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Topique politique

TOPIQUE POLITIQUE

Cette entrée présente, d’une part, une topique substantielle interrogative spécifique au champ politique (§1) du XXe siècle, et, d’autre part, deux collections de schèmes discursifs argumentatifs avancés dans les débats parlementaires et plus généralement dans les débats politiques des sociétés démocratiques, la collection de Bentham (1824), à laquelle fera écho celle d’Hirschman (1991).

1. Paramètres du débat politique

La délibération politique est, entre bien d’autres choses, une activité de résolution de problème. Considérée sous cet angle, elle mobilise une topique substantielle interrogative (V. Invention) constituée par l’ensemble des questions générales, spécifiques de ce champ, qu’il convient de se poser avant de prendre une décision :

Cette mesure (cette action…) est-elle légale, juste, honorable ? Opportune ? Utile ? Nécessaire ? Sûre ? Possible ? Facile ? Agréable ? Quelles en sont les conséquences prévisibles ? (D’après Nadeau 1958, p. 62)

Cette topique substantielle simple, robuste et efficace, a été conçue à la fin du IIe siècle avant notre ère. Elle s’applique à l’action en général, publique ou privée.

Elle peut être mise sous forme :

1) Interrogative-délibérative : “Si vous vous interrogez sur la nécessité de telle mesure, regardez si elle est juste, nécessaire, réalisable, glorieuse, rentable, et si elle aura des conséquences positives”. La topique est utilisée comme une heuristique ; on construit une position politique sur un sujet donné en répondant (de façon argumentée) à ces questions.

2) Prescriptive-justificative :Si vous voulez soutenir telle mesure, montrez qu’elle est juste, nécessaire, etc.”

3) Évaluative :Vous avez bien montré que cette mesure est juste, nécessaire, glorieuse ; (mais) vous ne dites rien sur ses conséquences et sur les modalités pratiques de sa réalisation”.

2. Arguments et fallacies du débat parlementaire :
L’inventaire de Bentham

Dans le Manuel de sophismes politiques (1996 ; The Book of Fallacies [1824]), Bentham s’intéresse aux arguments produits dans les assemblées délibératives. Cette topique est fortement orientée vers la réfutation du discours conservateur, qui s’oppose aux réformes, c’est pourquoi il parle globalement de fallacie. La valeur argumentative de chacune de ces formes est discutée en détail aux chapitres correspondants.
Bentham ne rapporte pas ses fallacies à des formes logiques, mais les présente sous forme d’énoncés qui constituent des condensés d’argumentation, parfois proches du slogan. Les schèmes d’argumentation sont ici des formules discursives.

1. L’inventaire

Bentham propose une typologie à deux niveaux, où il distingue quatre grandes catégories de fallacies, qui en appellent à :

1) L’autorité, celle des sages ancêtres ou celle des institutions.
2) L’alarmisme, réprimant la discussion par des discours de peur.
3) La temporisation, dont l’objet est de renvoyer la discussion aux calendes grecques.
4) La confusion, catégorie dont le principe unitaire n’est lui-même pas très clair.

1) L’autorité [f. of authority]

— “Nos ancêtres étaient plus sages” (“l’argument chinois”) ; ad verecundiam.

— “Les lois sont irrévocables”, parce qu’elles sont garanties par des contrats sacralisés ; ad superstitionem.

— Les lois ont été faites alors que les législateurs avaient prêté serment ; or “les serments sont irrévocables, ils sont gagés sur des puissances surnaturelles” [ad superstitionem]. Cette manœuvre met en avant le caractère sacré des lois pour interdire toute réforme.

— “C’est sans précédent !” ; ad verecundiam.

— L’autorité dissimulée sous de la fausse modestie [self-assumed authority ; ad ignorantiam ; ad verecundiam].

— L’autorité outragée : il y a des gens qu’on doit croire sur parole ; toute enquête à leur sujet serait une offense : “Moi, faire des choses pareilles ! Soupçonner un homme comme moi !” [self-trumpeter’s fallacy].

— Personnalité dont l’avis est déterminant [laudatory personalities ; ad amicitiam]. Telle mesure doit être rejetée parce que des gens très bien s’y opposent.

2) Fallacies alarmistes [f. of danger]

Elles font appel à la peur (ad metum) ou à la haine (ad odium) pour légitimer l’opposition aux réformes :

— Attaquer la personne [vituperative personalities ; ad odium] : “Celui qui propose cette réforme entretient de mauvais desseins ; il a mauvaise réputation ; de mauvaises fréquentations ; il porte le même nom que quelqu’un qui a laissé un mauvais souvenir.

— Crier au loup-garou [hobgoblin argument] : “Pas d’innovation ! Elles conduisent à l’anarchie !

— Inspirer la méfiance : “On se demande ce qui se cache derrière tout ça.

— Se réfugier derrière les institutions [official malefactor’s screen] : “Celui qui nous attaque, attaque le gouvernement, la Constitution, la République …

— Intimider l’accusateur [accusation-scarer device], en le traitant systématiquement de calomniateur, particulièrement si les preuves qu’il apporte ne sont pas absolument concluantes.

3) Fallacies de temporisation [f. of delay]

Ces manœuvres permettent de gagner du temps, dans l’espoir que, sans cesse repoussée, la décision ne sera jamais prise. Certaines de ces manœuvres font appel à la stupidité et à la paresse d’esprit (ad socordiam).

— Tranquilliser, apaiser : [the quietist fallacy ; ad quietem] : “Pourquoi changer ? Personne ne se plaint !

— Donner une consolation fallacieuse [false consolation ; ad quietem] : “Allez donc voir ailleurs, c’est bien pire !

— Renvoyer à plus tard, aux calendes grecques [procrastinator’s argument ; ad socordiam] : “Attendez donc, ce n’est pas le bon moment”.

— Ralentir la procédure, faire de l’obstruction [snail’s pace argument ; ad socordiam] : “Chaque chose en son temps ! Pas de précipitation !”.

— Opérer des diversions subtiles (artful diversion ; ad verecundiam] : “Pourquoi cette mesure ? Discutons plutôt de telle autre, qui est plus intéressante !

4) Fallacies de confusion [f . of confusion]

Leur objet est de créer le doute et d’embrouiller la discussion lorsqu’elle ne peut plus être évitée.

4.1 Utilisation de termes biaisés, introduisant une pétition de principe (question-begging appellatives), par exemple générosité / prodigalité.

4.2 Imposture terminologique (impostor terms); parler de zèle religieux pour désigner la persécution religieuse.

4.3 Généralités vagues (vague generalities), liées à l’usage de termes comme Religion, État

4.4 “Idoles”, mots sacrés et intouchables (allegorical idols), par exemple, parler des “autorités gouvernementales” pour désigner les membres du gouvernement ; ou n’importe quelle institution dont le nom est magnifié par une majuscule : l’Eglise, l’Université.

4.5 Généralisation abusive (sweeping classifications), par exemple, “les crimes des rois” ; certains rois ont commis des crimes ; on peut donc intituler un ouvrage “Les crimes des rois” et résumer l’ouvrage en disant que “les rois sont des criminels”.

4.6 Pseudo-distinctions, fausses symétries, (sham distinctions), par exemple l’opposition liberté / licence (voir 4.1)

4.7 “Le peuple est intrinsèquement corrompu” (popular corruption), ce qui rend inapplicable tout régime parlementaire.

4.8 Sophismes antirationnels [anti-rational fallacies], qui brouillent la pensée et font obstacle à l’examen, par exemple, l’usage d’oppositions comme “c’est bien en théorie, mais en pratique ça ne marche pas”, ou d’un qualificatif comme « spéculatif”.

4.9 Affirmations paradoxales [paradoxical assertions], qui permettent par exemple de rejeter une demande de “simplification” comme une mesure “jacobine”, c’est-à-dire populiste.

4.10 Erreurs d’attribution causale [non causa pro causa]. Considérons un système ayant des points positifs et des points négatifs. Pour ne pas réformer le négatif, on dit qu’il est à la source du positif ; ainsi l’effet, « notre peuple est vertueux“, (national virtue), est rattaché à une cause, “l’opulence du clergé”.

4.11 Parti-pris, esprit de parti (partiality-preacher’s argument), on argumente contre l’usage en arguant des abus qu’il peut occasionner, ou contre une institution en arguant qu’elle a des effets négatifs, sans dresser un bilan où les effets positifs peuvent équilibrer les effets négatifs.

4.12 “La fin justifie les moyens” (the end justifies the means)

4.13 Opposition systématique, 1 : L’intérêt général prime sur l’intérêt de parti (opposer-general’s justification).
On ne doit pas argumenter contre sa propre opinion ; une mesure qu’on estime bonne doit être soutenue, même si on est dans l’opposition.

4.13 Opposition systématique, 2 : présenter comme dirimante une objection qui pourrait être intégrée à titre d’amendement [rejection instead of amendment ; ad judicium].

