes.

Le terme paradiastole est un calque d’un mot grec composé sur une base exprimant les idées d’expansion et de distinction. Dans le monologue, la paradiastole « [établit] un système de nuancements ou de distinctions précisantes, en général développées sur des parallélismes de phrase » (Molinié 1992, art. Paradiastole). On retrouve la même idée dans le terme latin distinguo, qui désigne une figure du même type. Les exemples de paradiastole sont donnés sous la forme d’énoncés, opérant des raffinements de définition d’un même concept ou de distinction de concepts ou de mots souvent rapprochés mais qui, du point de vue du locuteur, doivent être néanmoins distingués : “la tristesse ce n’est pas la dépression”.

En dialogue, la paradiastole est une figure de contradiction, portant sur le langage utilisé par le locuteur. La distinction est opérée entre deux mots considérés comme des synonymes. Chagrin et tristesse sont des synonymes très proches (DES, Chagrin ; Tristesse), mais on peut néanmoins les opposer sur des bases plus ou moins fondées :

Un esprit chagrin, ce n’est pas un esprit triste
La tristesse, ce n’est pas le chagrin; on a du chagrin pour une cause précise, alors qu’on peut être triste sans savoir pourquoi.

Elle peut servir un changement d’orientation argumentative :

L1 : — Je suis déprimé, je dois voir un psy.
L2 : — Non, tu n’es pas déprimé, tu es triste, et la tristesse ça ne relève pas de la médecine.

À la différence de la renomination (cf. §, il s’agit non pas de donner un autre nom à la même chose, mais de rectifier une désignation trompeuse.

4. Inversion d’orientation par renomination

Alors que la paradiastole rectifie une désignation trompeuse, la renomination donne un autre nom à la même chose.

La langue a lexicalisé sous forme de deux termes, serviable et servile, les désignations antiorientées appliquées à une même forme de comportement; le discours produit sans cesse des paires antiorientées qui ont exactement le même fonctionnement argumentatif :

Et l’on voit les amants vanter toujours leur choix ; […]
La trop grande parleuse est d’agréable humeur,
La muette garde une honnête pudeur.
Molière, Le Misanthrope, II, 4 ; cité dans Douay 1993, p. 233.

L’opposition est entre l’être de la personne (du point de vue du locuteur, une trop grande parleuse, une bavarde), et ce qu’en dit son amant (“elle est d’agréable humeur”). On voit sur cet exemple que cette situation se généralise au discours, où la paradiastole n’opère plus strictement entre deux termes, mais entre deux discours ; il y a traduction d’un point de vue dans un autre.

L1 : — Il est courageux.
L2 : — Je ne dirais pas cela. Il sait affronter le danger, d’accord, mais il me semble que pour être vraiment courageux il faut aussi avoir un système de valeurs…

L’adéquation d’un terme à son objet est contestée dans un discours plus ou moins ample. Sous sa forme la plus radicale, on a une opposition terme à terme :

L1 : — Il est courageux.
L2 : — Je n’appelle pas ça du courage mais de l’inconscience.

  1. Inversion d’orientation par changement de la loi de passage

L’adverbe justement, dans un de ses emplois, peut opérer une inversion d’orientation argumentative :

L1 : — Pierre ne veut pas sortir, il est déprimé.
L2 : — Eh bien justement, ça lui changera les idées.

Il est déprimé” justifie la décision de ne pas sortir ; justement admet la vérité de cet argument, mais l’oriente vers la conclusion opposée : Pierre devrait plutôt sortir (Ducrot 1982), en lui appliquant la règle différente : « quand on est déprimé, on veut rester à la maison » vs « sortir, c’est bon pour la dépression ».

Le discours de l’inversion s’appuie sur la lettre de ce que dit l’adversaire et lui rétorque : “Ton discours ne dit pas ce que tu veux lui faire dire ; il dit même le contraire ; tu es ton propre réfutateur”. L’inversion s’approprie le dire de l’interlocuteur et le réoriente vers une conclusion opposée à la conclusion primitive. Elle oppose à l’interlocuteur son propre dire, et porte ainsi atteinte à sa face conversationnelle. Ce procédé est plus proche des stratégies de destruction du discours de type ad litteram que des stratégies de réfutation ou d’objection, .orientées vers le contenu.