2. Les étiquettes latines

Bentham accompagne fréquemment la description des diverses fallacies d’étiquettes latines, qui font référence aux états cognitifs-émotionnels qui leur sont associés.

Ad judiciumlat. judicium “tribunal ; jugement”
Cette étiquette est régulièrement utilisée pour caractériser les fallacies de confusion. Celles-ci ont en effet pour objectif d’embrouiller l’interlocuteur, de jeter le trouble dans son esprit. La fallacie ad judicium correspond donc à un état cognitif-émotionnel de celui dont l’esprit est paralysé.
Cet usage est tout à fait compatible avec la définition que Locke  donne de l’argument ad judicium, qui présuppose que les locuteurs ont leur intelligence à leur disposition, V. Typologie modernes.

Quatre étiquettes renvoient à des états émotionnels corrélés à des états cognitifs spécifiques.

Ad verecundiam, lat. verecundia,  sentiment de modestie, exploité par l’usage fallacieux de l’autorité pour intimider l’interlocuteur, V. Modestie.

Ad odium, lat. odium, « haine », associée à ad socordiam, lat. socordia, “insouciance ; stupidité”.

Ad superbiam, lat. superbia, “arrogance ; orgueil”

Ad quietem, lat. quies,  “Repos […] 2. Vie calme en politique, neutralité » (Gaffiot, Quies),


 

Topique juridique

TOPIQUE JURIDIQUE

La topique juridique est une topique inférentielle. Elle regroupe un ensemble de schèmes d’arguments considérés par les juristes comme les plus importants pour leur domaine. L’étude de ces schèmes constitue la base de la “logique juridique” de Perelman (1979).
Cette topique intéresse la théorie générale de l’argumentation dans la mesure où les problèmes qu’elle traite sont la spécialisation, dans le domaine du droit, de schèmes généraux que l’on rencontre dans l’argumentation ordinaire et dans d’autres domaines. C’est à ce titre qu’elle est abordée ici ; la liste d’arguments discutés par Cicéron dans ses Topiques, et dont on considère qu’elle a une portée générale, est une topique juridique. V. Typologies anciennes.

Une topique juridique est un ensemble d’instruments discursifs qui constituent les règles d’interprétation des textes juridiques. Ces règles permettent l’application d’un texte à un cas, éventuellement en étendant sa signification et sa force légale, si, en l’état, le texte s’applique mal à la situation considérée. Étant donné un fait f soumis à l’évaluation sur la base d’un code (légal, religieux…), il peut se faire que f entre clairement dans une catégorie M prévue par le code ; le règlement dispose que les M sont traités de telle et telle façon ; donc f doit être traité de telle et telle façon, et le problème est réglé.
Mais il peut se faire aussi que f ne se rattache pas clairement à telle catégorie M plutôt qu’à telle autre catégorie X ; le code ou le règlement ne propose pas de catégorie immédiatement applicable à la situation. Cette situation correspond à une stase de catégorisation et de définition. Il faut alors étendre M ou X jusqu’à ce que l’une de ces catégories puisse couvrir f. Cette extension constitue le processus d’interprétation. Sous la contrainte du cas particulier à résoudre, le juge (ou la personne chargée d’appliquer le règlement) doit prendre une initiative, qui créera peut-être un précédent ; elle doit non plus interpréter la loi, mais produire la loi. La topique juridique est la boîte contenant les outils qui autorisent de telles dérivations.

Dans ce cas, l’interprétation se fait sous la pression du cas particulier à catégoriser. Elle peut également se faire en général, indépendamment de tout cas particulier. L’argumentation part alors de la proposition P à interpréter, qui a le statut d’argument, Cette proposition est admise parce qu’elle appartient à un stock d’énoncés, Code, Règlement, Texte sacré…, lui-même admis par la communauté des interprétateurs. On en dérive une proposition Q, ayant le statut de conclusion, qui correspond à une interprétation de P ; l’extension produit du sens et participe du processus de compréhension.

La limite de l’interprétation est fixée par le principe “on n’interprète pas ce qui est clair” (parfois cité sous sa forme latine : “interpretatio cessat in claris”), V. Sens strict. Ce principe consacre l’existence d’un sens littéral, fondé sur les données grammaticales. Si, pour être électeur, il faut avoir 18 ans et être de nationalité française, on ne peut pas demander à voter si l’on ne remplit que l’une des deux conditions : ce serait faire du et un ou ; il n’y a rien à interpréter. Il existe cependant des cas où le sens clair doit être rejeté, par exemple si le texte est manifestement altéré par une erreur typographique.

1. Trois topiques

Les topiques de Kalinowski et de Tarello sont fréquemment reprises dans le cadre général des études d’argumentation (Perelman 1979 ; Feteris 1999 ; Vannier 2001). Nous y avons joint la topique lawoutlines.com, sans nom d’auteur[1]. Elles font largement usage de la terminologie latine. Chaque colonne cite les arguments listés dans la topique concernée, dans l’ordre qui leur est donné dans cette topique.
Les renvois aux entrées du dictionnaire sont faits infra §2, Les schèmes.

Kalinowski (1965) — 11 formes

Arg. a pari
— a contrario sensu, ou a contrario
— a fortiori ratione, ou a fortiori
— a maiori ad minus, “du plus grand au plus petit”
— a generali sensu, arg. de la généralisation de la loi
— a ratione legi stricta
— pro subjecta materia, argument du sujet de la loi
— tiré des travaux préparatoires
— a simili,
argument analogique
— ab auctoritate, ou argument d’autorité

— a rubrica
, ou argument du titre

Tarello (1974) (in Perelman 1979, p. 55), 13 formes

Arg. a contrario
— a simili,
arg. analogique
— a fortiori

— a completudine
— a coherentia
psychologique

— historique
— apagogique
— téléologique
— économique
— ab exemplo
— systématique
— naturaliste

lawoutlines, 10 formes

Arg. by analogy or arg. a pari
— of greater justification ; or arg. a fortiori
by contrast or arg. a contrario
of absurdity or ab absurdum
from generality or a generali sensu
from superfluity or ab inutilitate
from context or in pari materia

— from subject matter or pro subjecta materia
from title or a rubrica
from genre or ejusdem generis

2. Les schèmes

Au total, trente-quatre schèmes d’arguments sont mentionnés.

— Trois formes sont communes aux trois topiques :

A contrario —  a contrario sensu by contrast or a contrario
A fortiori rationea fortiori of greater justification or a fortiori
A pariby analogy or a pari a simili.

— Quatre formes sont communes à deux topiques :

A generali sensu, argument de la généralité de la loi
Pro subjecta materia ; argument tiré de l‘objet de la loi, ou du sujet de la discussion
A rubrica , argument de l’intitulé de la loi
Argumentation apagogique, ou par l’absurde, ad absurdum.

— Quinze formes sont spécifiques à l’une ou l’autre des trois topiques :

Arg. in pari materia, argument tiré de la cohérence des lois, s’appliquant à un même objet, V. Cohérence
— ratione legi strict, arg. tiré de la lettre de la loi, V. Sens strict
— ab auctoritate, V. Autorité ; Précédent
— a completudine, V. Complétude
— a coherentia, V. Non contradiction ; Cohérence
— économique, V. Inutilité
— ab exemplo, V. Précédent ; Exemple; Précédent
— systématique
— naturaliste, V. Force des choses
— de la superfluité, ab inutilitate, V. Inutilité
— du genreejusdem generis
— des travaux préparatoires, V. Intention du législateur
— historique, V. id.
— psychologique, V.  id.
— téléologique, V. id.

On obtient donc vingt-deux formes distinctes, ou dix-neuf si on admet que sous des étiquettes diverses, les arguments dits des travaux préparatoires, historique, psychologique et téléologique visent également à prendre en compte « l’intention du législateur » (Perelman 1979, p. 55).

3. Regroupements

Du point de vue du sens de ces arguments, on peut opérer les regroupements suivants.

(i) Schèmes généraux, non spécifiques au droit.

Une série d’arguments utilisés en droit sont des formes générales applicables à d’autres situations d’argumentation. Arguments :

Arg. de cohérence (a coherentia)
— a pari, a simili, analogie
— du genre
— a contrario
— a fortiori
— par l’absurde
— du précédent
— d’autorité.

En droit, ces deux dernières formes d’argument font appel à la continuité historique de la pratique juridique légale.

(ii) Arguments sur des données relatives à la genèse de la loi

Une classe d’arguments légitime les interprétations fondées sur les conditions de production de la loi :

Arg. des travaux préparatoires
— historique
— téléologique
— psychologique.

(iii) Arguments sur le caractère systématique du code des lois

Les formes suivantes fondent des interprétations sur le caractère systématique attribué au Code. Arguments :

— de la cohérence, a coherentia,
— sur la cohérence des lois sur un même sujet, in pari materia,
— de la complétude
— de l’inutilité (non redondance)
— du titre, a rubrica.

Ces différentes formes argumentatives reposent sur le postulat que le texte à interpréter est parfait : on n’y relève ni contradiction, ni redondance ; tout y est nécessaire : rien d’inutile, ou de superflu ; tout se tient : les éléments n’ont de sens que par leur relation dans la structure. Cette insistance sur le caractère systématique du code légal pousse vers une vision mécanique de la loi et de son application. À la limite, on attribue au code des propriétés qui sont celles d’un système formel.

Les définitions de ces formes argumentatives dans le domaine du droit, leurs conditions d’application, les exemples pouvant les illustrer ainsi que les problèmes liés à leur usage reviennent aux ouvrages spécialisés.

4. Fonction prescriptive de cette topique

Cette topique fournit les instruments pour légitimer les interprétations de la loi en vue de leurs applications à des cas concrets. Comme toutes les topiques, elle peut être mise sous forme prescriptive, elle devient alors un guide pour la rédaction des lois. Le rédacteur sait que ses écrits seront interprétés en fonction des principes énumérés : il sait qu’on appliquera au texte qu’il est en train de rédiger des arguments par analogie, qu’on l’interprétera en fonction de la rubrique dans laquelle il sera classé, etc. Si l’argument “économique” ou de l’inutilité suppose que les lois ne sont pas redondantes, le législateur devra s’efforcer d’exclure toute redondance dans la rédaction de la loi.

5. Généralisation à d’autres domaines d’interprétation

V. Interprétation


[1]legal tradition-trahan.doc, p. 21-22. www.lsulawlist.com/lsulawoutlines/index.php?folder=/tRaDitions, 20-09-2013.


 

Topique du préférable

TOPIQUE DU PRÉFÉRABLE


1. Topique perelmanienne du préférable

Perelman & Olbrechts-Tyteca traitent les valeurs au moyen des “lieux du préférable”, présentés comme distincts des “techniques argumentatives”. De fait, ces lieux dits du préférable sont bien des schèmes argumentatifs s’appliquant à tous les objets de l’argumentation.

Perelman & Olbrechts-Tyteca considèrent que le réel et le préférable définissent les deux objets de l’argumentation, le premier étant lié aux faits et le second aux valeurs :
— Le préférable inclut « les valeurs, les hiérarchies et les lieux du préférable », soit les valeurs, leurs principes d’organisation et leurs règles de fonctionnement.
— Le réel constitué par « les faits, les vérités et les présomptions » (Perelman et Olbrechts-Tyteca [1958], p. 88).

Perelman & Olbrechts-Tyteca traitent les valeurs au moyen des lieux du préférable, distincts des « techniques argumentatives », qui correspondent aux types d’argumentation. Ces lieux du préférable sont définis comme « des prémisses d’ordre général permettant de fonder des valeurs et des hiérarchies ».
Quatre lieux essentiels organisent le préférable : les lieux de la quantité, de la qualité, de l’existence, de l’essence et de l’ordre (proche du lieu de l’essence), (ibid., p. 115). Nous faisons suivre ces lieux d’exemples qui les appliquent à des situations ordinaires.

Quantité : selon le lieu de la quantité, « quelque chose vaut mieux qu’autre chose pour des raisons quantitatives » (ibid., p. 115) :

“plus il y en a, mieux c’est”.
Je préfère les magasins Xaro, c’est moins cher, ils en donnent plus pour le même prix.

Qualité : le lieu de la qualité « conteste la vertu du nombre » (ibid., p. 119) :

“plus c’est rare, plus c’est précieux”.
Je préfère la boutique Naoré, c’est plus sélect !

— Ordre : ce lieu affirme tantôt « la supériorité de l’antérieur sur le postérieur », par exemple de la cause sur l’effet ou des principes sur les conséquences, et tantôt la supériorité du postérieur sur l’antérieur, par exemple la supériorité de la fin ou du but sur les moyens (ibid., p. 125).

Je préfère boire à la source.

— Les lieux de l‘existant « affirment la supériorité de ce qui existe, de ce qui est actuel, de ce qui est réel sur le possible, l’éventuel ou l’impossible » (id. p. 126). Ces lieux s’expriment dans le proverbe “un tiens vaut mieux que deux tu l’auras” :

Je préfère être vivant dans un monde imparfait que mort dans un monde idéal.

— Le lieu de l’essence « affirme la supériorité de l’individu qui incarne le mieux l’essence » sur les autres individus dérivés de la même essence (ibid., p. 126-127). Il correspond au topos :

“Plus quelque chose est proche de son prototype, mieux c’est”
De toutes les contrefaçons, je préfère celle qui se rapproche le plus de l’original.

Du point de vue formel, ces topoï fonctionnent de manière scalaire, selon la forme “plus… plus…” et “moins… plus…” caractérisant les topoï sémantiques :

Plus on a d’argent, mieux c’est (le financier)
Moins on a d’argent, mieux c’est (le savetier).

Selon le Traité, ces lieux des valeurs correspondent aux lieux de l’accident des Topiques d’Aristote (ibid., p. 113). Ils opèrent donc, dans leur principe, sur un domaine plus vaste que celui des valeurs.

2. Topique aristotélicienne du préférable

Les lieux propres au préférable ou lieux propres sont les lieux qui s’appliquent aux valeurs. Ils sont présentés sous la même forme dans les Topiques d’Aristote (L. III) et dans sa Rhétorique (I, 7). De Pater propose le tableau suivant (p. 126) :

Est préférable, meilleur : Topiques Rhétorique
1. Ce que choisirait plutôt l’homme prudent 116a14 1364b11-12
2. Ce qui relève d’une meilleure science 116a21-22 1364b10
3. Ce qui est désirable en soi (santé, non gymnastique) 116a29-30 1364b3-5
4. Le possible plus que l’impossible 116a26 1365a35
5. Ce dont la privation est plus sensible 117b4-7 1364a31
6. Ce qui est plus difficile 117b28-29 1364a29
7. De deux choses ajoutées à une même troisième, celle qui rend le tout plus grand (ou meilleur) 118a31, b10 1365b13

Comme tous les autres lieux, les lieux du préférable jouent leur rôle de loi de passage (De Pater, 1965, p. 164). Dans la mesure où les préférences et les valeurs imbibent l’action et le discours ordinaires, les lieux dits propres à ce domaine du préférable sont des lieux communs de la parole ordinaire.

Les modes de justification du préférable correspondent aux collocations favorites des verbes préférer, choisir…. Il est donc possible de les déterminer empiriquement, dans une langue donnée.


[1] La Fontaine, Le savetier et le financier.

“Toi aussi!”

Arg. “TOI AUSSI !

L’argument « toi aussi !” est nommé d’après la réplique qui typiquement le réalise : L1 fait quelque chose, L2 le lui reproche, et L1 lui rétorque “Toi aussi (tu le fais, tu fais la même chose !)”. L1 se justifie par l’exemple donné précisément par L2, et lui retourne le reproche.

Action quelconque
Lorsque L2 demande à L1 d’expliquer ou de justifier son action α, ou plus largement, pourquoi il agit de telle manière, L1 peut répondre :
— qu’il a toujours fait comme ça, et qu’ainsi il obtient de bons résultats,
— ou que d’autres font la même chose, mon voisin fait (aussi) comme ça, et on s’en trouve bien tous les deux.

D’une façon générale, la réplique “je fais α parce que X le fait” est une stratégie banale de légitimation par l’imitation lorsque α est une action quelconque, non évaluée :

X fait une action quelconque α.
Le fait que X fasse α crée un précédent susceptible de légitimer les actions de ce type.

X peut en outre être considéré comme un modèle, ce qui donne à α une seconde forme de légitimité, V. Précédent, Modèle. Si L2 demande à L1 de justifier son action, L1 répond : X le fait, et moi, je suis son exemple. Il légitime, explique, rend compte de son action en attribuant la même action à l’acteur de référence X.

Action prohibée
Dans le scénario de l’argumentation “Toi aussi !”, L2 reproche à L1 une action non plus quelconque, mais prohibée :

L1 fait telle action défendue, α(-).
L2 le lui reproche.

Face à ce reproche, L1 a différentes stratégies à sa disposition.
1) Il peut d’abord ne pas souscrire à l’évaluation négative implicite ou explicite de L2, en considérant qu’il n’y a rien à justifier :

Et pourquoi je ne le ferais pas ? Je fais ce qui me plaît 

2) S’il rentre dans le jeu de la justification, il peut répondre à L2 que d’autres en font bien autant :

Landru assassinait bien ses maîtresses, pourquoi pas moi ?

La force d’une telle légitimation dépend de la gravité de la transgression et du nombre de transgresseurs. Si on ne respecte pas les feux en pleine campagne, quand la circulation est nulle et la visibilité parfaite, on se justifie en disant “c’est interdit, mais tout le monde le fait”, “le type devant est passé, j’ai suivi”. L’expression anglaise “two wrongs make a right” (voir infra) pourrait ainsi être amplifiée “many wrongs make a right” : la fréquence et la régularité des transgressions crée une légitimité par application de l’argument du nombre, ou de l’usage contre la loi, V. Consensus.