6. Inversion d’orientation par recatégorisation de la situation : antiparastase

L’antiparastase  retourne la qualification d’une action. C’est une réévaluation de l’action dans un contexte accusatoire ; le mot renvoie à la théorie des stases. C’est une stratégie de repositionnement de l’accusé face à l’accusation qui le vise : l’accusé reconnaît les faits qui lui sont reprochés et inverse leur qualification en « [revendiquant] hautement la justesse de sa position » (Molinié 1992, Antiparastase):

Ce n’est pas un délit, mais un acte citoyen : je me fais donc gloire d’avoir fauché le champ d’OGM.

L1 : — Vous l’avez tué !
L2 : — À sa demande, j’ai mis fin à ses souffrances.

Le premier énoncé est accusatoire, “vous méritez une lourde condamnation !” ; le second introduit un argument qui inverse cette orientation “ce que j’ai fait est un acte de courage”, V. Mobiles.

Cette forme de contre-argumentation donne d’un même fait deux orientations opposées. Dans l’antanaclase, il y a une feinte d’acceptation et un retournement implicite. Dans l’antiparastase, le renversement d’orientation est explicite.

L’antiparastase suppose une hiérarchie des modalités d’évaluation binaire “louable – blâmable” ; on ne considère pas le cas où on opposerait à l’accusation que l’action dite blâmable est en fait indifférente. C’est un cas de passage des contraires aux contradictoires.

Ce choix de défense confère au locuteur un éthos militant ou rebelle. Dans le cas de l’euthanasie, à l’accusation de meurtre répond la revendication du fait comme une action louable, ayant permis de soulager des souffrances insupportables, à quoi on ajoute non seulement que l’action a été faite avec le consentement de la personne, mais à sa demande.

Antigone oppose à Créon une telle contre-évaluation. Le potentiel dramatique d’une telle situation où se confrontent des discours fondés sur des valeurs radicalement opposées explique peut-être pourquoi ce cas a été jugé digne d’une étiquette, mais toutes les stratégies de repositionnement sont d’un intérêt égal.


[1] Paris, Flammarion, 1976, p. 9-10.

 

 

Orientation 1

La théorie des orientations argumentatives a été développée à partir de l’idée de classe argumentative et d’échelle argumentative (Ducrot 1972) jusqu’à la théorie dite de «l’argumentation dans la langue», (AdL) (Anscombre et Ducrot 1983 ; Ducrot 1988 ; Anscombre 1995a, 1995b). Dans cette entrée, le mot discours renvoie uniquement au monologue polyphonique, et non pas au dialogue ou une interaction.

Les équivalences suivantes permettent de saisir la notion d’orientation d’un énoncé, dit “argument” vers l’énoncé suivant, dit “conclusion”.

— L dit E1 ; la question Qu’est-ce que ça veut dire ? est ambiguë entre (1) ce que le locuteur veut dire, par opposition à (2) ce que l’énoncé veut dire ; en fait on ramène (2) la signification de l’énoncé à (1) l’intention linguistique de son locuteur

L dit E1 dans la perspective de E2
La raison pour laquelle L a dit E1 est E2
Le sens de E1, c’est E2
E1
, c’est-à-direE2

Le sens est ici défini comme la cause finale de l’énoncé ; l’AdL réactualise ainsi une terminologie ancienne, où l’on désignait la conclusion d’un syllogisme comme son intention. Cela rend compte du fait qu’un connecteur de reformulation comme c’est-à-dire puisse introduire une conclusion :

L1 : — Ce restaurant est cher.
L2 : — C’est à dire ? Tu ne veux pas qu’on y aille ?

La théorie des orientations s’applique à trois domaines principaux :

Connecteurs argumentatifs
Morphèmes argumentatifs
Topoï sémantiques

1. Exemples

1.1 Mais V. Connecteurs

1.2 Mots pleins

La valeur argumentative d’un mot est par définition l’orientation que ce mot donne au discours » (Ducrot 1988 p. 51).

L’orientation argumentative d’un terme exprime le sens de ce terme.