Dans le cas où L2 lui-même fait α, deux possibilités pour L1.
— Il peut simplement légitimer son action par le (mauvais) exemple donné par L2 : on a bien raison de faire comme ça !
— Il peut également répliquer par une contre-accusation “Toi aussi ! qui cherche à met L2 face à la contradiction entre ce qu’il prêche et ce qu’il fait, V. Ad hominem :

— Mais toi aussi tu le fais ! Tu fais bien la même chose !

L1 reconnaît qu’il n’a pas le droit d’agir ainsi, mais il met L2 hors d’état de lui en faire le reproche. En termes de stase, la réplique porte sur la légitimité du juge :,

L1 : — Ça te va bien de me reprocher ça ! Je t’en prie, pas toi ! Je n’ai pas de leçons de morale à recevoir de toi.

Pour L1, L2 n’est pas un locuteur véridique.

“Two wrongs (don’t) make a right”

En anglais, la maxime “two wrongs don’t make a right”, est citée en relation avec l’argument “you too !”, “Toi aussi”. Elle s’applique au vrai /faux comme au moralement juste / injuste : Deux erreurs ne font pas une vérité, deux transgressions ne créent pas un droit, on ne répare pas un mal par un mal.

Dans le domaine moral

Dans le domaine moral, la maxime peut être prise en deux sens différents.

— Un délit, un mauvais comportement ne devient pas légitime parce qu’il est répandu.
— On ne doit pas rendre le mal pour le mal, comme pousse à le faire l’argument de réciprocité.
On ne peut justifier un mauvais traitement fait à quelqu’un en arguant, par une sorte de loi du talion par anticipation, qu’à notre place, c’est ce que lui nous aurait fait [1].
— On ne combat pas le mal par le mal, on ne corrige pas une injustice par une autre injustice. On ne peut combattre le mal que par des moyens légaux et moraux, même si on est tenté d’ajouter : dans la mesure du possible. En d’autres termes, un but, même louable, ne peut être poursuivi par des moyens répréhensibles. Par exemple, on ne peut en finir avec la torture en torturant le dernier tortionnaire, ce serait un cas d’auto-réfutation pragmatique.

Quand deux erreurs font une vérité 

La maxime “two wrongs (don’t) make a right” semble défier la règle “moins par moins égale plus”. Mais, non plus dans la vie morale, mais dans la vie pratique, il arrive parfois que deux erreurs ou deux malentendus se corrigent. C’est semble-t-il ainsi que Kepler a découvert sa seconde loi, ou “loi des aires” : « le rayon-vecteur reliant une planète au Soleil balaie des aires égales en des temps égaux » :

Il convient de souligner l’étrange situation épistémologique de cette découverte. De la combinaison de deux lois fausses (force inversement proportionnelle à la distance, force proportionnelle à la vitesse) Képler déduit un résultat exact.
Russo, La genèse des lois de Képler, 1973)[2]


[1] Le nom de l’argument en latin “tu quoque !”, reprend le célèbre mot de César à Brutus qu’il découvre parmi ses assassins.
[2] D’après [fallacyfiles.org/twowrong. html], ( 20-09-2013] [3] L’AstronomieSociété Astronomique de France. Vol. 87, p.13. http://articles.adsabs.harvard.edu/cgi-bin/nph-iarticle_query?1973LAstr..87….1R&defaultprint=YES&filetype=.pdf


 

Témoignage

TÉMOIGNAGE

Les témoignages sont produits dans les conditions suivantes.
— La question Q actuellement discutée est liée à un événement E­­ pertinent pour une communauté.
— Les intervenants clés de la discussion n’ont pas d’accès direct à E.
T était en position de recueillir directement des informations sur E.
T affirme que P.
L’examen du témoignage porte sur :
— Sa recevabilité.
— La crédibilité du témoin.
— La crédibilité du témoignage.

Un témoin est une personne qui rapporte des faits spécifiques, dont elle a une expérience directe, à d’autres personnes, qui peuvent avoir à en connaître dans un cadre professionnel ou privé.
Le témoignage par excellence est celui qui est porté lors du procès judiciaire ; témoignage vient du latin testĭmōnǐum, “serment”. Mais, d’une façon générale, le témoignage est un moyen de preuve qui caractérise les sciences humaines (droit, histoire, théologie). Dans le cadre d’interviews médiatiques, il participe à la construction des représentations sociales des événements marquants. Sous la forme du récit conversationnel, il rend compte et structure les expériences privées des participants à l’interaction en cours, et justifie les prises de positions du locuteur.

1. L’acte de témoigner

“Apporter son  témoignage” est un acte de langage qui a la forme d’un argument d’autorité “le témoin T dit que P, donc P.

— Conditions préliminaires devant être satisfaites pour qu’une personne T puisse être considérée comme témoin d’un événement E

    • La question Q actuellement discutée est liée à un événement E­­ pertinent pour une communauté.
    • Les intervenants clés de la discussion n’ont pas d’accès direct à E.
    • T remplit les conditions générales lui permettant de témoigner sur la question Q
    • T était en position de recueillir directement des informations sur E.

Condition essentielle : le témoignage est soumis à un engagement spécial de dire la vérité :

    • T affirme que P
    • P est pertinent pour Q
    • Dans le domaine judiciaire, la vérité de la parole de T est institutionnellement garantie (le faux témoignage est un délit)
    • P est vrai

Sur le plan judiciaire, on distingue le témoin judiciaire qui dépose son récit des faits, et le témoin instrumentaire qui doit être présent lors de la rédaction d’un acte officiel.

2. Poids du témoignage

La rhétorique ancienne considère que le témoignage fait partie des “preuves non techniques”, où il joue un rôle pivot. Le témoignage de l’homme libre est garanti par le serment, son poids dépend de la réputation du témoin (de son autorité). Le témoignage de l’esclave est garanti par la torture.

2.1 Évaluation intrinsèque du témoignage

Le témoignage et les témoins dans une action judiciaire peuvent être attaqués sous différents angles, recevabilité institutionnelle du témoignage, examen du témoin, examen du fait tel qu’il est rapporté.
Le poids du témoignage dépend de sa capacité à résister à ces critiques. Dans la Grèce ancienne, la critique du témoignage et des témoins est un morceau de bravoure de l’avocat :

L’interrogatoire des témoins constitue la partie essentielle de l’altercatio. C’est là que les avocats déploient leur talent, leur souplesse pour embarrasser, déconcerter, effrayer, discréditer, décrier, diffamer les témoins opposés, faire ressortir leurs contradictions, leurs variations, les représenter comme suspects à cause de leur nationalité, de leur condition, de leurs antécédents, comme hostiles à l’accusé, favorables à l’accusateur, de parti pris, par haine, collusion, vengeance, corruption. (Daremberg & Saglio, Testimonium, p. 154-155)

De ces discours contre les témoins, « les jurisconsultes et les empereurs ont tiré plus tard les règles sur la valeur des témoignages ». Ces règles sont au fondement de la tradition occidentale de critique du témoignage, même si on n’évalue plus la qualité d’un témoignage par le statut social ou le genre du témoin, ni par l’intensité de la torture que peut supporter le témoin ; en fait, « la bière et les cigarettes marchent mieux que la baignoire » [1].

(1) Recevabilité du témoignage

Dans la Rome ancienne « témoigner est un droit « qui n’appartient qu’aux personnes libres, particuliers ou magistrats, citoyens ou étrangers, hommes ou femmes. » (Testimonium, 152, col. 1) ; concernant le témoignage instrumentaire « sont incapables en général les impubères, les fous, les femmes, les esclaves » (155, col. 1). L’admissibilité des femmes libres au témoignage dépend de la nature de l’affaire traitée. Sur le paradoxe du témoignage des femmes comme témoignage faible, voir §5 infra.

(2) Crédibilité du témoin

Même si le témoin a la capacité requise, l’avocat peut diminuer le poids de son témoignage par les arguments suivants.
Il a mauvaise réputation, c’est un traîne-misère : « à Rome, l’étranger, surtout le Grec, l’Oriental, vaut moins que le citoyen, l’humilior moins que l’honestior, surtout au Bas Empire. » (Testimonium, 155, col. 1)
Selon Cicéron, dans les tribunaux romains, la garantie apportée par le serment est complétée par celle qu’apporte le statut social du témoin, son éthos, au sens de “réputation”,

Nous appelons ici témoignage tout ce qui est emprunté à une circonstance extérieure pour fonder la conviction. Mais on n’attache pas de poids à tout témoignage ; en effet, la conviction se fonde sur l’autorité, et l’autorité résulte de la nature ou des circonstances. L’autorité venant de la nature est contenue surtout dans la vertu ; comme circonstances interviennent de nombreuses considérations qui donnent de l’autorité, talent, richesse, âge, chance, beauté, art, expérience, force inéluctable et même quelquefois événements fortuits.
(Cicéron, Top., XIX, 73 ; p. 91)

— Le témoin est de mauvaise foi, il ment ; il est intéressé à l’affaire ; il est ami, parent de l’accusé, il appartient au même clan… Ou, inversement, il a un compte à régler avec l’autre partie, etc.

— Dans d’autres cas où son témoignage a pu être vérifié, son témoignage s’est révélé peu fiable.

(3) Crédibilité du témoignage

— Selon sa position déclarée, il n’est pas matériellement possible qu’il ait vu ou entendu ce qu’il rapporte (sur ce critère, voir le dialogue Beaumont-Sloss, in Argument,… les mots).
Il se trompe : il n’a pas “la science du fait”, il n’est pas compétent ; il a été abusé.
D’autres témoins disent le contraire.
— Il est le seul à l’affirmer, son témoignage ne peut être retenu (adage “testis unus, testis nullus”, “un seul témoin, pas de témoin”), règle qui connaît des exceptions.
Son récit comporte des contradictions ; le fait tel qu’il est rapporté est matériellement impossible.

2.2 Témoignage et autres types de preuves

La valeur accordée au témoignage par rapport aux autres types de preuve est variable,

À Gortyne, où les seules preuves admises sont le serment et le témoignage, ce dernier a une importance prépondérante ; […] Dans le reste de la Grèce, le juge a au contraire une entière liberté d’appréciation. À Cnide, le juge jure de ne pas juger selon le témoignage s’il lui paraît faux. Solon cite sans ordre de préférence les contrats et les témoignages. Il n’y a pas de classement légal des preuves. L’ordre où les énumère Aristote : lois, témoins, contrats, dires des esclaves, serments, n’a pas de valeur pratique, car en fait, les dires de l’esclave tiennent le premier rang. (Testimonium, 150, col. 1)

Cette valeur est toujours forte, mais :

Abstraction faite des exagérations des avocats, la preuve testimoniale a été discréditée en Grèce par les défauts de la procédure et surtout par cette mauvaise foi des Grecs, passée en proverbe chez les autres peuples, et qui ressort des plaidoyers et des autres textes. (Testimonium, 150, col. 1)

La notion de témoignage dans les textes anciens couvre un domaine beaucoup plus vaste que le témoignage personnel sur un événement particulier. Constituent des témoins « les auteurs anciens, les oracles, les proverbes, les dires des contemporains illustres » (Vidal 2000, p. 60). Le témoignage correspond alors à toute parole faisant foi, soit sur les faits, et il s’agit alors de témoins au sens actuel, soit sur les lois et les principes, et il s’agit alors d’autorités.

Dans les Topiques, Cicéron considère que le témoignage fait partie des données du procès, autrement dit des preuves “non techniques”, c’est-à-dire ne relevant pas de l’argumentation produite par l’orateur. Le témoignage est la preuve par excellence dans le domaine judiciaire ; sa force est supérieure à celle des arguments rhétoriques.

3. Témoignage en matière de foi

La croyance que le désir de clamer la vérité de la parole divine est plus fort que n’importe quelle sorte de douleur est inhérente à la tradition chrétienne du martyre. Le substantif martyre désignant la personne qui subit le martyr, provient d’un mot grec qui signifie “témoin” ; le martyre chrétien est le témoin de la parole divine. Avec l’importance donnée aux martyres, le monde chrétien a donné une nouvelle vigueur à la problématique de la validation d’un dire par la torture :

Je ne crois que les histoires dont les témoins se feraient égorger.
Pascal, Pensées, fragment 672

La validation de la parole par le martyr n’échappe pas au paradoxe. C’est un fait que des gens ont été torturés et sont morts pour des croyances et des valeurs les plus diverses ; Giordano Bruno est un “martyre de l’athéisme”. Il faut donc que la définition soit renversée : selon Saint Augustin, « ce qui fait le martyre, ce n’est pas la peine (subie) mais la cause (défendue) »[2]. Si la cause est mauvaise (hérésie), le “martyr”, c’est-à-dire la personne torturée, n’est qu’un délinquant justement puni comme tel.

4. Est-on témoin de soi-même ?

Dans notre culture, l’aveu est un argument fort pour la culpabilité. Ce n’est pas toujours le cas : selon la loi juive, on croit le témoin de ce que j’ai fait plutôt que les aveux que je fais. C’est ce que dit l’évangéliste Jean : « Si c’est moi qui rends témoignage de moi-même, mon témoignage n’est pas vrai. » (V, 31[3]). Le témoignage n’est pas réflexif, V. Relations. Autrement dit, les aveux sont considérés comme un témoignage contre soi-même, qui ne l’emporte pas forcément sur les autres témoignages et preuves.
D’une façon générale, le problème est celui de l’évaluation de la parole de l’accusé contre celle du témoin. Le témoignage à charge peut se heurter aux dénégations de l’accusé, comme le témoignage à décharge peut aussi se heurter aux aveux de l’accusé. On pourrait penser que le témoignage à charge l’emporte sur les dénégations et que les aveux l’emportent sur le témoignage à décharge. Après tout, le criminel est mieux placé que n’importe qui pour savoir et dire ce qu’il a fait. Mais tout cela n’est que vraisemblance, qui ne permet pas de faire l’économie de l’enquête.

5. Paradoxe du témoignage faible

Le mot latin testis signifie “témoin” et “testicule”. Dans la culture romaine, comme dans certaines cultures contemporaines, le témoignage est le privilège des hommes ; le témoignage d’une femme, s’il est admis, est considéré comme plus faible et moins crédible ; il faut plusieurs témoignages de femmes pour équilibrer le témoignage d’un seul homme.
Si le témoignage d’un homme équivaut à celui de deux femmes, alors le fait qu’un texte présente le témoignage de femmes pour accréditer un fait est une preuve de la véracité du dire ; si le texte était inventé, alors on aurait fait témoigner des hommes. Cet argument est développé à partir des évangiles relatant la résurrection du Christ. Ils rapportent que ce sont des femmes qui ont découvert le tombeau vide et la faiblesse du témoignage est donnée pour preuve de l’authenticité du fait.


 [1] “Mattis to Trump: beer, cigarettes work better than waterboarding”, la torture par l’eau. http://www.military.com/daily-news/2016/11/23/mattis-trump-beer-cigarettes-work-better- waterboarding.html (07-05-2017)
[2] « “Martyrem non facit poena, sed causa” (Augustin Contra Cresconium, III, 47) » André Mandouze, Les persécutions à l’origine de l’Église. In Jean Delumeau Histoire vécue du peuple chrétien. Toulouse, Privat, 1979, p. 54.
[3] Bible Segond Nouveau Testament.


 

Systématique, Arg —

Arg. SYSTÉMATIQUE

L’argument systématique fonctionne sur un système organisé, une structure où tout se tient. Le principe de systématicité dit que chaque élément d’un système prend son sens non pas en lui-même, mais en relations avec les autres éléments de ce système.
Dans le cas d’un texte, le principe affirme que chaque énoncé doit être compris non pas en lui-même, mais dans ses relations avec les autres énoncés de ce même texte.
Ce principe s’applique aux recueils de lois et règlements, comme aux textes sacrés et aux chefs-d’œuvre littéraires.

Pour être systématique, le texte doit être non contradictoire, non redondant, et exhaustif, V. Cohérence ; Inutilité ; Complétude.

Les arguments fondés sur le contexte de la disposition légale comme l’argument de l’objet de la loi, ou l’argument de l’intitulé de la section du code présupposent la systématicité du code de lois.
Sur ce caractère systématique repose également la possibilité d’une application relativement rigoureuse des arguments a pari, par les contraires, a fortiori.

Pourquoi le “Code” de Hammourabi n’est pas un Code

Selon Wikipédia, le Code de Hammurabi est un code :

Le Code de Hammurabi est un texte juridique babylonien daté d’environ 1750 av. J.-C., à ce jour le plus complet des codes de lois connus de la Mésopotamie antique.
(Code de Hammurabi, 27-08-20)

Jean Bottéro a montré dès 1982 que le texte gravé sur la stèle de Hammourabi n’est pas un Code. Il conclut que cette désignation passée dans l’usage est erronée, et ne peut être maintenue que mise entre guillemets. La question est la suivante :

Le “Code” de Hammourabi est-il bien [un Code de lois] ? Non ! Et voici pourquoi. (Jean Bottéro, Le “Code” de Hammourabi, 1982) [1]

La démonstration se base sur les constatations suivantes.
— Le texte n’est pas exhaustif, il comporte des carences, « des lacunes en matière législative » (Id.), par exemple, certains délits ne sont pas mentionnés,

Si les coups portés par un fils à son père sont prévus, ne le sont ni le parricide ni l’infanticide. (Id., p. 196-197)

— Le texte est redondant et contradictoire. Le même délit, une affaire de dépôt non restitué, est traité deux fois, le texte est donc redondant.
Les sanctions sont contradictoires. Dans un cas, il est dit que

Cette affaire ne comporte aucun recours en justice

alors que dans le second cas, il précise que le dépositaire « sera mis à mort ».

Ce texte n’est pas un code, car il ne remplit aucune des conditions qui caractérisent un Code comme système.