Intelligent
La signification linguistique du mot intelligent n’est pas recherchée dans sa valeur descriptive d’une capacité que mesurerait le quotient intellectuel de la personne concernée, mais dans l’orientation que son usage dans un énoncé impose au discours subséquent, par exemple

(3) Pierre est intelligent, donc il pourra résoudre ce problème

L’argumentation (3) est convaincante dans la mesure où la conclusion résoudre des problèmes appartient à l’ensemble des prédicats sémantiquement liés au prédicat être intelligent. Un ensemble de conclusions préétablies est donné dans le sémantisme du prédicat utilisé comme argument.

Absurde
Ces contraintes de prédicat à prédicat sont particulièrement visibles sur des enchaînements quasi-analytiques, comme “cette proposition est absurde, il faut donc la rejeter”. De par le sens même des mots, dire qu’une proposition est absurde, c’est dire “il faut la rejeter” ; cette conclusion apparente est une pseudo-conclusion, car elle ne fait qu’exprimer le definiens du mot absurde, « qui ne devrait pas exister », comme en témoigne le dictionnaire :

A.− [En parlant d’une manifestation de l’activité humaine : parole, jugement, croyance, comportement, action] Qui est manifestement et immédiatement senti comme contraire à la raison au sens commun ; parfois quasi-synonyme de impossible au sens de “qui ne peut ou ne devrait pas exister”. (TLFi, Absurde)

Le langage n’est pas inerte. Invoquer l’existence d’une absurdité inhérente au réel de la proposition discutée pour soutenir la conclusion “il faut la rejeter” serait ignorer l’existence de la dynamique propre au langage.

La relation argument E1 – conclusion E2 est réinterprétée dans une perspective énonciative où c’est la conclusion qui donne le sens de l’argument (dans un discours idéal monologique). Comprendre ce que signifie l’énoncé “il fait beau”, ce n’est pas le référer à un état du monde, mais aux intentions affichées par le locuteur, c’est-à-dire “allons à la plage”. Cette vision du sens est en accord avec le proverbe (Chinois) : “quand le sage montre les étoiles, le fou regarde le doigt”.

2. L’orientation comme relation de sélection d’énoncé à énoncé

Comme les approches classiques, l’AdL considère l’argumentation comme une combinaison d’énoncés “E1, argument + E2, conclusion”. La différence essentielle est dans la nature du lien (topos sémantique) permettant le passage de E1 à E2. Ducrot définit l’orientation argumentative (ou la valeur argumentative) d’un énoncé comme

L’ensemble des possibilités ou des impossibilités de continuation discursive déterminées par son emploi. (Ducrot 1988, p.51)

Cette idée peut s’exprimer dans le langage purement syntaxique des restrictions de sélections, dont la théorie est faite au niveau de la phrase. Dans son emploi non métaphorique, l’énoncé “Titsu aboie” suppose que Titsu est un chien ; aboyer est porteur d’une restriction de sélection déterminant la classe des êtres qu’il admet pour sujet.

De même, mais au niveau du discours, le prédicat absurde de E1 est porteur d’une restriction de sélection sur la classe des énoncés E2 qui peuvent lui succéder ; rejeter respecte cette restriction. Une argumentation est constituée d’une paire d’énoncés (E1, E2) tels que E2, la conclusion, respecte les conditions d’orientation imposées par E1, l’argument.

4. Conséquences

Le concept d’orientation redéfinit la notion d’argumentation ; Anscombre parle ainsi d’argumentation « en notre sens. » (1995b, p. 16). Elle entraîne également une nouvelle vision de notions linguistiques fondamentales

Homonymie
La théorie des orientations a pour conséquence que, si le même segment S est suivi dans une première occurrence du segment Sa et dans une seconde occurrence du segment Sb, contradictoire, incompatible avec Sa, alors S n’a pas la même signification dans ces deux occurrences. Puisqu’on peut dire “il fait chaud (S), restons à la maison (Sa)” aussi bien que “il fait chaud (S), allons nous promener (Sb)”, c’est qu’ « il ne s’agit pas de la même chaleur dans les deux cas » (Ducrot 1988, p.55). C’est une nouvelle définition de l’homonymie. Par des considérations analogues, Anscombre conclut qu’il y a deux verbes acheter, correspondant aux sens de “plus c’est cher, plus j’achète” et “moins c’est cher, plus j’achète” (Anscombre 1995, p. 45).