Bottéro en conclut que les articles ne sont pas des lois, mais des « sentences », et que le “Code” de Hammourabi est un « recueil de jurisprudence », qui n’est pas soumis aux contraintes structurelles du Code législatif.

Syzygie

Arg. par la SYZYGIE

1. Dans l’exégèse catholique

En exégèse catholique traditionnelle, on dit que deux êtres, événements, actions forment une syzygie [1] lorsque
1/ ils ne sont pas contemporains ;
2/ ils présentent une forte analogie ;
3/ le premier préfigure, signifie ou annonce le second.

L’élément précurseur, appelé “Type”, annonce l’événement à venir, dit “Antitype”. Le Type a sa réalité profonde dans sa fonction de signifiant de l’Antitype.
Le mot antitype est un calque du grec ancien [antitypos]. L’antitype est l’image, l’impression que le type concret, actuel produit dans l’esprit (d’après Bailly, [Antitype]].

Cette opposition type/antitype est spécifique, elle n’a rien à voir avec celle de modèle/antimodèle. Le préfixe anti- n’indique pas ici l’opposition (antialcoolique) ni l’ordre temporel (antidaté).

Dans l’exégèse catholique traditionnelle, ce concept sert à articuler l’Ancien et le Nouveau Testament. L’Ancien Testament est le lieu des Types, le Nouveau Testament le lieu des Antitypes. La méthode d’interprétation fondée sur cette vision théologique de l’histoire est connue sous le nom de figurisme ou de typologie :

La typologie rapproche deux événements ou deux personnages historiques dont l’un annonce l’autre en vertu de “correspondances”, mais qui sont l’un et l’autre également réels et insérés dans la trame d’un continuum historique… L’antitype non seulement répète, mais complète et “parfait” le type.
Noé, Abraham, Moïse… sont des “types” du Christ. (Ellrodt 1980, p. 38 ; p. 43)

Ce qui est en germe dans l’Ancien Testament s’accomplit dans le Nouveau. Ainsi le déluge est le typos du baptême, le baptême est anti-typos du déluge. (Wikipédia, Figurisme)

Appliqué au monde présent, considéré comme un Type, le principe de syzygie le projette sur l’au-delà qui en est l’Antitype. Dans cet emploi, il a une fonction pédagogique qui est de donner au croyant une idée de son état futur : le Roi actuel est le Type, dont le Père Tout-Puissant est l’Antitype.

Pour [l’homme], Dieu fit alterner les images des syzygies, lui présentant en premier lieu les images des choses petites, en second lieu des choses grandes, comme le monde et l’éternité. Le monde actuel en effet est éphémère, tandis que le monde à venir est éternel.
Les Homélies Clémentines [Premiers siècles du christianisme].[1]

La théorie des syzygies est un moyen d’ordonner l’histoire, elle permet de définir et d’évaluer l’antérieur par rapport au postérieur : ce qui vient avant est analogue à, mais a moins d’être que ce qui vient après. L’argumentation par la syzygie est une variante locale et spécialisée de l’argument du progrès dans un monde à deux états seulement, si on admet que la bougie (type) “annonce” l’ampoule électrique (antitype).

2. Une interprétation de la répétition historique

Le 18 Brumaire (9 novembre) 1799, Napoléon Bonaparte exécuta un coup d’État qui renversa le Directoire et instaura sa dictature. Par la « deuxième édition du 18 Brumaire », Marx désigne le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte en décembre 1851.

Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce […]. Et nous constatons la même caricature dans les circonstances où parut la deuxième édition du 18 Brumaire.
Karl Marx, Le 18 Brumaire de L. Bonaparte, 1851[2]

Le précepte marxien “l’histoire se vit d’abord sous forme de tragédie et se répète sous forme de farce” est une forme inversée de la syzygie, posée comme loi historique : le second élément est dévalorisé par rapport au premier.


[1] Le mot syzygie est une adaptation du mot grec sizigίa (συζυγία) au sens de “appariement, conjonction”.
[2] Trad. A. Siouville. Paris, Rieder, 1933, p. 110.
[3] https://www. marxists.org/francais/marx/works/1851/12/brum3.htm] (20-09-13).


 

Syllogisme

SYLLOGISME

Le syllogisme est un moteur direct de formes fondamentales d’argumentation, comme la catégorisation, la définition et les raisonnements fondés sur les classifications. On oppose le raisonnement syllogistique au raisonnement argumentatif, V. Preuve. Mais le syllogisme combine dans un discours ordinaire réglé des propositions exprimées dans une langue ordinaire attentive à ce qu’elle dit. Construire et comprendre un syllogisme, c’est parler sa langue. La seule particularité de l’exercice est que, de par l’usage qu’elle fait de variables, la théorie du syllogisme ne fournit aucune accroche à la subjectivité. Un syllogisme peut être valide ou non, mais ce n’est pas parce qu’une argumentation est valide qu’elle cesse d’être une argumentation. [1]

“Aucun B n’est A”, “certains C sont B”, — DONC  “certains C ne sont pas A”.

Le syllogisme aristotélicien est un discours enchaînant trois prédications (trois propositions, trois jugements) articulant deux termes, le terme sujet et le terme prédicat. Chacune de ces propositions peut être positive ou négative, “A est / n’est pas B”.
Le syllogisme met en jeu trois termes, dont deux apparaissent dans une prémisse et dans la conclusion, un apparaît dans les deux prémisses.
Les deux propositions prémisses contiennent chacune deux termes, un de ces deux termes est commun aux deux prémisses.
Les termes sujets sont pris selon une certaine quantité : nulle (aucun A  …) indéterminée (un certain A  … certains A … ; universelle (tous les A).
Deux de ces propositions constituent les prémisses, ou bases du raisonnement. La troisième proposition, est la conclusion.  Le syllogisme est valide si cette conclusion est une conséquence nécessaire des deux prémisses.

1. Le syllogisme aristotélicien

Aristote est « l’inventeur” de la théorie formelle du syllogisme, qui se caractérise par l’usage de variables, c’est-à-dire de lettres minuscules a, b, c …ou majuscules A, B, C … remplaçant les termes concrets et permettant l’étude du raisonnement dans toute sa généralité.
En logique aristotélicienne, le syllogisme est défini comme,

Un discours dans lequel, certaines choses étant posées, une autre chose différente d’elles en résulte nécessairement par les choses mêmes qui sont posées. (Aristote, Top., i, 1, 25 ; p. 2)

Le syllogisme classique est un discours composé de trois propositions quantifiées. Les « choses posées » sont les deux prémisses du syllogisme, « la chose différente qui en résulte nécessairement » est la conclusion.
Le syllogisme classique fait intervenir deux prémisses, l’inférence immédiate une seule.
Un syllogisme valide (valid) est un syllogisme tel que, si ses prémisses sont vraies (sound), sa conclusion est nécessairement vraie ; il est impossible que ses prémisses soient vraies et sa conclusion fausse. Un tel syllogisme est une démonstration.

La définition, le mode de construction et l’étude des conditions de validité du syllogisme constituent  la logique des propositions analysées, c’est-à-dire des propositions dont la forme générale “A est B”, soit “Sujet est Prédicat”.
La logique des propositions non analysées part de propositions dont on ne connaît pas la structure interne et dont on sait seulement qu’elles peuvent être vraies ou fausses. Elle étudie les modes de combinaison de ces propositions au moyen des connecteurs logiques. Cette logique n’est pas d’origine aristotélicienne, mais stoïcienne.

2. Termes, figures et modes du syllogisme

Le syllogisme articule trois termes, dits grand terme T, petit terme t et moyen terme M :
— Le grand terme T est le terme prédicat de la conclusion. La prémisse où figure le grand terme est dite prémisse majeure.
— Le petit terme t est le terme sujet de la conclusion. La prémisse où figure le petit terme est dite prémisse mineure.
— Le moyen terme M connecte le grand terme et le petit terme ; il disparaît dans la conclusion, qui est de la forme “t est T”.

La forme du syllogisme dépend de la position sujet ou prédicat du moyen terme dans la majeure et la mineure. Il y a quatre possibilités, qui constituent les quatre “figures” du syllogisme. Par exemple, un syllogisme où le moyen terme est sujet dans la majeure et prédicat dans la mineure est un syllogisme de la première figure :

Majeure
Mineure
M — T
t — M
homme — raisonnable
cheval — homme
Conclusion t — T cheval — raisonnable

Chaque proposition peut être, d’une part, universelle ou particulière, d’autre part, affirmative ou négative, soit quatre possibilités. On a donc 4 possibilités pour la majeure ; chacune de ces 4 possibilités se combine avec une mineure qui admet également 4 possibilités, idem pour la conclusion, soit en tout 4 x 4 x 4 = 64 formes. En outre, chacune de ces formes admet les 4 figures, soit en tout 256 “modes”, ou formes possibles de syllogisme.

Ces modes constituent l’inventaire des discours syllogistiques possibles. Certains syllogismes sont valides, d’autres non ; un syllogisme non valide est un paralogisme, V. Évaluation du syllogisme.