Synonymie
Inversement, on peut penser que doit s’établir une forme d’équivalence entre énoncés orientés vers la même conclusion : si le même segment S est précédé, dans une première occurrence du segment Sa, et dans une seconde occurrence du segment Sb, alors Sa et Sb ont la même signification car ils servent la même intention : “il fait chaud (Sa), restons à la maison (S)” vs “ j’ai du travail (Sb), restons à la maison (S)”. C’est une nouvelle définition de la synonymie, relativement à une même conclusion.

Signe
« Si le segment S1 n’a de sens qu’à partir du segment S2, alors la séquence S1 + S2 constitue un seul énoncé » (Ducrot 1988, p. 51). On pourrait sans doute dire un seul signe, S1 devenant une sorte de signifiant de S2. Cette conclusion ramène l’ordre propre du discours à celui de l’énoncé, voire du signe.

Information
La théorie de l’argumentation dans la langue suppose donc que deux énoncés ayant des contenus informationnels identiques n’admettent pas les mêmes conclusions, s’ils ont des orientations argumentatives différentes. Autrement dit, l’argumentation est définie non pas sur les contenus, mais sur l’orientation de l’énoncé, qui n’est pas déterminée par les contenus. Par exemple, l’alternance peu / un peu inverse l’orientation argumentative de l’énoncé, V. Morphème argumentatif.

3. Argumentation à la Ducrot et à la Toulmin :
Deux visions du langage

Le point de vue « sémantique » de Ducrot, s’oppose à ce qu’il appelle la vision « traditionnelle ou naïve » de l’argumentation, sans la rapporter à des auteurs précis, (Ducrot 1988, p. 72-76). Cette vision dite traditionnelle correspond bien à celle que représente le modèle de Toulmin :

— Elle distingue deux énoncés, deux segments linguistiques, l’argument et la conclusion.

— Chacun de ces énoncés est pourvu d’une signification autonome, il désigne des faits distincts, ils sont donc évaluables indépendamment, l’énoncé argument renvoie à un fait F1 et l’énoncé conclusion renvoie à un fait différent, F2. Le point essentiel est que F1 et F2 sont des faits bien définis, constatables indépendamment l’un de l’autre.

il existe une relation d’implication, une loi physique, extralinguistique, unissant ces deux faits (Ducrot 1988, p. 75).

Cette conception dite naïve, et qui ne l’est dans aucun des deux sens du mot, peut se schématiser comme suit. Les flèches en pointillé allant du plan du discours au plan de la réalité matérialisent le processus de signification référentielle.

Cette conception postule que le langage est un médium transparent et inerte, pur reflet de la réalité, ce qui n’est pas le cas du langage naturel (Récanati 1979). Ces conditions de transparence ne sont réalisées que pour des langages contrôlés comme les langages des sciences, en relation avec une réalité qu’ils construisent autant qu’ils la désignent.

À l’opposé de cette vision, la théorie de l’argumentation dans la langue met l’accent sur les contraintes interénoncés proprement langagières. L’orientation d’une assertion est sa capacité à projeter sa signification non seulement sur, mais aussi comme l’énoncé suivant, de sorte que ce qui apparaît comme ladite “conclusion” n’est qu’une reformulation dudit “argument”. Le discours est une machine à argumenter, qui fonctionne selon le principe du cercle vicieux.

3.1 Raison et discours

Tarski soutient qu’il n’est pas possible de développer un concept cohérent de vérité dans le langage ordinaire. Selon Ducrot, il n’est pas non plus possible de développer, dans le langage ordinaire, un concept de raisonnement comme capacité à développer des connaissances par inférence. La validité d’un argument est réinterprétée comme une validité grammaticale. Une argumentation est valide. Si la conclusion est grammaticalement en accord avec son argument, si elle respecte les restrictions imposées par l’argument, si l’enchaînement argument-conclusion est fortement soudé. Il s’ensuit que la rationalité et le caractère raisonnable qu’on souhaiterait attacher à la dérivation argumentative ne sont que les reflets inconsistants d’une concaténation discursive routinière de moyens, ou, comme le dit Ducrot, une simple “illusion”, V. Démonstration. Cette conséquence est cohérente avec le projet structuraliste réduisant l’ordre du discours à celui de la langue (saussurienne).