Exemple : modes valides de la première figure

Les déductions syllogistiques s’exposent clairement dans le langage de la théorie des ensembles. On considère des ensembles non vides :
— Deux ensembles disjoints n’ont pas d’éléments en commun ; leur intersection est vide.
— Deux ensembles sécants ont certains éléments en commun ; leur intersection est non vide.
— Un ensemble est inclus dans un autre ensemble quand tous les éléments du premier appartiennent au second.

M, P, S sont des ensembles réunissant respectivement les éléments, m1mj ; p1pj ; s1sj.

Syllogisme de forme A – A – A

Il combine trois propositions universelles affirmatives, notées A.

tout M est P          tout élément de M est aussi élément de P
                                 M est inclus dans P
— être un M” implique— être un P”

or tout S est M         tout élément de S est aussi élément de M
                                       S est inclus dans P
                                       “— être un S” implique— être un M

donc tout S est P         tout élément de S est aussi élément de P
S
est inclus dans P
                                         “— être un S” implique— être un P”

Syllogisme de forme E – I – O

Il combine une proposition universelle négative E avec une proposition particulière affirmative I pour produire une proposition particulière négative O.

aucun M n’est P      Aucun élément de M n’est élément de P
                                    L’intersection de M et P est vide

                                    M et P sont disjoints

or certain(s) S sont M          certain(s) = “un certain… ou plusieurs…
              Certain(s) éléments de S sont aussi éléments de M
              L’intersection de S et M n’est pas vide

donc certain(s) S ne sont pas des P
              Certain(s) éléments de S ne sont pas éléments de P
              S n’est pas inclus dans P

3. Constructions syllogistiques

3.1 Syllogismes avec prémisse à sujet concret

Les définitions précédentes correspondent au syllogisme catégorique traditionnel (aristotélicien). On parle également de syllogisme lorsqu’une ou les deux prémisses sont à sujet concret. Un sujet concret est un sujet désignant un individu unique, au moyen de diverses expressions comme “ceci”, “cet être”, “Pierre”, “la chose qui —”.
Les syllogismes opérant l’instanciation d’une universelle sont des exemples de tels syllogismes combinant une prémisse à sujet concret et une prémisse à sujet général. Ils permettent d’attribuer à un individu les propriétés de la classe à laquelle il appartient : “les x sont B ; ceci est un x ; ceci est B”.

Le raisonnement suivant fondé sur deux propositions à sujet concret peut aussi être appelé syllogisme :

Cet être est P
ce même être est non Q
donc certains P sont non Q
             Tous les P ne sont pas Q

             “Tous les P sont Q” est faux.

Ce raisonnement permet la réfutation empirique des propositions universelles, “tous les cygnes sont blancs” (V. Contraires) :

Le cygnus atratus est noir
le cygnus atratus est un cygne
donc certains cygnes ne sont pas blancs
              autrement dit,  “tous les cygnes sont blancs” est faux.

3.2 Syllogisme hypothétique (ou conditionnel) — Syllogisme conjonctif — Syllogisme disjonctif

V. Connecteur logique.

3.3 Formes syllogistiques à plus de deux prémisses

Un enchaînement de syllogismes constitue un polysyllogisme ou sorite logique, ou argumentation en série.
Par extension, on parle de syllogisme à propos d’argumentations complexes, dont la structure peut rappeler celle du syllogisme, V. Convergence ; Liaison ; Série ; Épichérème.

On parle également de syllogisme au sens large, pour désigner un enchaînement de propositions, dont la forme syntaxique et le mode d’enchaînement rappellent plus ou moins ceux d’un syllogisme, et qui convergent vers une conclusion affirmée catégoriquement. De telles constructions n’ont plus rien à voir avec la syllogistique, V. Expression.
Dans le fameux syllogisme “Tout ce qui est rare est cher, un cheval bon marché est une chose rare, donc un cheval bon marché est cher”, la seconde prémisse réfute la première, il est donc normal que la conclusion soit absurde.

4. Règles du syllogisme — Paralogisme

V. Évaluation du syllogisme

5. L’argumentation syllogistique ordinaire

Le syllogisme est le moteur direct de formes fondamentales d’argumentation, en tout premier lieu de la catégorisation, de la définition et des raisonnements fondés sur les classifications.

Comme pour l’inférence immédiate, l’utilisation de certaines des formes du syllogisme est un automatisme intuitif. Mais, si les conclusions tirables de prémisses comme “tout A est B, tout B est C” sont des évidences facilement sous-entendues, il n’en va pas forcément de même pour des formes comme “Certains A sont B, aucun B n’est C” dont les conclusions doivent être tirées explicitement : “certains artistes sont racistes, aucun racisme n’est innocent”. Les syllogismes faisant intervenir des modalités déontiques, “certains accusés sont innocents, aucun innocent ne doit être condamné”, sont au centre de l’argumentation pratique.

On oppose le raisonnement syllogistique au raisonnement argumentatif, V. Preuve. Mais le syllogisme est une combinaison de propositions simples, positives ou négatives, quantifiées. Il combine dans un discours ordinaire réglé des propositions exprimées dans une langue ordinaire attentive à ce qu’elle dit. Le syllogisme correspond à une zone limitée et réglée du raisonnement ordinaire. Il en va de même pour l’arithmétique et les calculs mathématiques ordinaires. Le raisonnement syllogistique est l’exercice d’une compétence langagière ; construire et comprendre un syllogisme, c’est parler sa langue. La seule particularité de l’exercice est que, de par l’usage qu’elle fait de variables, la théorie du syllogisme ne fournit aucune accroche à la subjectivité, ce qui explique peut-être pourquoi on l’oppose aux autres formes d’argumentation.

Comme bien d’autres formes de raisonnements ordinaires, un syllogisme peut être valide ou non. Mais ce n’est pas parce qu’une argumentation en langue ordinaire peut être valide qu’elle cesse d’être une argumentation.

Capacité de raisonnement syllogistique et théorie du syllogisme

Cette capacité linguistique de raisonnement syllogistique est indépendante de l’existence d’une théorie du syllogisme. Selon Graham (1989, p. 168) :

La civilisation chinoise n’a jamais abstrait les formes selon lesquelles elle raisonne, comme le montre ce syllogisme de Wang Ch’ung (AD 27- c.100), qui sonne si familier :

“L’homme n’est qu’une créature [parmi les autres], et même s’il est roi ou marquis, sa nature ne diffère pas de celle des [autres] êtres : Tous les êtres meurent, comment un homme pourrait-il donc devenir immortel ?”
Wang Chong (27~104), Discussions critiques (~80) [2]


[1] (Autre version) La logique classique comprend deux branches principales, la logique des propositions (inanalysées) et la logique des prédicats. Cette logique constitue l’art de penser qui correspond, mutatis mutandis, à ce que nous nommons maintenant argumentation. En s’axiomatisant à la fin du 19e siècle, la logique, d’une part, devient la « science de l’inférence” et s’intègre aux mathématiques ; d’autre part, elle renonce à sa fonction rectrice de la pensée naturelle (humaine), y compris dans sa fonction critique. Dans son rôle indispensable de formation, elle est plus ou moins remplacée par l’argumentation ; depuis le début du XXe siècle,  dans les intitulés des manuels, “Argumentation” a remplacé “Logique”.
Quoi qu’il en soit, la pratique de l’inférence, est aussi l’exercice d’une compétence langagière.  Construire et comprendre un syllogisme, c’est parler sa langue. Dans les années 1950 et 1970, les logiques dites naturelle, non-formelle, substantielle… cherchent explicitement à dépasser la perte que représente la disparition de la logique élémentaire.

[2] Traduction, présentation et notes de Nicolas Zufferey. Paris, Gallimard, 1997, p. 77


 

Subjectivité

SUBJECTIVITÉ

Dans le langage ordinaire, subjectif est synonyme de « arbitraire, tendancieux”. On oppose à l’objectivité de la démonstration la subjectivité de l’argumentation. La subjectivité affective, est liée au fait que le locuteur y défend sa position, c’est-à-dire ses intérêts et ses valeurs et y exprime ses émotions (subjectivité affective). La subjectivité épistémique se manifeste de façon particulièrement claire dans la définition de ce que sont les « conséquences négatives”, ou dans les stratégies de détermination d’une cause qui est, de fait, celle sur laquelle on a prise.

Le discours naturel est structuré par la subjectivité des interlocuteurs. Le substantif subjectivité vient de l’adjectif subjectif, qui a une forte orientation négative ; est subjectif ce qui

ne correspond pas à une réalité, à un objet extérieur, mais à une disposition particulière du sujet qui perçoit. Synon. apparent, illusoire. […] Péj. Qui se fonde sur un parti-pris. (TLFi)

Dans cette acception, le mot subjectivité renvoie à une position arbitraire, prétendant se dérober au contrôle qu’exercent les autres et la réalité. En argumentation, on dit “tout cela reste très subjectif”  pour rejeter un discours, en le ramenant à l’expression d’un “je”, d’une position strictement individuelle, dénuée de substance et de généralité.

Émile Benveniste a défini la subjectivité linguistique en soulignant que le je est inséparable du tu, et la relation intersubjective, l’échange je – tu fonde l’être humain comme être de langage et de dialogue :

C’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet. […]  La subjectivité dont nous traitons ici est la capacité du locuteur à se poser comme « sujet ». Elle se définit […] comme l’unité psychique qui transcende la totalité des expériences vécues qu’elle assemble, et qui assure la permanence de la conscience. Or nous tenons que cette « subjectivité » […] n’est que l’émergence dans l’être d’une propriété fondamentale du langage. Est « ego » qui dit « ego ». Nous trouvons là le fondement de la « subjectivité » qui se définit par le statut linguistique de la « personne ».
La conscience de soi n’est possible que si elle s’éprouve par contraste. Je n’emploie je qu’en m’adressant à quelqu’un, qui sera dans mon allocution un tu. C’est cette condition de dialogue qui est constitutive de la personne, car elle implique en réciprocité que je deviens tu dans l’allocution de celui qui à son tour se désigne par je.
Benveniste, [1958]/1963, p. 259-250

Si « la condition de dialogue est constitutive de la personne », c’est la réduction de la subjectivité à une condition individuelle qui est fallacieuse, puisqu’elle suppose un je qui ne deviendrait jamais un tu.
Cette subjectivité se manifeste dans le fonctionnement corrélatif des pronoms je et tu, qui fixent les repères de la parole sur le moment son énonciation. Le discours s’oriente selon les coordonnées de la deixis, personne – lieu – temps : Est je celui qui dit “jeicimaintenant”.

On rencontre des phénomènes relevant de la subjectivité à chaque pas de l’étude de l’argumentation naturelle (Polo 2020) ; leur étude générale croise celle de l’anthropologie de l’argumentation, V. Fallacieux 2
On peut distinguer deux formes de subjectivité dans l’argumentation, deux formes qui sont l’avers et le revers d’une même médaille : la subjectivité affective, et la subjectivité épistémique.

1. Subjectivité affective et relationnelle

La relation argumentative étant tripolaire, le locuteur doit d’abord gérer trois types de relations je – tu, selon qu’il s’adresse directement ou indirectement à un allié, à un opposant ou à un tiers. Il lui faut maintenir trois types de faces et de positions, trois modalités de politesse.
La relation avec l’opposant est la plus étudiée : attaque personnelle, jeu sur l’autorité de l’un et la modestie de l’autre, etc., mais les relations aux tiers et aux alliés sont tout aussi complexes.

Toute situation argumentative sérieuse met en jeu la subjectivité affective des participants.
— Les affects et les émotions corrélés aux points de vue ; V. Pathos ; Émotion ; Ornement.
— L’effort de valorisation de soi, la capacité à porter et défendre un point de vue, V. Éthos.

2. Subjectivité épistémique

Lorsqu’on parle de subjectivité, on pense d’abord aux affects, elle n’est pas moins présente dans les opérations cognitives, qui caractérisent l’argumentation : il y a subjectivité dès qu’il y a contextualisation du raisonnement.
Par exemple, l’effet de subjectivité est particulièrement évident dans une forme d’argumentation qu’on pourrait croire des plus “objectives”, l’argumentation faisant intervenir la cause. La détermination d’une cause repose en effet sur la construction de “chaînes causales” et d’une sélection d’un point de cette chaîne qui sera dit être la cause, V. Causalité (2).
L’argumentation pragmatique fait intervenir une évaluation des conséquences en fonction des intérêts des personnes. Dans les affaires humaines, une argumentation est dite par l’absurde si, d’une façon générale, ses conséquences contrarient des intérêts humains partagés.

Une fallacie est une erreur, intentionnelle ou non. Or, si la vérité est universelle, l’erreur est toujours l’erreur de quelqu’un ou de quelques-uns, donc une manifestation de subjectivité. Si l’erreur est subjective, on conclut, par affirmation du conséquent, que toute manifestation de la subjectivité est trace d’erreur, et on engage le combat contre la subjectivité.
Commentant Whately sur les arguments ad hominem, ad verecundiam, ad populum, et ad ignorantiam, auxquels il ajoute ad baculum et ad misericordiam, considérés comme fallacieux, Walton note qu’ils s’opposent aux arguments ad rem et ad judicium, arguments visant la chose elle-même, et considérés comme valides, V. Ad judicium ; Fond. Ces arguments sont jugés fallacieux parce qu’ils contiennent

un élément “personnel”, c’est-à-dire qu’ils sont dépendants de leur source [source-based], ils sont relatifs à (aimed at) une source ou une personne (un participant à l’argumentation) et non pas à la chose même. Ils ont un caractère subjectif, qui s’oppose à la preuve objective [objective evidence] traditionnellement invoquée en argumentation (Walton 1992, p. 6).

La connaissance absolue n’admettant de prémisses qu’apodictiquement vraies, tout raisonnement local est rejeté, ce qui amène à se priver des ressources du raisonnement par défaut, et à considérer toute théorie effective comme fausse, V. Vrai.

Personnes et groupes raisonnent non seulement sur des stocks de connaissances forcément limités, mais leurs conclusions sont orientées par leurs intérêts et leurs affects. Les argumentations qui développent ces systèmes locaux sont polluées par ces péchés originels.
Le localisme du raisonnement est manifeste dans toutes les argumentations concluant à partir des croyances admises par l’interlocuteur. Il en va de même pour les argumentations fondées sur le défaut de savoir qu’il soit lié à une personne particulière ou à une lacune de l’information ; ou sur les capacités limitées de l’humanité (ad vertiginem), V. Silence ; Ignorance ; Vertige.
Les fallacies désignées comme des appels à la superstition (ad superstitionem), à l’imagination (ad imaginationem), à la bêtise ou à la paresse intellectuelle (ad socordiam); ou encore, appels à la foi (ad fidem), sont ainsi deux fois invalidées : non seulement par les limitations épistémiques inhérentes à toute argumentation, mais aussi parce que leurs arguments sont viciés dans leurs contenus mêmes, V. Type d’argument(ation.

La condamnation du raisonnement local conduirait à rejeter le raisonnement par défaut, et à considérer toute théorie effective comme fausse, V. Vrai.

3. Position subjective et preuve scientifique

Dans un passage célèbre, Gaston Bachelard oppose radicalement la science à l’opinion et aux besoins.

La science, dans son besoin d’achèvement comme dans son principe, s’oppose absolument à l’opinion. S’il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l’opinion, c’est pour d’autres raisons que celles qui fondent l’opinion ; de sorte que l’opinion a, en droit, toujours tort’.
L’opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s’interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. Il ne suffirait pas, par exemple, de la rectifier sur des points particuliers, en maintenant, comme une sorte de morale provisoire, une connaissance vulgaire provisoire. L’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. (1938, p. 14)

En parlant d’utilité et de besoin, Bachelard retrouve des éléments fondamentaux de la subjectivité ; les besoins sont la manifestation organique et psychique de l’existence subjective, avec le développement concomitant des valeurs et des émotions. Les choses étant ce qu’elles sont, la recherche de la satisfaction de ces besoins n’est pas dissociable de la condition humaine. Il n’y a pas de question à ce sujet ; la recherche scientifique est elle-même, un prodigieux outil au service des intérêts de l’humanité ou de groupes particuliers. Le refus de cette subjectivité constitutive conduit au vertige dont parle Leibniz.

4. Jusqu’où peut-on aller avec le langage ordinaire ?

Nous considérons ici la question de la subjectivité dans l’exercice du langage ordinaire. Dans son aboutissement, le langage scientifique exclut le langage ordinaire, ou n’en fait qu’un usage résiduel, dans les interstices du raisonnement parlé. Dans son développement, comme le dit Quine, il s’appuie sur le langage ordinaire, « jusqu’au moment où il y a un gain décisif à l’abandonner » (1972, p. 20-21), V. Démonstration.


 

Structure argumentative

STRUCTURE ARGUMENTATIVE

On parle de structure argumentative dans trois sens différents :

1. Structure de base de l’acte d’argumenter

La structure de base de l’argumentation  correspond à son organisation interne, c’est-à-dire à la forme générale de la relation du ou des arguments à la conclusion, V. Modèle de Toulmin ; Convergence – Liaison – Série; Épichérème.

2. Structure d’une question argumentative

La structure d’une question argumentative particulière se représente sous la forme d’une carte argumentative, représentant les articulations des différents niveaux de questions dérivées à la question principale, V. Script.

3. Structure d’une interaction ou d’un texte argumentatif

La structure d’une interaction ou d’un texte argumentatif correspond à l’ordonnancement des informations, des arguments, des concessions et des réfutations dans un événement discursif particulier. La structure d’une interaction argumentative institutionnalisée reprend les arrangements institutionnels des séquences successives. Dans les deux cas, les sous-séquences ne sont pas toutes nécessairement argumentatives, V. Balisage.