3.2 Coexistence des formes d’inférence dans la langue ordinaire

La transition de l’argument à la conclusion peut reposer sur une loi physique ou sociale ou sur le couplage sémantique de leurs prédicats. Ces deux types d’inférences se combinent sans problème dans le discours ordinaire :

(1a) Tu parles de la naissance des dieux, donc (1b) tu affirmes qu’à une certaine époque, les dieux n’existaient pas…
(2a) Nier l’existence des dieux (relativement à une époque quelconque), (2b) constitue une impiété.

Donc (3) tu dois subir le châtiment prévu par cette loi, tout comme le subissent, d’ailleurs, a pari, ceux qui parlent de la mort des dieux.

Dans (1a), la naissance est définie comme le « point de départ de l’existence » (TLFi, art. Naissance). La conclusion (1b) ne reproduit pas directement cette définition, elle est obtenue au terme d’une étape supplémentaire, développant le sens de “point de départ” ; pour cette raison, la conclusion (1b) peut rester inaperçue. On est, dans le domaine de l’inférence sémantique, exploitant en plusieurs étapes les seules ressources du langage.

Sur la base de cette conclusion sémantique, (2a-2b) exploite une loi sociale, externe au discours et à la langue, qui qualifie les faits discutés comme une impiété. Finalement, par (3) le juge détermine la peine applicable par un alignement a pari. Parfois, les deux types de loi se mélangent :

Tu es un impie, l’impiété est punie de mort, tu dois mourir.

Il est difficile de dire dans quelle mesure le sens même du mot « impie » a intégré la loi « l’impiété est punie de mort ». Néanmoins, le lien avec la réalité sociale est clair : si je souhaite réformer la législation sur l’impiété, ma révolte n’est pas une révolte sémantique.

3.3 La persuasion comme contrainte langagière

La théorie de l’argumentation dans la langue est une théorie sémantique. Elle rejette les conceptions de la signification comme adéquation au réel, qu’elles soient d’inspiration logique (théories des conditions de vérité) ou analogique (théories des prototypes), au profit d’une conception du sens comme direction : ce que l’énoncé E1 (ainsi que le locuteur en tant que tel) veut dire, c’est la conclusion E2 vers laquelle cet énoncé est orienté.

Cette vision de l’argumentation s’oppose aux conceptions anciennes ou néoclassiques de l’argumentation comme technique de planification discursive consciente, fonctionnant selon des données et principes référentiels, jouant sur le probable, l’improbable, le vrai et le faux, le valide et le fallacieux.

Cette théorie s’oppose aux théories anciennes ou néoclassiques de l’argumentation, comme une théorie sémantique du langage s’oppose aux théories et techniques de planification discursive consciente, fonctionnant selon des données et principes référentiels, jouant sur le probable, l’improbable, le vrai et le faux, le valide et le fallacieux.

L’argumentation ainsi définie ne fait que développer un énoncé, en mettant en relier un de ses contenus sémantiques. La force de la contrainte argumentative est entièrement une question de langage ; plus la contrainte de E1 sur E2 est forte, plus l’argumentation est sinon convaincante, du moins difficile à réfuter. Elle n’est pas différente de celle de la cohérence du discours. L’art d’argumenter est l’art de gérer les transitions discursives. Si les transitions inter-énoncés sont bien faites, si elles suivent les lignes de forces tracées par la langue, alors l’interlocuteur se laissera porter jusqu’à la conclusion, et trouvera l’argumentation très convaincante. Ce fait est corroboré par l’expérience commune : en fait, il suffit d’entendre l’argument, pour connaître la conclusion, autrement dit, la conclusion est déjà toute entière dans l’argument.


 

Orateur – Auditoire

1. Les partenaires de l’adresse rhétorique

Orateur et auditoire sont les termes consacrés pour désigner le producteur et le récepteur du discours rhétorique. La notion d’auditoire est corrélative de celle d’orateur. Elle correspond au format de réception du discours rhétorique argumentatif classique. V. Rhétorique.

L’adresse rhétorique se situe dans un espace public institutionnel (assemblée politique, assemblée religieuse, tribunal), parfois rituel (épidictique).

L’orateur parle sur un sujet relevant des attributions de cette institution, et dans le rôle qu’elle lui donne.

L’auditoire correspond à l’ensemble des participants ratifiés adressés. Dans les domaines politique et judiciaire, l’auditoire prioritairement visé est défini comme l’ensemble des personnes ayant un pouvoir de décision sur le problème abordé par l’orateur, V. Rôles. L’auditoire et le public éventuel sont des participants officiels, l’auditoire seul est adressé ; le public peut avoir des opinions, mais il ne prend pas de décision. L’auditoire est composite, chacun des discours qui lui sont adressés a ses partisans.

Le discours vient à un moment précis d’un scénario discursif ; il correspond à un tour de parole dans une interaction institutionnalisée où la structure de l’échange peut être codifiée dans le plus grand détail. L’alternance des tours de parole est réglée, V. Règles. La structure de l’échange est localement asymétrique, mais le volume de parole accordé à l’orateur peut être rééquilibré par le temps de parole accordé à d’autres locuteurs, défendant des points de vue antagonistes.

L’orateur et l’auditoire sont fonctionnellement définis par leurs caractères ,et leurs émotions V. Éthos, Pathos.

L’adresse rhétorique argumentative relève ainsi de ce que Goffman, dans son analyse des situations de parole, appelle le « monologue d’estrade », et qui constitue une sorte d’hyper-genre, réunissant « discours politiques, sketches comiques, conférences, récitations, lectures poétiques… le lavoir n’est plus le seul lieu où l’on parle » (1987, p. 147).

2. Persuader l’auditoire

La rhétorique argumentative ne parle pas d’interlocuteur mais d’auditoire : l’auditoire entend, on suppose qu’il écoute, mais il ne parle ni ne rétorque. Dans la théorie rhétorique, ce mutisme est constitutif de la notion de public décisionnel. Au moins en situation de face à face, le public réel dispose de quelques moyens de rétroaction lui permettant d’influencer l’orateur, de l’encourager ou de le déstabiliser, comme l’a montré Goffman (1987, p. 133-186), au point que les politiques jugent plus prudent de déterminer eux-mêmes la composition de leurs plateaux de télévision.

L’orateur constitue fondamentalement son auditoire par la demande qu’il lui prête : “ôte-moi d’un doute”. Il s’estime capable de combler ce doute par l’apport de la vérité, de la représentation, de la thèse qui sont les siennes. Il se produit comme homme de bien (vir bonus) qui connaît le vrai, sincère, et apte à conduire les âmes. L’auditoire rhétorique est, en conséquence, à la fois abaissé et magnifié. Il est abaissé, car il est défini par son ignorance et ses insuffisances ; ses représentations et ses opinions sont considérées comme erronées, inexistantes, ou labiles. Typiquement, l’orateur s’adresse aux indécis, et laisse de côté les opposants déterminés, ceux qui ne doutent pas, et sont déjà ralliés à une thèse qui n’est pas la sienne. Mais, dans le cadre de la nouvelle rhétorique au moins, l’auditoire est également magnifié en instance critique, sur le long chemin qui mène à l’universel. Il est donc mis en position haute ou basse, mais jamais en position égalitaire de partenaire ; pour cela, il faut considérer non plus un, mais deux, discours, c’est-à-dire deux positions en confrontation. Ce n’est pas la voie de l’orateur, qui veut moins partager que faire partager son opinion.

3. Auditoire particulier et universel

Perelman et Olbrechts-Tyteca élargissent la notion d’auditoire pour lui faire englober la communication écrite : « Tout discours s’adresse à un auditoire et on oublie trop souvent qu’il en est de même pour l’écrit » ([1958], p. 8). C’est cet auditoire élargi qui intéresse principalement la nouvelle rhétorique, ce qui explique en particulier qu’elle ne s’arrête pas réellement à l’échange oral en face à face, un des objets essentiels de la rhétorique classique.

Sur cette base, sont définis deux types d’auditoires, l’auditoire universel « constitué par l’humanité tout entière, ou du moins par tous les hommes adultes et normaux » (ibid., p. 39) et les auditoires particuliers. Cette opposition correspond à la distinction effectuée entre persuader et convaincre, et elle a valeur normative. Pour la nouvelle rhétorique, la norme de l’argumentation est constituée par la hiérarchie des auditoires qui l’acceptent. Cette position distingue fortement la nouvelle rhétorique des théories standard des fallacies, pour lesquelles la norme est donnée par les lois logiques, ou par un système de règles définissant la rationalité. V. Persuader et convaincre ; Normes ; Évaluation.